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Date : 20140310

Dossier : IMM‑11087‑12

Référence : 2014 CF 234

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2014

En présence de M. le juge Manson

 

ENTRE :

 

KETHESWARAN THEVARASA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le commissaire Dominique Setton, de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi. La présente demande est introduite en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

 

II.        Question en litige

[2]               La Commission a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable en concluant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger?

 

[3]               Le demandeur est un citoyen tamoul du Sri Lanka originaire de Kanagarayankulam, dans la région du Nord. Sa femme et ses trois enfants se trouvent toujours au Sri Lanka.

 

[4]               Le demandeur allègue qu’une série de problèmes ont commencé en 1997 lorsque les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et l’Armée sri‑lankaise (l’ASL) se sont battus dans la région du Nord et qu’il a été déplacé. Son frère a été arrêté par l’ASL et est détenu à Colombo depuis 2009.

 

[5]               En 2000, l’ASL s’est retirée de la région et les TLET ont réoccupé son village, que le demandeur a réintégré.

 

[6]               Le demandeur affirme que son père a été tué lors d’un échange de tirs entre l’ASL et les TLET le 12 octobre 1995 et que le cousin de sa mère a été abattu par l’ASL en 2005.

 

[7]               Son village a été bombardé à partir du milieu de 2008 et le demandeur a été déplacé 19 fois en tout en raison de ces bombardements.

 

[8]               Le 27 mars 2009, le demandeur et les membres de sa famille sont arrivés au camp de réfugiés interne de Cheddikulam Arunachelvam. Pendant son séjour au camp de réfugiés, il a été interrogé à de nombreuses reprises et a fait l’objet de menaces de la part de certains groupes progouvernementaux qui travaillaient de concert avec le gouvernement. Un des membres des groupes en question a à une occasion braqué une arme sur la poitrine du demandeur et l’a accusé d’être membre des TLET.

 

[9]               Le 5 décembre 2009, le demandeur a été libéré du camp et renvoyé à Kanagarayankulam. Il a continué à faire l’objet de harcèlement de la part de l’ASL et de la police. On lui a notamment posé des questions au sujet de son frère.

 

[10]           Le demandeur a amené sa femme et ses enfants à Vavuniya, une ville située près de Kanagarayankulam. Il s’est ensuite rendu à Colombo seul le 29 janvier 2010. Le 23 mai 2010, il a quitté cette ville pour se rendre au Canada; il faisait partie des quelque 500 Tamouls qui étaient montés à bord du cargo MS Sun Sea. Il est arrivé au Canada en août 2010 et a par la suite demandé l’asile.

 

[11]           La Commission a refusé les demandes présentées par le demandeur en vertu des articles 96 et 97 de la Loi. La Commission a estimé que les allégations de persécution du demandeur en tant que personne soupçonnée d’entretenir des liens avec les TLET n’étaient pas crédibles et a également conclu qu’il ne pouvait présenter une demande d’asile sur place du fait du battage médiatique entourant son arrivée au Canada à bord du Sun Sea.

 

[12]           En premier lieu, la Commission a fait observer que le demandeur avait allégué qu’il avait été interrogé au camp de Cheddikulam Arunchelvam en raison du fait que l’on soupçonnait que sa famille était une [traduction] « famille de Tigres », ou une famille composée principalement de membres des TLET. Malgré cette allégation, il n’y a aucun élément de preuve établissant que d’autres membres de la famille auraient été interrogés. La Commission a jugé invraisemblable que le demandeur ait été soupçonné de faire partie d’une « famille de Tigres », mais que d’autres membres de sa famille n’aient pas eux aussi été interrogés.

 

[13]           En deuxième lieu, la Commission a relevé des contradictions au sujet de la question de savoir si le demandeur avait été détenu et arrêté à un moment ou à un autre. Dans son premier Formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a répondu par la négative à la neuvième question, qui est ainsi libellée : « Avez‑vous déjà été recherché, arrêté, ou détenu par la police, l’armée ou toute autre autorité d’un pays, y compris le Canada? » Dans son FRP modifié, il a répondu « oui » à cette question. Aucun autre élément de preuve n’a été soumis dans son témoignage ou autrement, donnant à penser qu’il avait, à un moment ou à un autre été détenu. La Commission a tiré une conclusion négative au sujet de la crédibilité du demandeur en raison de cette incohérence.

 

[14]           Troisièmement, la Commission a fait observer que les membres de la famille du demandeur étaient demeurés au Sri Lanka. La Commission a jugé invraisemblable que le demandeur ait laissé derrière lui sa famille au Sri Lanka s’il craignait véritablement que l’ASL soupçonne sa famille d’être une « famille de Tigres ».

 

[15]           Quatrièmement, au cours de son témoignage, le demandeur a fait observer qu’il craignait également que l’ASL le soupçonne d’être membre des TLET plutôt que simplement comme une personne ayant des liens avec les TLET. Cette crainte était fondée sur le fait que, lorsqu’elle avait interrogé le demandeur, l’ASL avait mentionné une photographie de lui qui semble‑t‑il démontrait qu’il était un membre des TLET. La Commission a jugé suspect que le demandeur n’ait fait aucune mention de cette photographie dans l’un ou l’autre de ses FRP, compte tenu du fait qu’elle avait pour effet de modifier la nature de sa crainte.

 

[16]           Cinquièmement, lorsqu’on lui a demandé au téléphone de quoi le père du demandeur était mort, l’épouse du demandeur a répondu : [traduction] « Il buvait trop et était en conflit avec ma mère. Il a pris du poison et il est mort ». Cette version des faits a été confirmée par la mère du demandeur. Cette version des faits relative au décès du père du demandeur contredit celle de ce dernier suivant laquelle il affirme que son père est mort lors d’un échange de coup de feu entre les TLET et l’ASL. La Commission a par conséquent tiré une conclusion négative au sujet de sa crédibilité.

 

[17]           Enfin, la Commission a fait observer que l’épouse du demandeur, interrogée au téléphone quant aux raisons pour lesquelles le demandeur avait quitté le Sri Lanka, avait déclaré : [traduction] « Il a perdu tous ses biens, et il n’y a pas de façon appropriée de survivre; c’est pour cela qu’il est parti ». Le demandeur a été confronté à cette contradiction au cours de l’audience de la Commission. Il a laissé entendre que sa femme mentait parce qu’elle avait peur d’être surveillée par la police. La Commission n’a pas accepté cette explication, qu’elle n’a pas jugée raisonnable.

 

[18]           Vu ce qui précède, la Commission a déclaré qu’elle n’ajoutait pas foi aux allégations du demandeur et qu’elle refusait par conséquent de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger par suite des faits survenus avant son départ du Sri Lanka.

 

[19]           La Commission a également déclaré qu’elle ne croyait pas que le demandeur pouvait à bon droit revendiquer le statut de réfugié sur place parce qu’il pouvait être perçu comme ayant des liens avec les TLET compte tenu du battage médiatique international entourant la traversée du Sun Sea. La Commission a signalé que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés définit comme suit [UNHCR] le réfugié sur place :

 

Une personne devient réfugié « sur place » par suite d’événements qui surviennent dans son pays d’origine pendant son absence.

 

 

[20]           La Commission a déterminé que seulement quatre rapatriés avaient été détenus après leur retour au Sri Lanka et que des accusations criminelles pesaient contre ces personnes, ce que le demandeur affirme ne pas être son cas. La preuve documentaire démontre également que le Haut‑commissariat de la Grande‑Bretagne a signalé que les rapatriés réussissent à franchir les contrôles d’usage à l’aéroport. La Commission a également signalé que le demandeur n’avait soumis aucun élément de preuve portant sur des personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne, notamment celle passagers du Sun Sea ou de l’Ocean Lady.

 

[21]           La Commission a accepté l’affirmation de la GRC suivant laquelle aucun renseignement concernant les passagers du Sun Sea n’avait été partagé avec le gouvernement sri‑lankais. Se fondant sur cette déclaration, la Commission a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque en raison des interactions du gouvernement canadien avec le Sri Lanka.

 

[22]           La Commission a relevé d’autres éléments de preuve documentaire qui donnent à penser qu’il existe une ambiguïté sur la question de savoir si le gouvernement sri‑lankais considère les passagers du Sun Sea comme ayant des liens avec les TLET. Tout en signalant que certaines sources, telles que le Haut‑commissariat du Sri Lanka à Ottawa, sont d’avis que les passagers du Sun Sea étaient en grande partie des [traduction] « partisans des TLET », la Commission a conclu que l’opinion générale du gouvernement sri lankais était que les passagers du Sun Sea étaient victimes d’une opération de passage de clandestins.

 

III.       Norme de contrôle

[23]           La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9).

 

IV.       Analyse

[24]           Le demandeur affirme que le fait de braquer une arme sur la poitrine d’une personne soumise à un interrogatoire constitue de la torture, de la persécution et un traitement cruel et inusité, invoquant à l’appui la Convention des Nations Unies contre la torture. De plus, la Cour d’appel fédérale a déclaré que la détention et les mauvais traitements fondés sur les origines ethniques constituaient de la persécution (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1172, au paragraphe 22).

 

[25]           Le demandeur fait par ailleurs valoir que la Commission a commis une erreur en écartant son témoignage suivant lequel l’ASL le soupçonnait de faire partie d’une « famille de Tigres » parce que les autres membres de sa famille en faisaient partie. Exiger du demandeur qu’il prouve que les actions de l’ASL étaient rationnelles et justifiables constitue une erreur (Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116, aux paragraphes 8 et 9).

 

[26]           Le demandeur affirme également que la Commission a commis une erreur en mentionnant de façon sélective des éléments de preuve pour le discréditer. En particulier, le demandeur signale que bon nombre des membres de sa famille affirment qu’il a été interrogé de façon répétée par l’ASL et qu’il a été harcelé par celle‑ci.

 

[27]           De plus, la Commission ne s’est pas demandé ce qu’il adviendrait du demandeur s’il révélait les mesures qu’il avait prises pour quitter le Sri Lanka à bord du Sun Sea, notamment le fait qu’il avait versé de l’argent au TLET. En tenant pour acquis qu’un demandeur d’asile débouté peut réussir à mentir à son propre gouvernement, la Commission aurait commis une erreur (Donboli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 883, au paragraphe 8).

 

[28]           Enfin, le demandeur allègue que la Commission a commis une erreur en mentionnant de façon sélective des éléments de preuve documentaire. Par exemple, en ce qui concerne les personnes rapatriées, la Commission fait référence à la demande d’information 103815 suivant laquelle, à la connaissance des autorités canadiennes, seulement quatre des personnes qui sont retournées au Sri Lanka se sont retrouvées en prison. Le demandeur relève toutefois que plus loin dans le même rapport, il est précisé que certains rapatriés se sont retrouvés dans une situation très vulnérable et que tous les demandeurs d’asile ont été détenus.

 

[29]           Je trouve effectivement discutables certaines des conclusions tirées par la Commission. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le fait d’exiger du demandeur qu’il prouve que les actions de l’ASL étaient rationnelles et justifiables constitue une erreur (Yoosuff, aux paragraphes 8 et 9). Le fait que l’ASL n’ait pas interrogé les autres membres de la famille du demandeur ne constituait par ailleurs pas une raison de contester la crédibilité du demandeur. De même, le fait que le demandeur n’ait pas amené les membres de sa famille avec lui à bord du Sun Sea n’a aucune incidence sur sa crédibilité, compte tenu des difficultés que comporte le fait de quitter illégalement un pays en proie à des conflits.

 

[30]           Toutefois, la Commission a relevé des contradictions sur la question de savoir si le demandeur avait été détenu, sur l’existence d’une photographie qui avait changé la nature de sa crainte, sur la façon dont son père est mort et sur les raisons pour lesquelles il a quitté le Sri Lanka. Ces conclusions reposaient sur de véritables incohérences et compte tenu de la déférence à laquelle la Commission a droit lorsqu’on applique la norme de contrôle de la décision raisonnable, la Cour ne saurait modifier ses conclusions (Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 22).

 

[31]           Le demandeur n’a pas manqué de souligner que sa mère avait corroboré son témoignage quant aux raisons pour lesquelles il avait quitté le Sri Lanka et que la Commission a négligé de le mentionner. C’est bien vrai. Toutefois, cette omission n’enlève rien au fait que l’épouse du demandeur a donné une autre raison pour expliquer le départ du demandeur du Sri Lanka et que la Commission a relevé cette contradiction. Vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, il était raisonnable de la part de la Commission de tirer une conclusion négative au sujet de la crédibilité sur ce fondement.

 

[32]           De plus, bien que le demandeur n’aborde pas la question de l’éventuelle possibilité pour lui de présenter une demande d’asile sur place, le juge Richard Boivin a déclaré ce qui suit, dans la décision Sivanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 184, au paragraphe 12 : « [...] le simple fait que le demandeur ait été à bord du navire Sun Sea n’était pas suffisant en soi pour établir le bien‑fondé de sa demande d’asile sur place ». Il convient de lire cette décision à la lumière de celle rendue par le juge Russell Zinn dans l’affaire Pillay c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 160, aux paragraphes 14 à 16 :

 

[14]      Ces documents corroborent les faits suivants à l’appui d’une demande d’asile sur place :

 

1.                  Les Tamouls subissent de la discrimination de la part de l’État;

2.                  Les personnes rapatriées sont considérées comme suspectes;

3.                  Les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET risquent d’être détenues, interrogées et torturées par l’État;

4.                  Le gouvernement du Sri Lanka considère que le MS Sun Sea est associé aux TLET.

 

[15]           Le demandeur est un demandeur d’asile débouté tamoul qui a voyagé à bord du MS Sun Sea. On pourrait supposer qu’il risque d’être persécuté en raison de ces facteurs.

 

[16]           Cela ne signifie pas que la demande d’asile sur place présentée en vertu de l’article 96 par tous les Tamouls qui ont voyagé à bord du MS Sun Sea sera automatiquement accueillie. En fait, je conviens avec la SPR que le demandeur n’avait eu aucun lien avec les TLET auparavant et qu’il semble que le gouvernement ne l’avait pas précédemment soupçonné d’avoir des liens avec les TLET.

 

 

[33]           La Commission s’est effectivement penchée sur la possibilité que le demandeur risque d’être persécuté, aux paragraphes 43 et 45 à 49 de sa décision. Par conséquent, j’estime que la Commission a conclu de façon raisonnable que le demandeur n’avait pas de motif valable lui permettant de présenter une demande d’asile sur place.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR :

1.         REJETTE la demande;

2.         DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 

 

 


 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑11087‑12

 

INTITULÉ :                                      THEVARASA c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 mars 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 10 mars 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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