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Date : 20140227

Dossier :

IMM-12377-12

 

Référence : 2014 CF 188

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 27 février 2014

En présence devant monsieur le juge O'Keefe

ENTRE :

 

NIKOLLE VUKTILAJ

LIZE VUKTILAJ

LAURA VUKTILAJ

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Les demandeurs ont, en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), demandé d’être dispensés, pour des raisons d'ordre humanitaire, de l'obligation de présenter leur demande de résidence permanente depuis l'étranger. Leur demande a été refusée. Ils sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi.

[2]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision négative et renvoyant l'affaire à un autre agent pour qu'il rende une nouvelle décision.

 

Contexte

 

[3]               Les demandeurs sont les membres d'une même famille originaire de l'Albanie. Nikolle Vuktilaj (le demandeur principal) et sa femme, Lize Vuktilaj, ont quitté l'Albanie en compagnie de leur fille, Laura Vuktilaj, en mars 2000. Après avoir été déboutés de leur demande d'asile aux États‑Unis, les demandeurs sont arrivés au Canada le 18 février 2008. Ils ont également demandé l'asile au Canada en faisant valoir qu'ils craignaient la vendetta qui les opposait à la famille Rexhaj. Leur demande d'asile a été rejetée. Ils ont par la suite présenté une demande d'examen des risques avant le renvoi [ERAR] qui a également été refusée, de même que leur demande de contrôle judiciaire (Vuktilaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1198, 11 Imm LR (4th) 336).

 

[4]               Les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire à la fin de septembre 2011.

 

Décision

 

[5]               Le 31 octobre 2012, un agent principal a rejeté leur demande. L'agent a cité le paragraphe 25(1.3) de la Loi, qui dispose :

25.(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

25.(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

 

[6]               Pour cette raison, l’agent a refusé de tenir compte des éléments de preuve relatifs à la vendetta opposant les demandeurs à la famille Rexhaj, affirmant que ce risque tombait carrément sous le coup des articles 96 et 97 et avait été écarté par la Section de la protection des réfugiés et par l'agent d'ERAR parce que la présomption de protection de l'État n'avait pas été réfutée.

 

[7]               L’agent a ensuite examiné la question du degré d'établissement, qu’il a évalué positivement en raison de l'autonomie des demandeurs et de leur saine gestion financière. Il a également accepté les lettres confirmant la bonne réputation de l'ensemble des membres de la famille et a reconnu que les demandeurs étaient des membres actifs de la communauté et que Laura Vuktilaj étudiait à l'Université de Toronto en vue d'obtenir un diplôme. L'agent a toutefois conclu que le degré d'établissement n'était pas plus élevé que celui auquel on pouvait s'attendre et que le fait pour les demandeurs de retourner en Albanie ne les exposerait pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L'agent a reconnu qu'il serait difficile pour les demandeurs de quitter le Canada, mais que les liens ne seraient pas tous rompus, étant donné que Laura Vuktilaj pourrait demeurer en communication avec ses amis par téléphone, par Internet ou par courrier.

 

[8]               L’agent s'est ensuite demandé si les demandeurs feraient face à des difficultés en Albanie. La principale préoccupation concernait le fait que l'épouse du demandeur principal était atteinte d'un cancer papillaire de la thyroïde à foyers multiples de stade III qui l'obligeait à se soumettre pour le reste de sa vie à des contrôles de suivi et notamment, à des prélèvements sanguins, de l'imagerie périodique et des traitements à l'hormone thyroïdienne. L'agent s'est dit convaincu que les soins en question étaient essentiels au bien‑être physique de l'épouse du demandeur principal. L'agent a toutefois écarté les arguments de son avocat suivant lesquels les soins en question devaient être prodigués par les mêmes médecins que ceux qui s'occupaient présentement d'elle et que les craintes qu'elle éprouverait en Albanie aggraveraient son état. L'agent a écarté ces arguments au motif que ni l’un ni l’autre n’était étayé par la preuve.

 

[9]               L'agent a par ailleurs accepté le fait qu'il n'existait qu'un seul établissement de traitement pour les patients atteints du cancer en Albanie et que le secteur des soins de santé était gangréné par la corruption. Cependant, ce facteur à lui seul ne l'a pas convaincu que les demandeurs ne pourraient probablement pas recevoir les traitements de suivi nécessaires, et ce, parce que les demandeurs pouvaient choisir l’endroit où ils voudraient vivre et qu'une grande partie de la preuve invoquée par les demandeurs remontait à 2006 et que la situation s'était depuis améliorée.

 

[10]           L’agent a ensuite rejeté l’argument des demandeurs suivant lequel Laura Vuktilaj serait traumatisée si elle devait retourner en Albanie, un pays qu'elle avait quitté alors qu'elle n'avait que huit ans. L'agent a fait observer qu'elle n'avait que 15 ans lorsqu'elle s'était établie au Canada, mais qu'elle s'était néanmoins rapidement adaptée et que rien ne permettait de penser qu'elle ne serait pas en mesure d'en faire autant en Albanie ou qu'elle serait traumatisée si elle y était renvoyée. Enfin, l'agent a également rejeté l'argument que le renvoi des membres de la famille en Albanie causerait à ces derniers des difficultés financières ou psychologiques excessives, étant donné que les demandeurs n'avaient produit aucun renseignement au sujet de ces éventuelles conséquences.

 

[11]           Dans l'ensemble, l’agent a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s'ils devaient présenter leur demande de résidence permanente depuis l'étranger.

 

Questions en litige

 

[12]           Les questions en litige sont les suivantes :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.         L’agent a‑t‑il mal interprété le paragraphe 25(1.3) de la Loi?

3.         La décision était‑elle déraisonnable?

 

Observations écrites des demandeurs

 

[13]           Les demandeurs affirment que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[14]           Les demandeurs qualifient de déraisonnable l'analyse que l'agent a faite des soins que l'épouse du demandeur principal pourrait recevoir en Albanie. Ils affirment en particulier qu'il était illogique de la part de l'agent d'accepter qu'il n'y avait qu'un seul centre de traitement du cancer en Albanie, tout en écartant l’autre élément de preuve, étant donné que ces deux arguments se retrouvaient dans le même paragraphe du même document. De plus, les « améliorations » auxquelles l'agent faisait allusion n'étaient encore qu'à l'état de projet et aucune mesure n'avait encore été adoptée. De plus, il n'y avait aucun élément de preuve permettant de penser que les lacunes constatées en ce qui concerne les soins de santé avaient été corrigées depuis la publication de ce document, d'autant plus que le Conseil d'Europe avait confirmé l'existence de la corruption en Albanie en juillet 2010. Dans leur réponse, les demandeurs affirment que le juge Roger Hughes a accordé une suspension en l'espèce parce qu'il a conclu que Mme Vuktilaj subirait un préjudice irréparable si elle devait retourner en Albanie. Les demandeurs affirment que la preuve confirme que cette situation perdure.

 

[15]           Les demandeurs rappellent par ailleurs qu'ils ont fait valoir que le demandeur principal serait forcé d'entrer dans la clandestinité s'il devait retourner en Albanie, privant ainsi sa femme et sa fille de sa présence. Comme cette situation causerait des difficultés à l'ensemble de la famille, c’est sous cet angle que l'agent devait, à leur avis, évaluer ce risque, et il a commis une erreur en refusant de le faire.

 

[16]           Enfin, les demandeurs affirment qu'il ne suffisait pas que l'agent évalue d'une façon positive leur degré d'établissement au Canada pour ensuite affirmer que celui‑ci n'était pas plus élevé que celui auquel on s'attend de la part de tout autre immigrant. Les demandeurs expliquent dans leur réponse que la décision de l'agent n'était ni transparente ni intelligible, car elle [traduction] « mesurait leur degré d'établissement en fonction d'une norme inconnue et non précisée ».

 

Observations écrites du défendeur

 

[17]           Le défendeur est d'accord pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[18]           Le défendeur cite ensuite le paragraphe 25(1.3) de la Loi qui, souligne-t-il, empêche de tenir compte des facteurs de risque prévus à l'article 96 et au paragraphe 97(1). Le défendeur soutient que, même si l'agent doit quand même tenir compte des difficultés, il incombe aux demandeurs d’exposer clairement dans leur demande la raison pour laquelle la persécution qu’ils allèguent équivaut à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, ce qui n'a pas été fait en l'espèce. Le seul risque auquel les demandeurs ont fait allusion est la possibilité pour eux de devoir vivre reclus, mais l'agent était au courant des conclusions tirées en ce qui concerne la protection de l'État et, compte tenu de ces facteurs, il était raisonnable de la part de l'agent de conclure qu'il ne s'agissait pas là de difficultés. Comme les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer qu’ils feraient face à des difficultés, il était raisonnable de la part de l'agent de considérer qu’il s’agissait d’une allégation de persécution et de la rejeter en conséquence.

 

[19]           Quant à la question des soins médicaux, le défendeur affirme que l'agent a examiné la preuve de façon raisonnable. Les arguments des demandeurs reposaient sur des données de base remontant à 2006, et le document dans lequel ces renseignements figuraient signalait que plusieurs améliorations avaient été apportées depuis, notamment par suite de l'installation d'une nouvelle machine Equinox Cobalt. De plus, il incombait aux demandeurs de fournir des données récentes et l'agent avait le droit de rejeter ces renseignements au motif qu'ils n’étaient pas à jour, à défaut de renseignements plus récents produits de façon indépendante. Les demandeurs n'ont tout simplement pas produit suffisamment d'éléments de preuve pour satisfaire à la norme de preuve applicable.

 

[20]           Le défendeur affirme également que le degré d'établissement n'est qu'un des facteurs à prendre en compte et qu'il n'est pas déterminant en ce qui concerne la question des difficultés. Il était raisonnable de la part de l'agent d'accepter le fait que les demandeurs s'étaient établis, tout en concluant malgré cela que leur renvoi en Albanie ne leur causerait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[21]           Dans son mémoire complémentaire, le défendeur reprend en grande partie les mêmes arguments tout en soumettant des arguments beaucoup plus étoffés au sujet du paragraphe 25(1.3). Le défendeur explique que le paragraphe 25(1) prévoit une mesure exceptionnelle et qu’il accorde une certaine latitude au ministre. Au paragraphe 15 de son mémoire complémentaire, le défendeur souligne que jamais le paragraphe 25(1) [traduction] « n’était censé servir de voie de recours alternative pour immigrer au Canada ou de mécanisme d'appel pour les demandeurs d'asile déboutés ».

 

[22]           De plus, un refus n'enlève rien au demandeur; il signifie simplement que le demandeur doit, comme toute autre personne, se conformer aux exigences de la Loi.

 

[23]           Gardant cet objectif à l'esprit, le défendeur affirme que le paragraphe 25(1.3) a été adopté dans le but d'établir une distinction nette entre les présentes demandes et les demandes d'asile pour éviter tout dédoublement. Par conséquent, le rôle de l'agent consiste à examiner les faits crédibles en fonction de l'existence de difficultés et l'agent ne peut réexaminer si les demandeurs auraient dû obtenir le droit d'asile. Suivant le défendeur, le paragraphe 25(1.3) codifie le principe suivant lequel les agents sont censés se concentrer sur les difficultés qu'éprouverait l'intéressé plutôt que sur les facteurs se rapportant au risque (Caliskan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1190, au paragraphe 22, 420 FTR 17 [Caliskan]).

 

[24]           Appliquant ce principe au cas qui nous occupe, le défendeur reprend son argument précédent suivant lequel les demandeurs n'ont pas précisé en quoi les risques auxquels ils seraient exposés constitueraient pour eux des difficultés. De plus, le défendeur affirme que les arguments que les demandeurs ont fait valoir devant l'agent démontrent qu'il s'agissait là d'un motif de peu d'importance et que leur argumentation était axée sur leur degré d'établissement et sur l'état de santé de Mme Vuktilaj. Par conséquent, l'agent a procédé à son analyse en « fonction des observations présentées par les demandeurs » (citant le jugement Guxholli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1267, au paragraphe 26, [2013] ACF no 1369 (QL) [Guxholli]).

 

[25]           Le défendeur termine son mémoire complémentaire en reprenant brièvement ses arguments sur le degré d'établissement et les soins médicaux.

 

Analyse et décision

 

[26]           Première question

Quelle est la norme de contrôle applicable?

Lorsque la jurisprudence a déjà arrêté la norme de contrôle devant s'appliquer à une question, la juridiction de révision peut adopter cette norme (voir l'arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 57).

[27]           En matière d'interprétation des lois, la Cour d'appel fédérale a jugé que la norme de contrôle n'est importante que si la disposition à interpréter est ambiguë (Qin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 263, aux paragraphes 32 et 33, 451 NR 336). En l’espèce, je crois que ce pourrait être le cas, de sorte que je vais déterminer quelle norme de contrôle s'applique.

[28]      Je ne suis pas d'accord avec les parties pour dire que, en l’espèce, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l'arrêt Toussaint c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 146, au paragraphe 29, [2013] 1 RCF 3 [Toussaint], autorisation d'appel à la CSC refusée, dossier 34336 (3 novembre 2011), la Cour d'appel fédérale a déclaré qu'il n'y avait pas lieu de faire preuve de déférence envers les délégués du ministre dans le cas de telles demandes lorsqu'il s'agit de question d'interprétation des lois. D'autres décisions de notre Cour confirment cette conclusion (Caliskan, au paragraphe 3; Guxholli, au paragraphe 17).

[29]      Toutefois, dans le jugement Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129, aux paragraphes 9 à 17, 427 FTR 87 [Diabate], la juge Mary Gleason a fait observer que cette façon de voir ne s'accordait guère avec la jurisprudence de la Cour suprême suivant laquelle il y a lieu de présumer que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable lorsque le tribunal administratif interprète sa loi constitutive (Dunsmuir, au paragraphe 54; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 44, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). Je partage le malaise exprimé par la juge Gleason. L'analyse que l'on trouve dans l'arrêt Toussaint est sommaire et n'explique pas pourquoi la présomption relative à la norme de contrôle de la décision raisonnable a été réfutée. De plus, dans l'arrêt Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 50, 360 DLR (4th) 411, la Cour suprême du Canada a déclaré que la norme de la décision raisonnable était celle qui s'appliquait à l’interprétation faite par le ministre d’un pouvoir discrétionnaire de dispense semblable, qui était prévu à l'ancien paragraphe 34(2) de la Loi.[30]     Toutefois, bien qu’il permette aux tribunaux de revoir la norme de contrôle lorsque l'analyse antérieure s'est avérée insatisfaisante, l'arrêt Dunsmuir ne permet pas de déroger à la hiérarchie judiciaire. L'arrêt Toussaint demeure une décision de la Cour d'appel qui fait autorité et qui porte directement sur la question qui nous occupe. L'arrêt Toussaint a été rendu après l'arrêt Dunsmuir et on peut présumer que la Cour d'appel a examiné la présomption applicable. Je ne suis pas convaincu que l'arrêt Toussaint a été supplanté par la jurisprudence ultérieure. L'arrêt Agraira ne faisait qu’appliquer les règles de droit énoncées dans l'arrêt Dunsmuir; il ne les modifiait pas. On peut penser que la Cour suprême a effectivement renforcé la présomption relative au caractère raisonnable en remettant en question la catégorie des véritables questions de compétence dans l'arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 34 à 43, [2011] 3 RCS 654). Toutefois, l'arrêt Toussaint n'était pas fondé sur la qualification d'une question comme une véritable question de compétence. Il a plutôt étendu sa conclusion à l'ensemble des questions d'interprétation des lois. Je suis donc lié par l'arrêt Toussaint et je vais donc appliquer la norme de la décision correcte.

 

[31]      Les autres questions soulevées dans la présente demande sont des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. Ces questions sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18, [2010] 1 RCF 360; Dunsmuir, au paragraphe 53; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 57 à 62, 174 DLR (4th) 193). Il s'ensuit que je ne dois pas intervenir si la décision est transparente, justifiable et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, au paragraphe 47; Khosa au paragraphe 59). Ainsi que la Cour suprême l'a déclaré dans l'arrêt Khosa, aux paragraphes 59 et 61, la juridiction de révision, qui s’attache au caractère raisonnable d’une décision, ne peut substituer la solution qui serait à son avis préférable ni procéder à une nouvelle évaluation de la preuve.

 

[32]      Question 2

L'agent a‑t‑il mal interprété le paragraphe 25(1.3) de la Loi?

            Je souscris à l'interprétation que le défendeur fait du paragraphe 25(1.3). Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21, 154 DLR (4th) 193, la Cour suprême du Canada propose la méthode suivante en matière d'interprétation des lois :

[traduction]

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

 

[33]      Le passage du paragraphe 25(1.3) suivant lequel le ministre « ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) » semble clair, mais il contredit quelque peu la consigne suivant laquelle le ministre « tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face ». Après tout, l'argument suivant lequel le renvoi de l'intéressé dans son pays d'origine l'exposerait à une possibilité sérieuse de persécution ou à l'un ou l'autre des risques énumérés au paragraphe 97(1) peut presque toujours être qualifié de « difficultés », de sorte qu'on ne sait pas avec certitude dans quel cas le paragraphe 25(1.3) empêcherait effectivement d'examiner les facteurs dont on tient compte pour juger une demande d'asile.

 

[34]      Ce dilemme a été examiné dans l'affaire Caliskan, dans laquelle le juge Hughes a examiné les circonstances entourant l'adoption de cette disposition. Le juge Hughes a fait observer, au paragraphe 20, qu'une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire constituait essentiellement un plaidoyer auprès de l'exécutif en vue d'obtenir un traitement spécial qui n'est pas par ailleurs prévu par la loi. Interprétant le paragraphe 25(1.3) à la lumière de ces observations, le juge conclut, au paragraphe 22, qu'il faut se concentrer en fin de compte sur les difficultés qu'éprouverait l'intéressé et qu'il faut abandonner le recours à des concepts comme ceux des risques personnalisés ou généralisés en matière de droit d'asile lorsqu'on examine une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire.

 

[35]      Je souscris en grande partie à cette analyse. L'objet du paragraphe 25(1) est d'accorder une mesure de réparation dans des situations où l'application habituelle de la loi risquerait de causer un préjudice; le paragraphe 25(1) ne devrait toutefois pas être utilisé dans des situations que la Loi prévoit elle-même expressément. Ainsi que le défendeur l'a souligné, une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire n'est pas un appel d'une demande d'asile qui a été rejetée et il n'est pas nécessaire de réévaluer les facteurs en question (Guxholli, au paragraphe 22). Corollairement, toutefois, si une demande d'asile a été rejetée ou serait rejetée pour des raisons se rapportant aux limites prévues par les dispositions relatives à la protection des réfugiés, notamment lorsque la discrimination n'équivaut pas à de la persécution, les difficultés causées par ces situations devraient quand même être prises en compte. Sur le plan pratique, il s'ensuit que l'agent ne peut refuser d'examiner les éléments de preuve pouvant servir à démontrer l'existence de difficultés pour la seule raison que ces éléments de preuve pourraient également être pertinents lors de l'examen d'une demande d'asile. Tous les éléments de preuve se rapportant aux difficultés devraient plutôt être examinés et le paragraphe 25(1.3) sert simplement à souligner que l'accent est mis non pas sur les facteurs énumérés à l'article 96 et au paragraphe 97(1), mais bien sur les difficultés.

 

[36]      Cela étant dit, la disposition elle-même oblige le ministre à ne tenir compte que « des difficultés auxquelles l’étranger fait face » (non souligné dans l’original). Il s'ensuit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner chacune des difficultés auxquelles pourrait vraisemblablement faire face l'intéressé dans son pays d'origine. Le demandeur doit plutôt démontrer soit qu'il fera probablement face aux difficultés en question ou, à tout le moins, que le fait de vivre dans un contexte où ce genre de difficultés est susceptible de se produire constitue en soi des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. D’ailleurs, dans le jugement Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 802, au paragraphe 33 (publié sur CanLII) [Kanthasamy], la juge Catherine Kane est allée dans le même sens en faisant observer qu’il était nécessaire que « des facteurs, dont les conditions défavorables dans le pays et la discrimination, aient une incidence néfaste directe sur le demandeur ».

 

 

[37]      Dans le cas qui nous occupe, l’agent a déclaré ce qui suit dans sa décision :

[traduction]

Les demandeurs allèguent qu'ils craignent d'être persécutés et de subir un préjudice de la part de la famille Rexhaj s'ils devaient retourner en Albanie par suite de la vendetta que la famille Rexhaj a déclarée contre eux. Comme j'estime que ce facteur de risque relève des articles 96 et 97 de la LIPR, je ne vais pas l'évaluer dans le cadre de la présente demande, pas plus que les éléments de preuve soumis à l'appui de ces allégations.

 

 

[38]      Le fait que l'agent n'ait tenu aucun compte des éléments de preuve soumis en rapport avec les risques allégués pose problème. Le paragraphe 25(1.3) ne donne pas à l'agent carte blanche pour écarter des éléments de preuve; il l'oblige simplement à apprécier les éléments de preuve sous l’angle des difficultés.

 

 

[39]      Pour citer un exemple, on pourrait en théorie concevoir qu'un État pourrait protéger une personne ciblée comme éventuelle victime d'un assassinat, mais qu'il ne protégerait cette personne qu'en la séparant de sa famille, en l’obligeant à aller vivre ailleurs et en l’isolant dans un lieu sûr. Le fait pour l'intéressé de revivre ce genre de situation pourrait constituer des difficultés, même si la menace à sa vie est adéquatement gérée par l'État et que la qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) lui est par conséquent refusée. En pareil cas, l'agent doit tenir compte de la preuve pour décider si l’on a affaire ou non à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ne pas le faire peut constituer de sa part une erreur.

 

[40]      Dans le cas qui nous occupe, le demandeur principal a également déclaré que ses craintes étaient suffisamment graves pour qu'il entre immédiatement dans la clandestinité s'il devait retourner en Albanie, privant ainsi sa femme et sa fille de son soutien. D'ailleurs, une lettre écrite par la belle-sœur du demandeur principal et à laquelle l’agent d'ERAR a ajouté foi nous apprend que celle‑ci a expliqué au demandeur principal que son propre fils était entré dans la clandestinité, de sorte que, suivant la preuve, la situation était suffisamment grave pour que le demandeur principal en fasse autant. Même s'il ne s'agit pas d'une crainte objectivement fondée, parce qu’il pouvait effectivement compter sur la protection de l'État, le demandeur principal pourrait malgré tout faire face à des difficultés si cette situation se produisait.

 

[41]      Il incombe évidemment aux demandeurs de signaler toute éventuelle difficulté dans leur demande (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 8, [2004] 2 RCF 635 [Owusu]). Le défendeur a soutenu à cet égard que les demandeurs n'avaient pas sérieusement invoqué pareilles difficultés devant l'agent. Je ne suis pas de cet avis. À la page 5 des observations qu'ils ont soumises à l'agent, les demandeurs déclarent : [traduction] « Si les demandeurs d'asile étaient forcés de retourner en Albanie, Nikolle devra vivre caché ou reclus et Lize et Laura craindront pour leur vie ». À la page six, les demandeurs affirment que Nikolle [traduction] « se fera assassiner en raison de la vendetta déclarée par la famille Rexhaj ou devra immédiatement entrer dans la clandestinité. Par conséquent, Lize et Laura seront, dans un cas comme dans l'autre, privées de la présence d'un mari et d'un père ». Il est vrai que l’argumentation se concentrait davantage sur d'autres aspects de la demande d'asile, mais les éléments en question ont néanmoins été évoqués.

 

[42]      L’agent avait l'obligation d'évaluer ces éléments de preuve et de décider s'ils permettaient de conclure à l'existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, mais il a plutôt décidé délibérément d'ignorer la preuve de ces éventuelles difficultés. Cette décision de l'agent s'explique par une interprétation inexacte du paragraphe 25(1.3) et les motifs qu'il a rédigés ne me permettent pas de déterminer si le résultat aurait été le même si cette erreur n'avait pas été commise. Je suis par conséquent d'avis de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[43]      En raison de la conclusion que j'ai tirée sur la question 2, il n'est pas nécessaire d'aborder la dernière question.

 

[44]      Aucune des parties n'a souhaité me soumettre de question grave de portée générale en vue de sa certification.


JUGEMENT

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l'affaire à un autre agent pour qu'il rende une nouvelle décision.

 

 

 

 

« John A. O'Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 

 


ANNEXE

 

 

Dispositions législatives applicables

 

 

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

[…]

 

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

 

72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

 

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

 

72. (1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-12377-12

 

INTITULÉ :

NIKOLLE VUKTILAJ, LIZE VUKTILAJ,

LAURA VUKTILAJ c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

                                                            LE 18 FÉVRIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 27 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

 

POUR LES demandeURS

 

 

Nadine Silverman

 

 

POUR LE défendeur

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demandeURS

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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