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Date : 20140227


Dossier :

IMM-12885-12

 

Référence : 2014 CF 194

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 février 2014

En présence de monsieur le juge Shore

 

 

ENTRE :

MARTHA GLADYS BAQUERO RINCON

GABRIEL ANDRES SANTOS BAQUERO

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I. Vue d’ensemble

[1]               L’anatomie des raisons d’ordre humanitaire repose sur des critères exceptionnels dans un cadre différemment constitué. C’est dans ce cadre que doivent être examinées les circonstances atténuantes (ou extraordinaires). Telle est la réponse toute particulière du Canada face à la fragilité de la condition humaine.

 

II. Introduction

[2]               Les demandeurs sollicitent, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision, en date du 26 novembre 2012, par laquelle un agent d’immigration a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR.

 

III. Contexte

[3]               La demanderesse principale, Mme Martha Gladys Baquero Rincon, et son fils, M. Gabriel Andres Santos Baquero, sont des citoyens de la Colombie.

 

[4]               Dans son pays d’origine, la demanderesse principale travaillait comme ergothérapeute dans un hôpital psychiatrique où, en tant que professionnelle de la santé, elle traitait des personnes souffrant de maladie mentale et des toxicomanes. Elle a également travaillé avec des enfants ayant des troubles d’apprentissage, des adolescents et des personnes âgées. De plus, elle a également travaillé comme conseillère auprès d’alcooliques et de toxicomanes. Son état de santé ne lui permet pas de continuer à faire ce type de travail au Canada.

 

[5]               La demanderesse principale souffre présentement de myasthénie, une affection caractérisée par une faiblesse musculaire. Elle est également en rémission d’un cancer de la thyroïde et d’un cancer du système lymphatique.

 

[6]               La demanderesse principale et les membres de sa famille — son fils Gabriel, sa fille Carolina, et son mari Gabriel — ont immigré en novembre 2000 aux États-Unis, où ils ont demandé l’asile. Ils sont demeurés aux États-Unis pendant six ans. Leur demande d’asile a finalement été rejetée et ils ont quitté les États-Unis au début de 2006.

[7]               Après avoir quitté les États-Unis, la demanderesse principale et les membres de sa famille se sont rendus au Canada. Ils sont arrivés au Canada le 16 mars 2006 et ont présenté une demande d’asile environ un mois plus tard, le 25 avril 2006. Cette demande d’asile a été refusée le 16 mars 2007 pour manque de crédibilité. La demanderesse principale et les membres de sa famille ont sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Toutefois, notre Cour a refusé d’entendre cette demande.

[8]               La demanderesse principale et les membres de sa famille ont ensuite demandé un examen des risques avant le renvoi [ERAR].

[9]               En mars 2008, ils ont fait l’objet d’un ERAR négatif et ont reçu pour directive de se présenter à l’Agence des services frontaliers du Canada en vue de leur renvoi en Colombie.

[10]           Le même mois, on a diagnostiqué chez la demanderesse principale un cancer de la glande thyroïde. En raison de ce problème de santé, la demande de report de son renvoi a été accueillie.

[11]           Peu de temps après le report du renvoi, le mari de la demanderesse principale, qui faisait l’objet d’une mesure de renvoi, est retourné en Colombie, et la fille de la demanderesse principale a obtenu la résidence permanente grâce au parrainage de son conjoint.

 

[12]           Le 30 juin 2008, la demanderesse principale et son fils, Gabriel, ont présenté une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en vue de demeurer au Canada à cause des problèmes de santé de la demanderesse principale et des risques liés au climat de violence en Colombie.

 

[13]           En 2009, on a diagnostiqué chez la demanderesse principale un cancer lymphatique. Elle a subi une intervention chirurgicale pour retirer la tumeur cancéreuse. Le cancer n’est pas réapparu depuis.

 

[14]           Le 26 novembre 2012, la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire des demandeurs a été rejetée. Il s’agit de la demande sous-jacente dont la Cour est saisie.

 

IV. Décision contrôlée

[15]           Dans sa décision, l’agent a estimé que la plupart difficultés alléguées par les demandeurs n’étaient pas suffisamment appuyées par la preuve pour qu’on puisse conclure qu’elles équivalaient à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[16]           En ce qui concerne l’allégation concernant les difficultés qu’éprouveraient les demandeurs du fait de leur établissement au Canada, l’agent a reconnu que les demandeurs s’étaient « très bien » intégrés à la société canadienne, qu’ils avaient travaillé et étaient subvenus à leurs propres besoins et à ceux de leur famille, qu’ils s’étaient faits des amis, qu’ils payaient leurs impôts, qu’ils œuvraient au sein de leur communauté en faisant du bénévolat, qu’ils avaient maintenu une résidence au Canada, qu’ils avaient fréquenté l’école, etc. Bien que l’agent ait accordé un certain poids à ce facteur, il a estimé qu’il n’était pas suffisamment important pour l’emporter sur l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger. De plus, l’agent a conclu que les difficultés causées par l’établissement des demandeurs au Canada n’étaient pas imputables à des circonstances indépendantes de leur volonté, étant donné qu’ils étaient demeurés au Canada malgré le fait qu’ils avaient été déboutés de leur demande d’asile et avaient fait l’objet d’un ERAR négatif. L’agent a par conséquent estimé que ces difficultés ne pouvaient être considérées comme inhabituelles ou injustifiées.

 

[17]           L’agent a également conclu que la capacité des demandeurs de s’établir de nouveau en Colombie constituerait une difficulté moins grande et, partant, non excessive, à surmonter, compte tenu du fait que le conjoint et trois des frères de la demanderesse principale vivent en Colombie, de même que certains des membres de la famille de son conjoint. L’agent a estimé que ce réseau de soutien assurerait aux demandeurs un appui psychologique suffisant et, éventuellement, un appui financier, à leur retour en Colombie.

 

[18]           S’agissant des difficultés alléguées par les demandeurs du fait du climat de violence qui règne en Colombie, l’agent a conclu que ces difficultés ne découlaient pas d’une situation qui s’appliquait personnellement aux demandeurs, mais plutôt de la situation générale qui existe en Colombie. À défaut d’autres éléments de preuve démontrant en quoi cette situation s’appliquait personnellement aux demandeurs, l’agent a conclu que les difficultés résultant de la situation générale existant en Colombie ne pouvaient être considérées comme excessives.

 

[19]           Dans le même ordre d’idées, l’agent a conclu que, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, les demandeurs ne seraient pas exposés à des difficultés économiques excessives s’ils devaient retourner en Colombie. L’agent a estimé que les demandeurs seraient en mesure de se trouver un travail acceptable à leur retour en Colombie, compte tenu notamment de leur expérience de travail et des habiletés qu’ils avaient acquises lors de leur séjour aux États‑Unis et depuis leur arrivée au Canada, ce qui leur conférait un avantage concurrentiel.

 

[20]           Enfin, l’agent a conclu que la demanderesse principale n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle ne recevrait pas de soins médicaux appropriés en Colombie pour traiter ses problèmes de santé.

 

[21]           L’agent a fait observer que les deux tumeurs de la demanderesse principale avaient été retirées avec succès et qu’elle n’avait plus de cancer depuis 2009, et ce, même si elle revoyait régulièrement son médecin conformément à son plan quinquennal de traitement. L’agent a par conséquent estimé que le combat que la demanderesse principale avait livré contre le cancer ne lui causerait pas des difficultés injustifiées et excessives à son retour en Colombie. Dans le même ordre d’idées, l’agent a fait observer que l’autre problème de santé de la demanderesse principale, en l’occurrence la myasthénie, ne lui causerait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, étant donné que ce problème existait avant son arrivée au Canada et qu’il avait été géré avec succès avant son départ de la Colombie.

 

V. Questions en litige

[22]           Bien que les demandeurs aient invoqué plusieurs arguments pour attaquer la décision, la Cour est d’avis qu’on peut les reformuler de façon concise en les ramenant à deux questions :

1)      L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère dans son appréciation des difficultés pour l’application de l’article 25 de la LIPR?

2)      L’agent a‑t‑il commis une erreur en évaluant le degré d’établissement des demandeurs?


VI. Dispositions législatives applicables

 

[23]           Les dispositions législatives suivantes de la LIPR sont pertinentes :

 

 

25.      (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25.      (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

VII. Thèse des parties

[24]           Les demandeurs ont exprimé plusieurs réserves en ce qui concerne la décision. En particulier, les demandeurs affirment que l’agent :

 

a)                  n’a pas appliqué le bon critère pour évaluer les conditions difficiles auxquelles ils seraient exposés en Colombie, plus particulièrement en évaluant le risque, par opposition aux difficultés, auquel ils seraient exposés;

 

b)                  n’a pas motivé suffisamment sa conclusion au sujet de l’établissement des demandeurs au Canada;

 

c)                  a mal qualifié la question soulevée par les demandeurs au sujet des soins de santé en Colombie et, ce faisant, a écarté des éléments de preuve pertinents;

 

d)                 a mal évalué le problème de santé (myasthénie) de la demanderesse principale;

 

e)                  a ignoré un facteur relatif aux difficultés en ne tenant pas compte de la dépendance de la demanderesse principale envers sa fille;

 

f)                   a tiré des conclusions de fait déraisonnables au sujet de la capacité de la demanderesse principale de reprendre sa profession en Colombie, des difficultés financières auxquelles elle serait confrontée en Colombie et de la question de savoir si elle pouvait compter sur l’appui de sa famille en Colombie.

 

[25]           En réponse aux arguments du demandeur, le défendeur affirme que :

 

1)                  l’agent a appliqué le bon critère pour évaluer la situation existant en Colombie. L’agent s’est penché sur le sens de l’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » pour ensuite se demander si chacune des circonstances invoquées par les demandeurs satisfaisait au degré exigé de difficulté;

 

2)                  les motifs formulés par l’agent au sujet du degré d’établissement des demandeurs au Canada étaient raisonnables, étant donné qu’ils démontraient à l’évidence les raisons pour lesquelles l’établissement des demandeurs au Canada ne suffisait pas à lui seul pour justifier une dispense d’application de la LIPR;

 

3)                  l’agent a raisonnablement évalué la question des soins de santé offerts en Colombie. L’agent ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de penser qu’il n’existait pas en Colombie de médicament ou de traitement pour la myasthénie. Les éléments de preuve portant sur les préoccupations d’ordre général exprimées au sujet du système de soins de santé de la Colombie n’étaient pas suffisants pour démontrer que la demanderesse principale subirait des difficultés excessives en raison de son état de santé;

 

4)                  l’agent a dûment examiné l’état de santé de la demanderesse principale (myasthénie) et a conclu qu’elle pouvait raisonnablement s’attendre à avoir accès à des traitements en Colombie;

 

5)                  l’agent n’a pas ignoré l’appui sur lequel la demanderesse principale pouvait compter de la part de sa fille au Canada en formulant ses motifs. Dans son analyse, l’agent a tenu compte du soutien psychologique que la demanderesse principale recevait de sa fille, mais il y avait peu d’éléments de preuve tendant à démontrer que la demanderesse principale dépendait émotionnellement de sa fille;

 

6)                  l’agent n’a pas commis d’erreur dans les conclusions de fait qu’il a tirées au sujet de la capacité de la demanderesse principale de travailler en Colombie, des difficultés financières auxquelles elle serait exposée là‑bas ou de la question de savoir si les demandeurs pouvaient compter sur l’appui de leur famille en Colombie.

 

VIII. Norme de contrôle

[26]           C’est la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique à la première question, en l’occurrence celle de savoir si le bon critère légal a été appliqué dans le cas de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire des demandeurs (Guxholli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1267; Pereira c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1413; Premnauth c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1125).

 

[27]           La seconde question, qui concerne les conclusions de fait tirées par l’agent et son refus de faire droit à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2009] 1 RCF 360).

 

IX. Analyse

1)      L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère dans son appréciation des difficultés pour l’application de l’article 25 de la LIPR?

 

[28]           De l’avis de la Cour, l’agent a raisonnablement évalué la situation qui existe en Colombie et les répercussions que cette situation aurait sur les demandeurs. L’agent a tenu compte de chacune des circonstances invoquées par les demandeurs pour déterminer si elles satisfaisaient au degré requis de difficulté.

 

[29]           Ainsi que le défendeur l’a souligné à juste titre, il incombait aux demandeurs de démontrer que la situation générale qui existe en Colombie correspondait au degré de difficulté exigé pour qu’ils puissent bénéficier d’une dispense d’application de la LIPR.

 

[30]           Il ressort à l’évidence de la décision que l’agent n’a pas été convaincu par le peu d’éléments de preuve présentés par les demandeurs pour justifier leurs allégations quant aux éventuelles difficultés auxquelles ils seraient confrontés en Colombie.

 

[31]           Par exemple, au sujet de la principale allégation de la demanderesse principale suivant laquelle elle n’aurait pas accès à des traitements pour la myasthénie en Colombie, l’agent a écrit que la demanderesse principale [traduction] « a fourni peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle ne serait pas en mesure de recevoir le type de soins dont elle a besoin » pour faire soigner sa maladie, maladie que, suivant la preuve, elle avait bien gérée avant son départ de la Colombie (Motifs de la décision, à la p. 11). La Cour ne décèle aucune erreur dans cette conclusion.

[32]           Comme le juge Yvan Roy l’a récemment rappelé dans le jugement Berthoumieux c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1200 :

[16]      […] La demanderesse doit montrer qu’elle sera exposée à des difficultés excessives, et non pas simplement que la situation dans le pays est difficile. Elle doit combler l’écart qui sépare la preuve de la situation générale du pays de celle de l’existence de difficultés excessives en présentant des éléments qui témoignent de sa situation particulière.

 

[17]      C’est une chose que d’affirmer qu’une demande CH ne devrait pas être refusée parce que la situation personnelle de la demanderesse ne serait pas pire que celle du reste de la population. C’en est une autre que d’affirmer, en des termes généraux, qu’il suffit de faire la preuve des conditions générales du pays pour ensuite obliger le ministre à prouver qu’à toutes fins utiles, ces conditions ne s’appliqueront pas à la demanderesse. Non seulement il s’agit d’un fardeau dont il est pratiquement impossible de s’acquitter, mais cette façon d’aborder la question ne tient pas compte d’une exigence, à savoir que les motifs d’ordre humanitaire doivent se rapporter à l’étranger qui est l’auteur de la demande (article 25 de la Loi). [Non souligné dans l’original.]

 

(Sont également cités les jugements Dorlean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1024; Ramaischrand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 441, 388 FTR 109; Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 6, 338 FTR 224).

 

 

[33]           Bien que la demanderesse principale ait fourni certains renseignements d’ordre général au sujet des questions d’accès aux soins de santé en Colombie, elle n’a pas présenté d’élément de preuve démontrant que les problèmes en question auraient des répercussions directes dans son cas. Il était donc loisible à l’agent d’arriver à sa conclusion, d’autant plus qu’il disposait d’éléments de preuve objectifs démontrant que la demanderesse principale avait bien géré son état de santé avant de quitter la Colombie.

 

[34]           L’argument des demandeurs suivant lequel l’agent avait l’obligation de démontrer si la situation en Colombie était susceptible de créer des difficultés aux demandeurs compte tenu de leur situation personnelle est tout simplement intenable (mémoire complémentaire des demandeurs (aux paragraphes 27 à 31). Accepter un tel argument signifierait que « chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande [fondée sur des raisons d’ordre humanitaire], peu importe sa situation personnelle en cause, ce qui n’est pas le but et l’objectif d’une demande [fondée sur des raisons d’ordre humanitaire » (Lalane, précité, au paragraphe 1).

 

[35]           La Cour reconnaît qu’avant de quitter la Colombie, la demanderesse principale occupait un poste qui lui permettait de contribuer à un programme de soins de santé, ce qui lui permettait d’obtenir des soins médicaux à des coûts plus abordables; toutefois, le fait que la demanderesse soit maintenant susceptible d’avoir à payer ses médicaments de sa poche ne correspond pas, suivant la Cour, au degré requis de difficultés pour pouvoir être considéré comme une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive, d’autant plus, suivant la preuve versée au dossier, que la demanderesse principale serait apte au travail.

 

[36]           Dans l’affidavit qu’elle a présenté à l’agent, la demanderesse principale précise bien qu’elle serait en mesure de travailler malgré sa myasthénie :

 

[traduction]

5.         Un travail que je suis en mesure de faire est celui de conseillère parce qu’il implique plusieurs tâches, mouvements et positions physiques. C’est la raison pour laquelle j’ai pu travailler comme intervenante auprès des alcooliques et des toxicomanes pendant environ trois ans et demi avant de quitter les États‑Unis. J’ai été en mesure de faire ce travail malgré ma myasthénie parce que je n’avais pas à être debout toute la journée et que je n’étais pas appelée à exécuter des mouvements répétitifs […]

 

(Dossier des demandeurs, aux pages 669 et 670.)

 

[37]           La demanderesse affirme que son état a empiré et qu’elle n’est plus apte au travail; toutefois, elle n’a présenté à l’agent aucun élément de preuve pour le démontrer. La Cour ne peut donc qualifier de déraisonnable la conclusion tirée par l’agent à ce sujet.

 

[38]           Compte tenu de l’insuffisance de la preuve soumise par les demandeurs, il était loisible à l’agent de conclure que les demandeurs ne seraient pas exposés à des difficultés plus graves que les difficultés habituelles résultant du départ du Canada après une période de temps prolongée. La Cour ne peut reprocher à l’agent de ne pas avoir tiré une conclusion différente à cet égard et elle ne peut non plus conclure que l’agent n’a pas appliqué le bon critère pour évaluer la question des difficultés. L’agent a de toute évidence évalué les faits pertinents en fonction de la norme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

2) L’agent a-t-il commis une erreur en évaluant le degré d’établissement des demandeurs?

[39]           Bien que la Cour ne soit pas nécessairement d’accord avec les diverses réserves formulées par les demandeurs au sujet des autres conclusions tirées par l’agent, la présente décision doit être renvoyée à l’agent pour qu’il la réexamine, parce que l’agent n’a pas suffisamment motivé sa conclusion quant au degré d’établissement des demandeurs au Canada.

 

[40]           Dans sa décision, l’agent a fait observer qu’il existait plusieurs facteurs positifs en ce qui concerne l’établissement des demandeurs; toutefois, l’agent a conclu, sans fournir quelque analyse que ce soit, que ces facteurs n’étaient [traduction] « pas suffisamment importants pour l’emporter sur l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’étranger » (Motifs de la décision, à la page 11). La Cour ignore pourquoi ou comment l’agent est arrivé à une telle conclusion.

 

[41]           L’agent avait l’obligation de motiver suffisamment sa conclusion pour permettre aux demandeurs de savoir pourquoi leur demande était refusée et pour leur permettre de déterminer s’il y avait lieu de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. Cette obligation a été exprimée par notre Cour à de nombreuses reprises (VIA Rail Canada Inc c Office national des transports, [2001] 2 CF 25, au paragraphe 21 (CAF)). Dans l’arrêt Via Rail, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

 

[22]      On ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion (Northwestern Utilities Ltd. c. Edmonton (Ville), [1979] 1 RCS 684, à la p. 706, 89 DLR (3d) 161). Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions (Desai c. Brantford General Hospital (1991), 87 DLR (4th) 140 (Cour div. Ont.) à la page 148). Les motifs doivent traiter des principaux points en litige. Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur (Northwestern Utilities, précité, à la page 707) et l’examen des facteurs pertinents (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 CF 592, à la page 637 et aux pages 687 et 688, 183 DLR (4th) 629 (CAF)).

 

[42]           Dans le cas qui nous occupe, il semble que les demandeurs se soient très bien intégrés au Canada et qu’ils aient présenté une preuve abondante pour démontrer les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils étaient déracinés de leur milieu de vie. En particulier, les demandeurs ont produit de nombreuses lettres d’appui d’organismes communautaires et de concitoyens, sans parler d’une pétition signée par plus de 500 personnes qui se sont prononcées contre leur renvoi du Canada. La demanderesse principale a également fourni des éléments de preuve démontrant qu’elle compte beaucoup sur sa fille, qui vit au Canada, pour tout ce qui concerne les aspects psychologiques et financiers. L’agent n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve sans expliquer pourquoi il estimait que ces facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense d’application de la LIPR. Cette façon de procéder était déraisonnable.

 

[43]           Dans le jugement Raudales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 385, notre Cour a déclaré : « [s]ans une bonne évaluation du niveau d'établissement, il était impossible à mon avis, dans le cas présent, de dire si le fait d'obliger [le demandeur] à demander la résidence permanente depuis l'étranger entraînerait pour lui des difficultés inhabituelles, injustes ou indues » (au paragraphe 19) (on a également cité le jugement Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, 425 FTR 312).

 

[44]           La Cour estime que ce raisonnement s’applique en l’espèce. L’agent n’était pas en mesure de se prononcer correctement sur la question de savoir si le fait d’obliger les demandeurs à présenter leur demande de résidence permanente depuis la Colombie leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, parce que l’agent n’avait pas évalué les difficultés auxquelles les demandeurs seraient confrontés s’ils étaient renvoyés du Canada.

 

[45]           La Cour estime que la décision ne répond pas aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité prévus par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190.

 

X. Conclusion

[46]           Pour tous les motifs qui ont été exposés, la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un autre agent d’immigration.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire des demandeurs et RENVOIE l’affaire pour nouvelle décision par un autre agent d’immigration. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-12885-12

 

INTITULÉ :

MARTHA GLADYS BAQUERO RINCON, GABRIEL ANDRES SANTOS BAQUERO c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 27 FÉVRIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE SHORE

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 27 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR LES demandeurs

 

Sharon Stewart Guthrie

 

pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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