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Date : 20140318


Dossier : IMM-2178-13

 

Référence : 2014 CF 264

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Calgary (Alberta), le 18 mars 2014

PRÉSENT : En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

MUDDASSIR SHEIKH

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               M. Sheikh demande à la Cour d’annuler une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[2]               La présente demande repose essentiellement sur une contestation de la conclusion de la Commission selon laquelle M. Sheikh ne « craignait pas avec raison d’être persécuté » comme cela est exigé aux termes de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27. 

 

[3]               Les faits ne sont pas contestés. M. Sheikh est un musulman sunnite citoyen du Pakistan. En 2009, il s’est marié avec Ameena James, une chrétienne citoyenne du Pakistan. Le mariage a été célébré en secret; Mme James s’étant faussement convertie à l’islam pour que le mariage puisse être célébré. M. Sheikh était au courant de ce subterfuge et il y a participé pour que la cérémonie puisse avoir lieu. L’ami du demandeur, Naveed, a aidé celui-ci à organiser le mariage, et quatre amis de Naveed ont agi à titre de témoins. Les familles du couple ne sont pas au courant du mariage.  

 

[4]               Peu après le mariage, M. Sheikh est venu au Canada avec sa femme grâce à un permis de travail temporaire. Mme James a une demande de résidence permanente en instance dans le cadre du Programme de candidats à l’immigration de la Saskatchewan et n’a pas déposé de demande d’asile. M. Sheikh quant à lui a présenté une demande d’asile alléguant qu’il court le risque d’être persécuté par sa famille, ses amis et des extrémistes religieux en raison de sa participation à la fausse conversion à l’islam de sa femme et de son mariage avec une femme catholique.

 

[5]               La Commission a conclu que M. Sheikh était un témoin crédible et que les preuves de la conversion de sa femme à l’islam et de leur mariage célébré en secret en raison des différences religieuses de leurs familles respectives étaient authentiques. Il a été conclu que le demandeur se trouve dans un mariage interconfessionnel, basé sur la fausse conversion de sa femme à l’islam, subterfuge auquel lui et sa femme ont recouru, et c’est ce point qui est au cœur de sa crainte d’être persécuté. Le lien avec l’article 96 de la Loi a été établi.  

 

[6]               La Commission a conclu qu’étant donné « l’usage répandu » des lois sur le blasphème au Pakistan pour des questions mineures, il est possible que M. Sheikh soit exposé à un risque de persécution en ce qui a trait au fait qu’il connaissait le subterfuge de sa femme qui a prétendu être musulmane et qu’il a joué un rôle à cet égard; cependant, la Commission a ensuite conclu que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté, car il était peu probable (mais pas impossible) que ces faits soient portés à la connaissance d’autres personnes au Pakistan.

 

[7]               En bref, la Commission a conclu que M. Sheikh éprouve une crainte subjective d’être accusé « au titre des lois sur le blasphème du Pakistan pour le rôle qu’il a joué dans la fausse conversion de son épouse ». Elle a aussi conclu qu’il n’y avait pas de « possibilité sérieuse que cela se concrétise », car il y avait peu de chance que les faits soient communiqués par les personnes qu’il connaît ou par sa famille au Pakistan.

 

[8]               En dépit des observations valables présentées par l’avocat du ministre, je ne suis pas convaincu que la Commission a examiné de façon appropriée et raisonnable la question du bien-fondé de la crainte de M. Sheikh. Je suis d’accord avec l’avocat du demandeur que les principes exprimés par la présente Cour dans Sadeghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1083 [Sadeghi] et AB c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 325 [AB] s’appliquent.

 

[9]               Dans l’affaire Sadeghi, le demandeur iranien demandait protection, car il craignait d’être persécuté pour des motifs religieux en raison de sa conversion au christianisme pendant son séjour à l’étranger. Sa demande a été rejetée en se fondant sur l’évaluation faite par la Commission de son degré d’engagement au christianisme. En annulant cette décision, le juge Rouleau a déclaré au paragraphe 18 :

Avec égards, le tribunal s’est trompé. La question n’est pas de savoir si le demandeur est à ce point imprégné de la foi chrétienne que, s’il retournait en Iran, il pratiquerait cette religion là-bas au risque d’attirer l’attention des autorités. Au contraire, la principale question qui sous-tend le bien-fondé de la crainte de persécution du demandeur en raison de sa religion est liée à sa conversion au christianisme et à l’attitude qu’aura le gouvernement iranien, le persécuteur putatif, si ce dernier est informé de sa conversion. En effet, les conséquences seront très graves pour le demandeur si sa conversion au christianisme est connue des autorités iraniennes. La preuve documentaire soumise à l’audience a clairement établi que l’apostasie est un crime grave en Iran, passible de la peine capitale. Le tribunal de la SSR a complètement ignoré cette question et ne semble même pas avoir reconnu l’existence de ce problème en Iran. À mon avis, le tribunal a nettement surestimé l’importance de quelques faits invraisemblables qu’il a réussi à faire ressortir du témoignage du demandeur, ce qui lui a fait oublier la quintessence des faits qui sous-tendent la revendication du demandeur. En conséquence, le tribunal a commis une erreur en ignorant complètement une question essentielle à la décision rendue. (non souligné dans l’original)

 

[10]           À mon avis, le juge Rouleau a eu raison de statuer que la véritable question qui devait être posée au moment d’évaluer si la crainte subjective du demandeur était bien fondée est celle de savoir ce qui se passera si la conversion est découverte en Iran. Il ne s’agit pas de se poser des questions sur la probabilité que la conversion soit découverte.

 

[11]           Le juge Gibson est arrivé à la même conclusion dans AB où le demandeur avait rejeté l’islam après avoir quitté l’Iran. Le juge Gibson a conclu que la véritable question à se poser était de savoir quel serait le risque de persécution de la part du gouvernement iranien « si » celui-ci était informé de ce rejet. Le juge Gibson a poursuivi en expliquant ce qui suit :

Même si on suppose qu’une personne qui a rejeté l’Islam et qui est obligée de retourner en Iran ne fera aucune mention de ce rejet, je suis convaincu que celle-ci pourrait faire l’objet de persécution si les circonstances étaient telles que les autorités de l’État apprenaient qu’il a rejeté l’Islam. Ce risque, compte tenu des faits de l’espèce, n’a tout simplement pas été pris en compte par l’agent. (non souligné dans l’original).

 

[12]           Dans ces deux décisions, la Cour affirme à juste titre qu’en évaluant l’élément objectif de la crainte subjective du demandeur, on se demande ce qui se passerait objectivement si la situation devait être découverte; on ne se demande pas s’il est probable que la situation soit découverte. Contrairement à ce que soutient le défendeur, je pense que la présente demande concorde parfaitement avec la décision de la Cour d’appel dans l’affaire Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680 [Adjei], décision qui a été rendue avant les affaires Sadeghi et AB

 

[13]           Dans l’arrêt Adjei, la Cour d’appel a conclu que la question portait « sur le bien-fondé de la crainte subjective, l’élément dit objectif, qui veut que la crainte du réfugié soit appréciée objectivement pour déterminer si elle s’appuie sur des motifs valables ». En d’autres termes, la crainte subjective est-elle irrationnelle étant donné qu’elle ne repose sur aucun fondement valide? 

 

[14]           Sous cet angle, il importe peu de connaître la probabilité que les faits sur lesquels repose la persécution soient découverts par les agents de persécution. En fait, toute analyse de la part de la Commission relative à cette question relèverait d’hypothèses, à défaut de conclure au vu de la preuve que les faits ne seraient jamais découverts. Il est aussi facile d’imaginer des situations dans lesquelles il pourrait y avoir de graves conséquences pour les gens dotés de caractéristiques immuables, mais qui pourraient difficilement être découvertes (les homosexuels en Ouganda par exemple). Ces demandeurs ont-ils moins le droit à une protection parce que la Commission suppose qu’il est peu probable que cette caractéristique soit découverte? Cette Cour a constamment affirmé que de telles personnes ont droit à une protection si elles prouvent que leur crainte subjective de persécution est objectivement confirmée par une preuve que la persécution présenterait un risque réel si leur identité devait être révélée.

 

[15]           Dans le présent, la crainte de M. Sheikh ne provient pas du fait que le subterfuge utilisé par sa femme soit découvert, mais plutôt du fait que si celui-ci devait être découvert, alors il risquerait d’être persécuté. La Commission a accepté qu’un tel risque existe au Pakistan, mais a malheureusement mal évalué la probabilité que la persécution redoutée puisse avoir lieu. Au cours de l’audience, l’avocat du ministre a reconnu que la Commission a conclu que M. Sheikh avait de bonnes raisons de craindre d’être persécuté si le subterfuge était découvert. Pour reprendre les mots utilisés par la Cour suprême dans l’arrêt Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, par. 120, il a été déterminé « qu’il existe plus qu’une “simple possibilité” qu’il soit persécuté » et, par conséquent, la demande d’asile aurait du être accueillie.

 

[16]           La décision de la Commission est déraisonnable et est annulée.

 

[17]           Aucune des parties n’a proposé une question à des fins de certification.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision est annulée et que la demande d’asile du demandeur est renvoyée devant un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux présents motifs.

 

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL. B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-2178-13

 

INTITULÉ :

MUDDASSIR SHEIKH c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             lE 17 MARS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :                     LE 18 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

POUR LE DEMANDEUR

 

Anna Kuranicheva

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

STEWART SHARMA HARSANYI

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice – Région des Prairies

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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