Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140331


Dossiers :

IMM-12382-12

IMM-12380-12

 

Référence : 2014 CF 303

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2014

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

Dossier :

IMM-12382-12

 

ENTRE :

KAIRUN NAZLIYA SHABDEEN

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

Dossier :

IMM-12380-12

ET ENTRE :

MOHAMED HUSSAIN SHABDEEN

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE  L’IMMIGRATION

 

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire, présentées en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de décisions rendues par un agent des visas le 12 octobre 2012 par lesquelles il a rejeté les demandes de permis de séjour temporaires (PST) présentées par les demandeurs en vertu de l’article 24 de la Loi. Les demandes ont été entendues ensemble. Une copie de la présente ordonnance sera versée dans chacun des dossiers de la cour (IMM-12382-12 et IMM-123802-12).

 

LES FAITS

[2]               Les demandeurs sont mariés et sont tous deux citoyens du Sri Lanka. Ils sont entrés au Canada en 1992 et ont présenté des demandes d’asile qui furent toutes deux rejetées. Ils ont quitté le Canada le 1er février 1998, conformément à la mesure de renvoi.   

 

[3]               La fille des demandeurs est née le 22 janvier 1996 alors que ses parents résidaient au Canada, ce qui en fait une citoyenne canadienne.   

 

[4]               Les demandeurs se sont rendus aux États-Unis en février 1998 où ils ont présenté une demande d’asile qui fut également rejetée. Suite à leur appréhension le 17 juillet 2001, leur renvoi des États-Unis ainsi que celle de leur fille fut ordonné le 24 mars 2004. Leur renvoi fut toutefois reporté étant donné qu’ils ne possédaient pas de passeports sri lankais.

 

Ils sont maintenant titulaires de passeports valides et ont reçu l’ordre de se présenter aux agents d’exécution des douanes et de l’immigration le 26 septembre 2012. 

[5]               La fille des demandeurs souffre d’un trouble autistique et d’un léger retard mental. Elle a reçu, au New Jersey, des soins médicaux en milieu hospitalier et à l’extérieur et on lui a diagnostiqué les troubles du comportement suivants : agressivité; agitation et trouble du contrôle des impulsions. 

 

[6]               Les demandeurs soutiennent que la qualité des soins et le soutien dont leur fille a besoin ne seront pas disponibles au Sri Lanka et ont donc décidé de la ramener au Canada. Ils déclarent que les évaluations que leur fille devra subir et son état nécessitent leur présence à ses côtés. Ces évaluations pourraient prendre un mois ou deux.   

 

[7]               La fille des demandeurs est inscrite dans un programme d’éducation spécialisée depuis octobre 2001 et bénéficie d’un programme d’enseignement individualisé.  

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]               L’agent a rejeté la demande de permis de séjour temporaire (PST) des demandeurs au motif qu’il n’était [traduction] « pas convaincu qu’il existait une preuve suffisante démontrant que le besoin d’entrer au Canada présentait un caractère suffisamment impérieux pour justifier la délivrance d’un permis de séjour temporaire ».

 

[9]               Lorsqu’il a procédé à l’évaluation du facteur de la nécessité dans la cadre de son analyse de la demande de PST, l’agent a conclu que bien que la fille des demandeurs, alors âgée de 16 ans, ait  besoin du soutien de ses parents, la preuve soumise ne démontrait pas qu’elle avait besoin de services additionnels tels que ceux qui pourraient être offerts au Canada. L’agent a fait remarquer que les lettres soumises font mention d’évaluations et ne font pas mention de traitements ou autres services précis qui seraient nécessaires. L’agent a conclu qu’il n’existait pas d’éléments suffisants sur les besoins prévus de la fille des demandeurs. Il a conclu qu’[traduction] « en l’absence de précisions sur la nature des traitements qui sont nécessaires de même que sur leur disponibilité et leurs coûts, il est difficile d’établir de façon précise en l’espèce l’étendue des besoins ».      

 

[10]           En ce qui a trait à l’analyse du risque que représenterait la délivrance du PST, l’agent n’a pas été convaincu qu’il existait une preuve suffisante pour conclure que le risque que l’entrée des demandeurs au Canada représente est négligeable. Vu les tentatives des demandeurs de séjourner au Canada ou aux États-Unis et de la durée de leur éloignement du Sri Lanka, l’agent a  conclu qu’il existait un risque important qu’ils ne séjournent au Canada en permanence.  

 

[11]           L’agent n’a également pas été convaincu qu’il existait une preuve suffisante de risque négligeable quant à la capacité ou à la volonté des demandeurs d’assurer leur subsistance et celle de leurs personnes à charge, étant donné que la preuve démontre que leurs actifs s’établissent à 1 425,79 $ et que la preuve quant aux mesures afférentes précises qu’ils ont prises relativement à leur prise en charge et à leur entretien au Canada est plutôt mince, si ce n’est la simple lettre du Centre musulman d’aide sociale. 

 

[12]           Enfin, l’agent a rejeté la demande du représentant des demandeurs de prendre en considération les motifs d’ordre humanitaire en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touchée étant donné qu’il ne s’agissait pas d’une demande fondée sur le paragraphe 25 (1) de la Loi. 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

1.         L’analyse de l’agent portant sur le besoin des demandeurs d’entrer au Canada est-elle raisonnable?

2.         L’analyse de l’agent portant sur le risque que les demandeurs représentent pour le Canada est-elle raisonnable? 

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[13]           La délivrance d’un PST est une décision hautement discrétionnaire qui commande par conséquent une grande retenue. En vertu de l’article 24 de la Loi, la norme de contrôle applicable aux décisions des agents est celle de la raisonnabilité (Ali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 784, au paragraphe 9; Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 667, au paragraphe 18).

 

ARGUMENTS ET ANALYSE

 

1.         L’analyse de l’agent portant sur le besoin des demandeurs d’entrer au Canada est-elle raisonnable? 

[14]           À titre de question préliminaire, les demandeurs soumettent que le paragraphe 24 (3) de la Loi qui stipule que « [l]’agent est tenu de se conformer aux instructions que le ministre peut donner pour l’application du paragraphe (1) », s’applique au Guide du traitement des demandes à l’étranger OP-20 (le Guide) et confère audit Guide l’autorité de la loi (Huang c Canada, 2010 CF 1217, au paragraphe 11 [Huang]). L’agent doit donc tenir compte des facteurs énumérés au chapitre 8 du Guide.  

 

[15]           Le défendeur soutient que les lignes directrices générales  ne sont pas des lignes directrices ministérielles qui ont force de loi et que le Guide n’est pas contraignant (Farhat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1275, aux paragraphes 28-29 [Farhat]). Je suis d’accord avec lui.

 

[16]           Selon la décision rendue dans Huang, le paragraphe 24(3) de la Loi signifie que l’on doit accorder force de loi au Guide ne cadre pas avec la jurisprudence établie selon laquelle les lignes directrices du gouvernement qui figurent dans les guides relatifs à la citoyenneté et à l’immigration ne lient ni le gouvernement ni les tribunaux (Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, au paragraphe 15; Farhat, aux paragraphes 28-29). Je souligne, à titre d’exemple, qu’au cours de l’année qui a suivi Huang, le juge Near, dans le cadre d’une demande de PST présentée en vertu de l’article 24 de la Loi, réitérait que « la jurisprudence constante est à l’effet que les lignes directrices comme celles que l’on retrouve au Guide ne sont pas des lois et ne lient ni le ministre ni ses mandataires et ne confèrent aucun droit.  » (Alvarez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 667, au paragraphe 35).

 

[17]           Toutefois, que le Guide soit contraignant ou non, il ressort des motifs de l’agent qu’il a évalué le besoin des demandeurs d’entrer au Canada en regard du risque que cela représentait pour la société canadienne, conformément à la section 5.8 du Guide. De plus, il a tenu compte du facteur des liens familiaux dans son évaluation du besoin, faisant remarquer que la fille des demandeurs a besoin du soutien de ses parents.    

 

[18]           Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis les trois erreurs suivantes dans son analyse des besoins : 

i.          appréciation erronée du « besoin » d’entrer au Canada;

ii.         attentes démesurées quant aux lettres provenant d’organismes qui se consacrent à l’autisme;

iii.                absence de formation médicale pour examiner et évaluer les attentes raisonnables à l’égard des organismes médicaux.  

 

 

[19]           Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en mettant l’accent sur les services et programmes dont leur fille peut bénéficier au Canada alors que de telles considérations n’ont aucune pertinence étant donné qu’elle est citoyenne canadienne et qu’elle a droit aux soins de santé offerts à tous les citoyens. L’agent aurait plutôt dû se concentrer sur le besoin des demandeurs d’entrer au Canada, un tel séjour ayant pour objet de faciliter et de participer aux évaluations qui seront faites et de donner les consentements légaux exigés. L’importance pour les demandeurs d’accompagner leur fille au Canada est bien documentée dans les lettres provenant des organismes qui se consacrent à l’autisme. Étant donné qu’ils ne sont pas interdits de territoire pour des raisons médicales, toute évaluation qui s’approche de l’imposition d’un fardeau excessif en ce qui a trait à la qualité du « régime de soins » (comme cela serait le cas pour une famille interdite de territoire aux termes de l’article 38 de la Loi) est inappropriée et donne à penser qu’il y a un malentendu en ce qui a trait à l’évaluation à laquelle on doit procéder dans le cadre de l’analyse de la demande de PST qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[20]           Les demandeurs prétendent de plus qu’il n’était pas raisonnable pour l’agent de substituer son opinion à celle des organismes professionnels relativement au plan d’action qu’ils ont élaboré  et à son caractère raisonnable. L’agent ne possède tout simplement pas l’expertise qui lui permettrait de se prononcer comme il l’a fait étant donné « qu’il n’est pas un expert en médecine » (Adewusi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 75, au paragraphe 7). Les deux lettres qui proviennent des organismes et qui énoncent que la présence des demandeurs est « essentielle » et « nécessaire » au processus, de même que la documentation provenant des États‑Unis qui donne un aperçu des problèmes de comportement et des difficultés de communication de la fille des demandeurs démontre clairement que la présence de ses parents serait des plus utile aux évaluations prévues.  

 

[21]           Le défendeur prétend qu’il incombait aux demandeurs de soumettre toute la preuve utile au soutien de leur demande. Les demandeurs doivent vivre avec les conséquences de leur défaut de soumettre une preuve suffisante au soutien de leur prétention suivant laquelle ils devaient s’occuper de questions afférentes à la condition de leur fille (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38). Ils n’ont pas démontré que les dispositions qu’ils avaient l’intention de prendre pour leur fille au Canada étaient réalistes et étaient raisonnablement à leur portée. Vu l’insuffisance de précisions quant aux soins envisagés pour leur fille, tel que précisé dans la décision de l’agent, il était raisonnablement loisible à celui-ci de conclure que, bien qu’il se puisse que les défendeurs aient voulu venir au Canada afin d’aider leur fille, il se peut que la nécessité d’un tel séjour n’ait pas été impérieuse étant donné qu’il n’a pas été établi qu’il existait, en fait, des services dont cette famille pourrait se prévaloir.   

[22]           Je suis d’accord avec les demandeurs pour affirmer que l’agent a fondé son raisonnement sur l’analyse des mauvais éléments. Les demandeurs ont fait une demande de PST au Canada au motif que la nécessité de leur présence était impérieuse afin de faciliter et de participer aux évaluations de leur fille pour lesquelles ils devaient donner leur consentement légal. Ils ont produit au soutien de leur demande une preuve documentaire sous forme de lettres émanant de fournisseurs de soins de santé attestant que la présence des demandeurs était indispensable à la conduite des entrevues nécessaires. La décision ne soulève aucune question quant à la crédibilité de ces lettres ni ne met en doute l’argument selon lequel les parents doivent être présents afin de procéder aux évaluations étant donné que leur fille ne peut exprimer clairement ni communiquer ses besoins et désirs. La documentation provenant des États-Unis souligne l’étendue de son incapacité et établit clairement qu’elle ne pourrait pas voyager seule et que la présence de ses parents est nécessaire pour procéder à son évaluation et à sa transition au Canada. Étant donné que la fille des demandeurs est citoyenne canadienne et que la question d’interdiction de territoire pour raisons médicales ne se posait pas, il n’était pas raisonnable pour l’agent de centrer son évaluation de la nécessité que les demandeurs entrent au Canada sur les détails concernant les traitements que leur fille recevrait au Canada.

 

[23]           L’évaluation des raisons impérieuses des demandeurs d’entrer au Canada est au cœur de l’analyse de la demande de PST. Tel que le juge Shore l’énonce dans Farhat, au paragraphe 22 :

On vise avec l’article 24 de la LIPR à rendre moins sévères les conséquences qu’entraîne dans certains cas la stricte application de la LIPR, lorsqu’il existe des «  raisons impérieuses  » pour qu’il soit permis à un étranger d’entrer ou de demeurer au Canada malgré l’interdiction de territoire ou l’inobservation de la LIPR. 

 

[24]           En raison des erreurs commises par l’agent dans l’analyse de la nécessité d’entrer au Canada pour les demandeurs, je conclus que la décision est déraisonnable. 

[25]           Pour ce motif et pour ce seul motif, les deux demandes de contrôle judiciaire sont accueillies.   

 

 

 


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que :

Les demandes de contrôle judiciaire sont accueillies. L’affaire et renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.  

 

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIERS :                         

                                                            IMM-12382-12 ET IMM-12380-12

 

DOSSIER :

IMM-12382-12

 

INTITULÉ :

KAIRUN NAZLIYA SHABDEEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION 

 

ET DOSSIER :

IMM-12380-12

 

INTITULÉ :

MOHAMED HUSSAIN SHABDEEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                        Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                        LE 26 MARS 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 31 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Mario Bellissimo

 

 

Sally Thomas

POUR LES DEMANDEURS

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.