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Date : 20140217


Dossier :

T‑328‑14

 

Référence : 2014 CF 153

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

 

ENTRE :

DARLENE LONGNECK

 

 

demanderesse

et

LORETTA J. PETE LAMBERT et

LA NATION CRIE DE MUSKEG LAKE

 

défenderesses

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE ANNIS

[1]               La demanderesse, membre de la Nation crie de Muskeg Lake [la NCML, ou la bande], sollicite, en urgence, une injonction interlocutoire interdisant la tenue d’une élection partielle prévue le lundi 17 février 2014, un scrutin anticipé étant également prévu le samedi 15 février 2014.

 

[2]               Elle demande que l’injonction demeure en vigueur jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande de contrôle judiciaire déposée le 31 janvier 2014, dans laquelle elle sollicite un jugement déclarant qu’une élection comportant des bulletins postaux remis uniquement sur demande des membres et à l’intérieur d’un certain délai est invalide et constitue un excès de pouvoir.

 

[3]               L’injonction est demandée contre Mme Loretta J Pete Lambert, directrice générale des élections [la DGE], ainsi que contre la bande, pour les empêcher de procéder à l’élection partielle. Madame Lambert n’est pas membre de la bande. Elle a été engagée par le conseil de la bande pour conduire et présider l’élection partielle.

 

[4]               En 2000, la NCML a cessé d’organiser ses élections sous le régime de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. Depuis lors, les élections sont organisées sous le régime de la Loi électorale de la bande (« An Act Respecting the Government Elections and Related Regulations of Muskeg Lake Cree Nation »).

 

[5]               La Loi électorale ne renferme qu’une seule disposition pour ce qui concerne les élections hors réserve. Il s’agit du sous-alinéa 7e)(viii), ainsi formulé :

[traduction]

e.         Le directeur général des élections :

 

viii.      présidera toutes les activités électorales se rapportant aux scrutins anticipés, aux votes à distance et à toutes les activités organisées le jour de l’élection;

 

[6]               En outre, la Loi électorale prévoit qu’une élection partielle doit avoir lieu dans les 60 jours qui suivent l’événement à l’origine du poste vacant.

 

[7]               La bande a modifié sa procédure de vote se rapportant aux membres hors réserve pour l’élection générale de 2012. Elle obligeait les membres non résidents vivant dans un rayon de 100 km d’Edmonton, de Prince Albert et de Saskatoon à se rendre aux bureaux de vote de ces endroits pour pouvoir voter. En outre, pour prévenir la fraude, les membres hors réserve étaient tenus d’annexer une déclaration sous serment à leur bulletin de vote, ce qui augmentait les frais encourus pour voter, même si ces frais étaient remboursés par la bande.

 

[8]               La demanderesse a fait appel, dont elle a été déboutée, des résultats électoraux de 2012 en recourant à la procédure d’appel prévue par la Loi électorale, puis elle a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire (T‑730‑13), qui demeure pendante.

 

[9]               Au cours de 2013, le conseil de bande a entrepris, par l’entremise de son comité chargé de la Loi électorale, d’examiner ses pratiques électorales, et notamment le mécanisme de votation applicable aux membres hors réserve. Cet examen a débouché sur un projet de loi électorale, resté sans suite. Ce projet renfermait une nouvelle disposition, ainsi formulée : [traduction] « L’électeur doit présenter au directeur général des élections une demande écrite pour recevoir un bulletin de vote postal, au plus tard à la date de l’assemblée de mise en candidature. »

 

[10]           Il y a divergence de vues sur ce qui s’est passé au cours des différentes assemblées, mais il n’est pas contesté que, le 15 janvier 2014, la DGE a envoyé des lettres à tous les membres hors réserve de la bande dont les adresses étaient connues (une lettre semblable ayant été envoyée en décembre 2013). La lettre les informait de la nécessité pour eux de demander un dossier de vote par correspondance au plus tard à la fin de la période de mise en candidature, le 2 février 2014, et cela par appel téléphonique à deux numéros possibles, dont l’un était un numéro sans frais.

 

[11]           Ainsi informé, le membre concerné recevrait un bulletin de vote par poste prioritaire ainsi qu’une enveloppe‑réponse en poste prioritaire affranchie, mais le bulletin devait être retourné avant la fermeture des bureaux de vote le lundi 17 février 2014.

 

[12]           Par cette procédure, on n’avait plus à craindre que des électeurs soient dissuadés de participer au processus électoral par suite de l’obligation pour eux de se rendre en voiture au bureau de vote s’ils vivaient dans un rayon de 100 km des trois villes désignées, ou de l’obligation pour eux de joindre à leur bulletin une déclaration. La seule obligation de l’électeur pour l’élection partielle était d’annexer une déclaration faisant état de son identité et attestée par une personne adulte.

 

[13]           Cette procédure fut adoptée afin de réduire les importants coûts de l’envoi des bulletins aux membres hors réserve par poste prioritaire, avec des enveloppes-réponse affranchies, dont un bon nombre n’étaient pas utilisées. Elle instituait aussi un système peu coûteux qui permettait de réduire la fraude électorale rendue possible par les votes hors réserve.

 

[14]           La demanderesse s’est plainte que cette procédure causait des difficultés parce que les boîtes vocales des numéros de téléphone étaient pleines et que les membres étaient donc dans l’impossibilité de laisser un message demandant l’envoi d’un dossier de vote par correspondance. La DGE cependant a précisé qu’elle n’avait reçu aucune plainte d’un membre prétendant n’avoir pu obtenir un dossier pour participer à l’élection partielle.

 

[15]           Informé du contexte, j’analyserai maintenant le triple critère traditionnel auquel le demandeur doit satisfaire pour obtenir une injonction interlocutoire, critère que la Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 RCS 110, [1987] ACS no 6.

 

1.         Existe‑t ‑il une question sérieuse à juger?

[16]           Je partage l’avis de la demanderesse pour qui la Loi électorale n’aborde pas la question du vote hors réserve. La Loi électorale précise que le DGE préside le processus électoral, mais cette disposition ne permet pas de modifier la manière dont les membres hors réserve peuvent voter.

 

[17]           Le vote des membres hors réserve est reconnu comme un volet important du processus électoral des bandes, un volet qui peut modifier le résultat du scrutin (jugement Francis c Conseil mohawk de Kanesatake, 2003 CFPI 115 (CanLII), [2003] 4 CF 1133). Des changements apportés au vote des membres hors réserve ne sont donc pas à l’abri d’un examen des tribunaux si ces changements risquent d’influer sur la régularité d’une élection.

 

[18]           Je ne crois pas cependant que la modification de la procédure de vote appliquée aux membres hors réserve dans cette élection partielle mettra en péril la régularité de l’élection partielle d’un nouveau conseiller de la bande. Tous les membres hors réserve ont reçu un avis décrivant d’une manière précise l’obligation pour eux de téléphoner pour obtenir un bulletin de vote. Aucun obstacle n’a été allégué qui aurait pu les empêcher d’obtenir un bulletin de vote ou les empêcher de voter. En réalité, le processus était simplifié, le seul doute que je puisse avoir étant peut‑être le délai restreint à l’intérieur duquel le membre concerné devait réagir à l’obligation de demander un bulletin de vote.

 

[19]           Je partage toutefois les doutes de la demanderesse sur le fait que la modification projetée de la Loi électorale est restée sans suite. Je ne suis pourtant pas convaincu qu’il existe une coutume de la bande portant sur l’exercice du droit de vote hors réserve, ou, à tout le moins, je ne dispose pas d’une preuve suffisante m’autorisant à tirer cette conclusion.

 

[20]           Dans ces conditions, j’estime que la demanderesse n’a pas établi l’existence d’une question sérieuse à juger selon laquelle la procédure de vote hors réserve entraînerait l’irrégularité de l’élection partielle.

 

2.         La demanderesse subira‑t‑elle un préjudice irréparable?

[21]           J’arrive aussi à la conclusion que la demanderesse ne subirait pas un préjudice irréparable, que ce soit à titre personnel ou à titre de représentante de l’intérêt des membres hors réserve. Il n’est pas établi par exemple qu’un membre de la bande perdra son droit de vote ou son droit de se porter candidat.

 

[22]           La demanderesse affirme qu’elle subira un choc émotionnel et que le fait de passer outre à la coutume de la bande risquerait de corrompre l’intégrité des chefs de bande démocratiquement élus. Je ne crois pas que cela se produise ni que cela entraîne un préjudice irréparable pour ce qui concerne cette élection partielle.

 

3.         La prépondérance des inconvénients milite‑t‑elle en faveur de la demanderesse?

[23]           J’arrive à la conclusion que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des défendeurs. Le poste vacant au sein du conseil de bande demeurerait non pourvu jusqu’à l’aboutissement de la procédure de contrôle judiciaire. Le conseil de bande risquerait de se trouver dans une impasse si les six membres étaient partagés également sur des questions d’importance. En outre, la Loi électorale prévoit qu’une élection partielle doit avoir lieu dans un délai de 60 jours après la survenance d’un poste vacant. En ne tenant pas l’élection partielle, la bande contreviendrait donc à sa propre Loi.

 

[24]           Il existe d’ailleurs, dans la Loi électorale, une procédure d’appel qui permet à la demanderesse de contester l’élection au moyen d’une procédure propre à la bande. Cette procédure présente l’avantage de dispenser les tribunaux de s’ingérer dans les affaires de la bande lorsque cela est inutile. Sur ce point, je reproduis ci‑après les observations du juge Barnes dans le jugement Basil c Bande indienne Lower Nicola, 2009 CF 1039, [2009] ACF no 1280, au paragraphe 5 :

[traduction]

[…]  Dans le jugement Première Nation de Sweetgrass c Gollan, 2006 CF 778, je faisais observer que la Cour devrait se garder de s’ingérer outre mesure dans les affaires politiques d’une bande des Premières Nations. Les demandeurs en l’espèce n’ont pas épuisé leurs droits internes de contester la décision en cause en s’adressant au Conseil des Anciens. Sans doute la procédure d’appel n’est‑elle pas sans inconvénient puisqu’elle est postérieure à l’élection, mais c’est néanmoins une procédure à laquelle on ne devrait pas passer outre d’une manière indirecte en tentant d’obtenir de la Cour une injonction provisoire. Si l’appel est accueilli, l’élection partielle pourra avoir lieu à nouveau.

 

[25]           Enfin, j’observe que d’importants frais seront engagés inutilement si l’élection n’a pas lieu alors que, à mon avis, la procédure appliquée pour permettre aux membres hors réserve de la bande de voter ne fera nullement obstacle à la régularité du processus électoral.

 

[26]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande est donc rejetée.

 

[27]           Madame Lambert n’a pas demandé que les dépens lui soient adjugés. La bande avait à l’origine sollicité les dépens, mais le conseil de bande a laissé cette question à l’appréciation de la Cour. La demanderesse était fondée à soulever des doutes sur la procédure de vote des membres hors réserve, une procédure qui, comme je l’ai dit, pourrait constituer une sérieuse menace à la régularité d’une élection si elle était employée mal à propos par le conseil de bande d’une Première Nation. Il n’est donc pas adjugé de dépens à l’encontre de la demanderesse, et cela afin de récompenser la vigilance, et non le contraire.

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 17 février 2014

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T‑328‑14

 

INTITULÉ :

DARLENE LONGNECK c

LORETTA J PETE LAMBERT et

LA NATION CRIE DE MUSKEG LAKE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 14 FÉVRIER 2014

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE:

                                                            LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

                                                            le 17 février 2014

COMPARUTIONS :

Darlene Longneck

 

POUR LA demanderesse

(EN SON PROPRE NOM)

 

Loretta J. Pete Lambert

 

POUR LA défenderesse

(EN SON PROPRE NOM)

 

Ashley Smith

pour la défenderesse

(LA NATION CRIE DE MUSKEG LAKE)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Darlene Longneck

Leask (Saskatchewan)

 

POUR LA demanderesse

(EN SON PROPRE NOM)

 

Loretta J Pete Lambert

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA défenderesse

(EN SON PROPRE NOM)

 

MacPherson Leslie & Tyerman LLP

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA défenderesse

(NATION CRIE DE MUSKEG LAKE)

 

 

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