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Date : 20140319


Dossier :

T-809-13

 

Référence : 2014 CF 263

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2014

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

SELEX SISTEMI INTEGRATI S.P.A.

 

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

EADS DEUTSCHLAND GMBH

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Aperçu

[1]               La demanderesse Selex Sistemi Integrati S.p.A [Selex] sollicite le contrôle judiciaire de la décision de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada [Travaux publics] de déclarer non conforme sa soumission présentée en réponse à la demande de propositions [DP] numéro W8475-115110/B, et d’octroyer plutôt le contrat à la défenderesse EADS Deutschland GmbH [EADS]. Travaux publics a conclu que la vente, durant le processus d’appel d’offres, de la quasi-totalité des actifs de Selex à une société sœur nouvellement créée était contraire à la clause de non‑cession contenue dans la DP.

[2]               Selex fait valoir que, puisque Travaux publics a omis de fournir des motifs à l’appui de sa décision, celle-ci doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Sur le fond, Selex affirme essentiellement que le transfert de ses actifs a eu, selon le droit italien, le même effet pratique et opérationnel qu’une fusion et que, à ce titre, il n’aurait pas dû être considéré comme une infraction à la clause de non-cession.

[3]               Selex sollicite diverses ordonnances, entre autres, une ordonnance déclarant invalide ou illégale la décision de Travaux publics, une ordonnance mettant fin au contrat octroyé à EADS ainsi qu’une ordonnance portant que le contrat devrait être octroyé à Selex, ou à titre subsidiaire, une ordonnance enjoignant à Travaux publics de réévaluer la soumission de Selex.

[4]               La demande de contrôle judiciaire sera rejetée pour les motifs énoncés ci-dessous.

 

Le contexte

[5]               Selex est une société italienne spécialisée dans la fabrication de produits électroniques pour les secteurs de l’aérospatiale, de la défense et de la sécurité, dont le siège social est situé à Rome, en Italie. Il s’agit de l’une des nombreuses sociétés liées appartenant à Finmeccanica S.p.A [Finmeccanica], le plus grand groupe industriel de haute technologie en Italie.

[6]               EADS est une société enregistrée aux Pays-Bas, spécialisée dans les avions de chasse et de transport militaire, les systèmes électroniques et de sécurité de la défense et les systèmes en aérospatiale. Cette société a été renommée « Groupe Airbus » le 2 janvier 2014. Pour les besoins du présent contrôle judiciaire, nous l’appellerons EADS.

[7]               Travaux publics est le ministère fédéral responsable de la DP.

[8]               En novembre 2010, Travaux publics a lancé une demande d’expression d’intérêt et de qualification [DEIQ] aux fins de l’achat de radars intégrés de surveillance de zone et de surveillance secondaire [les radars] pour six bases militaires de l’Aviation royale canadienne [l’Aviation] et pour un site d’entraînement. Ces radars soutiennent les opérations générales de la l’Aviation au Canada, en fournissant à ses contrôleurs aériens des données précises sur le positionnement des aéronefs.

[9]               La DEIQ avait pour but de faire une présélection des fournisseurs qui satisfaisaient aux critères établis. Dans le cadre de ce processus, seules cinq sociétés, dont Selex et EADS, ont été présélectionnées pour soumissionner.

[10]           Travaux publics a publié la DP le 26 janvier 2012. La DP intégrait par renvoi certaines clauses et conditions uniformisées d’achat de Travaux publics. Les clauses particulières intégrées à la DP et auxquelles les soumissionnaires acceptaient expressément d’être liés étaient les suivantes : 2003 (2011-05-16), Instructions uniformisées – biens ou services – besoins concurrentiels. Il était expressément énoncé à la stipulation 05.8 de ces instructions uniformisées qu’« [u]ne soumission ne peut pas être cédée ou transférée, que ce soit en tout ou en partie. »

[11]           Selex et les autres soumissionnaires présélectionnés ont présenté des soumissions avant la date de clôture de la période d’appel d’offres, soit le 2 mai 2012. Conformément à la DP, les soumissions pouvaient être acceptées jusqu’au 28 décembre 2012.

[12]           À la suite de l’évaluation des soumissions reçues réalisée en octobre 2012 par Travaux publics, seules celles présentées par Selex et EADS ont été jugées conformes aux modalités de la DP. Travaux publics a évalué les soumissions à l’aide de sa grille d’évaluation et d’un système de notation combiné des aspects techniques et financiers. Travaux publics a conclu que Selex demandait un prix moindre, mais que EADS avait obtenu un pointage plus élevé en ce qui a trait aux éléments techniques. Par conséquent, Travaux publics a accordé un pointage de 86,50 à la soumission de Selex, et un pointage de 85,74 à celle d’EADS.

[13]           Après avoir procédé à cette évaluation, mais avant de faire connaître aux soumissionnaires leurs résultats, Travaux publics leur a demandé l’autorisation de prolonger la période de validité des soumissions jusqu’au 21 mars 2013. Selex a accepté et elle a demandé à ce moment-là si le contrat serait octroyé en 2012 ou plus tard. Selex n’a pas avisé Travaux publics de la raison pour laquelle le moment auquel la soumission serait choisie était important.

[14]           Le 1er janvier 2013, Selex a fait l’objet d’une réorganisation, tout comme d’autres de ses sociétés sœurs, lesquelles appartenaient toutes à Finmeccanica.

[15]           Avant la réorganisation, Finmeccanica menait ses activités commerciales liées aux systèmes électroniques de défense et de sécurité par l’entremise de trois sociétés italiennes : Selex, Selex Elsag S.p.A [Elsag] et Selex Galileo S.p.A. [Galileo]. Ces trois sociétés étaient des filiales en propriété exclusive de Finmeccanica et chacune d’entre elles détenait une filiale non italienne en propriété exclusive. Dans le cas de Selex, sa filiale détenue en propriété exclusive était Selex Systems Integrations Inc., une société américaine.

[16]           Finmeccanica a regroupé toutes ses sociétés de produits électroniques de défense et de sécurité dans l’intention de créer une seule entité européenne, à savoir Selex ES S.p.A [Selex ES]. Dans le cas des sociétés Elsag et Galileo, elles ont été fusionnées à Selex ES, et leurs filiales respectives sont devenues des filiales de Selex ES.

[17]           Toutefois, la façon dont Finmeccanica a procédé à la réorganisation en ce qui concerne Selex est au cœur du présent litige. Selex prétend que son entreprise a été [traduction] « transférée à titre d’entreprise en exploitation et intégrée à Selex ES ». Le complexe commercial dans son intégralité, y compris ses actifs, ses activités, son personnel et son infrastructure administrative, a été transféré et intégré à Selex ES. Pour ce qui est de sa filiale américaine, elle est devenue une filiale détenue en propriété exclusive de Selex ES. Selon Selex, la prochaine étape qui l’attend est sa liquidation. Cela ne s’est pas encore produit.

[18]           Dans une lettre datée du 9 janvier 2013, Selex a informé Travaux publics de cette réorganisation, en mentionnant qu’elle avait [traduction] « transféré et intégré son entreprise à » Selex ES le 1er janvier 2013, et que cette dernière lui avait « succédé » dans le cadre de sa soumission en réponse à la DP. Après réception de cette lettre, Travaux publics a communiqué avec Selex et lui a demandé de plus amples renseignements au sujet de la réorganisation. Il y a eu ensuite de nombreuses communications entre les parties, car Travaux publics tentait de déterminer si la réorganisation constituait une fusion ou en avait l’effet en pratique selon le droit italien. Au début, les communications ont eu lieu entre Donna Kovalsky, l’autorité contractante désignée à Travaux publics pour les achats, et Daniel Tavano, le représentant de Selex. Par la suite, les communications entre les parties se sont principalement tenues entre David Holmes, avocat du ministère de la Justice pour Travaux publics, et Stefano Pineschi, conseiller juridique interne de Selex.

[19]           Il convient de souligner que Selex a remis à Travaux publics une copie d’un accord conclu entre elle-même et Selex ES intitulé [traduction] « Vente du complexe commercial » et daté du 13 décembre 2012. L’accord visait à étayer la vente du [traduction] « complexe commercial » de Selex composé, entre autres, des « éléments » figurant sur une [traduction] « liste d’offres commerciales présentées », comme le montre l’annexe AD. Dans ce document, Selex et Selex ES sont désignées respectivement comme étant la « cédante » et la « cessionnaire ».

[20]           Le 13 février 2013, M. Holmes a avisé M. Pineschi que les changements organisationnels faisaient en sorte que Travaux publics devait [traduction] « examiner avec soin le statut de Selex dans le cadre du processus d’appel d’offres » et que, pour les besoins de cet examen, il devait lui poser six questions principales en vue d’obtenir des renseignements supplémentaires. Il a notamment posé la question suivante : [traduction] « Selon le droit italien, est-ce que le retrait des actifs de [Selex] et le transfert de ces actifs dans [Selex ES] a le même effet que si [Selex] s’était fusionnée avec [Selex ES]? ». Il a aussi demandé si la soumission de Selex relativement au contrat était incluse dans l’annexe AD de l’accord de vente du complexe commercial [traduction] « ou était vendue ou transférée de quelque autre façon » à Selex ES.

[21]           Le 15 février 2013, M. Pineschi a répondu aux questions de M. Holmes, en précisant ce qui suit :

                        [traduction]

a.     Les actifs et le personnel de Selex ont tous fait l’objet d’un transfert à Selex ES, mais il a été décidé, pour  « une simple question de forme », de conserver Selex « aux seules fins limitées de s’occuper de certaines procédures administratives et juridiques. Toutefois, [ils] procéderaient sous peu à sa liquidation »;

b.      « Puisqu’il y a eu vente de l’ensemble du complexe commercial de [Selex], [ils] ont essentiellement le même effet que si [Selex] s’était fusionnée à [Selex ES] (la seule différence étant que [Selex] demeure une entité juridique sans actifs ni personnel). Dans les faits, d’un point de vue juridique, [Selex ES] est devenue l’interlocutrice ‘naturelle’ et exclusive de Travaux publics, puisque tous les éléments d’actif, le personnel et les éléments de passif de [Selex] (incluant ceux pertinents quant à la soumission dans le cadre de la [DP]) ont été cédés à [Selex ES] »;

c.       La soumission de Selex pour le contrat figurait dans les deux annexes de l’accord de vente du complexe commercial (annexes AD et AE);

d.      Selex n’était plus en mesure d’exercer ses activités de production ou de s’acquitter des obligations énoncées dans la DP, puisque ses capacités industrielles et techniques avaient été transférées à Selex ES.

[22]           M. Holmes a aussi obtenu les résultats d’une recherche menée relativement au statut des sociétés Selex, Elsag et Galileo, qui démontrait ce qui suit :

[traduction]

a.     En date du 28 janvier 2013, Selex était toujours « active »;

b.    En date du 1er février 2013, Elsag et Galileo « ont cessé » d’exister, puisqu’elles avaient été intégrées à Selex ES.

[23]           M. Holmes a ensuite fourni à Travaux publics un avis juridique quant à l’effet de la réorganisation de Selex sur le processus d’appel d’offres – dans une ordonnance en date du 9 septembre 2013, la Cour a statué que cet avis juridique constituait un document protégé par le privilège des communications entre client et avocat et qu’à ce titre, il ne serait pas communiqué à la demanderesse. Travaux publics a ensuite déterminé que la soumission de Selex n’était plus conforme à la DP.

[24]           Le 21 mars 2013, Travaux publics a octroyé le contrat à EADS et en a donc avisé Selex sans fournir plus de détails. Après réception de la lettre de Travaux publics, Selex a demandé à Travaux publics la tenue d’une réunion de compte rendu, laquelle a été fixée au 17 avril 2013. Le 15 avril 2013, Travaux publics a fait parvenir une lettre à Selex, pour l’aviser des résultats de l’évaluation de sa soumission et pour l’informer que cette dernière avait été jugée non conforme [traduction] « à la suite des réponses qu’elle a données aux demandes de renseignements qui découlaient de sa lettre du 9 janvier 2013, par laquelle elle avisait Travaux publics de sa réorganisation ».

[25]           La réunion de compte rendu a eu lieu comme prévu le 17 avril 2013. Le vice-président de Selex, M. Antoine Cortezi, a pris des notes, lesquelles indiquent ce qui suit :

[traduction]

a.     Selex était le soumissionnaire ayant obtenu la note la plus élevée et elle aurait obtenu le contrat. Cependant, en raison de la réorganisation, sa soumission a été jugée non conforme;

b.    À la suite de la réorganisation, Selex n’était plus en mesure de satisfaire aux retombées industrielles et régionales, qui constituaient les exigences de l’appel d’offres sur les plans technique et de la gestion (puisqu’elle ne détenait plus d’actifs);

c.     M. Holmes a expliqué que les « services juridiques » avaient effectué ses propres vérifications préalables et que le transfert de Selex à Selex ES ne constituait pas une « véritable fusion ». Si la situation avait été décelée après l’octroi du contrat, « TRAVAUX PUBLICS aurait été forcé d’effectuer à nouveau sa vérification préalable et il aurait vraisemblablement mis fin au contrat pour manquement »;

d.    M. Holmes a déclaré que le changement au sein de l’entreprise ne « nous avait jamais été présenté comme une fusion. Cela ne ressemblait pas à une fusion et il n’y avait aucun signe de l’existence d’une fusion ». Il y a « véritable fusion » quand « deux entités sont réunies pour ne former qu’une seule entité nouvelle, alors que dans notre cas, [Selex] n’était pas réellement fusionnée : elle a plutôt ‘vendu’ ses actifs et elle est demeurée une société fictive qui devait être liquidée dans un avenir proche »;

e.     M. Holmes aussi déclaré ce qui suit : « Vous ne pouvez, pour des raisons juridiques, changer les soumissionnaires au beau milieu d’un appel d’offres ». Ce faisant, il « a refusé de renvoyer à quelque disposition règlementaire ou clause de la DP ».

[26]           Selex a déposé un avis d’opposition à l’encontre de Travaux publics relativement à sa décision selon laquelle la soumission de Selex n’était pas conforme. Dans une lettre datée du 4 juin 2013, Travaux publics l’a avisée que sa décision demeurerait inchangée, puisque :

a.     Selex avait transféré son entreprise, y compris ses capacités industrielles et techniques ainsi que la soumission elle-même, et qu’elle n’était donc pas en mesure de réaliser les travaux nécessaires prévus dans le cadre de l’appel d’offres;  

b.    Selex avait enfreint l’interdiction expresse contenue dans la DP relativement au transfert ou à la cession d’une soumission.

 

Il était aussi indiqué ce qui suit dans la lettre :

[traduction]

La question de savoir si la réorganisation constituait une fusion selon le droit canadien ou selon le droit italien n’était pas pertinente et ne l’est toujours pas. TRAVAUX PUBLICS ne prend pas position sur la question de savoir si la soumission de Selex était devenue non conforme si Selex avait restructuré ses opérations de manière différente, notamment au moyen d’une fusion. [Non souligné dans l’original.]

[27]           Depuis qu’EADS s’est vue octroyer le contrat, des détails relatifs à l’administration du contrat, à la documentation technique, et aux besoins en matière de sécurité ont été confirmés; des études de site et des évaluations géotechniques ont été réalisées, et l’emplacement précis pour les radars a été établi, et ce, pour chaque site. Bien que l’on s’attende à ce que le remplacement de l’ensemble du matériel dans les sept sites prenne de trois à quatre ans, on prévoit que certains des radars seront installés dès 2014.

 

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[28]           Les questions soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

a.     Est-ce que Travaux publics a commis une erreur dans son interprétation de la clause sur la cession figurant à la stipulation 05.8 des clauses et conditions uniformisées d’achat?

b.    Est-ce que Travaux publics a commis une erreur en concluant que Selex avait, en raison de sa réorganisation, rendu sa soumission non conforme, et qu’elle avait donc enfreint la clause de non-cession dans la DP?

c.     Travaux publics a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale envers Selex?

[29]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable relativement à l’obligation d’équité procédurale est celle de la décision correcte. Toutefois, elles ne s’entendent pas sur la norme qui s’applique à l’égard de l’interprétation de la clause concernant la cession et de l’application de cette interprétation à la réorganisation de Selex.

[30]           La demanderesse soutient qu’au regard des questions a) et b), la décision devrait être examinée selon la norme de la décision correcte, puisqu’elle est fondée soit sur une erreur de droit commise par Travaux publics dans son appréciation eu égard à ce qui constitue une fusion et à ce qui constitue une réorganisation non permise aux termes de la DP, soit sur une erreur de droit commise par Travaux publics dans son interprétation de la cause de la DP qui interdit la cession de soumissions.

[31]           Pour ce qui est de la question a), la demanderesse affirme que la norme de la décision correcte s’applique à l’égard de l’interprétation des modalités d’une DP. Sur ce point, elle invoque la décision IMP Group Ltd c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2006 CF 1223, au paragraphe 24, (confirmée par 2007 CAF 318) [IMP Group], dans laquelle le juge Harrington, au moment de se pencher sur les trois normes de contrôle applicables avant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, a établi que la norme de la décision correcte s’appliquait à l’interprétation de la DP, mais que la norme de la décision manifestement déraisonnable s’appliquait à l’égard de l’examen des soumissions présentées. La demanderesse reconnaît qu’une décision quant à savoir si une soumission est conforme aux modalités d’une DP est une question mixte de fait et de droit, qui entraîne habituellement l’application de la norme de la décision raisonnable. Elle prétend toutefois qu’il serait impossible de satisfaire à cette norme étant donné l’absence de motifs concomitants. Pour que la cour de révision puisse procéder au contrôle d’une décision, celle-ci doit être [traduction] « transparente et intelligible ». Il doit exister des motifs de décision, lesquels ne doivent pas être obscurs ou indiscernables à d’autres égards. Sur ce point, Selex renvoie la Cour à l’arrêt Leahy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 227, aux paragraphes 119 à 121.

[32]           Selex soutient en outre que l’explication fournie après coup par Travaux publics pour justifier sa décision a changée depuis la réunion de compte rendu et que Travaux publics a depuis lors tenté d’étayer sa décision en présentant d’autres motifs, au moyen des affidavits de Mme Kovalsky et de M. Revitt. Une telle approche n’est pas permise, car « [a]gir ainsi revient à demander à l’auteur d’une demande de contrôle judiciaire de chercher à atteindre une cible mouvante » (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255 [Sellathurai], aux paragraphes 46 et 47).

[33]           Pour ce qui est du défendeur, il a proposé que les questions a) et b) soient combinées en une seule, soit celle de savoir si Travaux publics a commis une erreur en concluant que Selex avait rendu sa soumission non conforme en raison de sa réorganisation et du fait de ne pas avoir respecté la clause de non-cession. La norme de la raisonnabilité est celle qui devrait s’appliquer à cette question, puisqu’il s’agit d’une question mixte de droit et de fait. Pour étayer cet argument, le défendeur s’appuie principalement sur les décisions Bot Construction Limited c Ontario (Ministry of Transportation), 2009 ONCA 879 [Bot], St-Lawrence College of Applied Arts and Technology c Canada, 2009 CF 545 [St-Lawrence] et Halifax Shipyard c Canada (Ministre des Travaux publics), [1996] ACF no 682 [Halifax Shipyard].

[34]           J’hésite à appliquer la norme de la décision correcte à la question a), puisque Travaux publics s’est expressément vu confier le pouvoir de surveiller le processus d’appel d’offres. Travaux publics a rédigé la DP, et il interprète régulièrement des DP dans le cadre des processus d’appel d’offres. Le ministère de la Justice a été expressément sollicité pour fournir des conseils. Il faudrait donc vraisemblablement faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation faite par Travaux publics de ses clauses et conditions uniformisées d’achat. C’est toutefois la norme de la décision correcte qui a été appliquée dans la décision IMP Group (2006), laquelle confirmait l’application de la norme par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt HB Lynch (2005). C’est aussi la norme que la Cour a utilisée dans une affaire instruite en 2012 qui n’a pas été invoquée par l’une ou l’autre des parties (Robert c Canada (Procureur général), 2012 CF 1227). Voici ce qu’a déclaré le juge Pinard :

[15] Par ailleurs, cette affaire soulève les questions en litige suivantes :

 

1.  La soumission initiale du demandeur se conformait-elle aux exigences de l’appel d’offres?

 

2.  L’appel d’offres du Service correctionnel du Canada invitait-il seulement les personnes physiques à soumettre une proposition?

 

3.  La soumission de la défenderesse était-elle conforme aux lois et normes pertinentes qui régissaient la pratique des services de dentiste dans la province de Québec?

 

[16] Le demandeur prétend que la norme de la décision correcte s’applique à la décision du défendeur car les questions en litige portent sur le respect du cadre législatif établi pour l’octroi du contrat et le respect de la législation et réglementation en vigueur au Québec concernant les dentistes.

 

[17] Les défendeurs, pour leur part, plaident que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique aux trois questions. S’appuyant sur I.M.P. Group Limited c. Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux et al., 2006 CF 1223 (CanLII), 2006 CF 1223 au para 24 [I.M.P. Group Ltd.] (conf. par 2007 CAF 318 (CanLII), 2007 CAF 318), ils soumettent qu’une grande déférence s’impose dans l’examen des propositions ou soumissions présentées dans le cadre du processus de passation de marchés publics. Il importe de reproduire ici l’extrait suivant de cet arrêt I.M.P. Group Ltd.: [citation omise].

   

[18] Depuis cette décision, la Cour suprême du Canada, dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 SCC 9 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 190, a précisé au paragraphe 47 que le « caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »

 

[19] À mon avis, c’est la norme de la décision raisonnable qu’il faut appliquer à la première et à la troisième question en litige. Toutefois, la deuxième question en litige portant sur l’interprétation de la demande de soumissions comme telle, je suis d’avis qu’il y a lieu d’appliquer la norme de la décision correcte.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[35]           Par conséquent, j’appliquerai la norme de la décision correcte à la question a) bien que, comme nous le verrons plus bas, cette conclusion n’a pas d’incidence sur le résultat final puisque je conclus que Travaux publics a correctement interprété la clause concernant la cession.

[36]           En ce qui concerne la question b), je ne souscris pas à l’avis de Selex selon lequel il fallait fournir des motifs pour justifier la décision rendue par Travaux publics, ou que les motifs qui ont été donnés changeaient au fil du temps. Le fait d’affirmer que i) à la suite de la réorganisation, Selex n’est plus en mesure de satisfaire aux exigences de la DP sur le plan technique et sur le plan la gestion (puisqu’elle ne détenait plus d’actifs), ii) que la réorganisation constituait une vente des actifs et non une fusion, ou iii) qu’il n’est pas permis de changer les soumissionnaires au beau  milieu d’un processus d’appel d’offres, correspondent tous à une même réalité : les soumissionnaires n’étaient pas autorisés à céder ou transférer la soumission, en tout ou en partie. Selex détenait assez de renseignements et elle savait très bien que c’était sa réorganisation qui avait rendu sa soumission non conforme. Elle connaissait les modalités de la DP puisqu’elle les avait acceptées en présentant sa soumission. Par conséquent, la norme de contrôle pour la question se rapportant à l’application de la clause de non-cession aux faits de l’espèce sera celle de la décision raisonnable.

 

Analyse

a.    Est-ce que Travaux publics a commis une erreur dans son interprétation de la clause sur la cession figurant à la stipulation 05.8 des clauses et conditions uniformisées d’achat?       

 

[37]           Bien que la question de savoir ce qui constitue un transfert ou une cession pour les besoins de la stipulation 05.8 de la DP soit une pure question de droit, elle n’est certes pas complexe. Il existe de nombreuses approches utilisées pour procéder à la réorganisation d’une société en vue de réunir deux entreprises commerciales ou plus. Cependant, chaque forme possible de réorganisation peut affecter de diverses façons les droits et les obligations des entités concernées.

[38]           Brièvement, pour qu’il y ait transfert ou cession d’actifs, l’auteur du transfert/le cédant et le destinataire du transfert/le cessionnaire doivent être des entités juridiques distinctes (voir l’arrêt Envision Credit Union c Canada, 2013 CSC 48, au paragraphe 50). Les actifs transférés ou cédés passent des mains de l’auteur du transfert/du cédant à celles du destinataire du transfert/du cessionnaire.

[39]           Un transfert ou une cession d’une soumission, en tout ou en partie, a pour effet en pratique de changer le soumissionnaire durant le processus d’appel d’offres. De plus, un transfert ou une cession de la quasi-totalité des actifs du soumissionnaire a pour effet en pratique de rendre le soumissionnaire incapable de satisfaire aux exigences de la DP sur le plan technique et sur le plan de la gestion.

[40]           En procédant à l’analyse du sens ordinaire et du sens juridique de la stipulation 05.8 de la DP, je suis d’avis que l’interprétation de Travaux publics était donc correcte.

 

b. Est-ce que Travaux publics a commis une erreur en concluant que Selex avait, en raison de sa réorganisation, rendu sa soumission non conforme, et qu’elle avait donc enfreint la clause de non-cession dans la DP?

[41]           Selex maintient qu’à tous égards, le « transfert et l’intégration » de son complexe commercial au sein de Selex ES ont eu, en vertu du droit italien, l’[traduction] « effet pratique et opérationnel » d’une fusion, puisque Selex ES a succédé à Selex pour l’ensemble des droits, obligations, contrats, soumissions, propositions et offres (y compris la soumission de Selex concernant la DP).

[42]           Elle souligne en outre que la réorganisation n’a eu aucune incidence sur sa capacité à exécuter le contrat, puisque ses établissements de fabrication, ses produits, son personnel, son expérience et ses connaissances techniques sont demeurés au sein du groupe de sociétés Finmeccanica et, plus précisément, au sein de Selex ES. Selex soulève aussi qu’en septembre 2012, Finmeccanica avait été obligée, conformément à la stipulation 06.2 de la DP, de présenter une lettre de confort attestant qu’elle garantissait la capacité financière de ses filiales à s’acquitter de toutes les obligations découlant de leurs contrats pendant la durée entière ceux‑ci, et que les filiales pourraient avoir recours aux marges de crédit de Finmeccanica, lesquelles incluaient à ce moment-là des montants dépassant 2,4 milliards d’euros en liquidités et 8,5 milliards d’euros en garanties. Travaux publics n’avait donc aucune raison de douter de la capacité de Selex ES à exécuter le contrat.

[43]           Travaux publics maintient pour sa part qu’il a tenu compte de la nature de la réorganisation, plus précisément de la question de savoir s’il s’agissait d’une fusion, mais qu’il avait finalement conclu que la question à savoir si la réorganisation pouvait être considérée comme une fusion n’était pas une question pertinente. Ce qui importait, c’était les faits, les documents et les renseignements qui démontraient que Selex avait transféré son entreprise commerciale et qu’elle avait cédé sa soumission à Selex ES. À ce titre, il n’était plus possible d’octroyer le contrat à Selex, puisqu’elle était devenue une société fictive lorsqu’elle s’est départie de l’ensemble de ses actifs et de son personnel. Travaux publics ne pouvait pas non plus octroyer le contrat à Selex ES, puisque cette dernière n’avait pas qualité pour agir dans le processus d’appel d’offres.

[44]           Tous les renseignements et les documents dont disposait Travaux publics lorsqu’il a pris la décision de déclarer non conforme la soumission de Selex, notamment les réponses aux questions de M. Holmes ainsi que l’accord de vente du complexe commercial du 13 décembre 2013, confirmaient que Selex avait transféré ou cédé sa soumission à Selex ES. La cession ou le transfert était le résultat d’un accord conclu entre Selex et Selex ES, et non simplement de l’application de la loi. La cession ou le transfert a concrètement eu pour effet de vider Selex de la quasi-totalité de ses actifs. Par ailleurs, Selex ES est une entité distincte de Selex et elle n’avait pas été présélectionnée à titre de fournisseur potentiel pour les radars; elle n’a pas non plus remplacé Selex, puisque cette dernière existe toujours jusqu’à ce qu’elle soit éventuellement liquidée.

[45]           Bien que je convienne avec le défendeur que la question de savoir si une fusion aurait été considérée comme conforme à la clause de non-cession n’est pas pertinente, je fais remarquer que Selex et/ou Finmeccanica connaissaient parfaitement la différence entre une fusion et la vente d’actifs. Les sociétés ont pris la décision commerciale de fusionner Elsag et Galileo à Selex ES, mais de ne pas le faire dans le cas de Selex. Comme c’est toujours le cas, ils devaient avoir de bonnes raisons de procéder ainsi, quoique ce ne soit pas mon rôle d’avancer des hypothèses sur ce que pouvaient être ces raisons. Selex a toutefois omis de prendre dûment en considération les incidences de cette décision sur la soumission en question avant d’autoriser la réorganisation. À la suite de la réorganisation, Travaux publics a été forcé, conformément à la DP, de considérer comme non conforme la soumission de Selex (Sa Majesté la Reine du chef de l’Ontario c Ron Engineering & Construction (Eastern) Ltd, [1981] 1 RCS 111). Si Travaux publics avait procédé autrement, cela aurait sans doute été considéré injuste envers les autres soumissionnaires.

[46]           Bien que Travaux publics eût probablement souhaité que la soumission de Selex soit conforme, puisque le prix qui y était prévu était substantiellement plus bas que dans la soumission d’EADS, il ne pouvait pas, en toute équité envers EADS, rendre une telle décision. Non seulement cette décision est raisonnable, mais à mon avis, il s’agit de la seule qui pouvait être prise dans les circonstances.

 

c.     Travaux publics a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale envers Selex?

[47]           Enfin, Selex soutient qu’elle aurait dû être informée que sa soumission était jugée non conforme avant que Travaux publics n’octroie le contrat à EADS. Cette omission a porté atteinte à ses droits procéduraux, puisqu’elle n’a pas pu obtenir une injonction ou une ordonnance de sursis interdisant l’octroi du contrat.

[48]           Pour les motifs susmentionnés, le fait que Selex aurait pu être avisée plus tôt de la décision n’aurait pas changé le cours des événements, puisque la décision de Travaux publics était conforme à la DP et équitable pour tous les soumissionnaires.

[49]           En outre, en n’avisant pas les soumissionnaires d’une non-conformité avant l’octroi du contrat, Travaux publics respectait ses propres pratiques uniformisées et publiées. Comme l’explique l’affidavit de M. William J. Rivett, agent de négociation des marchés à Travaux publics, cette pratique uniformisée [traduction] « se veut juste pour tous les soumissionnaires » et elle vise à [traduction] « empêcher toute “modification de soumission” ».

[50]           Par conséquent, Travaux publics n’a pas manqué à son obligation d’équité procédurale en n’avisant pas Selex de la non-conformité de sa soumission avant d’octroyer le contrat à EADS.

 

Conclusion

[51]           Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. À titre de partie défenderesse, EADS n’a pas pris position dans la présente procédure et elle a choisi de ne pas présenter d’observations devant la Cour; les dépens seront uniquement octroyés au procureur général du Canada.

 

 

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.      Des dépens sont adjugés au défendeur, le procureur général du Canada.

 

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-809-13

 

INTITULÉ :

SELEX SISTEMI INTEGRATI S.P.A.

c

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, EADS DEUTSCHLAND GMBH

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                        Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                        Le 28 janvier 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                                                                LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

                                                                        Le 19 mars 2014

COMPARUTIONS :

Mandy Moore

 

POUR LA demanderesse

 

 

Glynis Evans

Karen Lovell

 

POUR LE Défendeur

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mandy Moore

Ottawa (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

 

Glynis Evans

Karen Lovell

Toronto (Ontario)

 

POUR LE Défendeur

 

 

 

 

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