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Date : 20140221


Dossier : T‑247‑13

 

Référence : 2014 CF 156

[TRADUCTION FRANÇAISE NON CERTIFIÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2014

En présence de monsieur le juge Scott

 

ENTRE :

WASIM B.H. ALSAYEGH

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.                   Introduction

[1]               La cour est saisie d’une demande de révision judiciaire présentée aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, de la décision du 5 décembre 2012 par laquelle un agent de la citoyenneté (l’agent) a mis fin à la demande de citoyenneté de M. Wasim B.H. Alsayegh (M. Alsayegh) au motif qu’une mesure de renvoi avait été prise contre lui le 4 décembre 2012.

 

II.                Les faits

 

[2]               Monsieur Alsayegh est un Palestinien apatride devenu résident permanent du Canada en décembre 2005. Il a achevé ses études universitaires à l’Université McGill et a entamé sa carrière professionnelle au Canada. En juillet 2009, il a déposé une demande de citoyenneté.

 

[3]               En mars 2010, M. Alsayegh quitte le Canada afin d’effectuer un stage chez Google aux Émirats arabes unis [ÉAU]. En décembre 2010, il a rempli et déposé à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] un Questionnaire sur la résidence.

 

[4]               Le 5 octobre 2012, M. Alsayegh s’est présenté à une audience pour la citoyenneté présidée par Renée Giroux (la juge). La juge a souligné le fait que M. Alsayegh se conformait à toutes les obligations en matière de résidence prévues par la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [Loi sur la citoyenneté ou la Loi] et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et elle l’a informé qu’il recevrait, avant la fin de l’année, un avis pour sa prestation du serment de citoyenneté.

 

[5]               Monsieur Alsayegh est retourné poursuivre son stage aux ÉAU. La date de prestation de son serment de citoyenneté ayant été fixée au 7 décembre 2012.

 

[6]               Le 4 décembre 2012, Monsieur Alsayegh atterrit à l’aéroport international Trudeau à Montréal. On l’envoie au contrôle secondaire, où un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’agent de l’ASFC) examine son passeport actuel et son ancien passeport et conclut que, pour la période du 5 décembre 2007 au 4 décembre 2012, il ne satisfaisait pas aux conditions de résidence, compromettant de ce fait son statut de résident permanent au Canada.

 

[7]               Monsieur Alsayegh a souligné à l’agent de l’ASFC qu’il avait en sa possession des documents attestant qu’il avait accumulé plus que les 730 jours de présence effective requis par la LIPR. L’agent a toutefois refusé de prendre connaissance de ces documents.

 

[8]               L’agent de l’ASFC demande alors à M. Alsayegh de remplir un formulaire intitulé [traduction] « Perte de résidence – Considérations d’ordre humanitaire », mais celui-ci a refusé de ce faire. M. Alsayegh craignait que les autorités considèrent le formulaire complété comme un aveu de la perte de son statut de résident permanent.

 

[9]               L’agent de l’ASFC a ensuite établi un rapport en application du paragraphe 44(1) de la LIPR et pris une mesure de renvoi contre M. Alsayegh. L’agent a aussi transmis une « ALERTE CONCERNANT LA CITOYENNETÉ » au bureau de la citoyenneté à Montréal, pour informer les autorités que M. Alsayegh avait perdu son statut de résident, alors qu’il devait prêter son serment de citoyenneté le 7 décembre 2012.

 

[10]           Le 13 décembre 2012, M. Alsayegh recevait la décision à l’examen, qui mettait fin à sa demande de citoyenneté en application de l’alinéa 5(1)f) de la Loi sur la citoyenneté, puisqu’une mesure de renvoi avait été prise contre lui le 4 décembre 2012.

 

[11]           Le 20 décembre 2012, M. Alsayegh déposait un avis devant la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, pour en appeler de la mesure de renvoi. L’appel est toujours en instance.

 

III.             Dispositions législatives applicables

 

[12]           Les dispositions applicables de la Loi sur la citoyenneté et de la LIPR sont reproduites en annexe à la présente décision.

 

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

 

[13]           Cette demande de révision judiciaire soulève les questions suivantes :

1)         L’agent de la citoyenneté a‑t‑il mis fin, à tort, à la demande de citoyenneté de M. Alsayegh?

2)         L’agent de la citoyenneté était‑il tenu d’examiner s’il y avait lieu de faire une recommandation aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté?

 

[14]           La Cour convient avec les parties que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la raisonnabilité, puisqu’elle met en cause l’application du droit aux faits présentés à l’agent (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 53 [Dunsmuir]). La Cour doit par conséquent se pencher sur « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (voir Dunsmuir, au para 47).

 

V.                Positions des parties

 

A.                M. Alsayegh

 

Annulation de la demande de citoyenneté de M. Alsayegh

 

[15]           Monsieur Alsayegh prétend que l’agent a outrepassé ses pouvoirs lorsqu’il a mis fin à sa demande après avoir reçu l’alerte l’informant erronément qu’il avait perdu son statut de résident permanent (voir Hadaydoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 995 [Hadaydoun], et Obi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 573 [Obi]). Il invoque également les articles 46 et 49 de la LIPR. Selon l’article 46, la prise d’effet d’une mesure de renvoi emporte perte du statut de résident permanent. L’article 49 prévoit que la mesure de renvoi susceptible d’appel prend effet quand est rendue la décision qui maintient définitivement la mesure. Monsieur Alsayegh soutient que, ayant interjeté appel, il n’a pas encore perdu son statut de résident permanent.

 

[16]           Monsieur Alsayegh affirme que l’agent a outrepassé sa compétence puisqu’il n’a jamais été investi du pouvoir de décider sur le fond de l’acceptation ou du rejet d’une demande de citoyenneté. Il s’appuie sur le bulletin opérationnel 031 de CIC (le bulletin 031) selon lequel les agents ne doivent pas envoyer les lettres de refus en lien avec le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté, les demandeurs devant plutôt être renvoyés, en cas de refus, à un juge de la citoyenneté. Monsieur Alsayegh soutient qu’un agent a rejeté sa demande en s’appuyant sur l’alinéa 5(1)f) de la Loi sur la citoyenneté, sans qu’il ne soit mentionné dans cette décision qu’on avait renvoyé sa demande à un juge de la citoyenneté, conformément au bulletin 031.

 

[17]           Monsieur Alsayegh souligne que le défendeur n’ayant pas produit d’affidavit d’appui de l’agent, ce manquement devait influencer la Cour sur la valeur probante des observations du défendeur.

 

[18]           Monsieur Alsayegh reconnaît qu’aux termes de l’alinéa 5(1)f) de la Loi sur la citoyenneté, le ministre ne peut attribuer la citoyenneté à un demandeur qui est sous le coup d’une mesure de renvoi. Cette restriction, selon lui, ne confère toutefois pas aux agents de la citoyenneté le pouvoir de mettre fin à une demande de citoyenneté. Monsieur Alsayegh soutient qu’il convient d’interpréter l’article 5 de la Loi en tenant compte de l’ensemble de ses dispositions, de même que de la LIPR, et qu’en conséquence, permettre aux agents de la citoyenneté de mettre fin à une demande lorsque l’intéressé est sous le coup d’une mesure de renvoi, sans d’abord renvoyer l’affaire à un juge de la citoyenneté, autoriserait l’ASFC à statuer sur les demandes de citoyenneté, alors que cela ne relève manifestement pas de sa compétence.

 

Recommandation aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté

 

[19]           Monsieur Alsayegh souligne que sa situation personnelle et inhabituelle de détresse n’a pas été prise en considération et il invoque à cet égard le paragraphe 5(4) de la Loi. Il affirme que le décideur, en matière de citoyenneté, est tenu d’examiner s’il y a lieu de formuler une recommandation aux termes de cette disposition de la Loi sur la citoyenneté. En outre, selon M. Alsayegh, la Cour a statué que le paragraphe 5(4) s’appliquait à toutes les dispositions de la Loi sur la citoyenneté (voir Frankowski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000) 187 FTR 92) qui ne renferment pas elles-mêmes les mots « malgré les autres dispositions de la présente loi ».

 

[20]           Monsieur Alsayegh invoque également le bulletin 031, qui enjoint aux agents d’évaluer en premier lieu si un demandeur est admissible à une recommandation d’attribution discrétionnaire de la citoyenneté aux termes du paragraphe 5(4). Il fait valoir que la décision en cause constituait une décision définitive rendue à l’égard de sa demande de citoyenneté. On aurait dû l’examiner avec toute l’attention nécessaire et voir s’il était possible de faire une telle recommandation (voir Lee (Re), (1997) 138 FTR 158).

 

[21]           Monsieur Alsayegh souligne de plus qu’il se retrouverait dans une situation de détresse s’il devait perdre son emploi actuel aux ÉAU, puisqu’il est apatride et chrétien, dans une région à majorité musulmane, et que son épouse est Syrienne.

 

B.        Le défendeur

 

Annulation de la demande de citoyenneté de M. Alsayegh

 

[22]           Le défendeur soutient que le paragraphe 5(1) de la Loi impose aux demandeurs de se conformer à toutes les obligations prévues par la LIPR. Les juges de la citoyenneté ne disposent pas du pouvoir de se prononcer sur cette question sous le régime de cette loi. Il faut donc s’assurer qu’un demandeur de citoyenneté s’est acquitté de ses obligations aux termes de la LIPR en vérifiant si les autorités compétentes ont mis fin à son statut de résident permanent, ou encore si une mesure de renvoi a été prise contre lui. Il peut ainsi arriver, selon le défendeur, qu’un demandeur cesse de se conformer à la LIPR après qu’un juge de la citoyenneté ait rendu une décision en sa faveur.

 

[23]           Selon le défendeur, la violation d’une disposition de la LIPR est sanctionnée par la perte du statut de résident permanent ou par la prise d’une mesure de renvoi et, dans un tel cas, le paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté ne permet pas au ministre d’arrêter une date de prestation de serment pour le demandeur. Le défendeur souligne également que le ministre demeure investi du pouvoir résiduel de refuser la citoyenneté, même après qu’un juge de la citoyenneté ait rendu une décision en faveur d’un demandeur (voir Khalil c Canada (Secrétaire d'État), [1999] 4 CF 661).

 

[24]           Le défendeur affirme que le ministre ne pouvait autoriser la prestation du serment de citoyenneté dans ce dossier puisque M. Alsayegh tombait sous le coup d’une mesure de renvoi, et c’est pour ce motif que l’agent a mis fin à sa demande. Le défendeur ajoute que la décision de l’agent de la citoyenneté se fonde non sur le courriel reçu de l’agent de l’ASFC qui l’informait de la perte du statut de résident permanent du demandeur, mais sur la mesure de renvoi.

 

[25]           Le défendeur reconnaît que la Loi sur la citoyenneté ne confère pas explicitement aux agents de la citoyenneté le pouvoir de mettre fin à un dossier, mais il soutient que des mesures appropriées devaient être prises puisque, manifestement, M. Alsayegh ne pouvait pas prêter le serment de citoyenneté. Il devenait raisonnable dans ce cas, selon le défendeur, de fermer le dossier de M. Alsayegh et de mettre fin au traitement de sa demande. La mesure de renvoi prise contre M. Alsayegh est présumée valide, et la possibilité de son invalidation est purement hypothétique.

 

[26]           Le défendeur affirme par ailleurs qu’il était loisible à l’agent de fonder sa décision sur l’existence de la mesure de renvoi, et que ce dernier n’avait pas à considérer le bien-fondé de l’appel de M. Alsayegh. Il devenait raisonnable de mettre fin à la demande de M. Alsayegh, pour motif d’efficacité administrative, plutôt que de laisser le dossier ouvert.

 

[27]           Le défendeur rejette aussi l’argument de M. Alsayegh voulant qu’on aurait dû renvoyer son dossier à un juge de la citoyenneté. En effet, bien qu’un juge de la citoyenneté évalue dans un premier temps si un demandeur satisfait aux exigences du paragraphe 5(1), c’est au ministre qu’il revient, ultimement, d’attribuer ou non la citoyenneté. Le défendeur affirme qu’il était bien évident que M. Alsayegh ne satisfaisait plus aux exigences du paragraphe 5(1) et qu’en conséquence, il n’y avait aucune raison valable pour que le ministre renvoie l’affaire à un juge de la citoyenneté.

 

[28]           Le défendeur rappelle aussi qu’un juge de la citoyenneté devant approuver ou rejeter une demande dans les 60 jours de sa saisine, la loi ne prévoit pas qu’il en demeure investi au-delà de cette période. Le défendeur ajoute qu’il ne convenait pas de renvoyer M. Alsayegh devant un juge de la citoyenneté, étant donné qu’aucune disposition de la loi n’autorisait ce dernier à rendre une deuxième décision à l’égard d’une demande, et que le délai accordé pour rendre toute décision était déjà expiré.

 

[29]           Le défendeur prétend en outre qu’un juge de la citoyenneté n’aurait pas disposé du pouvoir de suspendre le rejet de la demande jusqu’à ce que la Section d’appel de l’immigration [la SAI] ait rendu sa décision définitive, étant donné l’obligation qui lui impose de rendre sa décision dans les 60 jours de sa saisine. Par ailleurs, selon le défendeur, l’exception énoncée au paragraphe 14(1.1) n’est pas applicable puisqu’en l’espèce M. Alsayegh n’attendait pas la tenue d’une enquête. Le défendeur s’appuie sur deux décisions de la Cour fédérale qui établissent qu’il fallait rejeter les demandes des personnes sous le coup d’une mesure de renvoi sans même qu’une enquête ait été tenue (voir Hadaydoun, précité, et Richi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 212).

 

[30]           Le défendeur reconnaît qu’un sursis a été autorisé dans le jugement Obi, précité, mais il affirme que la Cour fédérale a tranché la question dans le jugement Hadaydoun. Un demandeur sous le coup d’une mesure de renvoi prise sans qu’il y ait eu une enquête ne peut se prévaloir, même s’il a interjeté appel de la mesure, des dispositions du paragraphe 14(1.1) de la Loi (voir Hadaydoun, aux para 25 à 28).

 

[31]           Il découle des dispositions bien claires du paragraphe 2(2) de la Loi sur la citoyenneté, selon le défendeur, que la prise d’une mesure de renvoi en application du paragraphe 44(2) de la LIPR entraîne sans autre délai le rejet de la demande de citoyenneté de l’intéressé. Le défendeur souligne que la juge de la citoyenneté avait déjà exercé son pouvoir discrétionnaire au moment où l’agent de la citoyenneté s’est trouvé saisi du changement de situation de M. Alsayegh, et qu’il était donc loisible à l’agent d’adopter les mesures appropriées pour donner suite à ces nouveaux faits.

 

Recommandation aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté

 

[32]           Réfutant l’allégation de M. Alsayegh fondée sur cette disposition, le défendeur soutient que le gouverneur en conseil peut seul enjoindre au ministre d’attribuer la citoyenneté en application du paragraphe 5(4). Le ministre ne peut exercer ce pouvoir sans que le gouverneur en conseil ne lui enjoigne de ce faire. Le défendeur soutient que la Loi sur la citoyenneté n’impose pas, dans ce cas, comme au paragraphe 15(1), l’obligation d’examiner s’il y a lieu de recommander l’exercice du pouvoir. Le défendeur s’appuie sur le jugement Huy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 755, aux para 19 à 22 [Huy], pour soutenir qu’un agent de la citoyenneté n’est pas tenu, lorsqu’il refuse la citoyenneté, d’examiner s’il y a lieu de recommander l’exercice du pouvoir prévu au paragraphe 5(4).

 

[33]           Le défendeur soutient aussi que l’agent n’était pas bien placé pour juger de l’opportunité de faire une recommandation aux fins du paragraphe 5(4). Il ajoute, en invoquant le jugement Maharatnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 405, au para 5, et Saqer c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1392, au para 20, qu’il incombait à M. Alsayegh de démontrer que sa situation personnelle justifiait la formulation d’une telle recommandation.

 

[34]           Le défendeur prétend que M. Alsayegh avait le droit de présenter des arguments pour entraîner l’application du paragraphe 5(4) lorsqu’il a déposé initialement sa demande de citoyenneté. L’agent de la citoyenneté n’avait pas à passer au peigne fin le dossier de M. Alsayegh pour y trouver la preuve d’une situation de détresse, étant donné que, dans ce cas, ce dernier était sous le coup d’une mesure de renvoi parce qu’il ne s’était pas acquitté de ses obligations de résidence permanente.

 

[35]           Enfin, le défendeur soutient que le recours approprié consiste à présenter une nouvelle demande de citoyenneté, même dans les cas où l’on annule en appel la mesure de renvoi (voir Hadaydoun, au para 30). Lorsqu’il présentera une nouvelle demande de citoyenneté, M. Alsayegh pourra alors faire valoir également des arguments pour justifier l’application du paragraphe 5(4).

 

VI.             Analyse

 

1)         L’agent de la citoyenneté a-t-il mis fin, à tort, à la demande de citoyenneté de M. Alsayegh?

 

[36]           La Cour convient que M. Alsayegh n’a pas encore perdu son statut de résident permanent parce que la mesure de renvoi émise contre lui n’a pas encore pris effet. La décision de l’agent ne pouvait donc être fondée sur l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté (voir Hadaydoun, précité, au para 19). La décision était plutôt fondée sur l’alinéa 5(1)f), reproduit ci-après :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

[…]

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

[37]           Dans le jugement Hadaydoun, la Cour s’est penchée sur l’expression « sous le coup d’une mesure de renvoi » que l’on retrouve à l’alinéa 5(1)f) et elle a conclu qu’aux termes de l’alinéa 2(2)c) de la Loi sur la citoyenneté, un demandeur restait sous le coup d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision définitive prononçant l’annulation de cette mesure ait été rendue (voir le paragraphe 23 de la décision). Autrement dit, « [d]ès l’instant où une mesure de renvoi est prononcée et durant la période au cours de laquelle la mesure fait l’objet d’une révision judiciaire ou d’un appel, l’intéressé ne peut obtenir la citoyenneté suivant l’alinéa 5(1)f) de la Loi » (voir le paragraphe 23 de la décision).

 

[38]           Dans le jugement Hadaydoun, la mesure de renvoi avait été prise contre le demandeur avant que ne se déroule son audience devant un juge de la citoyenneté. La Cour a statué que le juge ne pouvait pas reporter l’audience jusqu’à l’aboutissement du processus d’appel de la mesure de renvoi, parce qu’aucune disposition ne prévoyait une possibilité de report, d’ajournement ou de prorogation du délai de traitement d’une demande de citoyenneté une fois que le juge en a été saisi (voir le paragraphe 24). Dans le dossier devant nous, une juge de la citoyenneté avait déjà approuvé la demande de M. Alsayegh. La question est donc de savoir si un agent de la citoyenneté pouvait fermer un dossier alors que la demande avait déjà été acceptée.

 

[39]           Monsieur Alsayegh soutient qu’en fait, cela équivaut à permettre à des agents de statuer sur des demandes de citoyenneté, ce qui outrepasse manifestement leur compétence. La Cour partage cet avis. Le défendeur a reconnu, dans son mémoire, que la Loi sur la citoyenneté n’octroyait pas explicitement aux agents le pouvoir de fermer des dossiers, mais soutient par ailleurs que fermer le dossier était malgré tout la mesure à prendre en l’espèce, puisque M. Alsayegh tombait sous le coup d’une mesure de renvoi. Il ne pouvait donc pas acquérir sa citoyenneté. Selon le défendeur, aucune disposition législative n’autorise un juge de la citoyenneté à rendre une deuxième décision à l’égard d’une demande, et le délai imparti de 60 jours pour prendre une décision était déjà expiré.

 

[40]           L’argument du défendeur fondé sur le délai de 60 jours ne convainc pas la Cour. La juge de la citoyenneté disposait de 60 jours pour statuer sur la demande de citoyenneté de M. Alsayegh, et elle a rendu sa décision dans ce délai. Par conséquent, si l’on renvoyait l’affaire à un autre juge de la citoyenneté pour prendre une deuxième décision, sur le fondement des « faits nouveaux » allégués, ce délai ne serait pas un enjeu.

 

[41]           La Cour reconnaît toutefois que même si l’affaire avait été renvoyée à un juge de la citoyenneté, celui-ci aurait peut-être dû rendre une nouvelle décision à l’égard de la demande de citoyenneté de M. Alsayegh, vu qu’il tombe actuellement sous le coup d’une mesure de renvoi. Toutefois, l’agent n’aurait pas outrepassé ses pouvoirs, dans ce cas.

 

[42]           Il était déraisonnable pour l’agent de fermer le dossier de M. Alsayegh, tout spécialement vu les faits en l’espèce. Moins de deux mois plus tôt, une juge de la citoyenneté décidait que M. Alsayegh était admissible à la citoyenneté. Il ne restait plus qu’une formalité à remplir : la prestation du serment. La Cour conclut qu’il n’était pas loisible à l’agent de mettre fin au dossier de M. Alsayegh, et d’annuler ainsi en pratique la décision de la juge de la citoyenneté, puisqu’il est manifeste que la Loi sur la citoyenneté ne lui confère pas le droit de prendre une telle mesure et d’infirmer les décisions prises par des juges de la citoyenneté.

 

2)         L’agent de la citoyenneté était-il tenu d’examiner s’il y avait lieu de faire une recommandation aux termes du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté?

 

[43]           La Cour tient à souligner l’argumentation du défendeur qui veut que l’agent ne soit pas bien placé pour se pencher sur l’opportunité de faire une recommandation aux termes du paragraphe 5(4), mais qu’il puisse néanmoins mettre fin au dossier, et ce, malgré la situation particulière en cause.

 

[44]           La Cour croit que ce dossier se distingue de l’affaire Huy, précitée, parce que cette dernière portait sur la demande de citoyenneté présentée par une personne adoptée par un citoyen canadien, une question régie par l’article 5.1. La Cour a déterminé dans le jugement Huy que, comme il ne s’agissait pas d’une demande devant être examinée par un juge de la citoyenneté, l’obligation prévue au paragraphe 15(1) n’était pas applicable (voir le paragraphe 21).

 

[45]           L’affaire Huy diffère ainsi de la nôtre. Une juge de la citoyenneté a examiné la demande de M. Alsayegh, et elle n’avait pas à tenir compte du paragraphe 5(4) à ce moment-là, puisque le demandeur satisfaisait à toutes les conditions nécessaires à l’obtention de la citoyenneté canadienne. Le paragraphe 5(4) entre en jeu lorsque le juge n’est pas en mesure d’approuver une demande aux termes du paragraphe 14(2) (voir l’article 15 de la Loi sur la citoyenneté et Huy, précité, au paragraphe 20). La juge de la citoyenneté avait approuvé la demande de M. Alsayegh. Par conséquent, la Cour rejette l’argument du défendeur voulant qu’il incombait à M. Alsayegh de soulever, lors de la présentation initiale de sa demande de citoyenneté, tout facteur utile à la mise en application éventuelle du paragraphe 5(4).

 

[46]           Le défendeur affirme que M. Alsayegh avait le fardeau de justifier la recommandation d’une telle mise en application. La Cour conclut que cela était toutefois impossible en l’espèce, vu que l’agent avait mis fin au dossier sans avoir accordé l’occasion à M. Alsayegh de se faire entendre. En outre, le bulletin 031 prévoit que les agents doivent décider si une personne doit être invitée à soumettre une demande aux termes du paragraphe 5(4) en fonction de leur évaluation des circonstances particulières de l’intéressé. La preuve documentaire n’établit pas que l’agent a évalué la situation particulière de l’intéressé, ni qu’il l’a invité à présenter une telle demande. Le passage pertinent du bulletin 031 est le suivant :

Pour déterminer si une personne doit être invitée à soumettre une demande aux termes du paragraphe 5(4), les agents doivent faire preuve de jugement en se fondant sur leur expérience et leurs connaissances et rendre une décision en fonction de leur évaluation des circonstances particulières relatives au cas de la personne (voir la page 3 du bulletin 031 figurant dans le dossier du demandeur, à la page 1396).

 

[47]           Si on se penche sur l’argument du défendeur qui veut que la Loi sur la citoyenneté n’impose pas, au paragraphe 15(1), à un agent de la citoyenneté d’examiner s’il y a lieu de formuler une recommandation. La Cour estime qu’en omettant de renvoyer de nouveau l’affaire à un juge de la citoyenneté et en mettant plutôt fin au dossier, le défendeur a privé M. Alsayegh d’un examen par un juge sur l’opportunité de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi. Il est déraisonnable pour le défendeur, selon la Cour, de justifier son défaut de se conformer à la procédure prévue au bulletin 031 en alléguant l’inexistence d’une obligation analogue.

 

[48]           La Cour convient donc, avec M. Alsayegh, que la décision de l’agent de mettre fin à sa demande, sans examiner s’il y avait lieu de recommander l’attribution discrétionnaire de la citoyenneté aux termes du paragraphe 5(4), est déraisonnable et n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1)         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2)         La décision rendue par l’agent de la citoyenneté est annulée et le dossier est renvoyé pour que soit rendue une décision qui tient compte des présents motifs.

 

« André F.J. Scott »

Juge

 


ANNEXE

 

La Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29

 

 

2.

 

(2) Pour l’application de la présente loi :

 

[…]

 

c) une mesure de renvoi reste en vigueur jusqu’à, selon le cas :

 

(i) son annulation après épuisement des voies de recours devant la section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada,

 

 

 

 

(ii) son exécution.

 

2.

 

(2) For the purposes of this Act,

 

. . .

 

(c) a person against whom a removal order has been made remains under that order

 

(i) unless all rights of review by or appeal to the Immigration Appeal Division of the Immigration and Refugee Board, the Federal Court of Appeal and the Supreme Court of Canada have been exhausted with respect to the order and the final result of those reviews or appeals is that the order has no force or effect, or

 

(ii) until the order has been executed.

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à

toute personne qui, à la fois :

 

[…]

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(i) un demi‑jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

 

 

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

 

 

 

[…]

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

[…]

 

(4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution.

5. (1) The Minister shall grant citizenship to

any person who

 

. . .

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one‑half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence

the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

. . .

 

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

 

. . .

 

(4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.

 

14. (1) Dans les soixante jours de sa saisine, le juge de la citoyenneté statue sur la conformité — avec les dispositions applicables en l’espèce de la présente loi et de ses règlements —des demandes déposées en vue de :

 

a) l’attribution de la citoyenneté, au titre des

paragraphes 5(1) ou (5);

 

b) [Abrogé, 2008, ch. 14, art. 10]

 

c) la répudiation de la citoyenneté, au titre du paragraphe 9(1);

 

d) la réintégration dans la citoyenneté, au titre du paragraphe 11(1)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1.1) Le juge de la citoyenneté ne peut toutefois statuer sur la demande émanant d’un résident permanent qui fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés tant qu’il n’a pas été décidé en dernier ressort si une mesure de renvoi devrait être prise contre lui.

14. (1) An application for

 

 

 

 

 

 

(a) a grant of citizenship under subsection 5(1) or (5),

 

(b) [Repealed, 2008, c. 14, s. 10]

 

(c) a renunciation of citizenship under subsection 9(1), or

 

(d) a resumption of citizenship under subsection 11(1)

 

shall be considered by a citizenship judge who shall, within sixty days of the day the application was referred to the judge, determine whether or not the person who made the application meets the requirements of this Act and the regulations with respect to the application.

 

 

(1.1) Where an applicant is a permanent resident who is the subject of an admissibility hearing under the Immigration and Refugee Protection Act, the citizenship judge may not make a determination under subsection (1) until there has been a final determination whether, for the purposes of that Act, a removal order shall be made against that applicant.

 

15. (1) Avant de rendre une décision de rejet, le juge de la citoyenneté examine s’il y a lieu de recommander l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4) ou 9(2), selon le cas.

15. (1) Where a citizenship judge is unable to approve an application under subsection 14(2), the judge shall, before deciding not to approve it, consider whether or not to recommend an exercise of discretion under subsection 5(3) or (4) or subsection 9(2) as the circumstances may require.

 

 

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

 

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

 

 

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

 

 

 

 

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

 

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well‑founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by

the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

46. (1) Emportent perte du statut de résident

permanent les faits suivants :

 

a) l’obtention de la citoyenneté canadienne;

 

b) la confirmation en dernier ressort du constat, hors du Canada, de manquement à

l’obligation de résidence;

 

 

c) la prise d’effet de la mesure de renvoi;

 

 

(c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

 

d) l’annulation en dernier ressort de la décision ayant accueilli la demande d’asile ou celle d’accorder la demande de protection.

46. (1) A person loses permanent resident

status

 

(a) when they become a Canadian citizen;

 

(b) on a final determination of a decision made outside of Canada that they have failed to comply with the residency obligation under section 28;

 

(c) when a removal order made against them comes into force;

 

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d); or

 

(d) on a final determination under section 109 to vacate a decision to allow their claim for refugee protection or a final determination to vacate a decision to allow their application for protection.

 

49. (1) La mesure de renvoi non susceptible d’appel prend effet immédiatement; celle susceptible d’appel prend effet à l’expiration du délai d’appel, s’il n’est pas formé, ou quand est rendue la décision qui a pour résultat le maintien définitif de la mesure.

49. (1) A removal order comes into force on the latest of the following dates:

 

 

 

 

(a) the day the removal order is made, if there is no right to appeal;

 

(b) the day the appeal period expires, if there is a right to appeal and no appeal is made; and

 

(c) the day of the final determination of the appeal, if an appeal is made.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T‑247‑13

 

INTITULÉ :

WASIM B.H. ALSAYEGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 29 JANVIER 2014

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE SCOTT

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :

                                                            LE 21 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

Geneviève Hénault

Lisa Middlemiss

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Thomas Cormie

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GOMBERG DALFEN

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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