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Date : 20140401


Dossier :

IMM‑11411‑12

 

Référence : 2014 CF 315

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er avril 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

ENTRE :

LANCELOT BAILEY

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], et visant la décision en date du 15 octobre 2012 [la décision] par laquelle un agent principal [l’agent] a refusé la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire (paragraphe 25(1) de la Loi) de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger [la demande CH].

 

CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Jamaïque; il a 60 ans. Exception faite de quelques mois en 2004, il n’a pas vécu dans son pays d’origine depuis plus de 30 ans. Il a passé une grande partie de cette période aux États‑Unis, d’où il a été expulsé, en 2004, après y avoir purgé une peine d’emprisonnement. Il est venu au Canada en avril 2004 en utilisant un faux passeport, s’est établi à Hamilton, puis à Windsor. En octobre 2006, trois hommes l’ont battu sauvagement avec un bâton de baseball parce qu’il avait fourni de l’information à la police au sujet de trafiquants de drogue. Du fait de cette agression, il est maintenant quadriplégique et a besoin de soins et de soutien 24 heures par jour, qu’il reçoit actuellement dans un centre de soins prolongés à Windsor. Le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada en raison de ses condamnations criminelles aux États‑Unis, et une mesure de renvoi a été prise contre lui en novembre 2006.

 

[3]               Le demandeur a des antécédents de toxicomanie et de criminalité. Il a émigré à New York en 1981 et s’y est marié en 1985; toutefois, lorsque son mariage a éclaté en 1988, le demandeur a eu des démêlés avec la justice. Il a été accusé au criminel de voies de fait et d’intrusion illicite à la suite de disputes avec son ex‑épouse; le tribunal l’a déclaré coupable et lui a imposé une peine d’emprisonnement de six mois. Plus tard, il a été déclaré coupable d’incendie criminel pour avoir mis le feu à sa propre voiture; le tribunal lui a imposé une peine d’emprisonnement de 18 mois. En 1992, il a amorcé une nouvelle relation en Californie; sa dépendance à la cocaïne a, selon lui, débuté à ce moment‑là, car sa conjointe de fait était cocaïnomane. En décembre 1996, il a été déclaré coupable de possession de cocaïne dans le dessein de transporter cette drogue. Il a affirmé que la cocaïne était destinée à sa consommation personnelle, mais les autorités ne l’ont pas cru à cause de la manière dont la drogue était emballée. Étant donné ses antécédents judiciaires, il s’est vu infliger une peine d’emprisonnement de huit ans, au terme de laquelle il a été expulsé vers la Jamaïque par les autorités américaines.

 

[4]               Le demandeur affirme qu’à son arrivée au Canada, il chantait dans un groupe de musique et faisait de la photographie, mais ne parvenait pas à se défaire de sa cocaïnomanie. Il a rencontré une femme à Windsor pendant un spectacle de son groupe de musique et, en août 2004 ou vers cette date, il a déménagé de Hamilton à Windsor pour vivre avec elle. En mars 2006, il a été trouvé en possession de cocaïne à la suite d’une descente policière dans l’immeuble où il habitait; toutefois, les policiers lui ont dit qu’ils abandonneraient les accusations s’il donnait de l’information sur son fournisseur de drogue. Il a donné cette information, qui a apparemment mené à des arrestations. Selon le demandeur, deux trafiquants particulièrement notoires – « Morris » et « T.K. », qui ont depuis été expulsés vers la Jamaïque – ont envoyé leurs hommes de main pour l’agresser en guise de représailles, agression qui l’a laissé dans son état actuel. Il peut bouger les bras un peu, mais ne peut pas se servir de ses mains. Sans assistance, il ne peut pas s’habiller ou se laver, se mettre au lit ou s’en sortir, s’asseoir dans son fauteuil roulant ou s’en sortir, aller à la toilette, ni accomplir de nombreuses autres tâches. Il peut parfois manger à l’aide d’une cuillère adaptée rattachée à sa main, mais il a habituellement besoin d’aide pour s’alimenter.

 

[5]               En septembre 2007, le demandeur a présenté une demande d’asile, mais les autorités ont conclu qu’il était exclu par application de l’alinéa 1F(b) de la Convention sur les réfugiés (intégré au droit canadien au moyen de l’article 98 de la Loi), à cause de ses activités criminelles aux États‑Unis. En février 2010, il a présenté une demande CH et une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Sa demande d’ERAR a été refusée en avril 2010. L’agent d’ERAR a noté que la situation du demandeur justifiait la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire, mais a conclu qu’il ne lui appartenait pas de le faire. Le 15 octobre 2012, la demande CH a été refusée – il s’agit de la décision visée par le présent contrôle.

 

LA DÉCISION CONTRÔLÉE

[6]               L’agent a d’abord noté qu’il incombait au demandeur de démontrer qu’il serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il était tenu d’obtenir un visa de résident permanent depuis l’étranger en suivant la procédure habituelle. Selon l’agent, les motifs d’ordre humanitaire pertinents dans ce dossier étaient le degré d’établissement au Canada, les relations ou attaches personnelles en Jamaïque et au Canada, et la crainte de discrimination en Jamaïque.

 

[7]               En ce qui a trait au degré d’établissement, l’agent a noté que le demandeur avait suivi une formation de « pair‑aidant bénévole» en vue de soutenir des personnes ayant subi des blessures d’une gravité semblable aux siennes, et qu’il avait soumis une lettre d’appui dans laquelle un ami indiquait qu’il était une personne compatissante et toujours soucieuse d’autrui. L’agent a conclu que ces éléments de preuve ne démontraient pas l’existence de liens réciproques étroits dont la rupture entraînerait des difficultés. S’il a reconnu que le demandeur [traduction] « éprouverait peut‑être des difficultés à se réadapter à la vie en Jamaïque », l’agent a quand même estimé que celui‑ci n’était pas [traduction] « intégré à la société canadienne au point où il serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives en raison de son établissement […] s’il devait quitter le Canada ».

 

[8]               Pour ce qui est des relations personnelles, l’agent a conclu que rien ne permettait de croire que le demandeur avait développé des liens personnels étroits durant son séjour au Canada, ajoutant qu’aucun membre de sa famille n’habite au Canada ou en Jamaïque. Ainsi, [traduction] « il est raisonnable de présumer que le demandeur pourrait retourner en Jamaïque et s’adapter aux établissements de soins qui s’y trouvent et même développer de nouveaux liens avec le personnel, comme il a dû le faire et il l’a fait au Canada ».

 

[9]               L’agent s’est ensuite penché sur [traduction] « la crainte [du demandeur] de faire l’objet discrimination en Jamaïque » et sur les « considérations médicales ». Au sujet de la discrimination, il a noté que le Manuel de traitement des demandes au Canada no 5 [Manuel IP5] définit la discrimination comme étant « une distinction fondée sur les caractéristiques personnelles d’une personne qui entraîne un désavantage pour cette dernière »; de plus, « [p]our que la discrimination constitue de la persécution, les actions doivent normalement être répétitives, continues et avoir des conséquences personnelles graves, comme les blessures physiques graves, la torture, les mauvais traitements ou la privation des droits fondamentaux de la personne ». L’agent a noté que le demandeur craint, advenant son renvoi en Jamaïque où il n’a pas de famille, de [traduction] « ne sera pas être en mesure de subvenir à ses besoins […][et d’être] exposé à une détérioration de sa santé, à la maladie, à la criminalité et même à la mort par inanition ». Le demandeur avait soutenu que la discrimination et les préjugés à l’encontre des personnes handicapées sont très répandus en Jamaïque.

 

[10]           L’agent a pris acte d’une lettre écrite par Peggy Koelln de l’Association canadienne des paraplégiques (Ontario), dans laquelle celle‑ci affirmait que le demandeur dépend totalement d’autrui pour subvenir à ses besoins et que, à sa connaissance, les services à l’intention de personnes telles que le demandeur sont très restreints en Jamaïque. Même si cette lettre contenait [traduction] « des éléments de preuve fiables sur l’état physique actuel du demandeur », l’agent a conclu qu’elle manquait [traduction] « d’éléments de preuve objectifs que le demandeur fera vraisemblablement l’objet d’une discrimination se traduisant par des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à son retour en Jamaïque » et que [traduction] « Mme Koelln n’est pas une spécialiste de la situation qui prévaut en Jamaïque ».

 

[11]           Dans son examen des observations formulées par l’avocat du demandeur, à savoir que le demandeur ferait l’objet de discrimination en raison de son incapacité et que les ressources pour loger et soigner les personnes handicapées sont restreintes, puisque ces personnes sont habituellement prises en charge par leur famille, l’agent a consulté le rapport de 2011 du département d’État américain sur les droits de la personne en Jamaïque [le rapport du département d’État américain], dont il a cité l’extrait suivant :

[traduction]

Les personnes handicapées font l’objet de discrimination dans les domaines de l’emploi et de l’éducation. La discrimination au chapitre de l’accès à l’éducation est particulièrement prononcée au niveau primaire. On rapporte moins de problèmes dans les écoles secondaires et de plus en plus d’établissements d’enseignement supérieur, y compris les collèges communautaires, adoptent des politiques visant la pleine intégration des personnes handicapées. On rapporte que les soins de santé sont offerts à tous.

 

 

[12]           L’agent a reconnu qu’[traduction  « il y a peu d’établissements de soins publics en Jamaïque pour les personnes handicapées », mais a conclu qu’[traduction] « il y a des établissements qui répondent actuellement à ce besoin et qui aspirent à mieux y répondre ». Il a ajouté ceci :

[traduction]

D’après le site Web Mustard Seed Communities for Jamaica, il y a deux établissements, soit Jacob’s Ladder et Jerusalem!, qui prennent soin de personnes handicapées et qui souhaitent élargir leurs services. Selon le site Web :

 

Jacob’s Ladder

 

Jacob’s Ladder se trouve à Moneague, sur un terrain de 100 acres offert à Mustard Seed Communities par Windalco, une société de production de bauxite. En Jamaïque, il n’y a pas d’établissements – publics ou autres – chargés de prendre soin des personnes atteintes d’incapacité mentale ou physique ayant plus de 18 ans. La vision de Jacob’s Ladder est de combler ce vide en offrant à 500 jeunes adultes souffrant d’incapacité mentale ou physique un chez‑soi où ils pourront vivre leur vie.

 

On est en train de réaliser cette vision en construisant 100 maisons simples pour loger les résidents et le personnel, et en instaurant un système agricole : la culture de légumes, la culture arbustive, l’élevage d’animaux et l’aménagement d’étangs de pisciculture permettront de combler les besoins alimentaires internes et de générer des revenus grâce à la vente de la production excédentaire sur les marchés locaux. Notre but est de mettre sur pied un établissement autonome grâce à l’exploitation agricole et à d’autres projets de nature économique.

 

En ce moment, une quarantaine de maisons ont été bâties et un peu moins de 50 résidents habitent à Jacob’s Ladder. Il y a plusieurs serres sur les lieux, et la culture agricole et l’élevage ont démarré. La construction des autres maisons se poursuit et les résidents continuent d’affluer à cet apostolat en pleine croissance.

 

Jerusalem!

 

Situé sur huit acres à Spanish Town, Jerusalem! est un établissement résidentiel qui accueille 150 enfants et jeunes adultes abandonnés. Jerusalem! offre un milieu sûr et réconfortant à des personnes atteintes de troubles mentaux et physiques. Nos résidents ont des maladies allant de la schizophrénie, et autres maladies mentales, à l’autisme, l’hydrocéphalie, la paralysie cérébrale et le VIH/sida.

 

Jerusalem Village, un petit quartier formé de plusieurs maisons, dessert les adolescents plus âgés et les adultes. Ces maisons forment ainsi un établissement intégré où les personnes considérées comme étant « normales » et celles ayant des besoins spéciaux vivent côte à côte. On y met l’accent sur la formation de façon à préparer les résidents à une vie semi‑autonome. La formation est axée sur la construction, l’économie ménagère, le travail agricole et les études scolaires.

 

La ferme à Jerusalem! est à la fois une option thérapeutique pour les résidents et un projet de génération de revenus. La ferme compte présentement deux étangs de pisciculture, 2 000 poules pour la production d’œufs, un jardin pour la culture de légumes et un petit troupeau de moutons. La ferme répond aux besoins en protéines des résidents et la production excédentaire est vendue aux communautés avoisinantes.

 

 

[13]           L’agent a conclu que [traduction] « [l]a preuve documentaire susmentionnée démontre que les perceptions tendent à évoluer en Jamaïque en ce qui a trait aux personnes handicapées et à la façon dont elles sont traitées, et qu’à l’heure actuelle certains établissements qui prennent en charge de telles personnes sont en pleine croissance ».

 

[14]           L’agent a noté que le demandeur n’avait pas vécu en Jamaïque [traduction] « depuis plus de huit ans, jamais depuis qu’il est quadriplégique ». Toutefois :

[traduction]

[i]l n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs attestant qu’il serait exposé à des difficultés attribuables à la discrimination, ou qu’il serait personnellement victime de discrimination en raison de son incapacité, à son retour en Jamaïque. J’admets qu’il pourrait être difficile pour le demandeur de retourner en Jamaïque maintenant qu’il est handicapé, mais il ne retournerait pas à un endroit, à une culture ou à une langue qui lui seraient inconnus et qui rendraient sa réintégration irréalisable.

 

 

[15]           L’agent a admis que le demandeur aurait peut‑être quelques difficultés à s’adapter à nouveau aux différences linguistiques et culturelles que présente la Jamaïque et que la situation au pays n’est pas toujours favorable. Toutefois, il a conclu que cela ne constituait pas des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives justifiant une dispense.

 

[16]            L’agent a déclaré qu’il avait [traduction] « pris en considération toute la documentation présentée par le demandeur, ainsi que ses propres recherches provenant de sources publiques », et qu’il estimait que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour approuver la demande de dispense des exigences de la Loi.

 

QUESTIONS À TRANCHER

[17]           Le demandeur a soulevé les questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

a.                   L’agent a‑t‑il commis une erreur en écartant d’importants éléments de preuve probants au sujet du manque d’établissements de soins pour bénéficiaires internes pouvant accueillir des personnes ayant une incapacité grave comme celle du demandeur en Jamaïque?

b.                  L’agent a‑t‑il manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur l’occasion de répondre aux recherches indépendantes sur lesquelles il s’est fondé pour rejeter la demande de dispense?

c.                   L’agent a‑t‑il commis une erreur en interprétant mal la preuve portant sur l’état de santé et les besoins médicaux du demandeur, et en concluant de manière déraisonnable que les établissements de soins relevés sur l’Internet pourraient convenir au demandeur?

d.                  L’agent a‑t‑il commis une erreur en se fondant sur la preuve faisant état des intentions et des espoirs de l’État en matière de traitement et de soins destinés aux personnes handicapées?

e.                   L’agent a‑t‑il commis une erreur en ne procédant pas à une analyse des difficultés excessives auxquelles serait exposé le demandeur en Jamaïque en ce qui a trait à son cas particulier?

 

NORME DE CONTRÔLE

[18]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière dont elle est saisie est établie de façon satisfaisante par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. C’est uniquement lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision applique les quatre facteurs qui forment l’analyse de la norme de contrôle : Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[19]           La question de savoir si l’agent a agi de manière inéquitable en n’accordant pas au demandeur la possibilité de répondre aux recherches indépendantes effectuées par l’agent est une question d’équité procédurale assujettie à la norme de la décision correcte : voir Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 100; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53. L’appréciation de la preuve par l’agent et sa conclusion sur la question de savoir s’il fallait approuver ou non la demande de dispense pour des motifs d’ordre humanitaire sont assujetties à la norme de la décision raisonnable : Alcin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 36; Daniel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 797, au paragraphe 12; Jung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 678, au paragraphe 19.

 

[20]           Lors du contrôle d’une décision suivant la norme du caractère raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[21]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Visa et documents

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

[…]

 

Application before entering Canada

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

[…]

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger 

 

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

ARGUMENTATION

Le demandeur

Équité procédurale

[22]           Le demandeur soutient que l’agent a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale, car il s’est fondé sur des renseignements obtenus à la suite de recherches indépendantes sans communiquer ces renseignements au demandeur et sans lui offrir la possibilité d’y répondre.

 

[23]           Le demandeur note que les sections 5.16, 5.18 et 11.1 du Manuel IP5 traitent des principes applicables. La section 5.18 porte sur la « [r]echerche ». On y lit que les agents peuvent faire leurs propres recherches, et que si des renseignements sont obtenus sur Internet, une copie de ceux‑ci doit être conservée au dossier. L’agent a le pouvoir de décider si un document doit être communiqué au demandeur avant de rendre sa décision, s’il peut être démontré que le document est « accessible au public ». Les renseignements en question doivent provenir de sources fiables. Il est ensuite précisé que l’agent « peut proposer au demandeur de répondre à tout document externe pertinent qu’il a découvert et sur lequel il a l’intention de fonder sa décision, et dont l’étranger pourrait ne pas être au courant ».

 

[24]           La section 11.1 a trait à l’« [é]quité procédurale ». En voici le passage pertinent :

L’agent doit prendre ses décisions dans le respect de l’équité procédurale, ce qui signifie qu’il doit :

 

[…]

 

                     informer le demandeur lorsqu’il tient compte de renseignements extrinsèques et lui donner la possibilité de répondre;

 

[…]

 

 

[25]           Enfin, la section 5.16 porte sur les « Considérations d’ordre humanitaire et difficultés : facteurs pertinents à l’égard du pays d’origine ». Voici le passage qui nous concerne :

Pour corroborer les allégations du demandeur, l’agent peut consulter sur Internet des sources d’information fiable et objective sur les soins médicaux disponibles dans le pays d’origine, par exemple :

 

                     rapports sur les pays d’origine du Home Office (Royaume‑Uni) : […]

                     Organisation mondiale de la Santé : […]

                     ONUSIDA (pour les cas d’infection à VIH) : […]

                     Organisation internationale pour les migrations : […]

 

[…]

 

Les éléments de preuve réunis pour réfuter les allégations du demandeur doivent lui être divulgués, et il faut aussi lui donner la possibilité d’y répondre.

 

[26]           Le demandeur ne conteste pas l’usage fait par l’agent du rapport du département d’État américain, car il reconnaît qu’il s’agit d’une source d’information fiable et largement reconnue concernant la situation dans le pays – une source qui est facilement accessible et qui fait partie de la trousse documentaire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] sur la situation en matière de droits de la personne. Toutefois, le demandeur soutient qu’il aurait fallu lui communiquer l’information tirée du site Web de Mustard Seed Communities for Jamaica [Mustard Seed] et lui donner la possibilité d’y répondre. Il affirme que cette information ne relève pas de la même catégorie que le rapport du département d’État américain. Il cite l’arrêt Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461 (CAF) [Mancia], au paragraphe 22, à l’appui du principe voulant que le demandeur soit informé de toute preuve extrinsèque sur la situation au pays qui soit une « information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier ». Le demandeur soutient que, contrairement à l’arrêt Sinnasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 67 [Sinnasamy], aux paragraphes 35 à 40, il était impossible « de prévoir [que cette information] servirait de source à l’agent » (voir également Al Mansuri c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Portection civile), 2007 CF 22, aux paragraphes 47 à 52). Le demandeur fait valoir que la Cour a, dans d’autres décisions mettant en application le raisonnement exposé dans l’arrêt Mancia, précité, considéré qu’il était très important de déterminer si la preuve en litige faisait partie de la trousse documentaire de la CISR pour le pays concerné : voir Muhammad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1483; Guzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 838; Placide c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1056.

 

[27]           Le demandeur soutient que l’information tirée du site Web de Mustard Seed ne provient pas d’une source largement connue et établie qu’il aurait normalement dû connaître et aborder dans ses observations. Il affirme que, si l’agent lui avait communiqué cette information, il aurait pu expliquer pourquoi l’existence des établissements décrits n’atténue pas les difficultés profondes auxquelles il ferait face en tant que quadriplégique sans soutien familial renvoyé en Jamaïque. De plus, comme nous l’avons mentionné, le Manuel IP5 indique que, si la preuve en question a trait à la capacité de l’État à fournir des soins de santé ou des services médicaux à un demandeur, et qu’elle contredit la preuve déjà présentée par le demandeur, l’agent doit alors la communiquer au demandeur et lui donner la possibilité de répondre. Par conséquent, si l’agent était en droit de faire une recherche indépendante, il a quand même commis une erreur en n’avisant pas l’avocat du demandeur de cette source d’information et en ne lui donnant pas l’occasion de formuler des observations à ce sujet.

 

Caractère raisonnable de la décision

[28]           Le demandeur soutient que l’agent n’a pas abordé des éléments de preuve probants et pertinents qui contredisaient directement ses conclusions et que, par conséquent, il est raisonnable de conclure que celui‑ci a ignoré ces éléments de preuve : Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (CF 1re inst.) [Cepeda‑Gutierrez]; Obot c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 208.

 

[29]           Plus précisément, le demandeur a soumis une lettre du Jamaica Council for Persons with Disabilities, un organisme relevant du ministère du travail et de la sécurité sociale de la Jamaïque, dans laquelle on précisait que, en raison de la pénurie de ressources, [traduction] « les services assurés aux personnes quadriplégiques sont très restreints » et que ces personnes [traduction] « dépendent habituellement de leur famille pour les soins personnels, l’alimentation, les médicaments, les vêtements et le logement ». La lettre de l’organisme se poursuit ainsi :

[traduction]

En Jamaïque, il n’y a pas d’établissement public voué aux services de réadaptation à long terme pour bénéficiaires internes adultes souffrant d’incapacités physiques graves. Il y a des centres ou établissements privés, mais les frais sont élevés; et pour une personne souffrant de quadriplégie, les défis sont énormes. Il y a bien quelques infirmeries pour les personnes démunies, mais elles ne sont pas en mesure de fournir des soins adéquats à des quadriplégiques; et si, de plus, ces personnes sont sans soutien familial, il arrive parfois qu’elles se « perdent » dans le système et finissent par devenir une autre statistique.

 

[Souligné par le demandeur.]

 

[30]           Le demandeur fait valoir que, étant donné sa source (une division du gouvernement de la Jamaïque) et sa grande pertinence, la lettre est le genre de preuve dont l’agent aurait normalement dû tenir compte; or, il n’y a pas fait pas la moindre allusion. Cette lettre appuie l’observation du demandeur selon laquelle il ne pourrait pas recevoir de soins médicaux adéquats pour son incapacité grave en Jamaïque, ce qui contredit la conclusion tirée par l’agent; en omettant de la mentionner ou de l’analyser, l’agent a commis une erreur susceptible de révision : Cepeda‑Gutierrez, précité; Bains c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 497, 63 FTR 312 (CF 1re inst.).

 

[31]           Le demandeur fait aussi renvoi à une lettre de Mme Opal Minott, une travailleuse sociale au St. John Golding Rehabilitation Centre à Kingston (Jamaïque). Dans cette lettre, Mme Minott affirme que l’admission d’un patient est conditionnelle à l’obtention des coordonnées d’un membre de la famille à qui l’établissement confiera le patient au terme de son séjour, dont la durée moyenne n’est que de trois mois. Le demandeur affirme que l’agent n’a pas mentionné cette lettre ni expliqué pourquoi elle ne permettait pas de conclure que le demandeur serait exposé à des difficultés.

 

[32]           En revanche, fait valoir le demandeur, l’agent a mentionné la lettre de Peggy Koelln de l’Association canadienne des paraplégiques (Ontario). Au sujet de l’affirmation de Mme Koelln selon laquelle [traduction] « les services à l’intention de personnes telles que M. Bailey sont très restreints en Jamaïque », l’agent a conclu que la lettre ne contenait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » que le demandeur serait exposé à des difficultés injustifiées ou excessives, et que Mme Koelln [traduction] « n’est pas une spécialiste de la situation qui prévaut en Jamaïque ». Selon le demandeur, ces observations confirment que l’agent n’a pas tenu compte d’autres éléments de preuve objectifs et probants portant sur la même question, provenant de personnes qui sont intéressées de près par la question et qui connaissent bien la situation en Jamaïque. L’omission d’examiner ces éléments de preuve est une erreur donnant lieu à révision.

 

[33]           Le demandeur fait aussi valoir que l’agent a fait abstraction des observations de l’agent d’ERAR selon lesquelles la situation du demandeur [traduction] « justifie la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire », et que les lettres susmentionnées [traduction] « mettent sérieusement en doute la capacité du demandeur à obtenir des soins médicaux adéquats en Jamaïque ».

 

[34]           En plus d’alléguer que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents et probants qui contredisaient ses conclusions, le demandeur soutient que celui‑ci a mal interprété la preuve au sujet de la gravité de son incapacité et a tiré une conclusion déraisonnable concernant la disponibilité de soins adéquats. Selon le demandeur, l’agent a parlé d’« incapacité » comme s’il s’agissait d’un terme générique et il ne s’est pas penché sur son cas particulier pour évaluer les difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait retourner en Jamaïque. Le demandeur n’est pas seulement atteint d’une incapacité, il souffre d’une incapacité grave de sorte qu’il a besoin de soins et de soutien 24 heures par jour. Ayant mal apprécié la nature et l’étendue de son incapacité, l’agent a conclu qu’il y avait des établissements [traduction] « qui répondent actuellement […] et qui aspirent à […] répondre » aux besoins de gens comme le demandeur, tandis qu’en fait les deux établissements cités à titre d'exemple ne sont manifestement pas en mesure d’assurer des soins à des personnes comme lui. Il n’est pas, par exemple, une personne que l’on pourra [traduction] « préparer […] à une vie semi‑autonome » en lui offrant une formation en construction et en travail agricole. De plus, les enfants et les jeunes adultes sont la clientèle visée par ces deux établissements.

 

[35]           Le demandeur fait valoir que, même si ces établissements pouvaient fournir des soins appropriés, ils ne comptent qu’un nombre très restreint de places pour une gamme d’incapacités variée, si bien qu’il est peu probable qu’une place soit disponible pour lui. Le site Web même de Mustard Seeds note l’absence d’autres établissements de ce genre : [traduction] « [e]n Jamaïque, il n’y a pas d’établissements – publics ou autres – chargés de prendre soin des personnes atteintes d’incapacité mentale ou physique ayant plus de 18 ans ».

 

[36]           Le demandeur affirme que, à l’appui de sa conclusion selon laquelle il y a [traduction] « une évolution des perceptions » en Jamaïque et que les établissements [traduction] « aspirent » à mieux répondre aux besoins des personnes handicapées, l’agent a cité un extrait du rapport du département d’État américain qui reprend des renseignements fournis par le Jamaica Council for Persons with Disabilities. Toutefois, l’agent a passé sous silence la lettre produite par le demandeur dans laquelle la même organisation affirmait qu’il n’y avait pas d’établissements publics qui assuraient le genre de soins dont il avait besoin, et il a omis de lire le rapport du département d’État américain dans cette optique.

 

[37]           Le demandeur fait également valoir que l’agent a commis une erreur en se fondant sur des intentions et des espoirs concernant les soins destinés aux personnes gravement handicapées en Jamaïque, plutôt que sur des preuves concrètes touchant la situation actuelle. Il affirme que les observations de la Cour selon lesquelles les intentions et les améliorations prévues ne suffisent pas pour démontrer le caractère adéquat de la protection d’État dans le contexte de l’évaluation des risques (voir Koky c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1407) s’appliquent également à une évaluation des difficultés : les intentions ou les projets d’amélioration ne sauraient prouver que le demandeur ne sera pas exposé à des difficultés inhabituelles s’il est renvoyé en Jamaïque maintenant. Le fait que deux petites organisations non gouvernementales espèrent élargir leurs services en matière de soins aux personnes handicapées ne suffit pas pour démontrer qu’il y aura un endroit qui pourra accueillir et soigner le demandeur.

 

[38]           Le demandeur affirme que la section 5.16 du Manuel IP5 précise que les agents doivent tenir compte des éléments liés aux difficultés auxquelles l’étranger fait face, notamment :

                     l’incapacité d’obtenir des traitements médicaux essentiels;

                     une forme de discrimination qui n’équivaut pas à de la persécution;

                     des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur.

 

Dans le cas qui nous occupe, affirme le demandeur, l’agent a omis d’aborder directement la question de l’impossibilité d’obtenir des traitements médicaux et a plutôt mis l’accent sur la question de la discrimination envers les personnes handicapées en Jamaïque. Ainsi, son analyse des difficultés excessives ne s’appliquait pas à son cas particulier. Autrement dit, l’agent n’a pas analysé son incapacité véritable et ses besoins véritables en matière de soins médicaux, pour les comparer ensuite aux soins dont il disposerait véritablement en Jamaïque; par conséquent, le volet de l’analyse des difficultés ayant trait à la proportionnalité était inadéquat. Il ne faut pas confondre les renvois à certains soins et à certains établissements dans les documents sur la situation au pays avec le caractère adéquat de ces soins et de ces établissements dans le cas particulier d’un demandeur : Lemika c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 468, aux paragraphes 18 et 19; Blair c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 800, au paragraphe 20.

 

[39]           D’après le demandeur, la preuve documentaire montre que la prestation de soins et de traitements médicaux aux personnes gravement handicapées en Jamaïque est conditionnelle à ce que des membres de la famille puissent prendre en charge les soins quotidiens, et que les séjours dans les établissements de réadaptation publics sont seulement d’une durée limitée. Étant donné que le demandeur n’a pas de parenté qui pourrait s’occuper de lui, il n’aurait pas accès aux soins médicaux dont il a besoin en Jamaïque.

 

[40]           Pour ce qui est du facteur de la discrimination, le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère et s’est fondé sur des éléments de preuve qui étaient en grande partie dépourvus de pertinence. De plus, la preuve citée concernant les améliorations au chapitre de la discrimination dans le domaine de l’éducation ou le fait qu’[traduction] « on rapporte que les soins de santé sont accessibles à tous » est sans rapport avec la situation du demandeur : il n’a aucunement l’intention d’entreprendre des études et il n’a pas prétendu qu’il n’aurait pas accès à des « soins de santé » pour des raisons de discrimination. Il a plutôt affirmé que les services de santé requis par son état de santé dans les circonstances n’étaient pas disponibles en Jamaïque. De plus, s’il a fait renvoi au rapport du département d’État américain à l’appui de son avis que la situation s’améliorait, l’agent a omis de tenir compte des deux premières phrases du paragraphe qu’il cite, soit :

[traduction]

Il n’y a pas de lois interdisant la discrimination à l’endroit des personnes handicapées ou imposant des normes d’accessibilité pour les personnes handicapées. Bien que le gouvernement ait ratifié la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées en 2007, aucune mesure n’a été prise pour assurer la mise en œuvre des dispositions de la convention.

 

Le demandeur affirme que, s’il est renvoyé en Jamaïque, il sera exposé à une discrimination qui n’est pas tout à fait de la persécution, mais qui est assimilable à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives.

 

[41]           Le demandeur fait aussi valoir que la Jamaïque est un pays touché par la violence des gangs, et que les personnes handicapées et démunies comme lui sont naturellement les plus vulnérables dans un tel climat. Dans son affidavit, il a affirmé que, étant donné qu’il a dénoncé des trafiquants de drogue jamaïcains qui ont par la suite été expulsés vers la Jamaïque, il serait complètement vulnérable aux représailles de ces trafiquants et de leur réseau criminel. Comme il n’a pas accès à des soins en établissement et qu’il n’a pas de famille, d’amis ou de revenus, il serait extrêmement vulnérable à la violence de rue en tant que vieil homme quadriplégique. Il cite l’observation formulée par son avocat dans la demande CH, à savoir qu’[traduction] « il est peu probable qu’un mendiant quadriplégique livré à lui‑même puisse survivre longtemps dans les rues de la Jamaïque ». Selon le demandeur, l’agent n’a pas tenu compte de la preuve sur la violence en Jamaïque contenue dans la documentation sur la situation au pays, ni des conséquences de cette violence, jumelée à l’absence de soins en établissement, pour le demandeur.

 

Le défendeur

L’équité procédurale

[42]           Le défendeur soutient qu’il ne s’agit pas de savoir si le site Web Mustard Seed est une [traduction] « source établie » ou [traduction] « largement reconnue » pour déterminer s’il était tenu de communiquer l’information au demandeur avant le prononcé de la décision. Il s’agit plutôt de savoir si une personne disposant d’un ordinateur aurait pu trouver ce site et, au bout du compte, si le contenu de l’information était « inédit […] et important […] et [s’il faisait] état de changements survenus dans la situation du pays » : Yang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 20, aux paragraphes 25 à 28 [Yang]. Étant donné que l’information en question ne faisait pas état de changements survenus dans la situation du pays et que rien ne permet de croire qu’il s’agit d’une information inédite (au sens où elle n’existait pas au moment de la présentation de la demande CH), l’agent n’était pas tenu de la communiquer au demandeur avant de prononcer sa décision.

 

[43]           Selon le défendeur, les termes utilisés dans d’autres décisions citées avec approbation par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancia, précité, démontrent que l’agent n’a pas commis d’erreur en se fondant, sans en aviser le demandeur, sur un site Web accessible au public qu’il avait trouvé. Plus précisément :

                     « […] l’omission de le faire, à moins que cette preuve ne soit pas publique et soit importante pour la décision, ne constitue pas une violation des principes d’équité procédurale »;

 

                     « […] les documents ou autres éléments de preuve auxquels le public ne peut avoir facilement accès devraient être divulgués […] »;

 

                     « […] une information à laquelle les requérants n’auraient pu avoir accès […] »;

 

                     « […] sources publiées disponibles pour le public […] ».

 

Mancia, précité, aux paragraphes 12 et 13, 20 et 21.

 

Le caractère raisonnable de la décision

[44]           Le défendeur soutient que l’agent n’a pas écarté d’éléments de preuve et qu’aucune inférence négative ne peut être tirée du fait que l’agent a omis de mentionner spécifiquement les documents cités par le demandeur. L’agent s’est expressément dit d’accord avec le Jamaican Council for Persons with Disabilities, qui a écrit qu’[traduction] « il y a peu d’établissements de soins publics en Jamaïque pour les personnes handicapées ». Ainsi, l’agent n’avait aucune raison de mettre en évidence ou de mentionner cette lettre dans ses motifs. Il en va de même de la lettre de Mme Opal Minott. L’agent n’a pas nié les limites de l’établissement où travaille Mme Minott, mais a simplement mentionné que deux autres établissements, dont Mme Minott n’avait pas parlé, semblaient offrir des soins de longue durée. Les déclarations de l’agent d’ERAR ne peuvent être sorties du contexte limité dans lequel elles ont été faites, car celui‑ci n’avait pas accès à l’information sur les établissements de soins de santé dont disposait l’agent chargé d’évaluer la demande CH.

 

[45]           Bien que le demandeur affirme que l’agent n’a pas mentionné explicitement certains documents, les motifs renvoient clairement à la preuve contenue dans ces documents, ce qui était suffisant, soutient le défendeur : voir Cepeda‑Gutierrez, précité, aux paragraphes 15 et 16. Il faut rejeter la simple assertion du demandeur selon laquelle cette information est plus fiable que celle citée par l’agent. Aucune des sources n’était, à elle seule, déterminante. En fait, chacune a contribué à donner de la situation un portrait d’ensemble et le poids qui lui est accordé n’est pas une question justiciable dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville)[1997] 1 RCS 793, au paragraphe 85; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 11.

 

[46]           Le défendeur affirme que l’agent n’a pas omis d’apprécier la gravité de l’incapacité du demandeur, car il a expressément mentionné que ce dernier est confiné à un fauteuil roulant, est quadriplégique et n’a plus l’usage de ses mains – il n’a qu’un usage restreint de ses avant‑bras. Bien que le demandeur soutienne que l’établissement Jerusalem! ne lui convient pas parce qu’il ne peut pas devenir semi‑autonome, il y a l’autre établissement, Jacob’s Ladder. Le demandeur suppose que cet établissement ne pourrait l’accueillir faute de place – c’est un « petit » établissement, mais le site Web indique clairement que [traduction] « les résidents continuent d’affluer à cet apostolat en pleine croissance ». Tout en reconnaissant que l’établissement semble destiné aux jeunes adultes et aux enfants, le défendeur affirme que rien ne laisse croire que les adultes plus âgés soient exclus. Le demandeur se fonde entièrement sur son avis intéressé selon lequel ces établissements ne pourraient lui fournir des soins adéquats, sans étayer cet avis par une preuve objective.

 

[47]           De plus, le défendeur affirme, au sujet de ces deux établissements, que l’agent faisait clairement renvoi à la situation actuelle et non à quelque utopie future, comme le suggère le demandeur. Le fait que l’organisme promet pour l’avenir des installations plus grandes et mieux adaptées n’enlève rien aux services qu’il propose actuellement. Il est heureux que l’agent n’ait pas oublié les perspectives d’avenir de ces établissements; cela permet une évaluation plus réaliste. Il est inopportun de suggérer qu’il serait préférable de fermer délibérément les yeux sur ce que réserve l’avenir.

 

[48]           Le défendeur affirme qu’il y aura toujours des questions au sujet des soins qu’une personne peut recevoir à l’étranger, particulièrement dans une situation aussi grave que celle du demandeur, puisque ce dernier n’a aucun droit aux soins exceptionnels qu’il recevrait en demeurant au Canada durant le processus lié à sa demande de résidence permanente. On ne peut présumer que des doutes au sujet des soins de santé à l’étranger, en tant que tel, mèneront à une décision CH favorable : Bichari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 127, au paragraphe 28; Gardner c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 895, aux paragraphes 37 et 41. Il n’a jamais été question que les demandes CH éliminent toutes les difficultés additionnelles, même dans les situations aussi difficiles que la présente.

 

[49]           Le défendeur soutient que, contrairement aux affirmations du demandeur, l’agent n’a pas omis de prendre en considération sa situation particulière. Ce dernier a examiné la nature de son incapacité à long terme et a relevé des exemples d’établissements qui offrent des soins de longue durée. Même si le demandeur affirme maintenant que ces endroits ne lui conviendraient pas, il n’a pas suffisamment justifié cette position dans sa demande CH. Si le demandeur a omis de présenter des observations sur cette question, l’agent ne saurait en être responsable, car il a dû composer avec une vision unilatérale et très restreinte de la question. Il n’incombait pas à l’agent de démontrer qu’il y avait des établissements adéquats en Jamaïque; il appartenait plutôt au demandeur de prouver qu’il n’y en avait pas. L’agent a tout simplement conclu que le demandeur avait peut‑être tort sur cette question.

 

[50]           Le défendeur soutient que les conclusions de l’agent relatives à la discrimination et à la situation au pays étaient plus que raisonnables, et que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Le résultat mitigé en l’espèce laisse voir que « certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

 

Observations présentées en réponse par le demandeur

[51]           En ce qui a trait à l’argument du défendeur selon lequel il n’était pas nécessaire pour l’agent de faire expressément renvoi à certains documents puisqu’il [traduction] « ne les contestait pas », le demandeur prétend que la question n’est pas de savoir si l’agent contestait ou non les éléments de preuve en question. Il s’agit plutôt de savoir si ces documents contredisaient les conclusions finales auxquelles l’agent est parvenu au sujet des difficultés.

 

[52]           Le demandeur affirme que le critère visant à déterminer si les éléments de preuve auraient dû lui être divulgués avant que l’agent ne rende sa décision sur eux n’est pas de savoir si [traduction] « toute personne ayant accès au site Web aurait pu les trouver », mais plutôt de savoir si les éléments de preuve constituaient « une information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays qui risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier » : Mancia, précité, au paragraphe 22. Il soutient que l’agent a manifestement considéré que les renseignements tirés du site Web de Mustard Seed étaient très importants et qu’ils faisaient état d’un changement par rapport à la situation au pays présentée par le demandeur, puisque ses conclusions selon lesquelles le demandeur pourrait bénéficier de soins en Jamaïque reposaient sur cette preuve. Si le demandeur avait eu la possibilité de répondre, l’agent aurait pu, dans son analyse, tenir compte des problèmes que ces établissements posaient pour le présent demandeur, étant donné son incapacité et sa situation particulière.

 

[53]           Le demandeur prétend que l’affaire Yang, citée par le défendeur, se distingue de la présente espèce, puisque dans cette affaire les éléments de preuve obtenus par suite d’une recherche indépendante « concordai[en]t avec la preuve documentaire antérieure » : décision Yang, précitée, au paragraphe 28.

 

[54]           Le demandeur soutient que, contrairement à ce qu’affirme le défendeur, il a fourni assez d’éléments de preuve probants, crédibles et pertinents à l’appui de son allégation selon laquelle il n’aurait pas accès en Jamaïque aux soins médicaux dont il a besoin, mais que l’agent ne s’est aucunement intéressé à ces éléments. Le demandeur [traduction] « n’affirme pas maintenant » que les deux établissements trouvés par l’agent ne lui conviendraient pas, comme le laisse entendre le défendeur; il déclare plutôt qu’il ne s’est jamais vu offrir la possibilité de répondre à ces éléments de preuve.

 

ANALYSE

[55]           Il n’y a pas grand‑chose à dire au sujet de la présente demande, sinon que je suis d’accord avec le demandeur en ce qui concerne la plupart des questions soulevées aux fins du contrôle judiciaire.

 

[56]           L’agent reconnaît le degré élevé de dépendance du demandeur et [traduction] « qu’il est maintenant quadriplégique, confiné à un fauteuil roulant et incapable de se servir de ses mains; cependant, il peut bouger un peu les avant‑bras et utilise un fauteuil roulant motorisé ».

 

[57]           Le dossier indique que, en raison d’une lésion de la moelle épinière, le demandeur [traduction] « a besoin d’un soutien médical continu, incluant des soins 24 heures par jour. Il est incapable de s’habiller seul et est limité quant à la façon de s’alimenter. Il est totalement dépendant d’autrui pour subvenir à ses besoins » (page 4 de la décision).

 

[58]           Ainsi, la question centrale en ce qui concerne les difficultés est celle de savoir si les soins requis par le demandeur lui sont accessibles en Jamaïque. À cet égard, voici ce que conclut l’agent :

[traduction]

Le demandeur n’a pas vécu en Jamaïque depuis plus de huit ans, jamais depuis qu’il est quadriplégique, et il n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs attestant qu’il serait exposé à des difficultés attribuables à la discrimination, ou qu’il serait personnellement victime de discrimination en raison de son incapacité à son retour en Jamaïque. J’admets qu’il pourrait être difficile pour le demandeur de retourner en Jamaïque maintenant qu’il est handicapé, mais il ne retournerait pas à un endroit, à une culture ou à une langue qui lui seraient inconnus et qui rendraient sa réintégration irréalisable.

 

[59]           Le demandeur a fourni un document important provenant du Jamaica Council for Persons with Disabilities, en date du 23 mars 2010, qui nous indique qu’[traduction] « [e]n Jamaïque, il n’y a pas d’établissement public voué aux services de réadaptation à long terme pour bénéficiaires internes adultes souffrant d’incapacités physiques graves » :

[traduction]

En raison de la pénurie de ressources en Jamaïque, les services assurés aux personnes quadriplégiques sont très restreints. La plupart des personnes qui vivent une telle épreuve ne sont plus en mesure de gagner leur vie. Elles dépendent habituellement de leur famille pour les soins personnels, l’alimentation, les médicaments, les vêtements et le logement.

 

[60]           De plus, Mme Opal Minott, travailleuse sociale au St. John Golding Rehabilitation Centre à Kingston (Jamaïque), nous dit que l’admission au centre est conditionnelle à ce que le patient fournisse les coordonnées d’un membre de sa famille à qui il sera confié au terme de son séjour, dont la durée moyenne n’est que de trois mois. De toute évidence, les patients reçoivent leur congé de ce centre et sont confiés aux soins de leurs parents.

 

[61]           L’agent ne fait pas expressément mention de ces éléments et se fonde sur sa propre recherche (non divulguée au demandeur avant que la décision soit rendue) provenant du site Web Mustard Seed Communities de la Jamaïque. Cette recherche a amené l’agent à conclure qu’[traduction] « il y a deux établissements, soit Jacob’s Ladder et Jerusalem!, qui prennent soin de personnes handicapées et qui souhaitent élargir leurs services ». Après avoir cité les renseignements obtenus sur le site Web au sujet de ces deux établissements, il déclare que [traduction] « [l]a preuve documentaire susmentionnée démontre que les perceptions en Jamaïque tendent à évoluer en ce qui a trait aux personnes handicapées et à la façon dont elles sont traitées, et qu’à l’heure actuelle certains établissements qui prennent en charge de telles personnes sont en pleine croissance ».

 

[62]           Étant donné la preuve tirée du site Web, ces conclusions dépassent l’entendement et s’avèrent insolites. Voici ce qu’indique la rubrique concernant Jacob’s Ladder :

[traductionEn Jamaïque, il n’y a pas d’établissements – publics ou autres – chargés de prendre soin des personnes atteintes d’incapacités mentales ou physiques ayant plus de 18 ans. La vision de Jacob’s Ladder est de combler ce vide en offrant à 500 jeunes adultes souffrant d’incapacités mentales ou physiques un chez soi où ils pourront vivre leur vie

[Non souligné dans l’original]

 

[63]           Il ressort à l’évidence du reste de la rubrique que les résidents sont censés se livrer à des activités agricoles : [traduction] « Notre but est de mettre sur pied un établissement autonome grâce à l’exploitation agricole et à d’autres projets de nature économique ».

 

[64]           La preuve établit clairement ce qui suit :

(a)                Le demandeur n’est pas un jeune adulte;

(b)               Le demandeur est incapable de travailler;

(c)                Rien dans la rubrique sur Jacob’s Ladder n’indique que l’établissement souhaite avoir quoi que ce soit à voir avec des quadriplégiques fortement dépendants comme le demandeur;

(d)               Jacob’s Ladder a une « vision » et on ne sait pas si cette vision pourrait un jour convenir au demandeur, qui nécessitera des soins immédiats à temps plein s’il retourne en Jamaïque.

 

[65]           Plus étrange encore, c’est que la rubrique sur Jacob’s Ladder précise qu’[traduction] « [e]n Jamaïque, il n’y a pas d’établissements – publics ou autres – chargés de prendre soin des personnes atteintes d’incapacités mentales ou physiques ayant plus de 18 ans ». Cela confirme la propre preuve du demandeur selon laquelle n’est pas possible de répondre à ses besoins en Jamaïque. Pourtant, l’agent arrive à une conclusion tout à fait contraire, se fondant semble‑t‑il sur le simple espoir que la Jamaïque puisse, à une date ultérieure non précisée, devenir un pays où l’on cessera de discriminer les personnes comme le demandeur et où on leur fournira les soins requis. Étant quadriplégique, le demandeur aura besoin de soins 24 heures par jour dès sa descente de l’avion en Jamaïque.

 

[66]           Quant à la rubrique concernant Jerusalem!, on y précise qu’[traduction] « il s’agit d’un établissement résidentiel qui accueille 150 enfants et jeunes adultes abandonnés » et que [traduction] « Jerusalem Village […] dessert les adolescents plus âgés et les adultes » qui sont censés prendre part à une formation portant sur la construction, l’économie ménagère, le travail agricole et les études scolaires afin de les préparer à [traduction] « une vie semi‑autonome ».

 

[67]           La preuve établit clairement ce qui suit :

(a)                Le demandeur n’est pas un enfant ou un jeune adulte abandonné;

(b)               Le demandeur n’est pas un adolescent plus âgé ni un adulte qui peut prendre part à une formation pour se préparer à une vie semi‑autonome;

(c)                Rien n’indique que Jerusalem! aurait un intérêt quelconque envers une personne dans la situation du demandeur.

 

[68]           Les éléments de preuve écartés par l’agent nous informent qu’il n’y a pas d’établissements pour les adultes souffrant d’incapacités physiques graves, et qu’en général ces personnes dépendent entièrement de leur famille pour les soins personnels, l’alimentation, les médicaments, les vêtements et le logement.

 

[69]           Ainsi, l’agent a fait totalement abstraction d’une preuve établissant clairement que les besoins du demandeur ne pourraient être comblés en Jamaïque, et fonde ses conclusions sur ce qui constitue à peine plus qu’un vague espoir que la situation pourrait un jour changer. Il s’agit là d’une évaluation des difficultés auxquelles le demandeur fera face en Jamaïque qui n’est ni raisonnable ni équitable.

 

[70]           Cette décision pose problème à plusieurs autres égards, mais les conclusions que j’ai tirées ci‑dessus sont déterminantes, et la décision doit être renvoyée pour nouvel examen sur ce seul fondement. Cependant, et sans examiner la question en détail, je ne peux accepter – comme le soutient le défendeur – que l’agent pourrait simplement aller consulter l’Internet et trouver des renseignements assez vagues d’une pertinence discutable pour une personne dans la situation du demandeur, et fonder entièrement sa décision sur ces renseignements sans aviser le demandeur et lui fournir la chance d’y répondre. La prétention du défendeur selon laquelle les renseignements sont accessibles au « public » et qu’il n’est donc pas nécessaire de les communiquer, puisque [traduction] « toute personne disposant d’une connexion Internet peut les trouver », est insoutenable et a été rejetée par le juge de Montigny dans la décision Sinnasamy, précitée, au paragraphe 38. Comme le souligne le défendeur, l’arrêt Mancia précité est l’arrêt de principe sur cette question. En l’espèce, le demandeur a présenté des éléments de preuve solides provenant d’une source faisant autorité – le Jamaica Council for Persons with Disabilities – selon qui, les services assurés aux personnes quadriplégiques en Jamaïque sont très restreints et ces personnes ont habituellement besoin d’un soutien familial sur lequel le demandeur ne peut compter. L’agent se fonde sur des renseignements tirés d’un site Web qui ne révèlent rien de précis au sujet de la quadriplégie et qui, de toute évidence, ne s’appliquent pas à quelqu’un qui a les besoins du demandeur. Le défendeur demande à la Cour d’accepter ce qui a été, à mon avis, une parodie de l’équité procédurale en l’espèce. Même si le demandeur avait pu y accéder, ces renseignements tirés d’Internet ne renferment rien qui permette de croire que l’un ou l’autre des établissements pourrait répondre à ses besoins. Si l’agent avait mis ces renseignements à la disposition du demandeur et lui avait donné la chance d’y répondre, cela serait tout de suite devenu manifeste.

 

[71]           En fait, j’estime très troublante l’approche adoptée par l’agent dans cette décision. Des éléments de preuve clairs et faisant autorité, indiquant que les besoins du demandeur ne peuvent être satisfaits en Jamaïque, sont simplement écartés au profit d’éléments de preuve non divulgués qui ne traitent pas précisément de l’état pathologique du demandeur et de ses besoins quotidiens. Et ce, combiné au fait que le demandeur est impotent, extrêmement vulnérable, sans famille ou soutien en Jamaïque, et qu’il pourrait se faire tuer dans la rue là‑bas. Il est également révélateur que l’agent qui a examiné la demande d’ERAR du demandeur ait souligné les facteurs d’ordre humanitaire associés aux besoins du demandeur, et que ces facteurs n’aient quand même pas fait l’objet d’une évaluation équitable ou raisonnable. L’agent en l’espèce n’a tout simplement pas considéré les besoins médicaux précis du demandeur à la lumière de ce que la Jamaïque peut offrir à l’heure actuelle pour répondre à ces besoins.

 

[72]           Les avocats soutiennent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est d’accord.

 

 

 

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

 

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

 

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM‑11411‑12

 

INTITULÉ :

LANCELOT BAILEY c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            Le 19 février 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

 LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :

                                                            Le 1er avril 2014

COMPARUTIONS :

Melinda Gayda

 

POUR Le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

POUR le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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