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Date : 20140321


Dossier : IMM-3807-13

Référence : 2014 CF 276

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2014

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

ZELJKO VILJANAC, RADMILA VILJANAC, MARKO VILJANAC, NATASA VILJANAC

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) d’une décision datée du 30 avril 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les défendeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention.

 

 

FAITS

[2]               Le défendeur principal, son épouse défenderesse, ainsi que leurs deux enfants mineurs sont tous citoyens de la Croatie, un pays d’origine désigné, aux termes de l’article 109.1 de la Loi.

 

[3]               Les défendeurs sont d’origine ethnique serbe. Ils font valoir qu’ils ont eu, en raison de leur appartenance à la communauté serbe, de la difficulté à trouver du travail, qu’ils ont été victimes de discrimination en milieu de travail et de harcèlement verbal.

 

[4]               Le fils des défendeurs soutient avoir été agressé de nombreuses fois par d’autres enfants, notamment lors d’un incident survenu en septembre 2011, où un voisin âgé de 15 ans a planté un couteau de cuisine dans le sol et a crié qu’il allait l’abattre parce qu’il est Serbe.

 

[5]               Les défendeurs ont aussi allégué que le ou vers le 18 novembre 2012, une personne inconnue a lancé une brique à travers la fenêtre de la salle de bain de la résidence familiale et est ensuite retournée sur les lieux pour crier des insultes à la défenderesse.

 

[6]               Les défendeurs sont arrivés au Canada le 12 janvier 2013 et ils ont demandé l’asile.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               La Commission a rendu une décision très brève selon laquelle les défendeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention.

 

[8]               La Commission a conclu que, pour ce qui est de la majeure partie de leur témoignage, y compris celui sur la discrimination qu’ils ont subie de même que tous les actes de violence physique auxquels a été victime leur fils, les défendeurs étaient des victimes crédibles. Cependant, elle n’a pas accepté le témoignage des défendeurs au sujet d’une dernière série d’incidents selon lesquels, d’après les défendeurs, un homme s’était présenté à leur résidence pour les menacer. Les incohérences et les ajustements dans le témoignage ont mené la Commission à conclure que ces incidents n’ont jamais eu lieu et que les défendeurs avaient tenté d’induire la Commission en erreur en ajoutant ces incidents à leur témoignage par ailleurs crédible.

 

[9]               La Commission a conclu que le nombre incessant et répété d’actes de discrimination dont ont été victimes tous les membres de la famille en raison de leur nationalité, particulièrement le fils qui a été battu, et la discrimination dont a souffert la défenderesse dans sa recherche d’emploi, constituaient de la persécution.

 

[10]           La Commission a conclu que l’État ne serait pas raisonnablement disposé à protéger la famille dans ce cas précis. Les défendeurs ont tenté à plusieurs reprises d’obtenir la protection des autorités policières et, même si les policiers sont intervenus à chaque occasion, la Commission a conclu qu’ils ont constamment omis de fournir le niveau de protection adéquat à la famille.

 

[11]           Abordant la question de la possibilité de refuge intérieur (PRI), la Commission a conclu que la preuve documentaire a permis de confirmer qu’il existe de la discrimination contre les Serbes partout en Croatie, et que, selon la prépondérance des probabilités, les défendeurs ne seraient probablement pas en mesure de trouver un emploi rémunéré dans toute la Croatie.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[12]           Les questions en litige dans la présente demande sont les suivantes :

1)      L’analyse de la Commission quant à la présence de discrimination équivalent à de la persécution était‑elle raisonnable?

2)      L’analyse de la Commission à l’égard de la protection de l’État était‑elle raisonnable?

3)      L’analyse de la Commission relativement à la PRI viable était‑elle raisonnable?

 

 

NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

 

[13]           Les conclusions de la Commission relativement à la discrimination, à la protection de l’État et à la PRI sont toutes des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, et elles sont toutes susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 53 [Dunsmuir]; Smirnova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 347, par. 19; Sefa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1190, par. 21; Velez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2013 CF 132, par. 24).

 

[14]           Lorsqu’elle procède à l’examen de la décision de la Commission en appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit intervenir que si la Commission est arrivée à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait (Dunsmuir, par. 47; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, par. 59).

 

ANALYSE

Discrimination dont les défendeurs ont été victimes

 

[15]           Le demandeur reconnaît qu’un demandeur d’asile peut démontrer que la nature cumulative de la discrimination subie équivaut à de la persécution (Kanto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1049, par. 38), cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[16]           Je suis d’accord. La reconnaissance de l’effet cumulatif d’actes discriminatoires ne signifie pas qu’un demandeur s’acquittera de son fardeau simplement en alléguant des actes préjudiciables répétés. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Munderere c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 84, par. 45, portant sur la même question de la discrimination cumulative, « peu importe que le demandeur d’asile invoque un seul incident ou sur une série d’événements considérés globalement, il a l’obligation de convaincre la Commission qu’au moment de l’audience, il a raison de craindre d’être persécuté dans le pays à l’égard duquel il cherche la protection ». Tandis que la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Sagharichi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 796, par. 3, on a conclu que la ligne de démarcation entre la persécution et la discrimination est [traduction] « difficile à tracer », et que, [traduction] « dans tous les cas, il incombe à la Commission de tirer sa conclusion dans le contexte factuel particulier, en effectuant une analyse minutieuse de la preuve présentée et en soupesant comme il convient les divers éléments de la preuve, et que l’intervention de la présente Cour n’est pas justifiée à moins que la conclusion tirée ne semble arbitraire ou déraisonnable ».

 

[17]           En l’espèce, la décision de la Commission ne permet pas d’établir qu’une analyse minutieuse a été effectuée ou que l’on a soupesé comme il convient les divers éléments de preuve et, par conséquent, elle est déraisonnable. La conclusion de la Commission selon laquelle « les actes de discrimination incessants et répétés subis par tous les membres de la famille » équivalaient à de la persécution, n’est tout simplement pas conforme à la preuve dont elle dispose. Même si d’après certains éléments de preuve le fils du demandeur a été ostracisé par certains camarades de classe et enfants du voisinage, la conclusion de la Commission quant aux actes de violence physique répétés n’est pas fondée. Dans le formulaire de Fondement de la demande d’asile (FDA) du demandeur, il rapporte seulement un incident de violence physique perpétrée contre son fils. En outre, tandis que la Commission décrit l’incident de 2011 comme celui où un voisin âgé de 15 ans « battait vos enfants », la preuve établit clairement que même si des menaces ont été proférées aucun acte physique n’a été posé. Les actes discriminatoires vécus par le fils du défendeur n’ont été ni approuvés ni encouragés par les autorités étatiques de la Croatie, et le fils a été en mesure de poursuivre ses études, y compris son éducation religieuse, en Croatie. De la même manière, la conclusion de la Commission quant à la présence de discrimination équivalent à de la persécution dans le contexte du milieu de travail n’est pas étayée par la preuve. Contrairement à la conclusion de la Commission selon laquelle la défenderesse n’a pas été en mesure de trouver un emploi pendant de « nombreuses années », un examen des antécédents professionnels incohérents a permis d’établir que, mis à part une courte période entre 2008 et 2009, la défenderesse a pu trouver du travail en Croatie. De même, rien n’indique que le défendeur a eu de la difficulté à se trouver du travail; en fait, il a occupé le même emploi de fossoyeur pendant 16 ans avant de quitter la Croatie. Les conclusions de la Commission n’étaient pas fondées sur la preuve qui lui a été soumise et son analyse de l’effet cumulatif d’actes discriminatoires et de la présence de persécution était inadéquate.

 

Protection de l’État

[18]           Le demandeur soutient que la Commission a omis d’appliquer les principes juridiques qui gouvernent une analyse de la protection de l’État. En outre, le demandeur fait valoir que les conclusions de la Commission n’ont pas mené à une analyse minutieuse de la preuve, et que cette analyse est quasi inexistante.

 

[19]           Encore une fois, je suis du même avis. L’analyse de la protection de l’État effectuée par la Commission et son traitement de la preuve soumise étaient entièrement inadéquats. La conclusion de la Commission selon laquelle les policiers « ont constamment échoué à fournir à votre famille un niveau de protection adéquat » n’était pas étayée par la preuve devant elle. Il a été démontré que les policiers ont répondu à chaque appel des défendeurs et rien de permet d’établir que les policiers n’ont pas donné suite à des enquêtes ou qu’ils ont omis de fournir des services. Cela est particulièrement vrai compte tenu de l’absence de rapports de police déposés et du fait que les défendeurs n’ont pas fait de suivi auprès du service de police après d’incident de 2011.

 

[20]           Les défendeurs ont le fardeau de réfuter la présomption de la protection de l’État (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 RCS 689, par. 725 et 726) et ce fardeau est encore plus difficile à renverser dans des États démocratiques comme la Croatie (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, par. 57). L’examen très bref par la Commission de la protection de l’État ne traite d’aucun de ces principes et ne fournit pas une assise raisonnable sur laquelle la Commission aurait pu se prononcer comme elle l’a fait (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teacher’s Association, 2011 CSC 61, par. 53).

 

Possibilité de refuge intérieur

[21]           Le critère visant à déterminer si un demandeur dispose d’une PRI viable comporte deux volets. Premièrement, la Commission doit être convaincue qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans la PRI envisagée. Deuxièmement, elle doit être convaincue qu’il est objectivement raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur cherche refuge dans le lieu désigné comme une PRI (Zablon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 58, au par. 20).

 

[22]           Le demandeur fait valoir qu’il semble que la Commission ait combiné de façon erronée ces deux volets en un seul critère, concluant donc que la discrimination contre les Serbes est présente dans toute la Croatie, particulièrement pour ce qui est d’obtenir un emploi et que les défendeurs ne pourraient pas trouver un emploi rémunéré dans toute la Croatie. La Commission a également omis de déterminer si une ville de la Croatie située à l’extérieur d’une zone de guerre pouvait être désignée comme une PRI.

 

[23]           Une fois de plus, je souscris aux arguments soulevés par le demandeur. Le traitement par la Commission de l’exigence d’une PRI était incomplet. La Commission a conclu compte tenu des « compétences limitées et de vos antécédents d’emploi » des défendeurs et selon la prépondérance des probabilités, qu’ils ne seraient pas susceptibles de trouver un emploi rémunéré dans toute la Croatie. En tenant compte à la fois des incohérences soulevées dans le dossier concernant les antécédents professionnels de la défenderesse et de l’absence de preuve démontrant qu’un emploi de fossoyeur, d’homme de ménage ou d’aide à domicile ne pourrait être occupé dans d’autres régions du pays, la conclusion de la Commission n’est pas étayée par la preuve qui lui a été soumise.

 

CONCLUSION

[24]           Malheureusement pour les défendeurs, la décision de la Commission comporte tellement de lacunes qu’elle ne peut être sauvegardée par le raisonnement de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62. Comme l’a récemment rappelé la Cour dans l’affaire Komolafe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, par. 11, « L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser ». En l’espèce, la Commission n’a pas examiné de façon adéquate la preuve qui lui a été soumise, et son analyse ainsi que ses motifs sont si inadéquats qu’ils ne peuvent être considérés comme étant raisonnables.

 

[25]           Pour ces motifs, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

 

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

Décision certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                                        IMM-3807-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. ZELJKO VILJANAC ET AL

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                        MontrÉal (qUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                        LE 17 MARS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 21 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Patricia Nobl

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stéphanie Valois

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stéphanie Valois, B.C.L., L.L.B.

Avocate – Attorney

83 Saint-Paul West

Montréal (Québec)

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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