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      Date : 20140324


Dossier :

IMM-12852-12

 

Référence : 2014 CF 282

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2014

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

OLEKSANDR CHEREDNYK

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION  

 

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Le demandeur, monsieur Oleksandr Cherednyk, est citoyen ukrainien. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention tel que défini à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], ni une « personne à protéger » au sens de l’article 97 de la LIPR. Il sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. 

 

[2]               M. Cheredynk est arrivé au Canada en 2007 et a demandé à être protégé contre une bande criminelle qui exigeait le paiement d’une dette reliée à un racket de protection qui ciblait les propriétaires et chauffeurs de taxi. Au fil des ans il a été victime de tentatives d’extorsion, de violence et des menaces de violence physique ont été proférées à l’endroit de son épouse et de ses enfants. 

 

[3]               Le demandeur a été jugé crédible. L’élément déterminant sur lequel la Commission a fondé sa décision est celui suivant lequel le risque auquel le demandeur était exposé est un risque généralisé auquel tous les chauffeurs de taxi et propriétaires de petites entreprises sont exposés en Ukraine. La Commission convient que la corruption et l’extorsion sont monnaie courante en Ukraine. En Ukraine, les chauffeurs de taxi sont victimes d’extorsion de la part de membres de la pègre ou d’organisations criminelles, et la police, lorsqu’elle n’est pas elle-même impliquée dans de telles pratiques, ne fait rien à ce sujet. Toutefois, étant donné que le risque n’était pas personnalisé et qu’il était partagé par un sous-groupe de la population qui est suffisamment important pour qu’on puisse le qualifier de répandu ou courant dans le pays, la Commission a conclu que le demandeur ne pouvait se prévaloir de la protection du Canada en se fondant sur les décisions rendues par la Cour dans Guifarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 182, et E.A.D.S. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 785.

 

[4]               La seule question que soulève la présente demande consiste à déterminer si la conclusion de la Commission suivant laquelle le demandeur est exposé à un risque généralisé est raisonnable?

 

[5]               Je suis d’avis, et il n’y a pas de différend entre les parties à ce sujet, que la norme de contrôle judiciaire applicable lorsqu’il s’agit de déterminer si un demandeur d’asile est exposé à un risque généralisé est celle de la raisonnabilité : Stephen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1054 [Stephen], au paragraphe16.

 

[6]               Dans Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 678 [Portillo], la juge Gleason a passé en revue la jurisprudence de la Cour portant sur l’interprétation de la notion de risque généralisé définie à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Ce faisant, la juge Gleason a énoncé, aux paragraphes 40 et 41 de sa décision, le critère servant à déterminer la nature du risque auquel un demandeur est exposé :  

[40]           À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé.

Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.-à-d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle-ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposée dans un pays déterminé.

 

[41]           L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs des décisions récentes de notre Cour – s’inscrivant dans le premier courant jurisprudentiel susmentionné – ont retenu cette approche.

 

[7]               Dans la présente affaire, le demandeur soumet que la Commission ne s’est pas prononcée sur le risque particulier auquel il était exposé et n’a pas établi non plus si ce risque constituait une menace à sa vie ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités. La Commission a plutôt conclu, en se fondant sur l’emploi et la situation financière du demandeur de même que sur le fait que l’Ukraine a un taux de criminalité élevé, que le demandeur faisait partie d’un sous-groupe qui, en Ukraine, est exposé à un risque généralisé de persécution.    

 

[8]               Le demandeur soumet qu’au lieu de définir sa situation en se fondant sur son emploi, la Commission aurait dû faire une distinction entre la persécution résultant de la violence physique dont il a souffert et la crainte généralisée résultant de la criminalité et de l’extorsion auxquelles les propriétaires de petites entreprises sont exposés en Ukraine. Il n’y avait aucune preuve devant la Commission démontrant que tous les chauffeurs de taxi et/ou les propriétaires de petites entreprises étaient exposés à des agressions récurrentes perpétrées par des criminels. La preuve révèle plutôt que des organisations criminelles avaient extorqué de l’argent à un autre chauffeur de taxi et à d’autres propriétaires de petites entreprises. Par conséquent, la persécution à laquelle il a été exposé allait au-delà de la persécution générale à laquelle les chauffeurs de taxi et/ou les propriétaires de petites entreprises sont exposés. 

 

[9]               Le défendeur soumet que la Commission a apprécié de façon raisonnable la preuve soumise par le demandeur et la preuve documentaire sur le pays. La Commission a souligné que le demandeur avait déclaré qu’il croyait que d’autres chauffeurs de taxi étaient confrontés au même problème étant donné que lorsqu’il leur a demandé s’ils connaissaient quelqu’un qui ne payait pas les sommes exigées par les extorqueurs, certains ont répondu que cela n’était jamais arrivé auparavant. La Commission avait une preuve devant elle suivant laquelle les chauffeurs de taxi et les propriétaires de petites entreprises représentent un sous-groupe important en Ukraine et qu’il s’agit d’un problème général et courant. Le fait qu’un membre de ce sous-groupe est personnellement ciblé ne signifie pas que le risque n’est pas de nature générale. 

 

[10]           La notion de risque généralisé a fait l’objet d’un examen approfondi de la part de la Cour au cours des dernières années. En plus de la décision Portillo, précitée, voir par exemple Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1476, [2012] ACF no 1579; Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1048; Stephen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1054; Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 426; et Vaquerano Lovato c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 143. Il ressort clairement de la jurisprudence que la Commission doit évaluer et se prononcer sur le risque particulier auquel le demandeur est exposé et déterminer si ce risque constitue une menace à sa vie ou un risque de traitements ou peines cruels et inusités. Tel qu’énoncé dans Stephen, ci-dessus, au paragraphe 43 :

[43] La jurisprudence a aussi reconnu qu’un risque généralisé peut devenir personnalisé. À cet égard, la SPR a l’obligation de mener une analyse individuelle et approfondie des faits qui lui sont présentés, elle doit examiner tous les aspects du risque qui prennent racine dans ces faits, et elle doit déterminer si le risque est devenu personnalisé, même si au départ, le demandeur était pris pour cible au hasard. […]

 

 

[11]           Tel que l’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 14 à16, les motifs d’un tribunal doivent être lus en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Si les motifs permettent à la Cour de comprendre ce qui a amené le tribunal à rendre sa décision et lui permettent de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles, elle possède alors les attributs de la raisonnabilité.   

 

[12]           En l’espèce, la Commission a relevé et appliqué le critère approprié. Toutefois il ne ressort pas clairement des motifs si la Commission a procédé à l’analyse « rigoureuse et individuelle » requise. La Commission a plutôt conclu que le demandeur fait partie d’un sous-groupe victimisé en Ukraine et a conclu en se fondant sur cette seule prémisse que le risque auquel il était exposé est généralisé. L’analyse de la Commission s’articule essentiellement autour du problème général de l’extorsion, à l’exclusion de la violence dont le demandeur a été victime et de la menace de violence qui pèse sur lui dans l’avenir. Alors que le risque auquel il a été exposé était effectivement généralisé au début, le poids de la preuve démontre qu’en avril 2006, alors qu’il fût roué de coups et laissé inconscient, ce risque est devenu personnalisé. La Commission a omis d’évaluer cette preuve de façon adéquate et d’en traiter dans sa décision. 

 

[13]           Je suis d’avis que les conclusions de la Commission concernant l’article 97 de la LIPR ne sont pas raisonnables et que la demande doit être accueillie. Aucune question de portée générale n’a été proposée à la certification.  

 

 

 


ORDONNANCE

LA COUR STATUE que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre agent. Aucune question n’est certifiée. 

 

 

 

 

«Richard G. Mosley»

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER

 


 

 

DOSSIER :

IMM-12852-12

 

INTITULÉ :

OLEKSANDR CHEREDNYK

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 30 JANVIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :     LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :

                    LE 24 Mars 2014

COMPARUTIONS :

Arthur I. Yallen

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicole Paduraru

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS AU DOSSIER :

ARTHUR I. YALLEN

Yallen & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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