Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140307

Dossier : T-1151-11

Référence : 2014 CF 220

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 mars 2014

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

demandeur

et

 

 

JASPAL SINGH THIARA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Le gouverneur en conseil peut, en vertu de l'article 10 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (la Loi), prendre un décret aux termes duquel l'intéressé perd sa citoyenneté lorsqu'il est convaincu que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la Loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration ne peut cependant procéder à l'établissement du rapport sur lequel le gouverneur en conseil peut se fonder pour prendre le décret en question sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens.

 

[2]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a soumis la présente affaire à notre Cour en vertu de l'alinéa 18(1)b) de la Loi, lequel dispose :

  18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée

 

[…]

 

  b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

 

  18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

[…]

  (b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

 

[3]               Il s'agit d'un de ces cas en l’espèce et les faits de la présente affaire sont assez inusités.

 

Les faits

[4]               Né le 18 novembre 1986, le défendeur, Jaspal Singh Thiara, est un citoyen du Royaume‑Uni. Il est arrivé au Canada en 2001 en compagnie de ses parents et de ses deux sœurs.

 

[5]               Le 14 novembre 2005, le défendeur a présenté une demande en vue de devenir un citoyen canadien. Sa mère l'a aidé à remplir le formulaire de demande. Ce formulaire comprend une section portant sur les interdictions prévues par la Loi. Le défendeur a coché la case indiquant que les interdictions en question ne s'appliquaient pas dans son cas et il a signé le formulaire. Les membres de sa famille, y compris sa mère, son père et ses deux soeurs, ont présenté leur demande avec la sienne.

 

[6]               Le 13 février 2006, une dénonciation a été déposée devant le tribunal alléguant que le défendeur avait commis une tentative de meurtre à l'aide d'une arme à feu le 29 décembre 2005, ce qui constitue une infraction suivant l'alinéa 239(1)a) du Code criminel. Par conséquent, le défendeur a dû remettre son passeport canadien aux autorités de police et les médias ont fait écho à cette affaire, compte tenu des circonstances entourant l’infraction reprochée.

 

[7]               Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a demandé le 27 janvier et le 23 juin 2006 au défendeur de fournir ses empreintes digitales. Chaque fois, la demande précisait qu'une personne ne peut devenir un citoyen canadien lorsqu'elle est accusée d'une infraction ou qu'elle est incarcérée. Les deux fois, le défendeur a obtempéré et s’est présenté en compagnie de son père.

 

[8]               Clare Palmer Grewal [Mme Palmer], une agente principale de CIC qui avait travaillé au bureau de la citoyenneté de Surrey entre juin 2006 et septembre 2008, a reçu le dossier de citoyenneté du défendeur en décembre 2006 du centre de traitement des demandes de Sydney, en Nouvelle‑Écosse.

 

[9]               En consultant le Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL), Mme Palmer a procédé aux vérifications en matière d'immigration et de sécurité du défendeur. C'est ainsi qu'elle a découvert la note d'un certain D. Chand, agent de liaison du détachement de Surrey de la GRC auprès de l'Agence des services frontaliers du Canada [l'ASFC] indiquant que le défendeur avait été accusé de tentative de meurtre.

 

[10]           Madame Palmer a fait un suivi. Le 15 décembre 2006, elle a adressé au défendeur une lettre lui demandant de produire une copie de l'acte d'accusation, de la fiche d'information du tribunal ou un certificat de déclaration de culpabilité portant sur ses accusations criminelles. Il devait avoir avec lui les documents en question lors de son examen de citoyenneté prévu pour le 10 janvier 2007. Le défendeur a encore une fois obtempéré. Le 10 janvier 2007, le défendeur s'est présenté en compagnie de son père, de sa mère et de ses deux soeurs, au bureau de la citoyenneté de Surrey pour son examen de citoyenneté. Madame Palmer était l'agente de citoyenneté en service ce jour‑là et il est acquis aux débats que le défendeur lui a remis les documents qui lui avaient été réclamés. De toute évidence, il n’a pas produit son passeport, étant donné qu'il ne lui avait pas encore été remis. Madame Palmer a versé les documents au dossier du défendeur. Elle a expliqué devant la Cour que ses échanges avec le défendeur avaient eu lieu à l’occasion de l'examen de citoyenneté. Le défendeur avait d'abord soutenu que ces échanges avaient plutôt eu lieu lors de la cérémonie de citoyenneté. Toutefois, il a très honnêtement admis au procès que ces échanges avaient eu lieu lors de son examen de citoyenneté et non lors de la cérémonie de citoyenneté, ayant confondu les deux événements dans son esprit.

 

[11]           Il est d'usage, avant d’entreprendre l'examen de citoyenneté, que le commis à la citoyenneté fasse aux intéressés un exposé reprenant les situations emportant interdiction de citoyenneté, y compris la criminalité. Il n'y a aucune raison de croire que cette mise en garde n'a pas été donnée le 10 janvier 2007. Le défendeur s’est ensuite présenté à son examen de citoyenneté et il l'a réussi.

 

[12]           Madame Palmer a expliqué qu'à la suite de l'examen, elle avait séparé le dossier du défendeur des dossiers des autres membres de sa famille compte tenu des accusations criminelles dont il faisait l'objet. Elle a également transmis les empreintes digitales du défendeur à la GRC à trois reprises, avec une copie de l'acte d'accusation du défendeur. Les trois fois en question, la GRC lui a remis une fiche de condamnation vierge avec la mention [traduction] « aucune trace de condamnation ».

 

[13]           Le 26 avril 2007, Mme Palmer a envoyé à un certain Dave McCulley, agent de liaison à l'ASFC, un courriel lui demandant de se renseigner au sujet des accusations portées contre le défendeur. Le même jour, M. McCulley a informé Mme Palmer que le défendeur devait comparaître devant le tribunal le 16 mai 2007. Il est donc clair qu'en avril 2007, Mme Palmer était au courant que les accusations n'avaient pas été retirées.

 

[14]           Le défendeur a été accusé de tentative de meurtre le 5 juin 2007.

 

[15]           Le 14 août et le 22 octobre 2007, Mme Palmer a envoyé deux autres courriels à M. McCulley pour s'informer au sujet de l'évolution de la situation du défendeur. Elle n'a reçu aucune réponse à ses courriels.

 

[16]           Le 17 avril 2008, Mme Palmer a présenté la demande de citoyenneté du défendeur à un juge de la citoyenneté pour approbation. Il semble que Mme Palmer aurait conclu, compte tenu de l'absence réponse de l'ASFC et des dossiers vierges fournis par la GRC au sujet des empreintes digitales, que les accusations portées contre le défendeur avaient été retirées. Le juge de la citoyenneté a fait droit à la demande.

 

[17]           Un avis de comparution pour prêter le serment de citoyenneté a été adressé au défendeur le 21 avril 2008 lui demandant de se présenter le 9 mai 2008 pour son serment de citoyenneté. Le défendeur est toutefois arrivé en retard dans les locaux de Citoyenneté Canada et a été informé par le commissionnaire qui était de service ce jour‑là qu'en raison de son retard, il ne pourrait pas participer à la cérémonie.

 

[18]           Un second avis de comparution a été adressé au défendeur le 18 juin 2008 le convoquant à une cérémonie de prestation de serment de citoyenneté le 11 juillet 2008. Cette fois‑ci, le défendeur était à l'heure et il a participé à la cérémonie avec son père et l'une de ses soeurs. Suivant la preuve documentaire, les avis ne contenaient aucune indication quant à l'existence de poursuites criminelles.

 

[19]           On ne dispose d'aucun élément de preuve directe sur ce qui a eu lieu le 11 juillet 2008. Les témoins ont plutôt expliqué de quelle façon ce type de cérémonie se déroulait normalement. Ainsi, les participants sont accueillis par le commissionnaire et sont invités à se mettre en file pour être reçus à tour de rôle par deux commis de la citoyenneté. Habituellement, on s'occupe ainsi d'une centaine de participants en une trentaine de minutes, ce qui donne à penser que les commis à la citoyenneté consacrent entre 30 secondes et une minute à chaque personne. Rosalind Campbell, une commis à la citoyenneté, a expliqué que, dans le cadre de ce processus, elle demande à chaque personne si elle a déjà été accusée ou déclarée coupable d’une infraction criminelle au cours des quatre dernières années.

 

[20]           Le défendeur a amené avec lui sa carte de résident permanent lors de la cérémonie; son passeport se trouvait encore entre les mains des autorités chargées de l'application de la loi, puisque son dossier était toujours en instance devant les tribunaux. Il a expliqué que son cas avait été examiné par un commis à la citoyenneté qui avait pris sa carte de résident permanent et lui avait demandé de lire et de signer le formulaire de « serment de citoyenneté ou affirmation de citoyenneté ». Ce formulaire contient une mention au sujet des interdictions prévues par la Loi sur la citoyenneté.

 

[21]           Après avoir signé le formulaire d'assermentation, le demandeur a reçu pour instruction de s'asseoir dans le siège numéro un de la salle où la cérémonie devait avoir lieu. Il s'agissait du numéro de siège figurant sur son avis de comparution; toutefois, le fait de se voir attribuer le siège numéro un signifiait qu'il serait le dernier à être appelé pour recevoir son certificat. Conformément aux directives du juge de la citoyenneté qui présidait la cérémonie, les personnes présentes ont récité le serment de citoyenneté. Madame Palmer, qui était l'agente de la citoyenneté chargée de la cérémonie, a ensuite appelé le nom de chacune des personnes, qui se sont présentées à tour de rôle à l'avant de la salle où le juge de la citoyenneté se tenait debout. Le juge a remis à chacun un certificat commémoratif ainsi que sa carte de citoyenneté dans une pochette de plastique. Le défendeur a reçu sa carte de citoyenneté et son certificat ce jour‑là.

 

[22]           Une fois la cérémonie terminée, Mme Palmer a reçu tous les formulaires de serment des commis à la citoyenneté qui avaient traité le cas des personnes présentes à la cérémonie et elle a apposé une date sur chacun d'entre eux.

 

[23]           Un mois plus tard, le 20 août 2008, le défendeur a fait l'objet de cinq chefs d'accusation dont le principal était celui de tentative de meurtre. Son procès devant juge et jury s'est ouvert le 30 septembre 2008. Il a été reconnu coupable de trois chefs d’accusation : tentative de meurtre, port d'une arme dissimulée et port d'arme dans un dessein dangereux pour la paix publique. Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de dix ans. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique l’a par la suite débouté de son appel.

 

[24]           Le cas du défendeur, et notamment son procès et sa condamnation, a passablement retenu l'attention des médias.

 

[25]           Le 17 mars 2010, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a signifié au défendeur un avis préalable à l'annulation de la citoyenneté avisant le défendeur de son intention de présenter au gouverneur en conseil le rapport prévu à l'article 10 de la Loi sur la citoyenneté. Le défendeur a demandé que l’affaire soit portée devant la Cour fédérale moins d'un mois plus tard.

 

[26]           Au moment où l'affaire a été entendue par la Cour fédérale, le défendeur était toujours incarcéré dans un pénitencier fédéral et sa libération d'office est prévue pour juin 2015.

 

Questions en litige

[27]           Il n’y a qu’une seule question à trancher en l’espèce : M. Thiara a-t-il obtenu la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels?

 

[28]           Je n'ai aucun doute que les témoins qui ont comparu devant la Cour ont témoigné d'une façon sincère. Il n'y a aucune question de crédibilité à trancher en l'espèce.

 

Prétentions et moyens des parties

[29]           Le demandeur se fonde sur la procédure qui est habituellement suivie pour affirmer que le défendeur a obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. À l'exception de Mme Palmer, les autres témoins que le demandeur a fait entendre ont pu témoigner seulement sur la façon dont, d'après leur expérience, les dossiers de citoyenneté ont été traités.

 

[30]           L'alinéa 22(1)b) de la Loi interdit à quiconque est inculpé d’un acte criminel de prêter le serment de citoyenneté. Le défendeur a eu de nombreuses occasions de révéler qu'il était inculpé pour des actes criminels, notamment le jour même où il a prêté serment. Le formulaire de serment de citoyenneté comporte la mention suivante : « Je confirme que je n'ai pas fait l'objet d'une procédure criminelle ou d'une procédure relevant du droit de l'immigration depuis que j'ai déposé ma demande de citoyenneté canadienne. » Aux yeux du demandeur, cette façon de procéder du défendeur constitue une fausse déclaration suffisante pour pouvoir tirer une conclusion défavorable dans son cas.

 

[31]           Le demandeur affirme en outre que le défendeur a sciemment dissimulé des faits importants en omettant, là encore le jour de la cérémonie d'assermentation, de déclarer qu'il devait répondre à des accusations criminelles; il était au courant des interdictions prévues par la Loi et il avait une obligation de franchise. Aux yeux du demandeur, cette obligation de franchise vaut pour toute la durée du processus. L'existence de mécanismes gouvernementaux prévoyant la tenue d'enquêtes pour vérifier les antécédents et documenter le processus ne dispense pas les candidats de leur obligation de franchise.

 

[32]           Le défendeur se fonde sur la preuve présentée à l'audience pour affirmer qu'il a divulgué l'existence des accusations portées contre lui. L'agente de citoyenneté, Mme Palmer, qui a suivi son dossier du début à la fin et jusqu'à la cérémonie d'assermentation, n'a jamais signalé de problème au défendeur au cours du traitement de son dossier, malgré le fait que M. Thiara avait révélé l'existence des accusations, qu’on avait pris ses empreintes digitales et qu’il avait fourni une copie de l'acte d'accusation. Les vérifications que Mme Palmer a faites auprès de la GRC et de l'ASFC lui ont fait conclure à tort que les accusations portées contre M. Thiara avaient été retirées. Elle a expliqué qu'elle avait pris une note pour se rappeler de vérifier les renseignements auprès de M. Thiara, mais qu'elle ne l'avait pas fait. Madame Palmer était présente à la cérémonie d'assermentation. La citoyenneté n'a donc pas été obtenue par suite de fausses déclarations étant donné que les renseignements ont été communiqués à la personne chargée du dossier.

 

[33]           Le défendeur et sa sœur ont expliqué au cours de leur témoignage que la rencontre avec la commis à la citoyenneté lors de la cérémonie d'assermentation n'avait duré que quelques secondes, ce qui n'était pas suffisant pour lire en entier le formulaire d'assermentation ou prendre connaissance des causes d'interdiction. Les avertissements qui, suivant le demandeur, se trouvent sur les documents qui sont envoyés aux candidats sont loin d'être uniformes. Un des commis à la citoyenneté qui a témoigné a confirmé qu'on avait l'habitude de photocopier les formulaires recto-verso pour être en mesure de les mettre dans une seule enveloppe. Ainsi, il peut y avoir un mélange de documents. En tout état de cause, les parents du défendeur ont reçu une série de documents différents de ceux qu'avaient reçus leurs filles et leur fils. Dans le cas du fils, la preuve démontre que les avis de convocation à la cérémonie de prestation du serment de citoyenneté ne comportaient aucun avertissement.

 

[34]           Le défendeur soutient que, non seulement il n'a fait aucune fausse déclaration, mais qu'il n'a pas non plus sciemment dissimulé intentionnellement de faits essentiels. Pour étayer sa thèse, Sa Majesté invoque une obligation d'honnêteté qui ne trouve appui nulle part dans la jurisprudence. Ce concept n'existe pas dans notre jurisprudence, suivant le défendeur.

 

[35]           La seule transgression qui a été commise en l'espèce est le fait que le défendeur a signé un formulaire d'assermentation sans l'avoir lu. Il s'agissait d'une déclaration inexacte faite de bonne foi. Si la Cour devait conclure que M. Thiara a fait preuve d'ignorance volontaire  ce qui écarterait de toute évidence l'hypothèse qu'il a fait une déclaration de bonne foi , la théorie de l'erreur provoquée par une personne en autorité devrait exonérer le défendeur.

 

Analyse

[36]           Il n’y a aucun doute qu’il incombe au demandeur de démontrer l’existence de motifs permettant de conclure que la citoyenneté a été acquise par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration, ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Furman, 2006 CF 993, 298 FTR 163). Il est également acquis aux débats que l'obligation que l'article 18 de la Loi impose à la Cour consiste simplement à tirer des « conclusions factuelles », pour reprendre l'expression employée par l'avocat du défendeur ou à rendre une « décision factuelle » pour reprendre les mots de l'avocat de Sa Majesté.

 

[37]           L'avocat du défendeur a tenté de justifier le recours à la norme de la prépondérance des probabilités, mais dont l’examen de la preuve serait plus attentif. Il a, pour ce faire, cité à l'appui certains jugements de notre Cour.

 

[38]           Je refuserais en toute déférence cette invitation. En premier lieu, je suis loin d'être certain de savoir comment cette norme devrait s'appliquer. En second lieu – et surtout –, je crois que la Cour suprême du Canada a déjà tranché la question dans l'arrêt F.H. v McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41. Le juge Rothstein écrivait dans cet arrêt, au nom d'une Cour unanime, au paragraphe 45 :

 

[45]     Laisser entendre que lorsqu’une allégation formulée dans une affaire civile est grave, la preuve offerte doit être examinée plus attentivement suppose que l’examen peut être moins rigoureux dans le cas d’une allégation moins grave. Je crois qu’il est erroné de dire que notre régime juridique admet différents degrés d’examen de la preuve selon la gravité de l’affaire. Il n’existe qu’une seule règle de droit : le juge du procès doit examiner la preuve attentivement.

 

 

 

[39]           J’appliquerai donc à l'examen des faits la seule norme de preuve qui s'applique en matière civile, en l'occurrence celle de la prépondérance de la preuve.

 

[40]           Je crois qu'il n'est pas contesté que la citoyenneté a été octroyée par erreur à M. Thiara. Il n'est pas contesté non plus qu'il faisait l'objet d'accusations criminelles graves au moment où il a prêté le serment de citoyenneté. Il ne faisait pas l'objet d'accusations lorsqu'il a présenté sa demande de citoyenneté (en novembre 2005), mais la première dénonciation l'accusant de tentative de meurtre est survenue peu de temps après (février 2006). L'alinéa 22(1)b) de la Loi s'applique. Mais la question est ailleurs.

 

[41]           La loi exige que la Cour détermine, suivant les faits, si la citoyenneté a été acquise, non pas par erreur, mais bien par fausse déclaration ou par dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Sa Majesté doit faire cette preuve selon la prépondérance des probabilités. En toute déférence, la Cour en arrive à la conclusion que le ministre ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait.

 

[42]           Les témoins étaient tous, en l'espèce, à mon avis, sincères et crédibles. Monsieur Thiara, qui est toujours détenu dans un établissement carcéral fédéral où il purge une peine de dix ans d'emprisonnement, m'a donné l'impression de quelqu’un qui s'est amendé depuis qu’il a commis sa tentative de meurtre. Il continue à bénéficier de l'appui de sa famille; d'ailleurs, certains membres de la famille ont assisté au procès. Dans son témoignage, M. Thiara a admis, après avoir entendu le témoignage d'autres personnes, qu'il avait eu tort d'affirmer au départ qu'il avait informé Mme Palmer des accusations portées contre lui lors de la cérémonie d'assermentation. Cette admission, qui va de toute évidence contre ses intérêts, est celle d'un honnête jeune homme.

 

[43]           Mme Palmer, l'autre témoin important dans le cas qui nous occupe, m'a également donné l'impression d'être une honnête personne. Elle a reconnu son erreur. Elle se souvient distinctement des membres de la famille Thiara parce qu'ils étaient tellement tristes le jour où ils ont subi l'examen de citoyenneté. Il ressort à l'évidence de la preuve soumise à la Cour que Mme Palmer était au courant des accusations portées contre M. Thiara. C'est d'ailleurs elle qui a créé un dossier différent pour le défendeur. Elle a effectivement donné suite aux renseignements portés à sa connaissance, mais il semble qu'elle ait conclu à tort que les accusations avaient été retirées. Elle était présente lors de la cérémonie de remise des certificats de citoyenneté (elle a présenté chacun des candidats admis au juge de la citoyenneté qui présidait la cérémonie), mais Mme Palmer et M. Thiara ne se sont pas parlé, même si ce dernier a affirmé l'avoir vue. On ne pouvait guère ignorer la présence de M. Thiara, étant donné qu'il était assis dans la chaise numéro un et que Mme Palmer aurait vérifié la liste des personnes présentes. Elle a affirmé qu'elle se souvenait l'avoir vu.

 

[44]           On ne peut reprocher à M. Thiara d'avoir conclu qu'il pouvait prêter serment. Non seulement a‑t‑il vu Mme Palmer, à qui il avait révélé qu'il avait était accusé d'un crime grave, mais il avait été convoqué beaucoup plus tard que le reste des membres de sa famille (son dossier avait été séparé de celui des autres membres de la famille), et ce, non seulement une fois, mais à deux reprises, étant donné qu'il était arrivé en retard à la première cérémonie.

 

[45]           Je n'ai d'autre choix que de croire le défendeur lorsqu'il affirme qu'il n'a pas été informé par le commis à la citoyenneté des interdictions prévues à l'article 22 de la Loi lors de la cérémonie de remise des certificats de citoyenneté. Chaque commis à la citoyenneté ne disposait que d'une trentaine de secondes pour s'occuper d'un candidat, et ne pouvait donc s'occuper que d'une cinquantaine de candidats en une trentaine de minutes. Dans une certaine mesure, le témoignage du défendeur est corroboré par celui de sa sœur, qui était présente le 11 juillet 2008. De plus, d'après ce dont sa sœur se souvient de sa participation à la cérémonie de prestation de serment de la famille, le commis à la citoyenneté n'a rien dit au sujet des interdictions avant d'apposer sa signature sur le formulaire d'assermentation. Quant au formulaire d'assermentation qui mentionne les interdictions prévues par la Loi, non seulement M. Thiara disposait‑il de très peu de temps pour en examiner la teneur, mais il avait dû demander à sa mère de remplir sa propre demande de citoyenneté en raison de ses aptitudes à la lecture limitée à l'époque (il a terminé ses études secondaires pendant son incarcération). Il serait étonnant qu'il ait pris connaissance du formulaire.

 

[46]           Vu ces éléments de preuve, le ministre doit convaincre la Cour selon la prépondérance des probabilités que le défendeur a fait une fausse déclaration ou a dissimulé de façon intentionnelle des faits essentiels. Cette preuve n'a pas été établie, suivant les éléments de preuve en question. La citoyenneté a en réalité simplement été octroyée par erreur.

 

[47]           J'ai du mal à conclure qu'une déclaration peut être considérée comme fausse si l'intéressé n’est pas conscient qu’il fait une déclaration. Dans le cas qui nous occupe, la Cour est convaincue que M. Thiara ne savait rien du document qu'il devait signer. Le fait que son dossier ait été séparé de celui des autres membres de sa famille, de toute évidence en raison des accusations portées contre lui, a fait en sorte qu'il n'a pas été convoqué à une cérémonie d'assermentation au même moment que le reste de sa famille (il l’a été quelque 14 mois plus tard). Malgré tout, il a été convoqué à cette cérémonie non pas une seule fois, mais deux. Lors de cette cérémonie, l'agente principale de la citoyenneté chargée de son dossier était présente et elle n'a pas tiré la sonnette d'alarme (parce qu'elle avait conclu que les accusations avaient été retirées sans toutefois s'enquérir davantage de la situation du défendeur). Qui plus est, Mme Palmer a expliqué qu'elle avait signé le formulaire d'assermentation après la cérémonie en tant que témoin à la prestation du serment.

 

[48]           J'accepte le témoignage de la commis à la citoyenneté qui affirme qu'il est d'usage d'informer chaque candidat lors de la cérémonie de prestation du serment. Toutefois, compte tenu de la prépondérance des probabilités, je préfère le témoignage du défendeur et celui de sa sœur qui traitent de leur cas précis.

 

[49]           Acquérir la citoyenneté au moyen de fausses déclarations suppose un acte intentionnel visant à tromper. À mon sens, cela implique la connaissance de la fausseté de la déclaration ainsi que la conscience qu'une déclaration est faite. Le Black’s Law Dictionary, 7e éd., West Group, définit comme suit le mot anglais « representation » : [traduction] « Présentation de fait – par ses paroles ou par ses agissements – en vue d’amener quelqu'un à agir. » Dans le cas qui nous occupe, le demandeur ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le défendeur était conscient qu'il faisait une déclaration, c'est‑à‑dire qu'il cherchait à inciter quelqu'un à agir d'une manière ou d'une autre. Selon la prépondérance des probabilités, la Cour doit conclure que le défendeur a agi de bonne foi en l'espèce.

 

[50]           Le ministre affirme également que le défendeur a dissimulé intentionnellement des faits essentiels. Le problème que pose cet argument est le fait que l'existence des accusations n'a pas été dissimulée. L'acte de dénonciation initiale sur la base duquel le défendeur était inculpé a été remis à Mme Palmer lorsqu'elle l'a demandé. Le SSOBL était au courant des accusations portées contre M. Thiara. Les empreintes digitales ont été soumises à la GRC et Mme Palmer a procédé à des vérifications. Le système était au courant des dates d'audience. Madame Palmer confirme qu'elle a ajouté des notes au dossier. Je ne vois pas comment on peut affirmer que des renseignements ont été dissimulés. Au contraire, ils ont été révélés.

 

[51]           Se fondant sur l'interdiction de dissimuler intentionnellement des faits essentiels, le demandeur cherche à conclure à l'existence d'une obligation de répéter la divulgation pendant toute la durée du processus. Le défendeur a fait observer qu'aucun précédent n'avait été invoqué à l'appui de ce nouvel argument. De fait, Sa Majesté a cité dans une note infrapaginale de son mémoire le jugement Her Majesty the Queen in Right of Canada v Campbell, 2007 ONCJ 541, une affaire portant sur une poursuite intentée en vertu de l'article 29 de la Loi.

 

[52]           Dans cette affaire, M. Campbell n'avait pas été accusé d'un crime lorsqu'il avait présenté sa demande de citoyenneté, contrairement à ce qui s'est produit en l'espèce. Toutefois, moins de trois mois plus tard, il a été accusé de plusieurs infractions liées à des stupéfiants. Il n'avait jamais révélé l'existence des accusations, affirmant plutôt que le simple fait qu'il avait été arrêté, en l'occurrence par les services policiers de Toronto, constituait une divulgation suffisante. Cette situation diffère de celle qui existe dans la présente affaire, dans laquelle une divulgation a été faite et reçue par les autorités compétentes. En toute déférence, cette affaire ne permet pas d'affirmer que la divulgation doit être répétée. Elle permet toutefois certainement d'affirmer qu'il existe une obligation de divulgation, sans plus. Dans le cas qui nous occupe, cette divulgation a eu lieu et il n'y a aucun doute que CIC l'a reçue.

 

[53]           À mon avis, les circonstances fort inusitées de la présente affaire conduisent inexorablement à la conclusion que la citoyenneté a été octroyée par erreur. Le ministre ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait parce que les renseignements concernant les accusations pendantes se trouvaient effectivement entre les mains des autorités compétentes. La loi oblige le ministre à démontrer qu'il y a eu une fausse déclaration ou que le défendeur a intentionnellement dissimulé des faits importants. Il ressort du dossier que le ministre ne s'est pas acquitté de ce fardeau.

 

[54]           Par conséquent, la Cour en arrive à la conclusion que, suivant la prépondérance des probabilités, M. Thiara n'a pas obtenu la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Les dépens sont adjugés au défendeur en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B (article 407), étant donné que je ne vois aucune raison de m'écarter de la suggestion formulée par les parties au sujet de l'adjudication des dépens appropriée en l'espèce.

 

 


 

JUGEMENT

 

Saisie de la présente affaire en vertu des articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, la Cour conclut que le défendeur n'a pas obtenu la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

Conformément à l'article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, la Cour adjuge les dépens au défendeur en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1151-11

 

INTITULÉ :                                      MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. JASPAL SINGH THIARA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATES DE L'AUDIENCE :                       Les 4 et 5 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 7 mars 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Helen Park                                          POUR LE DEMANDEUR

 

Aleksandar Stojicevic                         POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

Maynard Kischer Stojicevic                POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.