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Date : 20140313


Dossier :

IMM‑4132‑13

 

Référence : 2014 CF 244

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2014

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

VICTORINE LOSOWA OSENGOSENGO

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Mme Victorine Losowa Osengosengo, une religieuse franciscaine originaire de la République démocratique du Congo [la RDC], sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 28 mai 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugiée au sens de la Convention et celle de personne à protéger au sens, respectivement, de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi. La Commission a estimé que, même si la demanderesse avait reçu des menaces de mort de la milice contrôlée par le ministre actuel des Communications de la RDC, Lambert Mende, une possibilité de refuge intérieur [PRI] s’offrait à elle à Kinshasa.

 

[2]               La demanderesse affirme que la conclusion de la Commission est déraisonnable, étant donné que ses persécuteurs sont au courant de ses liens profonds avec sa communauté religieuse, et pourraient donc la retrouver sans peine. De plus, compte tenu du fait que Lambert Mende fait partie du gouvernement, sa milice serait vraisemblablement omniprésente à Kinshasa, la capitale du pays.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

Contexte

[4]               La demanderesse fait partie du groupe ethnique des ESWE [ou peuple de la savane].

 

[5]               En septembre 2008, alors que la milice du ministre des Communications de la RDC se livrait vraisemblablement à des agressions et des assassinats et à l’incendie des maisons des membres du groupe ethnique des ESWE dans la région de Sankuru, la demanderesse a donné refuge à deux paroissiens du groupe ethnique des ESWE et a refusé d’obtempérer à l’ordre de la milice de les livrer. Par conséquent, le chef de la milice a informé la demanderesse qu’à défaut par elle de livrer les deux personnes en question au plus tard à 20 h le même jour, elle serait tuée. Pour protéger la demanderesse, sa communauté l’a envoyée 15 kilomètres plus loin, de Shinga au couvent de Lodja. Quelques mois plus tard, on l’a envoyée à Kinshasa, à plus de 2 000 kilomètres de Lodja. Une fois la demanderesse arrivée là‑bas, sa communauté a fait le nécessaire pour l’aider à sortir de la RDC.

 

[6]               En septembre 2009, la demanderesse a été admise au Canada munie d’un visa d’étudiant valide jusqu’au 31 août 2010. Son visa a par la suite été renouvelé et, en juin 2011, elle a demandé l’asile au Canada.

 

[7]               La Commission a jugé crédible le témoignage de la demanderesse. Malgré les quelques hésitations qu’il contenait, son témoignage ne renfermait aucune contradiction ou incohérence majeures. De plus, même si elle avait attendu 21 mois après son arrivée au Canada avant de présenter sa demande d’asile, la demanderesse s’est vue accorder le bénéfice du doute par la Commission au sujet de sa crainte suggestive de retourner en RDC.

 

[8]               La Commission a toutefois jugé qu’une PRI s’offrait à la demanderesse à Kinshasa et qu’elle n’avait pas démontré que ses persécuteurs auraient l’intérêt, l’intention ou des raisons de se mettre à sa recherche ou même qu’ils seraient en mesure de la retrouver dans une aussi grande ville. La milice qu’elle craint est surtout active dans la région qu’elle a fuie au départ (Lodja) et la demanderesse n’a soumis aucun élément de preuve documentaire quant à savoir si la milice était active dans la région de Kinshasa.

 

[9]               La Commission a fait observer que le seul élément de preuve que la demanderesse avait soumis au sujet de la possibilité pour elle d’être persécutée à Kinshasa portait sur le fait que Lambert Mende, un député du gouvernement, habite la capitale du pays et qu’il se chargerait lui‑même de la retrouver. La demanderesse a toutefois expliqué que Lambert Mende ne la connaissait pas personnellement et que personne au sein de la milice n’était même au courant qu’elle s’était réfugiée à Kinshasa ou même qu’elle avait quitté le pays pour le Canada. La demanderesse a confirmé qu’aucun des membres de sa famille vivant à Kinshasa n’avait été contacté et que personne ne l’avait recherchée depuis les événements en cause.

 

[10]           La Commission a par ailleurs fait observer que la communauté de la demanderesse ne l’avait au départ transférée que d’une quinzaine de kilomètres du lieu où elle avait fait l’objet de menaces de mort et qu’elle avait passé neuf mois à Kinshasa sans problème.

 

[11]           Par conséquent, la Commission a jugé qu’il était objectivement raisonnable que la demanderesse cherche une fois de plus à se réfugier à Kinshasa. Plusieurs membres de sa famille, y compris sa mère, sans parler de sa communauté religieuse, sur qui elle peut compter, y vivent. De plus, elle est en mesure d’y assurer sa subsistance, soit comme enseignante soit en vivant au sein de sa communauté religieuse.

 

Questions en litige et norme de contrôle

[12]           Dans ses observations écrites, le défendeur a soulevé une question préliminaire au sujet de l’affidavit de la demanderesse. La demanderesse ne parle ni ne comprend l’anglais et pourtant son affidavit est libellé en anglais et ne comporte pas la formule d’assermentation prévue aux alinéas 80(2.1)a) et b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. Toutefois, comme la demanderesse a par la suite déposé un affidavit modifié le 22 août 2013, qui comporte une formule d’assermentation du traducteur, cette question préliminaire n’a pas été débattue par les parties à l’audience. Par conséquent, je ne vais pas l’aborder dans les présents motifs.

 

[13]           La principale question que soulève la demanderesse est celle de savoir si la Commission a appliqué le bon critère pour évaluer la question de la PRI. Les deux parties ont fait référence à des décisions établissant que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions relatives à l’existence d’une PRI dans le cadre d’un contrôle judiciaire devant notre Cour. Le défendeur signale également que la preuve qui incombe à la demanderesse est très exigeante (Barua c Canada (MCI), 2012 CF 607 [Barua], au paragraphe 23).

 

[14]           Je vais donc m’en tenir à la question suivante : la conclusion de la Commission suivant laquelle la demanderesse disposait d’une PRI à Kinshasa était‑elle déraisonnable?

 

Prétentions et moyens de la demanderesse

[15]           La demanderesse affirme que la Commission n’a pas appliqué le bon critère dans le cadre de son analyse de la PRI. À son avis, la Commission aurait dû appliquer le critère défini dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1994 CF 589, au paragraphe 12, dans lequel la Section d’appel de la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s’agit d’un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C’est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

 

[16]           Tablant sur le fait que la Commission a qualifié son témoignage de crédible, la demanderesse fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de la Commission, compte tenu des témoignages et de la preuve écrite qui lui ont été présentés, de ne pas croire qu’elle serait vraisemblablement exposée à de la persécution si elle devait retourner à Kinshasa. La demanderesse relève les éléments de preuve suivants de la transcription de l’audience, ainsi que deux nouveaux articles qui avaient été soumis à la Commission :

a.       la milice, qui est contrôlée par Lambert Mende, l’avait ciblée, savait qu’elle faisait partie d’un ordre religieux, et les membres de la milice la reconnaîtraient à Kinshasa;

b.      Lambert Mende aurait par le passé opprimé et assassiné des gens appartenant au groupe ethnique des ESWE et continuerait de le faire dans la région de Sankuru;

c.       Lambert Mende est un ministre très puissant au sein du gouvernement de la RDC et il est un proche du Président, qui le protège;

d.      Lambert Mende vit à Kinshasa, et peut compter sur des proches à Kinshasa pour retrouver la demanderesse;

e.       bien que Lambert Mende et sa milice ne soient pas au courant que la famille de la demanderesse vit à Kinshasa, la demanderesse ne peut aller habiter dans sa famille, étant donné que sa foi l’oblige à vivre dans sa communauté religieuse.

 

Prétentions et moyens du défendeur

[17]           Le défendeur affirme que la décision du commissaire était raisonnable. Il souligne notamment les éléments de preuve suivants dont disposait la Commission :

a.       la demanderesse ignore si la milice est active à Kinshasa et elle n’a soumis aucun élément de preuve à ce sujet;

b.      Lambert Mende est dans l’impossibilité de reconnaître la demanderesse, étant donné qu’ils ne se sont jamais rencontrés;

c.       personne ne savait que la demanderesse s’était enfuie de Kinshasa ou qu’elle avait depuis quitté la RDC, et rien ne permet par ailleurs de penser que quelqu’un est à sa recherche depuis qu’elle a quitté le pays;

d.      aucun des membres de la famille de la demanderesse qui habite à Kinshasa n’a été contacté par la milice;

e.       la demanderesse peut compter sur le soutien de sa famille à Kinshasa, ainsi que sur celui de sa communauté, comme elle a effectivement pu le faire au cours des neuf mois qu’elle y a passés.

 

Analyse

[18]           Dans le cas d’une demande d’asile, lorsque la question de l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe pas de PRI ou qu’il serait déraisonnable de la part du demandeur de s’en prévaloir. Le contrôle de cette conclusion par notre Cour s’effectue selon la norme de la décision raisonnable. Ainsi que la Cour l’a expliqué dans la décision Barua, au paragraphe 23, le critère auquel le demandeur d’asile doit répondre est très exigeant.

 

[19]           J’estime malgré tout que la demanderesse s’est acquittée de ce fardeau de preuve en l’espèce. Son témoignage, qui a été jugé crédible, démontre qu’elle a fait l’objet de menaces de mort de la part du ministre Lambert Mende pour avoir hébergé et refusé de livrer des paroissiens du groupe ethnique des ESWE auquel elle appartient et qu’elle craignait pour cette raison de retourner en RDC. Les menaces de mort en question étaient suffisantes pour la contraindre à s’enfuir de son couvent pour se rendre dans un autre situé à une quinzaine de kilomètres de distance, puis à l’autre bout du pays, à Kinshasa, pour finalement demander l’asile au Canada. Sa communauté craignait également pour sa sécurité au point de prendre l’initiative de chacun des transferts en question et de les organiser.

 

[20]           Même si elle n’a pas fait l’objet de menaces directes connues lorsqu’elle se trouvait à Kinshasa, la demanderesse avait néanmoins de solides raisons de craindre d’être persécutée si elle devait y retourner. Aux dires de tous, Lambert Mende est un homme très puissant à Kinshasa et il est au courant du refus de la demanderesse de livrer à sa milice les membres en question du groupe ethnique des ESWE. Il était donc légitime de la part de la demanderesse, en tant que religieuse, d’insister pour continuer à vivre au sein de sa communauté. La demanderesse a clairement expliqué qu’elle avait l’obligation de vivre au sein de sa communauté religieuse et que Lambert Mende et sa milice sont au courant de cette obligation. Par conséquent, la Commission n’aurait pas dû considérer comme déterminants les éléments de preuve portant sur la possibilité pour la demanderesse de chercher asile au sein de sa famille. Le retour de la demanderesse en RDC en tant que membre de la communauté des sœurs franciscaines risque de compromettre inutilement ses moyens de subsistance.

 

[21]           De plus, il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure à l’existence d’une PRI valable en raison du fait que la demanderesse n’avait pas soumis d’éléments de preuve documentaire démontrant qu’un des principaux ministres du gouvernement n’a pas de partisan ou de milice dans la capitale où il habite. Compte tenu du fait qu’il existait des éléments de preuve documentaire confirmant l’existence de la milice de Lambert Mende et du fait que celle‑ci avait agressé et assassiné des membres du groupe ethnique des ESWE et incendié leurs maisons, je ne vois pas comment on peut raisonnablement laisser entendre que la milice de Lambert Mende ne serait pas également présente à Kinshasa et qu’elle ne serait pas en mesure de se livrer de façon générale à des campagnes de terreur semblables – ou à une campagne de terreur la visant personnellement –, compte tenu du rôle important joué par Lambert Mende au sein des échelons supérieurs du gouvernement de la RDC.

 

Dispositif

[22]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et le dossier sera renvoyé à un autre commissaire. Aucune question grave de portée générale n’a été proposée en vue d’être certifiée et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR :

1.        ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire à un autre membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il rende une nouvelle décision;

2.        Aucune question n’est certifiée;

3.        Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM‑4132‑13

 

INTITULÉ :

VICTORINE LOSOWA OSENGOSENGO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (QuÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 5 MARS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 13 MARS 2014

COMPARUTIONS :

Michael Dorey

 

POUR LA demanderesse

 

 

Lyne Prince

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Dorey

Montréal (Québec)

 

POUR LA demanderesse

 

 

Lyne Prince

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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