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Date : 20140317


Dossier : IMM‑12464‑12

 

Référence : 2014 CF 257

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

ENTRE :

SUNITA FENDE MANDI

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision du 12 octobre 2012 [la décision] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande d’exemption pour des considérations d’ordre humanitaire, fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi, de l’obligation de présenter une demande de visa de résident permanent à l’extérieur du Canada.

 

CONTEXTE

[2]               La demanderesse, citoyenne du Cameroun âgée de 29 ans, est d’abord venue au Canada le 6 janvier 2009. Elle y a fait une demande d’asile en février 2009 et sa demande a été rejetée en février 2011. En juin 2011, elle a demandé, pour des considérations d’ordre humanitaire, une exemption de l’exigence de déposer sa demande de visa de résident permanent à l’extérieur du Canada. Elle a allégué que si elle retournait au Cameroun, elle serait obligée d’épouser un homme de 68 ans, contre sa volonté, qu’elle serait incapable d’obtenir des soins médicaux pour le traitement du lupus, ce qui mettrait sa santé et sa vie en danger, et qu’elle devrait affronter des difficultés du fait qu’elle n’aurait plus accès à la vie qu’elle mène au Canada depuis qu’elle s’y est établie.

 

[3]               La demanderesse est née à Buea, au Cameroun, mais, entre 2001 et 2007, elle a fréquenté une école secondaire et une école de sciences infirmières aux États‑Unis; à la fin de ses études, elle est devenue infirmière auxiliaire autorisée. Elle a déclaré être retournée au Cameroun le 29 août 2008 et avoir appris à ce moment‑là que sa famille avait organisé pour elle un mariage avec un homme de 68 ans auquel la famille devait de l’argent. Elle affirme qu’elle n’a aucun mot à dire dans cette affaire : étant considérée comme un « bien » de la famille, si elle refusait le mariage, elle serait soumise au « kibangalia », soit battue au moyen d’une canne de bambou, entièrement nue, devant tous les villageois, puis enfermée dans une pièce sombre et isolée et battue à répétition jusqu’à ce qu’elle change d’idée. La demanderesse s’est enfuie au cours de la nuit avec l’aide de sa mère et de cousines; elle s’est rendue en autocar à Douala et s’est cachée pendant plusieurs mois dans la maison d’un ami de sa mère avant de fuir au Canada en janvier 2009.

 

[4]               Selon la demanderesse, si elle retourne au Cameroun, elle sera obligée d’épouser cet homme, puis elle sera violée et [traduction] « soumise aux diktats de la famille ».

 

[5]               En 2011, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR] a examiné la demande d’asile de la demanderesse présentée sur le fondement des mêmes allégations. L’agent avait en main la décision de la SPR et en a tenu compte en rendant la décision à l’examen en l’espèce. La SPR a conclu que le témoignage de la demanderesse comportait des incohérences et a fait ressortir l’absence de documents crédibles confirmant son retour allégué au Cameroun en août 2008, ce qui a amené la SPR à remettre sérieusement en doute la crédibilité de la demanderesse. À partir de ces préoccupations en matière de crédibilité, la SPR avait conclu que [traduction] « selon toute vraisemblance, la demandeure d’asile n’est jamais retournée au Cameroun à l’époque alléguée et qu’elle est entrée au Canada d’une autre façon que celle qu’elle a alléguée ». La SPR poursuivait ensuite comme suit : [traduction] « [I]l n’existe aucune preuve fiable selon laquelle elle serait obligée de se marier contre sa volonté ou qu’elle serait soumise à toute autre forme de persécution ou [exposée à un des risques mentionnés à l’article 97] si elle devait retourner au Cameroun. »

 

[6]               En mars 2009, la demanderesse a reçu un diagnostic de lupus, ou lupus érythémateux systémique, et doit pour cette raison prendre de nombreux médicaments et consulter périodiquement des médecins pour gérer ce problème de santé potentiellement invalidant. Elle affirme que sa vie dépend des traitements médicaux et du soutien qu’elle reçoit au Canada et qu’il est impossible d’obtenir un traitement pour le lupus au Cameroun.

 

[7]               Selon le dossier, la demanderesse fait partie des membres actifs d’une église de Toronto et d’un groupe de jeunes adultes liés à cette église. Elle travaille aussi comme coordonnatrice pour les Infirmières de l’Ordre de Victoria et participe aux rencontres périodiques d’un groupe de soutien pour des patients atteints de lupus.

 

DÉCISION À L’EXAMEN

[8]               L’agent a souligné qu’il incombait à la demanderesse de démontrer que sa situation personnelle était telle que l’obligation qui lui est imposée d’obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada, selon les formalités habituelles, entraînerait pour elle des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. L’agent a souligné que les considérations d’ordre humanitaire invoquées étaient l’établissement au Canada, la discrimination au Cameroun et l’absence de traitements médicaux au Cameroun.

 

[9]               L’agent a pris acte de la décision antérieure de la SPR et a mentionné le fait que la demanderesse [traduction] « avait décrit essentiellement le même contexte dans sa demande d’exemption pour des considérations d’ordre humanitaire que devant la SPR ». À cet égard, l’agent a formulé le commentaire suivant :

[traduction]

La SPR avait estimé qu’il n’existait pas de preuve fiable selon laquelle elle serait obligée d’épouser quelqu’un contre son gré ou qu’elle serait soumise à la persécution ou exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner au Cameroun. Bien que je ne sois pas lié par cette décision antérieure de la SPR, je lui accorde beaucoup d’importance étant donné que le commissaire a eu l’occasion d’examiner la demande de la cliente de manière approfondie et, par conséquent, de se prononcer sur les faits. Cependant, je tiens compte du fait que les facteurs liés au risque et à la discrimination pris en compte dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sont évalués en fonction des difficultés que pourrait connaître un demandeur.

 

 

[10]           L’agent a ensuite conclu que la demanderesse n’avait pas [traduction] « fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’à l’heure actuelle, à son retour au Cameroun […] elle serait obligée d’épouser un homme de 68 ans ». Après avoir pris connaissance des documents relatifs aux mariages forcés, l’agent a formulé le commentaire suivant :

[traduction]

Selon la preuve qui m’a été présentée, des jeunes femmes sont offertes à des hommes âgés dans les provinces du nord du pays. La demanderesse est une femme instruite de 27 ans. Elle n’est pas une enfant. Elle n’a fourni qu’une déclaration et n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer qu’elle serait obligée d’épouser un homme de 68 ans.

 

La demanderesse a aussi déclaré qu’elle avait fui le Cameroun pour échapper à la discrimination dont elle était victime en tant que femme; cependant, elle ne précise pas de quelle façon cette discrimination s’était manifestée.

 

 

[11]           L’agent a souligné que la situation au Cameroun était [traduction] « loin d’être favorable », mais a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels la demanderesse serait personnellement touchée par cette situation, au point de connaître des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ou d’être soumise à des situations qui ne sont pas celles de l’ensemble de la population. Elle n’a pas démontré que les difficultés qu’elle subirait en faisant sa demande de visa de résident permanent de l’extérieur du Canada, soit de la façon habituelle, seraient i) inhabituelles et injustifiées ou ii) excessives.

 

[12]           L’agent a souligné le fait que la demanderesse avait besoin d’un traitement périodique pour le lupus, mais il a conclu qu’elle n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer son affirmation selon laquelle le traitement du lupus n’est offert nulle part au Cameroun. L’agent a pris connaissance de la preuve documentaire relative à l’état du réseau de soins de santé au Cameroun et a conclu que ce dernier [traduction] « s’était renforcé », mais que, néanmoins, [traduction] « il manquait de ressources matérielles, financières et humaines ». Malgré cela, l’agent a conclu que la plupart des maladies peuvent être traitées au Cameroun, sauf les maladies chroniques et les cas graves de cancer et de maladies cardiovasculaires, ainsi que les transplantations d’organes, et que [traduction] « les médicaments génériques et essentiels sont offerts au Cameroun ».

 

[13]           En ce qui a trait à l’établissement, l’agent a reconnu que la demanderesse avait fait la preuve de son établissement au Canada, mais il a estimé que son degré d’établissement [traduction] « correspondait à celui que l’on attendrait d’une personne dans sa situation » et « qu’il n’allait pas au‑delà du degré normal d’établissement […] dans ce genre de situation ». La demanderesse n’a pas démontré que la rupture de ses liens d’emploi ou de ses liens avec la collectivité au Canada entraînerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives qui justifieraient une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire.

 

[14]           De plus, l’agent a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels la demanderesse serait incapable de s’établir de nouveau au Cameroun. Elle ne serait pas isolée de toute présence familiale étant donné que la preuve révélait que sa mère vivait là‑bas. L’agent a reconnu que la demanderesse serait exposée à certaines difficultés pour s’établir de nouveau au Cameroun, mais il a souligné que le processus de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’a pas pour objet d’éliminer toute forme de difficulté. Il vise plutôt l’offre d’une protection contre les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. L’agent a estimé que l’application des exigences habituelles en l’espèce n’entraînerait pas ce type de difficultés et que, par conséquent, il n’existait pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour autoriser l’exemption demandée.

 

QUESTIONS EN LILTIGE

[15]           La demanderesse soulève les questions suivantes dans la présente instance :

a.                   L’agent a‑t‑il imposé un fardeau indu, appliqué un critère inapproprié ou limité l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

b.                  L’agent a‑t‑il tiré des conclusions sans donner à la demanderesse l’occasion raisonnable d’y répondre?

 

[16]           Étant donné que l’argument relatif à la limitation de l’utilisation du pouvoir discrétionnaire n’est pas maintenu, je reformulerais comme suit les questions en litige :

a.                   L’agent a‑t‑il appliqué un critère inapproprié?

b.                  L’agent a‑t‑il tiré une conclusion déraisonnable?

c.                   L’agent a‑t‑il manqué à l’obligation d’équité procédurale en tirant des conclusions sans fournir à la demanderesse une occasion raisonnable d’y répondre?

 

NORME DE CONTRÔLE

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a affirmé qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle applicable à une question donnée dont est saisie la cour de révision est établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, elle peut adopter cette norme de contrôle. C’est uniquement lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme de contrôle applicable : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[18]           La question de savoir si l’agent a appliqué la norme et le critère juridiques pertinents et a tenu compte des facteurs appropriés pour trancher la question des considérations d’ordre humanitaire fait l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte : voir Guxholli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1267, aux paragraphes 17 et 18; Awolope c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 540, au paragraphe 30. De même, la question de savoir si l’agent a refusé injustement à la demanderesse l’occasion de répondre avant de tirer ses conclusions soulève un problème d’équité procédurale qui doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte : voir Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 100; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53.

 

[19]           L’évaluation de la preuve par l’agent de même que sa conclusion sur la question de savoir si une exemption pour des considérations d’ordre humanitaire devrait être accordée doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Alcin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 36; Daniel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 797, au paragraphe 12; Jung c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 678, au paragraphe 19. La jurisprudence a établi que « [l]e demandeur doit s’acquitter d’un lourd fardeau pour convaincre la Cour qu’une décision en vertu de l’article 25 nécessite l’intervention de cette dernière » : Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1172, au paragraphe 29, citant Mikhno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 386, et Cuthbert c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 470.

 

[20]           Dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précitée, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était raisonnable en ce sens qu’elle n’appartiendrait plus « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[21]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Visa et documents

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

[…]

 

Application before entering Canada

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

[…]

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

ARGUMENTS

Demanderesse

[22]           La demanderesse soutient que l’agent s’est contredit en ce qui a trait à la possibilité d’obtenir des traitements médicaux au Cameroun : à son avis, malgré certaines améliorations dans l’accès aux soins de santé, [traduction] « il restait encore beaucoup à faire » et le réseau de soins de santé manquait de ressources matérielles, financières et humaines; par contre, il a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la demanderesse n’obtiendrait pas les traitements que requiert la maladie dont elle souffre. L’agent a reconnu que le réseau de santé est coûteux, inadéquat et d’un accès difficile; la demanderesse affirme qu’elle n’aura donc [traduction] « manifestement » pas accès à des soins de santé de qualité, adéquats et abordables si elle retourne au Cameroun. Elle allègue que l’agent a écarté de façon déraisonnable des éléments de preuve révélant la gravité de la maladie dont elle souffre. Il aurait fallu prendre en compte le contenu de cette preuve médicale et non ce qui n’y figurait pas : Bagri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 168 FTR 283.

 

[23]           La demanderesse soutient que l’agent lui a imposé un fardeau de preuve inapproprié en cherchant à savoir si le degré d’établissement de la demanderesse allait [traduction] « au‑delà » de ce qui aurait été attendu d’elle normalement dans les circonstances. Le Guide IP5 qui, selon la demanderesse, liait l’agent dans les circonstances, exige uniquement que l’établissement de la demanderesse soit « appréciable », au point de créer pour la demanderesse des difficultés inhabituelles ou excessives si elle devait faire sa demande à l’extérieur du Canada : Citoyenneté et Immigration, cinquième Guide concernant le traitement des demandes présentées au Canada (IP 5) : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, section 5.14. De plus, selon la demanderesse, [traduction] « les très nombreux éléments de preuve adéquats » qu’elle a présentés, tout comme la preuve documentaire, révèlent qu’elle serait soumise à des difficultés inhabituelles si elle était renvoyée du Canada vers le Cameroun. L’agent a également commis une erreur en tirant la conclusion non fondée et déraisonnable selon laquelle le degré d’établissement de la demanderesse [traduction] « n’allait pas au‑delà du degré normal d’établissement » dans ce genre de situation. L’agent n’a pas fourni de données statistiques pour démontrer que les personnes dans une situation semblable auraient, en moyenne, atteint le même degré d’établissement.

 

[24]           La demanderesse soutient aussi que l’agent n’a pas tenu compte de la totalité des documents fournis et qu’il a utilisé la preuve documentaire de façon sélective, contrairement à ce que prévoit la jurisprudence de la Cour : Ali c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 80 FTR 115 (CFPI); Owusu‑Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 8 Imm LR (2d) 106 (CAF), à la page 113; Banque Canadienne Impériale de Commerce c Rifou, [1986] 3 CF 486 (CA), à la page 497; Manickan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1525; Li c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 232 (CA).

 

[25]           Bien que, la question de savoir si l’agent avait tiré des conclusions sans accorder à la demanderesse une occasion raisonnable d’y répondre ait été abordée dans les observations écrites du conseil, il n’en a rien dit dans les observations qu’il a présentées de vive voix. L’affidavit de la demanderesse donne une idée du contenu de cette question. Elle y atteste qu’elle [traduction] « n’a pas eu la possibilité, que ce soit au moyen de communications écrites ou d’une entrevue, de se défendre et/ou d’expliquer les circonstances entourant la preuve relative aux raisons pour lesquelles l’agent d’immigration a soulevé des doutes dans ses motifs ». Elle souligne que l’agent a affirmé à plusieurs reprises dans la décision qu’elle n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve documentaire. Or, elle affirme qu’elle a fourni des éléments de preuve qui auraient dû répondre aux préoccupations de l’agent et que si ce dernier lui en avait donné l’occasion, elle aurait expliqué la situation de façon plus complète. La demanderesse souligne que les explications qu’elle a fournies au sujet de son problème de santé et des difficultés auxquelles elle serait exposée au Cameroun avaient été rédigées [traduction] « selon ses connaissances en tant qu’infirmière », que l’agent ne lui avait fait part d’aucun doute ou d’aucune préoccupation à cet égard et qu’il n’avait pas non plus demandé de renseignements supplémentaires à ce sujet. Si l’agent l’avait fait, elle aurait clarifié la situation.

 

Défendeur

[26]           Selon le défendeur, le critère juridique pertinent a été appliqué. L’agent était tenu d’évaluer la demande et la preuve de la demanderesse afin de décider si la demanderesse avait démontré qu’elle serait exposée à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il lui fallait retourner dans son pays d’origine (Reis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 179, aux paragraphes 68, 69, 71 et 73; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 23) et c’est ce qui a été fait en l’espèce.

 

[27]           Selon le défendeur, l’allégation de la demanderesse selon laquelle l’agent s’est contredit et a écarté des éléments de preuve relatifs au problème de santé de la demanderesse résulte d’une interprétation sélective et inexacte de la décision. La demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve convaincant pour démontrer qu’elle serait incapable d’obtenir des traitements pour son lupus. L’agent a souligné que la plupart des maladies pouvaient être traitées au Cameroun, à l’exception de cas chroniques et difficiles de cancer ou de maladie cardiovasculaire, ou de la transplantation d’organes. Il n’a pas été du tout question dans la preuve de l’impossibilité de traiter le lupus. De plus, tout en soulignant les faiblesses du réseau de soins de santé au Cameroun, l’agent a aussi fait état d’améliorations appréciables de ce réseau. Certaines des caractéristiques qui ont été décrites – comme l’accès à des spécialistes uniquement après obtention d’un diagnostic d’un médecin généraliste – ne sont pas très différentes des caractéristiques du réseau de santé au Canada. L’agent a aussi conclu que les médicaments génériques et essentiels sont offerts au Cameroun. La déclaration de la demanderesse selon laquelle le traitement du lupus n’est offert nulle part au Cameroun n’était pas étayée par la preuve documentaire, ce qui constitue un motif valable de rejet du témoignage de la demanderesse : Boateng c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 513, 65 FTR 81 (CFPI); Osei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1252, 45 ACWS (3d) 712 (CFPI); Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 681, 55 ACWS (3d) 820 (CFPI); Oppong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1187, 57 ACWS (3d) 821 (CFPI).

 

[28]           Selon le défendeur, l’argument selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de la preuve médicale fournie par le médecin de la demanderesse n’est pas fondé. La lettre sur laquelle s’appuie la demanderesse ne comporte que deux lignes et confirme tout simplement que la demanderesse suit des traitements pour le lupus érythémateux systémique. Quoi qu’il en soit, l’agent est présumé avoir pris en compte l’ensemble de la preuve : Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF).

 

[29]           Selon le défendeur, l’agent a reconnu le fait que la demanderesse est atteinte du lupus, mais il a préféré la preuve documentaire selon laquelle la plupart des maladies peuvent être traitées au Cameroun à l’affirmation non étayée de la demanderesse selon laquelle aucun traitement ne lui serait offert dans ce pays.

 

[30]           Le défendeur soutient qu’une décision favorable à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne repose pas simplement sur une perte d’emploi et que le temps écoulé depuis le début des procédures d’immigration ne peut être invoqué comme seul motif pour prouver le degré d’établissement étant donné que cette façon de faire favoriserait l’immigration [traduction] « par des moyens détournés ». Les demandeurs qui font l’objet de mesures de renvoi et qui demeurent au Canada sans statut tout en utilisant des recours juridiques le font tout à fait volontairement et ils doivent savoir que plus longtemps ils demeurent au pays, plus leur renvoi sera difficile. Ce n’est pas la même chose que le fait pour une personne de demeurer au Canada pour des raisons indépendantes de sa volonté : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 813, aux paragraphes 6, 10 et 14; Luzati et autres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1179, aux paragraphes 17, 18, 21 et 23. À cet égard, la demanderesse a invoqué à tort le Guide IP5.

 

[31]           De l’avis du défendeur, l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent n’a pas étayé ses conclusions relatives au degré d’établissement est aussi non fondé. L’agent n’est pas tenu de justifier ce genre de conclusions au moyen de données statistiques; c’est à la demanderesse qu’il incombe de s'acquitter du fardeau d’étayer sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et de prouver pour quelles raisons l’utilisation de ce recours extraordinaire est justifiée. Selon la preuve, il n’y avait rien d’inhabituel dans les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait faire sa demande de visa de résident permanent à partir de l’étranger.

 

ANALYSE

[32]           Il est évident que la demanderesse est atteinte de lupus et qu’elle aura besoin de soins médicaux constants. Elle reçoit le traitement dont elle a besoin au Canada, où elle travaille comme infirmière autorisée.

 

[33]           La demanderesse a dit en toutes lettres qu’à son avis elle ne pouvait pas retourner au Cameroun parce qu’elle serait incapable d’y recevoir les soins dont elle a besoin et que, de toute façon, elle ne pourrait pas se payer les traitements requis. Malheureusement, elle n’a fourni aucun élément de preuve objectif pour étayer cette affirmation. C’était une erreur grave, qui pourrait mettre sa vie en danger si elle était renvoyée dans son pays.

 

[34]           L’agent a correctement effectué des recherches sur les soins médicaux offerts au Cameroun et s’est appuyé sur des documents qui, même s’ils ne traitaient pas précisément du lupus, donnaient à penser que la plupart des maladies peuvent être traitées au Cameroun et qu’il semble y exister une forme de réseau public de santé. L’analyse qu’a effectuée l’agent de cette question est irréprochable, mais elle n’est pas allée plus loin.

 

[35]           Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a fourni de nombreux détails au sujet des médicaments qu’elle prend et de la façon dont elle gère la maladie. Le lupus est incurable et la demanderesse a appris de la bouche de ses médecins qu’à cause de son système immunitaire affaibli, elle doit éviter de se rendre dans des régions tropicales à cause de l’humidité et des températures élevées qui y règnent et parce qu’elle est sujette à contracter des maladies tropicales. La demanderesse est une infirmière autorisée et rien ne permet de remettre en question la véracité du risque qu’elle a décrit. Ce risque ne peut être écarté. Or, je ne vois rien dans la preuve médicale dont l’agent a pris connaissance qui porte sur cette question. Il faut pourtant l’examiner et l’agent n’aurait pas dû écarter cet aspect important de la maladie lorsqu’il a examiné la situation au Cameroun. Étant donné qu’il s’agit dans ce contexte d’une question de vie ou de mort, le défaut de l’agent de l’aborder fait en sorte que sa décision est déraisonnable.

 

[36]           Les conseils reconnaissent qu’il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.                  accueille la demande, ANNULE la décision et RENVOIE l’affaire à un autre agent pour réexamen.

                    

2.                  DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM‑12464‑12

 

INTITULÉ :

SUNITA FENDE MANDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :            LE 6 FÉVRIER 2014

   

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :                           LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                    LE 17 MARS 2014

 

 

COMPARUTIONS :

Kingsley I. Jesuorobo

 

POUR La demanderesse

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley I. Jesuorobo

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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