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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20140227

Dossier : IMM-3808-13

Référence : 2014 CF 187

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2014

En présence de monsieur le juge Roy

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

Mirela GRDAN

Sasa GRDAN

Korina GRDAN

Borna GRDAN

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Le ministre fait valoir que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu erronément que les défendeurs étaient des personnes à protéger aux termes de l’article 97 de la Loi.

 

[2]               Le ministre conteste les conclusions de la Commission selon lesquelles les défendeurs ne pourraient se réclamer de la protection de l’État s’ils devaient retourner en Croatie et ils n’y ont pas de possibilité de refuge intérieur [PRI] raisonnable, compte tenu des circonstances. Le ministre demande à la Cour d’infirmer ces conclusions en raison de leur caractère déraisonnable.

 

[3]               Comme le ministre a déposé tardivement sa demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, une prorogation de délai est requise. Les parties ont soumis à la Cour leurs arguments au sujet de cette prorogation au début de l’audience. Je souligne à cet égard que le juge Sean Harrington avait déjà accordé cette prorogation dans son ordonnance du 27 novembre 2013, où il avait écrit :

[traduction]

1.  La demande de prorogation et d’autorisation est accueillie et la demande de contrôle judiciaire est réputée en instance.

 

Quoi qu’il en soit, j’aurais moi aussi accordé la prorogation. La Cour doit maintenant examiner le fond de la cause.

 

[4]               Je ne suis pas disposé à rendre une décision favorable au demandeur sur le fondement des arguments qu’il avance, à savoir que les conclusions relatives à la protection de l’État et à la PRI sont déraisonnables au vu de la preuve présentée. Je suis d’avis d’annuler la décision pour un motif légèrement différent. J’estime que les motifs énoncés par la Commission sont entièrement insatisfaisants, à un point tel que la Cour n’est pas en mesure de comprendre pourquoi la Commission est parvenue à la conclusion qu’elle a exposée. Pour ce motif, l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[5]               Étant donné la conclusion tirée, un examen fouillé des faits de l’affaire ne sera pas nécessaire. Qu’il suffise de dire que la défenderesse principale a subi pendant des années les sévices de son père en Croatie. La défenderesse principale déclare qu’ elle l’a rencontré à quelques reprises depuis qu’il y est libéré de prison et qu’elle craint pour sa sécurité et celle de sa famille. Dans de brefs motifs rendus de vive voix, la Commission a conclu que les défendeurs étaient des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi.

 

[6]               Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux deux questions soulevées dans la présente affaire (Burai c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 565; Velez Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2013 CF 132).

 

[7]               Il est bien entendu que le caractère suffisant des motifs ne suffit pas, en soi, pour annuler une décision. J’accepte volontiers que les motifs n’ont pas à être parfaits, ni n’ont à faire état de tous les arguments et de tous les autres détails qui pourraient intéresser les juges siégeant en révision. En fait, les cours de révision doivent « accorder une “attention respectueuse” aux motifs des décideurs et se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 17).

 

[8]               En l’espèce, il convient de renvoyer l’affaire à la Commission parce que la décision ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union :

[16]    [. . .] En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

 

[9]               Le renvoi à l’arrêt Dunsmuir vise plus particulièrement les observations suivantes de la Cour suprême figurant au paragraphe 47 (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190) :

[47]   [. . .] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[10]           En toute déférence, j’estime qu’il manque à la décision à l’examen la justification, la transparence et l’intelligibilité qui permettraient de conclure à son caractère raisonnable. En l’absence de motifs, je ne vois pas comment on pourrait dire qu’une décision est raisonnable, et non arbitraire. Le juge siégeant en révision ne pourrait alors conclure au caractère raisonnable de l’issue qu’en approuvant cette issue. Mais il le ferait dans ce cas pour ses propres motifs, plutôt qu’en statuant sur le caractère raisonnable des motifs du décideur faisant appartenir l’issue à celles qui sont possibles et acceptables. Toutefois, ce n’est pas le rôle que doit jouer une cour de révision. C’est en effet le tribunal administratif dont les décisions sont susceptibles de contrôle qui a, et doit avoir, l’expertise requise. Un juge ne devrait pas avoir à en arriver à sa propre conclusion sur le fond dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable; il a plutôt pour rôle de contrôler la légalité des décisions rendues par les tribunaux administratifs dans leurs champs d’expertise.

 

[11]           Je souscris aux observations suivantes du juge Donald J. Rennie de notre Cour, formulées dans la décision Komolafe c Citoyenneté et Immigration, 2013 CF 431 :

[11]     L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

 

Dans l’affaire qui nous occupe, nous en sommes venus à l’audience à chercher des éléments de preuve dans le dossier et à faire des hypothèses sur ce que la Commission a pu vouloir dire. La cour de révision n’a pas pour rôle de « fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées ». Il n’importe aucunement à ce titre que la décision ait été rendue de vive voix ou à la suite de délibérations.

 

[12]           Quant à la question de la protection de l’État, le décideur a offert la seule justification suivante :

     Quant à la protection offerte par l’État, j’estime, compte tenu des faits particuliers de l’espèce, qu’il vous serait objectivement déraisonnable de demander cette protection. J’estime que les agissements de votre père et les actes de vengeance que vous redoutez de sa part seraient clairement des actes criminels qui ne seraient pas sanctionnés par les autorités de la Croatie.

 

 

     Cela étant dit, je constate que vous avez demandé l’assistance des policiers à plus d’une reprise. Mme Grdan, votre témoignage et celui de votre mari l’attestent, vous avez tenté à trois reprises de vous réclamer de la protection de la police, sans succès. Vous en avez déduit que la protection offerte par les autorités de la Croatie est inadéquate.

 

 

 

 

[13]           C’est bien mince. Premièrement, la preuve ne semble pas étayer la prétention que les autorités croates ne sanctionneraient pas des actes criminels. Il semble au contraire que le père de Mme Grdan, craint par celle‑ci et la raison de sa demande d’asile au Canada, a passé huit années en prison pour avoir commis des infractions à l’endroit de sa fille et de tiers. Il est difficile de discerner si les rencontres qu’ils ont eues depuis la sortie de prison du père ont été autre chose que le fruit du hasard. En outre, le simple fait que le père de la défenderesse ait passé huit années en prison montre bien que les actes criminels sont sanctionnés en Croatie.

 

[14]           Deuxièmement, le décideur fait allusion à trois incidents distincts laissant croire que la protection de l’État ne pourrait être obtenue. Comme le souligne le ministre, on ne sait pas trop quels pourraient être ces incidents. Aucun n’a de lien avec les agissements du père de la défenderesse. Si l’on devait se fier à ce que disent les défendeurs, il s’agirait en premier lieu de l’agression de Mme Grdan par un gardien de sécurité il y a de nombreuses années, avant que son père ne soit emprisonné; en deuxième lieu, d’une plainte au sujet de bruit dans l’immeuble où la famille habitait, pratiquement laissée sans suite par la police; en troisième lieu, enfin, d’un cambriolage alors que M. Grdan était agent de sécurité et pour lequel la police avait refusé d’intervenir. Si ce sont bien là les incidents auxquels la Commission faisait allusion, il aurait fallu des explications plus poussées que celles présentées pour réfuter la présomption – en l’absence de l’effondrement complet de l’appareil étatique – d’existence de la protection de l’État (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689). On ne voit pas clairement, c’est le moins qu’on puisse dire, comment une telle preuve pourrait suffire pour satisfaire au critère de la preuve claire et convaincante utilisé pour la réfutation de la présomption.

 

[15]           Enfin, la Commission restreint son analyse à la crainte subjective des défendeurs. Or, l’existence d’une crainte subjective d’actes de vengeance du père de la défenderesse ne suffit pas (Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] 4 RCF 636). Il faut également que cette crainte soit, dans une certaine mesure, raisonnable.

 

[16]           Les raisons données à l’appui de la conclusion de l’absence de PRI sont encore moins satisfaisantes. La Commission n’y a consacré qu’un court paragraphe :

     Quant à la possibilité de refuge intérieur, j’estime, après avoir pesé le pour et le contre à ce sujet, que, selon la prépondérance des probabilités, vous êtes exposés à une menace à votre vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, et ce, dans l’ensemble de la Croatie.

 

 

 

 

[17]           En toute déférence, j’estime impossible, en tant que cour de révision, de comprendre comment le décideur est arrivé à sa conclusion à cet égard. En fait, on ne sait pas trop quel critère la Commission a appliqué pour conclure à l’absence d’une PRI viable.

 

[18]           Je ne veux pas qu’on puisse croire que je me suis prononcé sur l’existence ou l’absence d’une protection de l’État suffisante ou d’une PRI en Croatie. Le ministre aurait voulu que je le fasse, mais je n’irai pas dans cette voie. C’est à la Commission qu’il appartient de le faire et les conclusions qu’elle tirera pourront, en temps utile, faire l’objet d’un contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable. Cela étant, j’ai conclu que les motifs de la décision sont entièrement insatisfaisants et lacunaires, à un point tel qu’il est impossible pour la Cour de comprendre comment la décision a été rendue. Par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire, renvoyée à un tribunal différent de la Commission pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[19]           Les parties n’ont soumis aucune question grave de portée générale, et aucune question n’est certifiée.


 

JUGEMENT

 

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 5 avril 2013 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée et l’affaire lui est renvoyée pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-3808-13

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et Mirela GRDAN, Sasa GRDAN, Korina GRDAN, Borna GRDAN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :                         LE 17 FÉVRIER 2014

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT:                                                                 LE 27 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

Patricia Nobl

 

Éric Taillefer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Handfield et Associés, Avocats

Montréal (Québec)

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

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