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Date : 20140321


Dossier :

T-1934-12

 

Référence : 2014 CF 281

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2014

En présence de madame la juge Strickland

 

ENTRE :

PETER TATICEK

 

demandeur

et

L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs conformément au paragraphe 208(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, article 2 (la LRTFP). Dans sa décision, la vice-présidente de la Direction générale des ressources humaines de la défenderesse, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), a rejeté le grief déposé par le demandeur.

Contexte

[2]               Le demandeur est un employé de l’ASFC. Le 30 décembre 2008, il a déposé auprès du Tribunal de la dotation de la fonction publique (le TDFP) une plainte concernant un processus de nomination annoncé au niveau interne, qui avait été initié en vertu de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, articles 12 et 13 (la LEFP), pour un poste de chef d’équipe au groupe et niveau CS-03. Le demandeur affirmait que le président de l’ASFC avait abusé de son pouvoir en prolongeant une nomination intérimaire au poste de chef d’équipe CS-03, conférant ainsi au titulaire intérimaire un avantage injuste, c’est-à-dire la possibilité pour lui d’acquérir une expérience dans le poste.

 

[3]               Les parties ont participé à une médiation concernant la plainte, ce qui a débouché sur la signature d’un document intitulé « Conditions de règlement » (l’arrangement amiable), daté du 1er avril 2009, où l’on pouvait lire qu’il constituait un [traduction] « règlement complet et définitif des questions et conditions précises liées à la plainte du plaignant ». Le document précisait ensuite que les parties reconnaissaient que tous les aspects de l’affaire avaient été résolus à leur satisfaction conformément à ses modalités. Le deuxième article de l’arrangement amiable est en litige. Il est ainsi rédigé :

[traduction]

2.         pourvoir tout poste PL vacant actuel intérimaire [sic] en recourant au prochain processus de sélection d’un CS-03 intérimaire, puis au prochain processus de sélection d’un CS-03 permanent, en tenant compte de la qualification essentielle et de la qualification constituant un atout pour chacun des postes.

 

[4]               La rature du mot « intérimaire » fut paraphée  par chacune des parties. Le demandeur a retiré sa plainte après la signature de l’arrangement amiable.

 

[5]               Quelque temps après, l’ASFC a muté un employé de l’Agence du revenu du Canada dans un poste vacant CS-03 et a pourvu deux autres postes vacants CS-03 en procédant à des mutations internes. Le demandeur a réagi en déposant deux griefs, plus tard joints, dans lesquels il affirmait que les mutations contrevenaient à l’arrangement amiable. Il voulait que l’ASFC respecte l’arrangement amiable, qu’elle remédie aux manquements et qu’elle prenne les autres mesures nécessaires pour rectifier la situation.

 

[6]               Le 9 décembre 2009, une réunion a eu lieu, dont l’objet était d’éclaircir la manière dont les parties comprenaient les modalités de l’arrangement amiable. Leurs interprétations quant à l’intention de l’arrangement divergeaient. Selon la défenderesse, le deuxième article de l’arrangement amiable ne concernait que les nominations promotionnelles et visait à donner au demandeur une possibilité équitable de promotion. L’article ne s’appliquait pas aux postes intérimaires ou mutations de courte durée. Pour le demandeur, en revanche, le mot « tout » signifiait tous les postes, y compris les postes intérimaires de courte durée.

 

[7]               Le 29 mars 2012, Mme Rachel Stanford, conseillère principale en relations de travail à l’ASFC, a organisé une consultation sur le grief au dernier palier, à la suite de quoi elle a rédigé un « Précis concernant le grief au dernier palier » (le Précis) dans lequel elle analysait le grief. Son analyse est résumée ci-après :

                     L’arrangement amiable réglait une question de dotation en personnel concernant un bassin de candidat qui n’existait plus puisqu’il avait expiré à l’automne de 2010;

 

                     Il y avait un malentendu sur l’interprétation de l’arrangement amiable. La direction croyait que la clause visée ne s’appliquait qu’aux nominations promotionnelles ou aux postes intérimaires de plus de quatre mois. Le demandeur et le syndicat croyaient que « tout » poste vacant devait être pourvu par recours aux bassins existants de candidats et que cela comprenait toutes les nominations intérimaires, de courte durée ou de longue durée, ainsi que les nominations pour des périodes indéterminées;

 

                     Le TDFP n’examinerait pas la situation parce que la plainte avait été retirée et que le dossier était clos. Nulle disposition de la LEFP ne prévoyait d’ailleurs le dépôt d’une nouvelle plainte à raison du non-respect d’une médiation ou d’un arrangement, comme on pouvait le lire dans la décision Howarth;

 

                     Comme l’arrangement amiable ne disait pas clairement à quel genre de nominations ou d’opérations de dotation en personnel il fallait recourir pour ces postes, « il semblerait qu’il y a eu un regrettable malentendu » entre le demandeur et la direction.

 

[8]               Mme Stanford a recommandé le rejet des griefs.

 

[9]               Le 29 juin 2012, Mme Therriault-Power, vice-présidente de la Direction générale des ressources humaines de l’ASFC, a communiqué une « réponse au grief » en rejetant les griefs. C’est cette décision qui est l’objet du présent contrôle judiciaire (la décision).

 

La décision contestée

[10]           Dans la réponse au grief, la décideuse, Mme Therriault-Power, écrivait ce qui suit, à l’appui de sa décision :

[traduction]

Je crois comprendre que, selon l’interprétation donnée par la direction, le mémoire d’entente ne s’appliquait qu’aux nominations promotionnelles pour des périodes indéterminées. Puisque l’arrangement ne disait pas précisément à quel genre de nominations ou d’opérations de dotation en personnel il fallait recourir pour ces postes, je suis d’avis qu’il y a eu un regrettable malentendu entre vous-même et la direction. Vos griefs sont donc rejetés.

 

En outre, le redressement que vous souhaitez obtenir ne peut pas être appliqué, et aucune autre mesure corrective ne sera donc envisagée.

 

Points litigieux

[11]           À mon avis, les points litigieux peuvent être formulés comme il suit :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

2.                  La décideuse a-t-elle, en rejetant les griefs, commis une erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de la Cour?

 

3.                  La décideuse a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la mesure corrective demandée ne pouvait pas être appliquée?

 

Point n° 1 : Quelle est la norme de contrôle à appliquer?

Position du demandeur

[12]           Selon le demandeur, la norme de contrôle qu.il convient d’appliquer est celle de la décision correcte. Cette norme doit être appliquée dans les cas où il serait injuste que l’employeur, qui est partie au différend, puisse se réclamer du principe de la retenue judiciaire et ainsi obtenir le maintien de sa décision portant sur un grief au dernier palier. Dans l’arrêt Assh c Canada (Procureur général), 2006 CAF 358, aux paragraphes 44-46, 50-51 (l’arrêt Assh), la Cour d’appel fédérale évoquait « la nature informelle de la procédure de grief » et « [le] fait qu’il ne s’agit pas d’une procédure indépendante de l’employeur », pour expliquer ensuite qu’un tribunal ne devrait pas être tenu outre mesure de déférer aux décisions d’un comité interne de règlement des griefs sur des points qui ne sont pas à proprement parler des points de fait. La Cour d’appel faisait les mêmes observations dans l’arrêt Johal c Agence du revenu du Canada, 2009 CAF 276, au paragraphe 32 (l’arrêt Johal), ainsi que dans l’arrêt Appleby-Ostroff c Canada (Procureur général), 2011 CAF 84, au paragraphe 23 (l’arrêt Appleby-Ostroff).

 

[13]           Dans la décision Blais c Canada (Procureur général), 2004 CF 1638, au paragraphe 16 (la décision Blais), la Cour, estimant que l’analyse des contrats relevait de sa compétence avait appliqué la norme de la décision correcte pour l’examen d’un grief qui concernait un salaire précis. Pareillement, dans la décision Endicott c Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253, au paragraphe 9 (la décision Endicott), elle avait appliqué la norme de la décision correcte pour l’examen d’un grief au dernier palier qui portait sur l’interprétation et l’application d’une politique du Conseil du Trésor relative aux nominations pour des périodes indéterminées.

 

[14]           Le demandeur affirme que, outre la nature de la décision qu’il conteste ici, d’autres facteurs militent en faveur de l’application de la norme de la décision correcte dans la présente affaire, notamment l’absence relative de spécialisation de l’employeur, l’ASFC, pour ce qui concerne l’interprétation de l’arrangement amiable (décision Blais, précitée, au paragraphe 16) et l’existence d’une clause privative plutôt faible. La Cour a jugé que la clause privative contenue dans l’article 214 de la LRTFP est faible par rapport à celle de l’article 233 qui concerne la décision d’un arbitre de grief (arrêt Assh, précité; Hagel c Canada (Procureur général), 2009 CF 329, au paragraphe 24, décision confirmée : 2009 CAF 364 [la décision Hagel]).

 

[15]           Il faut également se demander si la décideuse avait le pouvoir d’accorder le redressement sollicité par le demandeur, un redressement qui soulève des questions de droit ne relevant pas de la compétence de la décideuse, ce qui milite là encore en faveur de la norme de la décision correcte.

 

Position de la défenderesse

[16]           Selon la défenderesse, la norme de contrôle à appliquer aux décisions rendues au dernier palier de la procédure de règlement des griefs et non susceptibles d’arbitrage qui interprètent et appliquent des procédures et politiques internes est celle de la décision raisonnable (Hagel, précité, au paragraphe 27; Spencer c Canada (Procureur général), 2010 CF 33, au paragraphe 32 [la décision Spencer]; Insch c Canada (Agence du revenu), 2009 CF 869, au paragraphe 14 [la décision Insch]; Peck c Canada (Parcs Canada), 2009 CF 686, au paragraphe 23 [la décision Peck]; Backx c Agence canadienne d'inspection des aliments et Nancy Griffith, 2013 CF 139, au paragraphe 19 [la décision Backx]). Pour la défenderesse, la question en litige dans la présente affaire est la suivante : comment un décideur qui est intervenu dans le processus de règlement des griefs, et dont la décision définitive n’est pas susceptible d’arbitrage par un tiers, a-t-il examiné la question de l’application de politiques et procédures internes au cas particulier du demandeur? Ainsi, comme ce fut le cas dans les précédents susmentionnés, la présente affaire devrait elle aussi appeler l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

[17]           À titre subsidiaire, la défenderesse affirme qu’une analyse relative à la norme de contrôle applicable mène également à la conclusion que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique (arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 64 [l’arrêt Dunsmuir]). La clause privative énoncée dans l’article 214 de la LRTFP donne à penser que les décisions rendues au dernier palier de la procédure de règlement des griefs et non susceptibles d’arbitrage commandent un niveau élevé de retenue (décision Peck, précitée; décision Spencer, précitée; arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 52 et 55).

 

[18]           La LRTFP a pour objet de faciliter le règlement des conflits de travail de façon rapide, économique et relativement peu formaliste (Alliance de la fonction publique du Canada c Association des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223). Le mécanisme de règlement des différends sans renvoi à l’arbitrage est un régime complet, qui commande la retenue judiciaire, malgré l’absence d’arbitrage d’un tiers (arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 RCS 146, aux paragraphes 31, 38-39; décision Hagel, précitée, au paragraphe 26).

 

[19]           La question posée à la décideuse du dernier palier était de savoir si les mutations violaient l’arrangement amiable, et c’était là une question mixte de droit et de fait. Les décisions du dernier palier commandent en général la retenue judiciaire quand elles portent sur l’interprétation et l’application de politiques et procédures, lesquelles soulèvent des questions mixtes de droit et de fait (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 53; décision Peck, précitée, au paragraphe 21). La compétence de la décideuse dans la présente affaire avait trait aux relations de travail, ce qui milite en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 55, 68), et l’application de politiques et procédures internes entre dans la spécialisation d’un décideur statuant sur un grief au dernier palier (décision Hagel, précitée, au paragraphe 25).

 

[20]           Le demandeur est en désaccord avec la manière dont la direction a interprété et appliqué l’arrangement amiable, ce qui implique de considérer les circonstances entourant les mutations en cause comme un domaine dont il est permis de croire que le décideur a une connaissance approfondie.

 

[21]           Par ailleurs, la demande de contrôle judiciaire ne soulève pas de questions constitutionnelles ou juridictionnelles, ni de questions de droit générales qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471, au paragraphe 25 [l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne]).

 

Analyse

[22]           La première étape à franchir pour déterminer la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer consiste à vérifier si la jurisprudence a déjà établi, d’une manière satisfaisante, le niveau de retenue que commande telle ou telle catégorie de questions. Si tel n’est pas le cas, alors la Cour doit passer à la deuxième étape, c’est-à-dire déterminer la norme applicable en procédant à une analyse contextuelle qui tiendra compte de la nature de la question, de l’expertise et du mandat du tribunal administratif, enfin de la présence ou de l’absence d’une clause privative (arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 57 à 64).

 

[23]           En l’espèce, le demandeur conteste le rejet de son grief par la décideuse, un rejet motivé par la manière dont la direction interprétait l’arrangement amiable. La question soumise à la Cour concerne donc une décision au dernier palier prise dans le cadre du processus de règlement des griefs prévu par la LRTFP, décision qui n’était pas susceptible d’arbitrage par un tiers et qui concernait l’interprétation d’un arrangement amiable n’ayant d’effet que pour les parties à l’arrangement.

 

[24]           La jurisprudence citée par les parties est utile pour le rappel de plusieurs principes relatifs aux décisions rendues, en vertu de la LRTFP, au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, mais aucun des précédents invoqués ne concernait l’interprétation d’un arrangement amiable qui avait été conclu entre les parties et qui formait la base d’un grief. Dans la plupart des précédents invoqués par le demandeur, la question soumise au tribunal portait principalement sur l’interprétation de la loi applicable (décision Johal, précitée), donnant ainsi lieu à l’application de la norme de la décision correcte, ou bien concernait l’application et l’interprétation d’une politique, d’une directive ou d’une ligne directrice qui ne dépendait pas de conclusions de fait essentielles (décisions Assh, Appleby-Ostroff, Endicott et Blais, précitées).

 

[25]           La défenderesse se réfère à une jurisprudence qui n’est pas elle non plus tout à fait analogue car, là encore, les précédents cités ne concernent pas l’interprétation d’un arrangement amiable, mais plutôt l’application et l’interprétation de procédures et politiques internes (décisions Hagel, Spencer, Insch, Peck, précitées; Backx c Canada (Agence canadienne d’inspection des aliments), 2013 CF 139 [la décision Backx])

 

[26]           D’ailleurs, la jurisprudence relative à la norme de contrôle devant être appliquée à diverses décisions rendues en vertu de la LRTFP au dernier palier de la procédure de règlement des griefs demeure flottante, ainsi que le reconnaissait le juge O’Keefe dans la décision Backx c Canada (Agence canadienne d’inspection des aliments), 2010 CF 480, au paragraphe 22, conf. par 2011 CAF 36.

 

[27]           Il faut donc passer à la deuxième étape indiquée dans l’arrêt Dunsmuir, c’est-à-dire procéder à une analyse contextuelle.

 

[28]           Une clause privative est généralement considérée comme un fort signal en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable, car elle donne à entendre que l’intention du législateur était de conférer une autorité accrue au décideur administratif. Il y a en l’espèce une clause privative, contenue dans l’article 214 de la LRTFP et, bien qu’une certaine jurisprudence l’ait qualifiée d’assez faible (arrêt Assh, précité, au paragraphe 35 (qui parle du paragraphe 96(3), la disposition correspondante de l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LRC 1985, c P-35); décision Hagel, précitée, au paragraphe 24), elle a également été qualifiée de stricte (décision Peck, précitée, au paragraphe 19). La présence ou l’absence d’une clause privative n’est pas déterminante (arrêt Commission canadienne des droits de la personne, précité, au paragraphe 17; arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 52), mais selon moi, elle milite ici en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

[29]           Cependant, le facteur le plus important à prendre en compte est sans doute la nature de la question qui était posée à la décideuse (arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 4; arrêt Commission canadienne des droits de la personne, précité, au paragraphe 16).

 

[30]           En l’espèce, la plainte initiale du demandeur était faite en vertu de l’article 77 of la LEFP et concernait une nomination interne. Elle a été abandonnée après la conclusion de l’arrangement amiable. Les deux griefs actuels ont été déposés conformément à l’article 208 de la LRTFP, qui donne au fonctionnaire le droit de présenter un grief individuel s’il s’estime lésé par l’interprétation ou l’application, à son égard, de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi (alinéa 208(1)a)), ou par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi (alinéa 208(1)b)). Cela donne à entendre que l’arrangement amiable, qui découlait du processus de règlement des griefs, devrait être considéré dans le contexte de ce processus et pas seulement dans le contexte de l’interprétation d’un contrat autonome.

 

[31]           Ainsi, selon moi, quand bien même la décideuse ne serait-elle pas fondée à bénéficier de la retenue judiciaire dans son interprétation de l’arrangement amiable, compte tenu qu’il s’agissait d’interpréter un contrat, cette vue rigoriste est tempérée par le contexte dans lequel le contrat a pris naissance, et par le fait que son interprétation impliquerait de prendre en compte les politiques et dispositions applicables en matière de dotation en personnel. Voilà qui plaide en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

[32]           D’ailleurs, l’arrangement amiable dont il s’agit ici n’a été conclu qu’entre les parties, et son interprétation requiert uniquement de discerner les intentions des parties, elle n’est donc pas d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. Je relèverais aussi que, au paragraphe 26 de la décision Hagel, précitée, le juge Zinn citait les propos de la Cour suprême du Canada concernant la retenue dont doivent faire montre les tribunaux quand il s’agit du régime des relations de travail :

[26]      Lorsque l’on examine le régime législatif dans son ensemble, il constitue nettement un régime exhaustif pour traiter les différends relatifs à l’emploi. En vertu de ce régime, le législateur a mis en place un mécanisme exclusif de résolution des différends dénué d’arbitrage pour les griefs qui ne visent pas une rétrogradation ou un licenciement, ou des mesures disciplinaires entraînant une sanction pécuniaire. Cela a des répercussions sur le degré de retenue dont devrait faire preuve la Cour à l’égard des décideurs agissant dans le cadre de ce régime. À cet égard, dans l’arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, le juge Binnie, se prononçant pour la majorité de la Cour suprême, a déclaré ce qui suit :

 

[…] je n’accepte pas […] que les régimes législatifs complets qui ne prévoient pas l’arbitrage par un tiers ne méritent pas, pour cette raison, que l’on s’en remette à eux. Il s’agit d’un facteur à prendre en compte, mais dans le cas de la LRTFP, d’autres indices plus convaincants de l’intention du législateur l’emportent sur ce facteur.

[…]

 

Même si l’absence d’un arbitre indépendant peut, dans certaines circonstances, se répercuter sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal (comme dans les cas de dénonciateurs), la règle générale de la retenue dans les instances découlant des relations de travail devrait prévaloir. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[33]           À mon avis, bien que certains facteurs puissent militer en faveur de l’application de la norme de la décision correcte, par exemple la nature informelle du mécanisme de règlement des griefs dans la présente affaire, et le fait que ce mécanisme n’est pas indépendant de l’employeur, la mise en balance de ces facteurs ainsi que l’analyse contextuelle favorisent l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable au deuxième point en litige.

 

[34]           S’agissant du troisième point, si la décideuse a rejeté les redressements demandés, ce n’est pas parce qu’elle a estimé qu’elle n’avait pas le pouvoir de les ordonner, mais plutôt parce que, selon elle, ils ne pouvaient pas être appliqués, encore qu’elle n’ait nullement motivé cette conclusion. Par conséquent, pour les motifs susmentionnés, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer quant au dernier point en litige est également la norme de la décision raisonnable.

 

Point n° 2 : La décideuse a-t-elle, en rejetant les griefs, commis une erreur susceptible de contrôle justifiant l’intervention de la Cour?

 

Arguments du demandeur

[35]           Le demandeur affirme, pour l’essentiel, que la décideuse a commis une erreur en se fondant sur l’intention subjective de la direction pour ne pas tenir compte des dispositions claires et précises de l’arrangement amiable. Ces dispositions s’appliquent à toutes les mesures de dotation en personnel, pas seulement à celles qui concernent les nominations pour des périodes indéterminées.

 

[36]           Selon le demandeur, l’arrangement amiable est une forme de contrat aux termes duquel l’administrateur général s’engageait à [traduction] « pourvoir tout poste actuellement vacant » de chef d’équipe. Il est impossible que cette disposition se limite uniquement aux nominations promotionnelles pour des périodes indéterminées, puisque la dotation en personnel à l’ASFC se fait au moyen de nominations, de nominations intérimaires et de mutations. L’interprétation préconisée par l’ASFC n’englobe même pas les nominations intérimaires de longue durée, qui formaient le contexte de la plainte du demandeur à laquelle répondait l’arrangement amiable.

 

[37]           Le demandeur invoque les principes d’interprétation des contrats pour l’évaluation de l’arrangement amiable. La règle cardinale de l’interprétation des contrats est que [traduction] « le sens littéral doit être donné au texte du contrat, à moins qu’il n’en résulte une absurdité ». On peut recourir au contexte pour montrer l’objet de la disposition contractuelle en cause, non pour modifier le sens des mots d’un contrat écrit (Gerald H. L. Fridman, The Law of Contract in Canada (Carswell), pages 437- 438). La preuve de l’intention subjective d’une partie n’est pas pertinente, et les preuves extrinsèques ne devraient pas être prises en compte lorsque le contrat est clair et sans ambiguïté (arrêt Eli Lilly and Co c Novopharm Ltd, [1998] 2 RCS 129, aux paragraphes 54 à 59 [arrêt Eli Lilly]).

 

[38]           L’ASFC a concédé que les mutations constituent un mode possible de dotation en personnel. Compte tenu de la généralité des termes employés dans l’arrangement amiable, où il s’agit de « pourvoir » certains postes vacants, la dotation par voie de mutation doit être réputée régie par les dispositions de l’arrangement. Cette conclusion s’accorde avec le texte clair de l’arrangement amiable.

 

Arguments de la défenderesse

[39]           Selon la défenderesse, la décision de rejeter les griefs au motif qu’il n’y avait pas eu violation de l’arrangement amiable était raisonnable.

 

[40]           La LRTFP confère à l’arbitre le pouvoir de décider si un arrangement est définitif et obligatoire pour les parties et si chacune des parties l’a respecté, lorsque le différend à l’origine de l’arrangement amiable est lié au grief initial (arrêt Canada (Procureur général) c Amos, 2011 CAF 38, [2012] 4 RCF 67 (CA), aux paragraphes 71 et 72 [l’arrêt Amos]).

 

[41]           La défenderesse affirme aussi que son différend avec le demandeur concernait l’arrangement amiable, lequel n’est pas lié à sa plainte déposée au TDFP. La plainte déposée au TDFP concernait la prolongation d’une nomination intérimaire en 2008, et elle a été retirée. La prétendue violation de l’arrangement amiable concerne des mutations postérieures au 9 avril 2009. Le TDFP aurait sans doute conserver sa compétence sur la mise en œuvre de l’arrangement si le demandeur avait précisé qu’il ne retirerait sa plainte qu’une fois l’arrangement amiable pleinement mis en œuvre, comme dans l’espèce Amos, précitée, mais ce ne fut pas le cas. La décideuse pouvait donc fort bien, tout en prenant acte du malentendu entre les parties, considérer l’arrangement amiable comme définitif et contraignant, et par conséquent rejeter les griefs.

 

[42]           La défenderesse affirme aussi que la direction a interprété et appliqué l’article 2 de l’arrangement amiable selon la manière dont elle comprenait cette disposition. L’article 2 stipulait que seuls les postes actuellement vacants de chef d’équipe CS-03 allaient être pourvus par recours aux processus de sélection d’un CS-03 intérimaire ou permanent, et qu’ils seraient pourvus en fonction des titres de compétence. Dans un courriel daté du 22 janvier 2010, Mme Diane Binney écrivait que les nominations intérimaires de courte durée qui étaient offertes quand le titulaire était en vacances n’étaient pas des nominations intérimaires à des postes PL vacants au sens de l’article 2 de l’arrangement amiable.

 

[43]           S’agissant des mutations, il est manifeste selon la défenderesse que les postes CS-03 exigeaient des aptitudes particulières et une expérience particulière. Il serait contraire à l’esprit de la LEFP de nommer à ces postes des employés qui n’étaient pas qualifiés.

 

Analyse

[44]           Dans ses motifs, la décideuse n’explique pas pourquoi elle est arrivée à sa conclusion, affirmant simplement que l’arrangement conclu était imprécis et qu’il existait un malentendu, et elle fait sienne la manière dont la direction interprète l’arrangement, pour finalement rejeter les griefs. La jurisprudence établit cependant qu’un précis ou un mémoire interne contenant des recommandations à l’intention du décideur peut tenir lieu de motifs (Wanis c Agence canadienne d’inspection des aliments, 2013 CF 963, au paragraphe 21; Miller c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2007] 3 RCF 438, au paragraphe 62). En l’espèce, la décideuse s’est fondée sur le Précis pour arriver à sa décision, et le contenu du Précis devrait donc être considéré comme partie des motifs de la décision définitive.

 

[45]           Le Précis, se référant à la décision Howarth c Sous-ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et al, 2009 TDFP 11 [la décision Howarth], mentionne que [traduction] « nulle disposition de la LEFP ne prévoit le dépôt d’une nouvelle plainte à raison du non-respect d’une médiation ou d’un arrangement [...] ».

 

[46]           Dans la décision Howarth, précitée, la demanderesse avait déposé une plainte concernant un processus de nomination. Un arrangement amiable fut conclu, et la plainte fut retirée. Par la suite, cependant, une nouvelle plainte fut déposée, dans laquelle la plaignante prétendait que l’administrateur général avait abusé de son pouvoir aux termes de l’article 77 de la LEFP. Dans sa nouvelle plainte, la plaignante voulait reprendre sa plainte initiale au motif que le défendeur n’avait pas respecté les clauses de l’arrangement amiable.

 

[47]           S’agissant de l’effet juridique d’un désistement, le TDFP s’est référé, dans l’affaire Howarth, à l’arrêt Canada (Procureur général) c Lebreux, [1994] ACF n° 1711 (CA) (QL) (l’arrêt Lebreux). Dans ce précédent, le plaignant s’était désisté de son grief relatif à sa suspension et à son congédiement après qu’un accord avait été conclu entre les parties. Il avait plus tard demandé à ce qui était alors la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) de fixer une nouvelle date d’audience au motif que les parties n’avaient pas conclu d’entente satisfaisante. La Commission avait annulé sa décision antérieure mettant fin à la procédure et avait accepté d’entendre le grief sur le fond. La Cour d'appel fédérale a jugé que l’arbitre avait erré en décidant de la sorte et que, une fois qu’un grief est retiré, la Commission n’est plus compétente pour statuer sur une plainte :

[12]      À partir du moment où l’intimé s’est désisté de ses griefs, la Commission et l’arbitre désigné sont devenus functus officio puisqu’ils ont été alors déssaisis [sic] du litige. La Commission n’avait ni à s’enquérir du mérite et de l’opportunité d’un tel désistement ni à décider de l’accepter ou de le refuser. L’acte de désistement a mis, immédiatement et sans plus, un terme aux procédures à l’égard desquelles il fut produit.

 

[48]           Le TDFP faisait aussi remarquer que l’arrêt Lebreux avait été analysé et appliqué dans la décision Maiangowi c Conseil du Trésor (Ministère de la Santé), [2008] CRTFP 6 (QL) [la décision Maiangowi]. Dans l’espèce Maiangowi, la représentante de la fonctionnaire s’estimant lésée avait demandé la réouverture du grief et la tenue d’une audience à cette fin, au motif que l’employeur avait violé l’entente conclue par les parties. Elle avait demandé à la CRTFP de se déclarer compétente pour statuer sur l’application de l’entente. L’arbitre, se fondant sur l’arrêt Lebreux, s’est exprimé ainsi :

[61]      À mon avis, Lebreux établit le principe que le retrait d’un grief interdit son arbitrage non seulement sur le fond du grief, mais aussi sur l’exécution de l’entente conclue pour le régler, si j’avais compétence pour en connaître. Une fois qu’un grief est retiré, la Commission n’a plus compétence sur tout ce qui le concerne; l’arbitre de grief n’en est tout simplement plus saisi.

 

[49]           Dans l’espèce Howarth, le TDFP est donc arrivé à la conclusion que, une fois la plainte initiale retirée, le tribunal perdait sa compétence et le retrait interdisait purement et simplement l’arbitrage du grief. Le tribunal concluait aussi que l’alinéa 77(1)c) et le paragraphe 30(2) de la LEFP autorisaient une plainte fondée sur un abus de pouvoir et/ou sur l’application du principe du mérite, mais que la prétendue violation d’un arrangement amiable ne constituait pas un moyen pouvant être validement invoqué aux termes de ces dispositions.

 

[50]           Récemment, dans l’arrêt Amos, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’arbitre avait compétence, selon la LRTFP, pour dire si l’arrangement amiable conclu par les parties était définitif et contraignant; pour entendre une allégation selon laquelle une partie n’avait pas respecté un arrangement amiable définitif et contraignant; enfin pour prononcer la réparation qui s’imposait. L’arbitre n’avait pas rouvert le dossier pour examen au fond, puisqu’il existait un arrangement amiable définitif et contraignant, mais il avait néanmoins rouvert le dossier pour décider si l’arrangement avait ou non été respecté. La Cour d'appel fédérale a relevé que le différend à l’origine de l’arrangement amiable était rattaché au grief initial, qui n’avait pas été retiré. Elle concluait ainsi :

[77]      […]      Le différend soulevé par l’appelant au sujet de l’entente de règlement est intrinsèquement lié à son grief principal, qui n’est toujours pas réglé et qui a été d’abord renvoyé à l’arbitrage, et il relève à bon droit de la compétence de l’arbitre de grief.

 

[51]           Selon moi, la présente affaire se distingue des espèces Howarth, Maiangowi et Amos, précitées. En l’espèce, l’arrangement amiable est fondé sur la plainte initiale, qui a été retirée. Le demandeur ne cherche pas toutefois à continuer ou à réactiver la plainte initiale. Contrairement à l’espèce Amos, il a plutôt déposé de nouveaux griefs en application du paragraphe 208(1), griefs qui reposaient sur de prétendus violations de l’arrangement amiable et qui n’ont pas été retirés. Dans l’espèce Howarth, le TDFP a jugé que l’alinéa 77(1)c) et le paragraphe 30(2) de la LEFP n’autorisaient pas une nouvelle plainte fondée sur une prétendue violation de l’arrangement amiable, mais ici la nouvelle plainte trouve appui sur le paragraphe 208(1) de la LRTFP. Selon le Précis, la LEFP ne renferme aucune disposition autorisant le dépôt d’une nouvelle plainte fondée sur l’arrangement amiable, mais la décideuse n’a pas refusé d’examiner les nouveaux griefs, et elle ne les a pas non plus clairement déclarés irrecevables parce qu’ils ne relevaient pas du champ du paragraphe 208(1) et qu’ils échappaient à sa compétence. Selon moi, la décideuse a fait allusion à cette question dans ses motifs, mais elle n’y a pas véritablement répondu.

 

[52]           Quoi qu’il en soit, la question soumise par le demandeur à la décideuse concernait la prétendue violation de l’arrangement amiable, une question qui, à mon avis, si elle devait être examinée, imposerait nécessairement d’interpréter l’arrangement pour régler le différend. Il n’est pas non plus contesté entre les parties que l’arrangement amiable était définitif et contraignant.

 

[53]           La question est donc de savoir s’il était loisible à la décideuse de faire sienne la manière dont la direction interprétait l’arrangement amiable.

 

[54]           Comme indiqué plus haut, c’est la disposition suivante de l’arrangement amiable qui est en litige :

[traduction]

[…] pourvoir tout poste PL vacant actuel intérimaire [sic] en recourant au prochain processus de sélection d’un CS-03 intérimaire, puis au prochain processus de sélection d’un CS-03 permanent, en tenant compte de la qualification essentielle et de la qualification constituant un atout pour chacun des postes.

 

[55]           À mon avis, les mots « tout poste PL vacant actuel intérimaire [sic] » sont de portée plutôt large et, à première vue, et en l’absence d’une politique ou ligne directrice applicable indiquant le contraire, on pourrait y inclure les mutations.

 

[56]           Le dossier contient diverses communications entre les parties, postérieures à la naissance du différend, qui portent sur l’interprétation de l’arrangement amiable. Ces communications prétendent exposer les vues respectives des parties sur l’interprétation de l’arrangement.

 

[57]           Sur ce point, je ferais observer que le droit général des contrats est applicable à un arrangement amiable sauf disposition contraire explicite d’une loi ou d’une convention collective (P.W. Hogg et P. J. Monahan, Liability of the Crown (3e édition, 2000), pages 238-240). Des arrangements amiables conclus aux termes de la LRTFP ont déjà été analysés d’après les principes de la common law applicables aux contrats (décision Castonguay c Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2005 CRTFP 73, paragraphes 17 à 23).

 

[58]           Ainsi, même si la direction et le demandeur étaient fondés à exprimer leurs convictions respectives quant à ce que devait réaliser l’arrangement amiable, la preuve de l’intention subjective d’une partie est sans intérêt en l’occurrence. La Cour suprême du Canada s’était exprimée ainsi dans l’arrêt Eli Lilly, précité :

[54]      […] L’intention des parties contractantes doit être déterminée en fonction des mots qu’elles ont employés en rédigeant le document, éventuellement interprétés à la lumière des circonstances du moment. La preuve de l’intention subjective d’une partie n’occupe aucune place indépendante dans cette décision.

 

[59]           La jurisprudence arbitrale en droit du travail montre aussi que la règle fondamentale d’interprétation des ententes écrites dans le contexte des relations de travail est la même que celle qui régit l’interprétation des lois ou des contrats. Plus précisément, il faut donner aux mots employés leur sens clair et ordinaire à moins qu’il n’en résulte une absurdité ou qu’il ne soit évident, d’après la structure d’une disposition ou de l’entente considérée dans sa globalité, que l’on songeait à un sens différent ou spécial (Exepertech Network Installation Inc c. Communications Energy and Paperworkers Union of Canada, 2010 CanLII 69131 (CA LA)). Le libellé d’un contrat puise son sens dans le contexte propre au contrat ainsi que dans l’intention des parties (arrêt Eli Lilly, précité).

 

[60]           Ainsi, selon moi, les conclusions présentées après coup par les parties à la décideuse concernant leurs intentions subjectives n’ont guère d’intérêt et n’auraient pas dû constituer l’unique fondement de la décision. La décideuse aurait dû plutôt fonder sa décision sur une interprétation des termes de l’arrangement amiable et sur le contexte dans lequel cet arrangement avait été conclu. Même si le libellé n’était pas clair, et si pour cette raison il était acceptable de s’appuyer sur une preuve extrinsèque, il n’y a, lorsque l’interprétation préconisée par une partie n’est a priori pas meilleure que celle préconisée par l’autre, aucune raison d’adopter tout simplement celle de la direction.

 

[61]           Par conséquent, selon moi, la présente affaire devrait être renvoyée parce que la décideuse a commis une erreur en fondant sa décision uniquement sur la manière dont la direction avait interprété l’arrangement amiable, une interprétation qui n’était pas suffisamment étayée par le dossier. En outre, s’agissant du pouvoir de la décideuse d’examiner les griefs, les motifs qu’elle expose ne rendent pas compte de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité qui doit s’attacher au processus décisionnel, et ils ne permettent pas à la Cour de dire si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 48; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 14)

 

Point n° 3 : La décideuse a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la mesure corrective demandée ne pouvait pas être appliquée?

 

Arguments du demandeur

[62]           Selon le demandeur, la décideuse n’a pas motivé sa conclusion selon laquelle elle ne pouvait donner effet à la mesure demandée, et, s’agissant de l’argument selon lequel elle n’avait pas le pouvoir légal d’y donner effet, cet argument est erroné en droit.

 

[63]           Le droit conféré par la loi aux employés de contester les opérations de dotation en personnel de l’ASFC, notamment les mutations, suppose qu’une mutation peut être annulée si l’auteur du grief obtient gain de cause (arrêt MJB Enterprises Ltd c Construction de défense (1951) Ltée, [1999] 1 RCS 619, au paragraphe 27; paragraphes 208(1) et (2) de la LRTFP).

 

[64]           L’employé qui dépose un grief relatif à une promotion et qui obtient gain de cause sera indemnisé, et le fait qu’il n’occupait pas le poste en question ne fera pas obstacle à l’indemnisation si l’employeur est fautif (Abbotsford Police Department c. Teamsters Local Union 31 (grief Allen) (2008), 179 LAC (4th) 305 (Coleman), au paragraphe 115; Sudbury Regional Hospital c. OPSEU, Local 659 (Paquette), [2002] OLAA No 1035, au paragraphe 9 (QL)).

 

[65]           Selon le demandeur, les mêmes principes juridiques régissant l’établissement de mesures correctives adéquates par un arbitre neutre ou à l’issue d’un arbitrage neutre devraient valoir également au sein de l’ASFC pour un décideur au dernier palier.

 

[66]           Le demandeur invoque l’arrêt Macklai c Agence du revenu du Canada, 2011 CAF 49, au paragraphe 7, où la Cour d'appel fédérale a confirmé que l’Agence du revenu du Canada a le pouvoir discrétionnaire de verser un salaire rétroactif à l’employé qui s’est vu refuser, à tort, une promotion. Quand bien même la Cour jugerait-elle que la décideuse au dernier palier ne pouvait annuler la mutation, l’ASFC devait quand même indemniser le demandeur pour la violation de l’arrangement amiable, en accord avec sa demande pour que soient prises [traduction] « les autres mesures nécessaires pour rectifier la situation », et sa demande en vue d’être [traduction] « rétabli dans sa position antérieure ». Les dommages-intérêts pour rupture de contrat sont calculés en fonction de ce que les parties espéraient au moment de la conclusion du contrat, et ils devraient rétablir la partie victime de la rupture dans l’état où elle se serait trouvée si l’autre partie avait respecté le contrat. La seule limite à l’étendue des dommages-intérêts recouvrables est le cas où ils présentent un caractère trop indirect (arrêt Mustapha c Culligan of Canada Ltd, 2008 CSC 27, [2008] 2 RCS 114, au paragraphe 19; arrêt BG Checo International Ltd c BC Hydro and Power Authority, [1993] 1 RCS 12, au paragraphe 48).

 

[67]           Il est impossible de savoir si le demandeur aurait été le candidat retenu, mais le décideur au dernier palier a le pouvoir d’accorder des dommages-intérêts pour l’« occasion manquée » d’obtenir l’un des trois postes convoités (Ontario (Ministry of Community, Family and Children’s Services) c. OPSEU, [2004] OGSBA no 192 (Commission de règlement des griefs des employés de l’État), paragraphes 14 à 21; Alberta Health Services c Alberta Union of Provincial Employees (arbitrage McGinnis), [2011] AGAA no 42 (arbitre Sims, c.r.), aux paragraphes 37 à 47; OPSEU c Ontario (St Lawrence Parks Commission), [2010] OGSBA no 113 (arbitre Herlich), aux paragraphes 14 à 27; Grand Yellowhead Regional Division No 35 c CUPE, Local 1357 (grief Proulx), [2010] AGAA no 47 (arbitre Tettensor), aux paragraphes 16 à 21). La jurisprudence arbitrale accorde des dommages-intérêts pour l’occasion manquée d’obtenir une promotion, selon les mêmes principes que les dommages-intérêts accordés en common law pour occasion manquée (arrêt Chaplin c. Hicks, [1911] 2 KB 786 (CA), et les règles applicables aux dommages-intérêts accordés pour occasion manquée sont appliquées par les tribunaux canadiens (arrêt Eastwalsh Homes Ltd c. Anatal Developments Ltd, [1993] OJ no 676 (QL), au paragraphe 42 (CA Ont)).

 

Arguments de la défenderesse

[68]           Selon la défenderesse, il ne pouvait être donné effet à la mesure corrective demandée, et cela pour trois raisons.

 

[69]           D’abord, le bassin de candidats qualifiés qui avait été établi à partir du processus de sélection des CS-03 avait expiré à l’automne de 2010, et aucune autre nomination ne pouvait donc être faite à partir de ce bassin.

 

[70]           Deuxièmement, la mutation elle-même n’est pas visée par le grief du demandeur, lequel concerne une prétendue violation de l’arrangement amiable. Les paragraphes 208(1) et (2) de la LRTFP donnent sans doute le droit au fonctionnaire de présenter un grief concernant une mutation. Cependant, les alinéas 209(1)c) et 211b) de cette Loi précisent la catégorie de griefs liés à une mutation qui peuvent être renvoyés à la CRTFP pour arbitrage. Le sous‑alinéa 209(1)c)(ii) dispose que seul un grief lié à une mutation faite sans le consentement du fonctionnaire alors que ce consentement était nécessaire peut être renvoyé à la CRTFP. L’article 211 interdit le renvoi à l’arbitrage d’un grief portant sur « toute mutation effectuée sous le régime de cette loi (la LEFP), sauf celle du fonctionnaire qui a présenté le grief ». En priant la Cour d’annuler la mutation, le demandeur tente d’obtenir indirectement ce que la LEFP lui interdit explicitement de faire directement. Rien ne permet non plus de penser que les personnes mutées n’étaient pas qualifiées pour les postes.

 

[71]           Troisièmement, les dommages-intérêts demandés présentent un caractère trop indirect. L’arrangement amiable ne régissait pas l’occupation de postes CS-03 par le demandeur, les postes devant plutôt être occupés par des employés qui s’étaient qualifiés dans le processus de sélection CS-03. Si le poste CS-03 avait été pourvu à partir du bassin de candidats qualifiés, il n’est pas établi que le demandeur aurait été le candidat retenu. Une demande de dommages‑intérêts pour occasion manquée repose, par nature, sur des conjectures, et le demandeur n’a pas prouvé qu’il avait une chance raisonnable de succès (Harvin D. Pitch et Ronald M. Snyder, Damages for Breach of Contract (Toronto: Carswell, 1989) 3-1 à 3-18; Graybriar Industries Ltd c. Davis & Co (1990), 46 BCLR (2d) 164 (CS C-B)).

 

Analyse

[72]           La décideuse, dans la présente affaire, n’a pas dit qu’elle n’avait pas le pouvoir de donner effet à la mesure corrective demandée. Elle écrit plutôt :

[traduction]

En outre, le redressement que vous souhaitez obtenir ne peut pas être appliqué, et aucune autre mesure corrective ne sera donc envisagée.

 

[73]           Aucune analyse ou justification n’est proposée par la décideuse au soutien de cette conclusion, que ce soit dans la décision elle-même ou dans le précis. Dans ses griefs, le demandeur voulait que l’ASFC respecte l’arrangement amiable, qu’elle remédie aux manquements et qu’elle prenne les autres mesures nécessaires pour rectifier la situation; et il voulait que [traduction] « l’accord visant la médiation du TDFP soit observé quand il s’agira du remplacement temporaire actuel pour le poste de chef d’équipe ACROSS occupé par Marion, ainsi qu’il est indiqué dans les conditions de règlement », et il voulait être [traduction] « rétabli dans sa position antérieure ».

 

[74]           La norme de la décision raisonnable oblige la juridiction de contrôle à se demander « si la décision contestée possède les attributs de la raisonnabilité », en se référant à la fois à l’énoncé des motifs et aux issues qui en découlent, et ces attributs comprennent « la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel » [arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47].

 

[75]           Puisque les griefs ont été rejetés, il était techniquement inutile pour la décideuse d’aborder la question du redressement; elle écrit pourtant que le redressement ne pouvait pas être appliqué. En l’absence de motifs expliquant pourquoi le redressement ne pouvait pas être appliqué, il serait hasardeux de tenter d’évaluer le fondement de cette décision et de dire s’il s’agit d’une conclusion raisonnable.

 

[76]           Quoi qu’il en soit, puisque je suis arrivée à la conclusion que la présente affaire devrait être renvoyée pour nouvel examen, il appartiendra au décideur, si nécessaire, à ce moment-là, de concevoir un redressement adéquat (décision Backx, précitée, au paragraphe 25).


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE CE QUI SUIT :

 

1.                  la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;

 

2.                  le demandeur a droit aux frais de la demande demande. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le montant des frais à payer au demandeur, elles pourront déposer des conclusions écrites devant la Cour dans un délai de 10 jours après la présente décision.

 

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-1934-12

 

INTITULÉ :

PETER TATICEK c AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 1er Octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LA JUGE STRICKLAND

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 21 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Steven Welchner

 

pour le demandeur

 

Lesa Brown

 

pour la défenderesse

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet d’avocats

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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