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Date : 20140312


Dossier : T-1477-10

 

Référence : 2014 CF 243

Toronto (Ontario), le 12 mars 2014

En présence de madame la juge Henegan

 

ENTRE :

CARGILL LIMITED, LOUIS DREYFUS CANADA LTD., PARRISH & HEIMBECKER LIMITED, PATERSON GLOBALFOODS INC., RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED, WEYBURN INLAND TERMINAL LTD., VITERRA INC. ET LA WESTERN GRAIN ELEVATOR ASSOCIATION

 

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA COMMISSION CANADIENNE DES GRAINS

 

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.                   INTRODUCTION

 

[1]               Cargill Limited, Louis Dreyfus Canada Ltd., Parrish & Heimbecker Limited, Paterson Globalfoods Inc., Richardson International Limited, Weyburn Inland Terminal Ltd., Viterra Inc. et la Western Grain Elevator Association (collectivement, les demanderesses) sollicitent le présent contrôle judiciaire visant à contester un arrêté émis par la Commission canadienne des grains (la Commission) le 1er août 2010, à savoir l’arrêté no 2010-34 (l’arrêté). Cet arrêté a pour effet de fixer la marge maximale de perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau que les exploitants de silos peuvent calculer lors du séchage du grain.

 

[2]               Dans la présente instance, le procureur général du Canada représente la Commission (collectivement, les défendeurs), conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles).

 

[3]               Les demanderesses contestent l’arrêté, au motif que la Commission a outrepassé les pouvoirs de prendre des règlements que lui confère la Loi sur les grains du Canada, LRC 1985, c G‑10 (la Loi).

 

II.                L’HISTORIQUE DES PROCÉDURES ET LES QUESTIONS D’ORDRE PROCÉDURAL PRÉLIMINAIRES

 

[4]               La présente instance a été introduite par un avis de demande déposé le 15 septembre 2010. Le 11 février 2011, les demanderesses ont présenté une demande de contrôle judiciaire contestant l’article 30 du Règlement sur les grains du Canada, CRC c 889 (le Règlement), dans l’affaire no T‑239‑11. Le 25 mai 2011, les demanderesses ont déposé une requête visant à faire instruire conjointement ou successivement les deux demandes de contrôle judiciaire.

 

[5]               L’ordonnance du protonotaire Lafrenière, datée du 23 juin 2011, indique qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments communs soulevés dans les actions pour réunir les demandes de contrôle judiciaire et a rejeté la requête. L’appel de cette ordonnance a été rejeté par la juge Bédard, de la Cour fédérale, le 19 septembre 2011. Par un jugement daté du 11 juin 2012, le juge Noël, de la Cour d’appel fédérale, a accueilli l’appel et ordonné que la présente affaire soit entendue directement avant l’audition de l’affaire T‑239-11.

 

[6]               En ouverture d’audience de la présente affaire le 10 septembre 2013, l’avocate des demanderesses a présenté une requête informelle, sans en aviser les défendeurs ni la Cour, afin de faire entendre d’abord l’affaire T-239-11, contrairement à la décision de la Cour d’appel fédérale.

 

[7]               L’avocat des défendeurs s’est opposé à cette requête, et, après que les deux parties eurent présenté leurs observations, il a été ordonné que la présente demande soit instruite la première.

 

[8]               Au début de l’audience, les demanderesses ont présenté une autre requête informelle visant à modifier l’avis de demande et à présenter de nouveaux motifs de contestation et de nouveaux arguments. Il semble que les demanderesses aient pris cette mesure en réaction aux objections soulevées par les défendeurs dans le mémoire des faits et du droit qu’ils avaient versé à leur dossier de demande.

 

[9]               En cherchant à faire modifier l’avis de demande, les demanderesses voulaient contester la validité du paragraphe 38.1(1) du Règlement, de même que celle des arrêtés 2011-92 et 2012-97 de la Commission. Ces éléments ne faisaient pas partie de l’avis de demande déposé le 15 septembre 2010.

 

[10]           Les défendeurs ont fait valoir que les demanderesses cherchaient indûment, par leurs arguments écrits, à étendre la portée de l’avis de demande.

 

[11]           Les demanderesses n’ont ni rempli d’avis de requête officiel ni cherché à obtenir l’autorisation de modifier leur avis de demande avant l’audience.

 

[12]           Les défendeurs ont fait valoir que le processus de contrôle judiciaire établi par la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, et par les Règles prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule décision ou un seul texte législatif; voir l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et l’article 302 des Règles.

 

[13]           De plus, les défendeurs soutiennent que sur les cinq points considérés dans le mémoire des faits et du droit comme des motifs de statuer que l’arrêté 2010-34 est invalide, trois sont soulevés pour la première fois dans ce mémoire, à savoir l’argument de la sous-délégation illégale en contravention du paragraphe 38.1 du Règlement, le pouvoir d’exemption non autorisé qui se trouve dans l’arrêté et l’inobservation de la Loi sur les textes réglementaires, LRC 1985, c S-22.

 

[14]           Ces trois motifs ne figuraient ni dans l’avis de demande ni dans les affidavits déposés par les demanderesses. Par conséquent, les défendeurs ne les ont pas pris en considération dans leurs affidavits en réponse et ont fait observer que les arguments avancés par les demanderesses n’avaient pas été régulièrement soumis à la Cour et qu’ils ne devraient pas être pris en compte.

 

[15]           Les demanderesses ont fait valoir que la jurisprudence autorisait à tout moment des modifications aux actes de procédure, invoquant les décisions Ministre du Revenu national c Canderel Ltd (1993), 157 NR 380, et Meyer c Canada (1985), 62 NR 70.

 

[16]           La requête a été rejetée, principalement parce qu’elle avait été présentée hors délai et sans préavis à la Cour. Les défendeurs ont été avisés d’une proposition de modification uniquement par lettre, le vendredi 6 septembre 2013. Les demanderesses ont su, en recevant le mémoire des faits et du droit des défendeurs, que ces derniers s’opposaient à toute tentative d’étendre la portée des motifs du contrôle judiciaire et à tout argument lié à la proposition de nouveaux motifs. Le dossier de demande des défendeurs a été déposé le 21 novembre 2012.

 

[17]           Si les demanderesses avaient voulu présenter de nouveaux motifs, elles avaient le choix soit de présenter une requête en temps opportun, soit de déposer un ou plusieurs avis de demande de contrôle judiciaire, puis de solliciter une ordonnance visant à faire instruire toutes les demandes ensemble. Le retard à présenter la requête a été le facteur déterminant de son rejet. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, j’ai rejeté la requête des demanderesses visant à modifier leur avis de demande.

 

[18]           De même, les défendeurs se sont opposés à certains passages des affidavits de Mme Carter et de M. McKerchar, déposés par les demanderesses, au motif qu’ils contreviennent à l’article 81 des Règles, car ils contiennent des documents qui débordent les faits dont les déclarants ont une connaissance personnelle et qui équivalent à du ouï-dire et à un témoignage d’opinion livré par des personnes n’ayant pas les compétences voulues. Invoquant l’arrêt PS Partsource Inc c Canadian Tire Corp (2001), 267 NR 135, aux paragraphes 13 et 14, les défendeurs avancent que la prohibition de la preuve par ouï-dire n’a aucune exception en common law qui autorise la prise en considération de cette preuve. En particulier, les défendeurs s’opposent à l’inclusion par Mme Carter et M. McKerchar de certains articles qu’ils n’ont pas rédigés en tant que pièces annexées à leur affidavit. Les défendeurs soutiennent que les articles et les résumés inclus aux affidavits constituent une preuve par ouï-dire inadmissible. De plus, les opinions exprimées dans les articles sont inadmissibles, car elles n’ont pas été soumises à un expert approuvé par la Cour.

 

[19]           Pour ces raisons, les défendeurs font valoir que les paragraphes 17, 19 et 25 à 29, les trois dernières phrases du paragraphe 22, de même que les pièces E, H et I à O de l’affidavit de Mme Carter sont inadmissibles et ne devraient pas être pris en considération. De même, les paragraphes 8 et 9 et les pièces A et B de l’affidavit de M. McKerchar sont tout aussi inadmissibles et ne devraient pas être pris en considération.

 

[20]           En conséquence, je souscris aux observations des défendeurs au sujet du caractère irrégulier de certains passages des affidavits de Mme Carter et de M. McKerchar.

 

[21]           Les paragraphes 17, 19 et 25 à 29, les trois dernières phrases du paragraphe 22, ainsi que les pièces E, H et I à O de l’affidavit de Mme Carter constituent une preuve par ouï-dire inadmissible et ne seront pas pris en considération.

 

[22]           De même, les paragraphes 8 et 9 ainsi que les pièces A et B de l’affidavit de M. McKerchar constituent une preuve par ouï-dire inadmissible et ne seront pas pris en considération.

 

III.             LE CONTEXTE

 

[23]           Les demanderesses, Cargill Limited, Louis Dreyfus Canada Ltd., Parrish & Heimbecker Limited, Paterson Globalfoods Inc., Richardson International Limited, Weyburn Inland Terminal Ltd. et Viterra Inc., exploitent des silos à grains dans tout l’Ouest canadien. La demanderesse Western Grain Elevator Association est une association dont les membres sont les autres demanderesses.

 

[24]           La preuve en l’espèce consiste en affidavits respectivement déposés au nom des demanderesses et des défendeurs, y compris les pièces jointes à ces affidavits. Les demanderesses ont déposé les affidavits de M. Wade Sobkowich, de Mme Brenda Carter et de M. James B. McKerchar. Mme Carter et M. McKerchar ont été contre-interrogés sur leur affidavit et les transcriptions de ces contre-interrogatoires font partie du dossier de demande des défendeurs.

[25]           Les défendeurs ont déposé les affidavits de Mme Catherine Jaworski et de M. Blaine Timlick. Ces déclarants ont été contre-interrogés, et les transcriptions de ces contre-interrogatoires ont été intégrées au dossier de demande des demanderesses.

 

[26]           M. Sobkowich est le directeur général de la Western Grain Elevator Association. Dans son affidavit, il décrit la constitution de la Western Grain Elevator Association ainsi que son mandat. Il décrit aussi, du point de vue de la Western Grain Elevator Association, le processus qui a mené à la prise de l’arrêté en litige dans la présente instance. Il fait état des communications échangées par la Western Grain Elevator Association et la Commission en ce qui concerne les modifications apportées au pourcentage servant à calculer la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau et l’opposition de l’Association à ces modifications.

 

[27]           Mme Carter est la directrice du service de la qualité du grain de la demanderesse, Cargill Limited. Dans son affidavit, elle présente un aperçu de l’industrie du grain au Canada et des activités de Cargill Limited. Son témoignage a trait au séchage du grain et au calcul de la teneur en eau. Elle y traite des répercussions négatives que l’arrêté aura sur Cargill, étant donné le caractère imprévisible inhérent au processus de séchage et compte tenu des marges d’erreurs dans la précision de l’équipement requis et du moment où l’on mesure la teneur en eau du grain. Elle joint à son affidavit un certain nombre de documents provenant de la Commission et d’ailleurs à l’appui de sa thèse, de même que des articles de revues spécialisées portant sur l’étude du rebond de la teneur en eau.

 

[28]           M. McKerchar est le surintendant général de la demanderesse Parrish and Heimbecker Limited. Il est agronome de profession. Il présente un aperçu de l’industrie des grains au Canada et des activités de Parrish and Heimbecker. Il souscrit en grande partie aux témoignages de Mme Carter et de M. Sobkowich. Lui aussi décrit le procédé de séchage du grain et les difficultés qu’auront les demanderesses à se conformer à l’arrêté. Il décrit aussi le processus ayant mené à la prise de l’arrêté et l’opposition de la demanderesse. Il a annexé à son affidavit certains documents ayant trait au rebond de la teneur en eau dans le processus de séchage.

 

[29]           Mme Jaworski est gestionnaire, Politiques, planification et protection des producteurs à la Commission. Dans son affidavit, elle répond au témoignage de Mme Carter concernant l’équipement utilisé pour mesurer la teneur en eau. Par ailleurs, elle décrit le régime réglementaire régissant l’industrie des grains au Canada, notamment le rôle que joue la Commission, particulièrement en ce qui a trait au séchage du grain et à la mesure de la teneur en eau. Elle décrit aussi, du point de vue de la Commission, le processus ayant mené à la prise de l’arrêté.

 

[30]           M. Timlick est gestionnaire de programme, Salubrité et prévention des infestations à la Commission. Son affidavit porte sur le taux d’humidité et le séchage du grain ainsi que la perte découlant du processus de séchage.

 

[31]           Les faits énoncés ci-après sont tirés des affidavits déposés par les parties.

 

[32]           La teneur en eau du grain détermine son grade et sa qualité. La Commission a fixé la teneur maximale en eau autorisée pour chaque grade de grain. Plus la teneur en eau du grain est forte, plus sa valeur est faible.

 

[33]           Conformément à la Loi, un exploitant de silos est tenu de peser le grain qu’un producteur de grains lui livre; voir l’alinéa 61a) de la Loi. Une fois le grain livré, le producteur de grains peut demander à l’exploitant du silo de le sécher afin que la Commission lui attribue un grade supérieur, augmentant ainsi sa valeur. Lorsque le grain est séché, sa teneur en eau diminue et il perd donc du poids. Cette diminution du poids du grain est appelée la « perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau ». Il ne faut pas confondre ce terme avec la « perte de poids totale », qui est la perte de poids causée par la manutention du grain.

 

[34]           Comme l’exploitant d’un silo primaire doit livrer au terminal la même quantité du même grade de grain qu’il a reçue du producteur, il doit calculer, lorsque le producteur demande un séchage, la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau induite par le séchage. L’exploitant du silo primaire déduit alors cette perte de la quantité reçue du producteur; c’est ce qu’on appelle la « marge de perte de poids ». Le poids prévu du grain séché et le grade qui doit être obtenu par séchage sont consignés sur le récépissé. Le producteur de grain est payé en fonction du poids consigné sur le récépissé.

 

[35]           La Commission effectue une inspection et une pesée officielles du grain au moment où il quitte le silo pour être transféré au terminal ou au silo de transbordement. Elle vérifie également la teneur en eau du grain pour en déterminer le grade; si celle-ci dépasse la teneur en eau maximale du grain indiquée sur le récépissé, l’exploitant du silo primaire est sanctionné et le grain est déclassé.

 

[36]           Le procédé de séchage du grain est très complexe; il met en jeu plusieurs variables imprévisibles. Il est donc difficile de sécher le grain de manière à obtenir une teneur en eau précise. La technologie actuelle qui sert à vérifier la teneur en eau n’est pas d’une précision absolue. De plus, une fois séché, le grain est sujet à un « rebond de la teneur en eau », ce qui complique le procédé pour calculer son taux d’humidité. Le rebond de la teneur en eau découle du fait qu’au séchage, l’humidité est retirée de l’enveloppe extérieure du grain, mais elle demeure présente au centre du grain. Il faut environ 24 heures pour que cette eau se diffuse dans tout le grain et que la teneur en eau atteigne ce qu’on appelle l’équilibre. Comme l’équipement servant à établir la teneur en eau mesure le taux d’humidité à la surface du grain, l’appareil donnera une mesure inexacte si celle-ci est prise trop tôt après le séchage. Cela risque de causer des problèmes à l’exploitant du silo primaire par la suite, lorsque les grains seront expédiés au terminal ou au silo de transbordement, puis vérifiés par la Commission.

 

[37]           Pour tenir compte de ces variables, la Commission laisse aux exploitants de silos

une marge d’erreur d’un certain pourcentage au moment de mesurer la teneur en eau du grain et de déterminer son grade. La Commission fixe aussi la marge maximale de perte de poids que les exploitants de silos peuvent déclarer lorsqu’un producteur demande un séchage. À cette fin, la Commission prescrit une formule à utiliser pour calculer la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau; la teneur en eau minimale, exprimée en pourcentage utilisable, est un terme de cette formule. La Commission a fixé ce pourcentage à 1,1 % de moins que la teneur en eau requise pour le grain de « grade gourd ».

 

[38]           Le 20 juillet 2009, la Commission a publié une proposition visant à abaisser le pourcentage servant à calculer la marge de perte de poids à 0,1 % sous la teneur requise pour le grain gourd. L’effet visé était de réduire la marge maximale de perte de poids.

 

[39]           La Western Grain Elevator Association a réagi négativement à cette proposition en indiquant que la variance du rebond de la teneur en eau et le caractère imprévisible du processus de séchage rendaient la proposition risquée pour ses membres, car leur grain risquerait davantage d’être déclassé au départ du silo.

 

[40]           Le 8 février 2010, la Commission a informé la Western Grain Elevator Association qu’elle entendait procéder à la modification du pourcentage. Elle a modifié le pourcentage au moyen d’un arrêté, lequel a été en vigueur du 1er août 2010 jusqu’au 31 juillet 2011.

 

[41]           Des arrêtés identiques maintenant le pourcentage abaissé ont été publiés, à savoir l’arrêté no 2011-92, lequel a été en vigueur du 1er août 2011 au 31 juillet 2012, et l’arrêté no 2012-97, lequel a été en vigueur du 1er août 2012 au 31 juillet 2013. Comme il a déjà été mentionné, ces arrêtés débordent le cadre de la présente demande et ne seront donc pas pris en considération.

 

[42]           Le 15 septembre 2010, les demanderesses ont introduit la présente demande pour contester la validité de l’arrêté et pour obtenir sa suspension dans l’attente qu’il soit statué sur sa validité dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, un jugement déclaratoire, une ordonnance de certiorari cassant ou annulant l’arrêté et les dépens sur une base avocat-client aux termes des Règles. Je constate que rien dans le dossier n’indique que les demanderesses aient demandé une suspension provisoire de l’arrêté.

 

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[43]           La présente demande soulève les deux questions de fond suivantes :

i)                    L’arrêté de la Commission a-t-il été pris en l’absence de tout pouvoir conféré par la loi et, par conséquent, est-il invalide au regard de l’alinéa 118h) de la Loi?

ii)                  Si la Commission avait le pouvoir de prendre l’arrêté, a-t-elle outrepassé ce pouvoir, rendant ainsi l’arrêté invalide?

 

V.                LES OBSERVATIONS

A.     Les demanderesses

[44]           Les demanderesses font valoir que la Commission est censée avoir émis l’arrêté conformément au pouvoir général que lui confère l’alinéa 118h) de la Loi, qui l’autorise à formuler par arrêté des instructions relatives au commerce des grains.

 

[45]           Les demanderesses soutiennent que l’alinéa 118h) n’autorise pas la Commission à émettre l’arrêté et que les dispositions expresses de la Loi où un règlement est requis ont préséance sur tout pouvoir général de formuler par arrêté des instructions relatives au commerce du grain; les demanderesses invoquent sur ce point l’arrêt North Coast Air Services Ltd et al c Canadian Transport Commission, [1968] RCS 940, aux paragraphes 11 à 16 et 21 à 26.

 

[46]           Les demanderesses soutiennent ensuite que, si la Commission était habilitée à prendre l’arrêté, celui-ci est invalide de toute façon, parce que la Commission ne s’est pas posé la bonne question, qu’elle a fait abstraction des éléments qu’elle aurait dû prendre en considération et qu’elle a imposé une exigence à laquelle les exploitants de silos sont dans l’impossibilité de se conformer.

 

[47]           Elles soutiennent que la Commission, en tant qu’organisme créé par une loi, doit cerner la bonne question et faire diligence pour recenser les renseignements pertinents aux fins de l’exécution convenable de ses obligations légales. Elle ne peut se fonder sur des considérations arbitraires, imprécises ou subjectives; les demanderesses invoquent à cet égard l’arrêt Montréal (Ville) c Administration portuaire de Montréal, [2010], 1 RCS 427, aux paragraphes 32, 33 et 38.

 

[48]           Les demanderesses soutiennent que, lorsque la Commission a pris l’arrêté, elle a indiqué qu’il n’y avait pas de données statistiques ou techniques à l’appui des exigences ou de l’arrêté. Selon les demanderesses, cette façon de faire est contraire à l’engagement déclaré de la Commission envers des systèmes d’assurance de la qualité et de la quantité du grain s’appuyant sur des données scientifiques.

 

[49]           De plus, les demanderesses font observer que la Commission n’a pas considéré le fait que l’équipement qu’elle utilisait pour vérifier la conformité aux exigences de l’arrêté avait une marge d’erreur supérieure au pourcentage stipulé dans l’arrêté.

 

[50]           Les demanderesses font valoir que Commission n’est pas habilitée par la Loi à prendre un arrêté auquel les exploitants de silos primaires sont dans l’impossibilité de se conformer et qui aura des conséquences économiques très néfastes pour ceux qui procéderont à un séchage à la demande d’un producteur. Pour ces motifs, les demanderesses soutiennent que l’arrêté est invalide.

B. Les défendeurs

[51]           Les défendeurs font valoir que l’arrêté établit la formule à utiliser dans le calcul de la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau, la méthode de calcul et la marge maximale de perte de poids qui peut être déduite. Ils avancent que l’arrêté donne clairement des « instructions », qu’il vise le commerce du grain et qu’il est autorisé par l’alinéa 118h) de la Loi.

 

[52]           De plus, les défendeurs font valoir que le paragraphe 116(1) de la Loi est un texte souple qui, contrairement à l’arrêté, ne porte pas spécifiquement sur le séchage artificiel des grains ou sur la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau. L’article 30 du Règlement a été adopté aux termes de l’alinéa 116(1)f) de la Loi. L’article 30 du Règlement porte sur la perte de poids totale, laquelle est différente de la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau, l’objet de l’arrêté.

 

[53]           En ce qui concerne la deuxième question en litige, les défendeurs soutiennent que la validité d’un texte réglementaire ne saurait se trancher sur le fondement de la loi contestée, car elle relève plutôt de l’étendue du pouvoir réglementaire conféré par la Loi; voir l’arrêt Mercier c Canada (Service correctionnel), [2012] 1 RCF 72, aux paragraphes 75 et 76. Les demanderesses contestent essentiellement le fondement de l’arrêté, fondement qui n’est pas à proprement parler l’objet du contrôle judiciaire.

 

[54]           Les défendeurs soutiennent qu’il entre dans le domaine d’un règlement raisonnable d’exiger, comme le fait l’arrêté, que les coûts associés au surséchage du grain soient imputés aux exploitants de silos, et non aux producteurs de grains. Cette approche est conforme au mandat de la Commission, qui est de régir la manutention du grain dans l’intérêt des producteurs.

 

[55]           Les défendeurs font valoir que les observations des demanderesses selon lesquelles l’équipement utilisé pour mesurer la teneur en eau du grain a une marge d’erreur supérieure au pourcentage exigé par l’arrêté dénotent une compréhension lacunaire de l’étalonnage de l’équipement. Les défendeurs prétendent que la marge que mentionnent les demanderesses n’est pas une marge d’erreur, mais une norme d’étalonnage. Selon la Loi sur les poids et mesures, LRC 1985, c W-6, et les règlements pris conformément à cette loi, tout dispositif de mesure utilisé dans le domaine du commerce est assujetti à une norme d’étalonnage; s’il respecte la norme, la mesure fournie est définitive. La mesure n’est pas modifiée pour étalonner les balances utilisées et la norme d’étalonnage ne reflète pas une marge d’erreur. Par conséquent, les défendeurs soutiennent que l’arrêté est valide et raisonnable.

 

VI.             ANALYSE ET CONCLUSION

 

[56]           La première question à examiner est la norme de contrôle applicable. Puisque la demande ne soulève à proprement parler qu’une question de validité, la norme de contrôle applicable est la décision correcte. À cet égard, je me fonde sur l’arrêt Canada (Commission du blé) c Canada (Procureur général) (CAF), [2010] 3 RCF 374, au paragraphe 36, où la Cour d’appel fédérale s’exprime ainsi :

Tout d’abord, en ce qui concerne la validité, la Cour doit déterminer, selon la norme de la décision correcte, si le décret était autorisé par le pouvoir délégué au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi.

 

 

[57]           Il s’agit de savoir si l’arrêté est autorisé par l’alinéa 118h) de la Loi. L’arrêté prévoit ce qui suit :

Le 1er août 2010

 

En application de l’alinéa 118h) de la Loi sur les grains du Canada, la Commission canadienne des grains (la Commission) établit, par les présentes, l’ordonnance suivante qui donne des instructions se rapportant à l’article 38.1 du Règlement sur les grains du Canada.

 

1.      La perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau à la suite du séchage artificiel du grain gourd, humide, mouillé ou trempé aux silos primaires, à la demande du producteur, est calculée selon ce qui suit :

 

La différence entre le pourcentage de la teneur en eau avant le séchage et après le séchage est multipliée par cent, et le chiffre ainsi obtenu est divisé par la différence entre cent et le pourcentage de la teneur en eau après le séchage.

 

p. ex. (%, teneur en eau avant séchage – %, teneur en eau après séchage) × 100 = %, perte de poids / réduction, teneur en eau (100 % – %, teneur en eau après séchage)

 

2.      La perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau calculée conformément à l’article 1 de la présente ordonnance sera calculée sur le poids du grain livré (poids à la bascule) et sera notée par le directeur du silo aux fins d’étude par la Commission.

 

3.      Dans le cas de tous les grains séchés artificiellement, sauf exception autorisée par la Commission, le pourcentage minimum de la teneur en eau après séchage qui peut servir à calculer la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau, conformément à l’article 1 de la présente ordonnance, est zéro et un-dixième (0,1 %) de moins que la teneur en eau minimum précisée comme étant gourd dans le cas de ce grain dans les annexes I et II de l’Arrêté sur les hors-grades de grain et les grades de criblures.

 

Le présent arrêté expire le 31 juillet 2011, à moins d’être antérieurement révoqué par la Commission.

 

 

[58]           L’alinéa 118h) de la Loi est rédigé en ces termes :

Arrêtés de la Commission

118. La Commission peut, par arrêté :

[…]

h) formuler des instructions relatives au commerce des grains.

Orders of the Commission

118. The Commission may make orders

[…]

(h) constituting directives to the trade.

 

[59]           Comme il a été mentionné précédemment, les demanderesses font valoir que la « marge maximale de perte de poids » ne peut être fixée que par règlement pris en application de l’alinéa 116(1)f) de la Loi, lequel prévoit ce qui suit :

Règlements

*       116. (1) Avec l’approbation du gouverneur en conseil, la Commission peut, par règlement :

*       […]

f) fixer la marge maximale de perte de poids qui peut être calculée lors de la livraison de grain à une installation;

Regulations

*       116. (1) La Commission may, with the approval of the Governor in Council, make regulations

*       […]

(f) fixing the maximum shrinkage allowance that may be made on the delivery of grain to an elevator;

 

[60]           Le cadre analytique servant à apprécier la validité de la législation par délégation est explicité dans l’arrêt Canada (Commission du blé), précité, au paragraphe 46 :

La première étape d’une analyse de la validité consiste à identifier la portée et l’objet du pouvoir conféré par la loi en vertu duquel le décret contesté a été publié. Un tel exercice exige que le paragraphe 18(1) soit examiné dans le contexte de la Loi dans son ensemble. La deuxième étape consiste à déterminer si le pouvoir conféré par la loi permet cette législation par délégation particulière.

 

[61]           Au vu de cette approche analytique, je suis d’avis que l’alinéa 118h) constitue le pouvoir conféré par la Loi qui permet à la Commission de formuler par arrêté des instructions relatives au commerce des grains. L’arrêté a été pris conformément à cet alinéa.

 

[62]           La Loi ne comprend pas de section « Objet ». Cependant, aux termes de l’article 13 de la Loi, la Commission a pour mission « de fixer et de faire respecter, au profit des producteurs de grain, des normes de qualité pour le grain canadien et de régir la manutention des grains au pays ». L’article 13 prescrit que la mission de la Commission doit être exécutée au profit des producteurs de grain, et non à celui des exploitants de silos.

 

[63]           Le paragraphe 14(1) de la Loi énumère un certain nombre de fonctions de la Commission, qui, entre autres, établit des grades de grain, établit des normes et des procédures pour régir la manutention, le transport et le stockage de grain, encourage la recherche en matière de grains et de produits céréaliers et supervise par divers moyens le commerce des grains au Canada.

 

[64]           En ce qui concerne le pouvoir de prendre des arrêtés en vertu de l’alinéa 118h) ainsi que la mission de la Commission au titre des articles13 et 14 de la Loi, il s’ensuit à mon avis que l’alinéa 118h) autorise la Commission à prendre des arrêtés qui sont des instructions au commerce, afin de maintenir des normes de qualité pour le grain canadien et de réglementer la manutention, le stockage et le transport de grain. L’exercice de ces pouvoirs doit se faire au profit des producteurs de grain.

 

[65]           À mon sens, l’arrêté mis en cause relève en tout point de la compétence évoquée plus tôt que confère la Loi. L’arrêté a valeur de directive; il donne des instructions sur la façon de calculer la perte de poids causée par la réduction de la teneur en eau. Il a trait au commerce de grains, puisqu’il s’applique aux producteurs de grains et aux silos primaires. L’arrêté régit le stockage et la manutention de grain dans l’intérêt des producteurs de grain, conformément à l’article 13 et au paragraphe 14(1) de la Loi, comme il a déjà été mentionné. Il relève donc des pouvoirs conférés par l’alinéa 118h) et n’est pas invalide.

 

[66]           Les arguments des demanderesses voulant que l’arrêté prescrive, d’une façon inadmissible, une directive qui ne peut être donnée que par règlement ne peuvent être retenus. Comme le notent les défendeurs, le paragraphe 116(1) exprime une faculté, et non un impératif. L’alinéa 116(1)f) dispose qu’avec l’approbation du gouverneur en conseil, la Commission peut, par règlement, fixer la marge maximale de perte de poids qui peut être calculée. En même temps, aucune disposition de la Loi n’interdit à la Commission de prendre, en vertu de l’alinéa 118h), un arrêté qui aurait le même effet, à savoir de fixer la marge maximale de perte de poids qui peut être calculée. L’alinéa 118h) est la disposition habilitante de l’arrêté en cause; contrairement aux prétentions des demanderesses, rien dans la Loi n’interdit de prendre un arrêté qui porterait sur un des sujets énumérés au paragraphe 116(1).

 

[67]           Comme le juge Nadon, de la Cour d’appel fédérale, l’a noté dans l’arrêt Mercier, précité, aux paragraphes 63 à 70, la faculté de prendre des règlements ayant trait à un sujet précis n’empêche pas nécessairement l’exercice de pouvoirs généraux de rendre des ordonnances ou de donner des directives pour régir des sujets similaires. Le chevauchement est permis et, dans certains cas, il est souhaitable.

 

[68]           En ce qui concerne l’interprétation large de l’alinéa 118h) prescrite aux termes de l’article 12 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, le législateur a accordé à la Commission le pouvoir général de formuler par arrêté des instructions visant le commerce. À mon sens, l’arrêté a été adopté validement en vertu de ces pouvoirs habilitants. Certes, il peut y avoir certains chevauchements entre les sujets dont traitent le paragraphe 116(1) et l’article 118, mais le pouvoir de régir les marges maximales de perte de poids conformément à l’alinéa 116(1)f) n’empêche nullement la Commission de prescrire des instructions visant le commerce ayant le même effet lorsqu’elles sont édictées en vertu d’une autorisation légale valide. L’éventuelle contradiction entre les alinéas 116(1)f) et 118h) est une question qui relève du législateur; elle n’infirme pas la validité de l’arrêté en cause.

 

[69]           Je vais maintenant traiter de la deuxième question soulevée par les demanderesses, à savoir si la Commission a outrepassé ses compétences en prenant l’arrêté. À cet égard, les demanderesses semblent remettre en cause le fondement scientifique et la politique en vertu desquels l’arrêté a été pris. À mon sens, il s’agit là d’une contestation du fondement de l’arrêté. Cet argument ne peut donc être retenu.

 

[70]           Une cour de révision n’a guère la latitude de se prononcer sur le choix scientifique sur lequel se fonde une autorité réglementaire; voir l’arrêt Inverhuron & District Ratepayers’ Association c Canada (Ministre de l’Environnement) et al (2001), 273 NR 62, au paragraphe 48.

 

[71]           La jurisprudence est claire : il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de statuer sur le fondement de la contestation d’une législation par délégation; voir la décision Jafari c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1995), 180 NR 330, au paragraphe 14. Une contestation de la validité de la législation par délégation consiste uniquement à se demander si les dispositions en cause relèvent du pouvoir conféré par la loi habilitante. C’est au législateur, et non à la Cour, qu’il incombe de déterminer le bien‑fondé de l’arrêté.

 

VII.          CONCLUSION

 

[72]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée avec dépens en faveur des défendeurs.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur des défendeurs.

 

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-1477-10

 

INTITULÉ :

CARGILL LIMITED, LOUIS DREYFUS CANADA LTD., PARRISH & HEIMBECKER LIMITED, PATERSON GLOBALFOODS INC, RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED, WEYBURN INLAND TERMINAL LTD, VITERRA INC ET LA WESTERN GRAIN ELEVATOR ASSOCIATION c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LA COMMISSION CANADIENNE DES GRAINS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Les 10 et 11 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

                                                                                    LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 12 mars 2014

COMPARUTIONS :

E. Beth Eva

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

John Faulhammer

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Filmore Riley LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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