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Date : 20140205


Dossier :

T-317-13

 

Référence : 2014 CF 131

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

BOBBIE GARNET BEES

 

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur, M. Bees, a déposé auprès de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (la CPPM ou la Commission) une plainte dans laquelle il alléguait que l’enquête effectuée par certains membres de la police militaire (PM) du Service national des enquêtes des Forces canadiennes (le SNEFC) au sujet d’agressions sexuelles qu’il prétend avoir subies dans une base militaire des Forces canadiennes était incomplète et/ou « complaisante ». Le demandeur a déposé ensuite une autre plainte auprès de la CPPM concernant l’omission des policiers militaires de renvoyer aux autorités civiles locales d’application de la loi les cas d’agressions sexuelles commises par un civil sur un civil.

 

[2]               Les deux plaintes concernant la PM ont été renvoyées au délégué du prévôt des Forces canadiennes, le commandant adjoint du Groupe de la PM des FC (le commandant adjoint), pour qu’il les traite en première instance. Ce dernier les a donc examinées, tout comme le dossier d’enquête pertinent de la PM, et a rendu sa réponse. Le demandeur a ensuite voulu faire réexaminer sa plainte par la CPPM.

 

[3]               La CPPM a enquêté sur l’affaire tout au long de l’année 2012 : elle a examiné les mesures d’enquête prises par le SNEFC et a interviewé les témoins pertinents, y compris le demandeur. À l’issue de l’enquête, la CPPM a conclu que les deux plaintes n’étaient pas étayées.

 

[4]               Le demandeur a invoqué plusieurs motifs à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire visant ces conclusions. Après avoir attentivement examiné le dossier et les observations des deux parties, j’ai conclu que la présente demande doit être rejetée.

 

Les faits

[5]               Le demandeur était une personne à charge d’un militaire qui a vécu avec sa famille sur la base des Forces canadiennes (BFC) Namao (qui fait aujourd’hui partie de la BFC Edmonton) entre 1978 et 1980. Le 5 mars 2011, le demandeur a signalé aux Services de police d’Edmonton qu’une autre personne à charge d’un militaire (M. S), qui a résidé comme lui sur la BFC Namao, l’avait agressé sexuellement à plusieurs reprises dans les logements familiaux de Namao. Le demandeur, qui était alors âgé d’environ huit ans, décrit un épisode notable au cours duquel la sœur de M. S a surpris ce dernier en train de tenter de l’agresser : elle s’est précipitée dehors et a alerté d’autres enfants, qui se sont moqués de lui.

 

[6]               Les Services de police d’Edmonton ont contacté le SNEFC, organisme d’enquête indépendant des Forces armées canadiennes chargé d’examiner les infractions criminelles ou militaires graves ou délicates. Il a été établi que le SNEFC avait la compétence requise pour mener l’enquête, puisque l’infraction aurait été commise sur une propriété militaire. La Région de l’Ouest du SNEFC s’est occupée d’enquêter sur les allégations selon lesquelles le demandeur avait été agressé sexuellement par une personne à charge d’un militaire. Les policiers militaires qui ont mené l’enquête à ces étapes cruciales étaient le caporal‑chef (Cplc) Robert Hancock, le sergent (Sgt) Christian Cyr et le maître de 1re classe (M 1) Steven Morris (les enquêteurs).

 

[7]               L’enquête s’est déroulée de mars à octobre 2011. Le demandeur a été interviewé le 31 mars 2011. Les enquêteurs se sont également entretenus avec son père et son frère (qui aurait, selon le demandeur, aussi été agressé par M. S) et la sœur de M. S. Ils ont en outre retrouvé et contacté M. S et le père de celui‑ci, mais ces derniers ont refusé d’être interviewés.

 

[8]               Le demandeur allègue que le 3 mai 2011, le sergent Cyr l’a questionné au sujet d’un prêtre accusé d’avoir agressé des enfants sur la base. Après cette conversation, le demandeur prétend avoir trouvé des renseignements concernant le père capitaine Angus McRae, qui aurait été accusé d’agressions sexuelles sur des garçons alors qu’il travaillait sur la base militaire de Namao. L’une des victimes, désignée par les initiales « P.S. », serait M. S d’après le demandeur. Il affirme qu’il se souvient d’avoir été amené par M. S dans les quartiers du père capitaine McRae, mais il ne se rappelle pas ce qui s’y est passé (il prétend qu’on lui a faire boire du vin). Le demandeur allègue en outre que les enquêteurs ont été informés de ces contacts entre M. S, le père capitaine McRae et lui.

 

[9]               Le 18 octobre 2011, le M 1 Morris a transmis une copie du Résumé des poursuites militaires régionales du détachement de la Région de l’Ouest du SNEFC à l’avocat régional de la Couronne de Morinville, en Alberta. Le mémoire incluait un résumé du cas et de l’enquête ainsi qu’une recommandation concernant une éventuelle accusation fondée sur l’article 156 du Code criminel, LRC 1985, c C‑46.

 

[10]           Par un courriel daté du 1er novembre 2011 provenant du bureau de l’avocat général de la Couronne, le Cplc Hancock a été informé que le procureur avait conclu, après avoir examiné les documents transmis à son bureau, que la preuve était insuffisante pour étayer une déclaration de culpabilité dans cette affaire.

 

[11]           Par une lettre datée du 7 novembre 2011, le major J.D. Gilchrist, commandant du SNEFC, a informé le demandeur que son service avait fini d’enquêter sur ses allégations d’agressions sexuelles, mais que la preuve était insuffisante pour poursuivre l’accusé au criminel; l’enquête a donc pris fin.

 

[12]           Le 9 novembre 2011, le demandeur a rempli un Formulaire de plainte concernant la police militaire dans lequel il a déclaré que ses allégations concernant les agressions sexuelles qu’il avait subies quand il était enfant et qui avaient été commises par une personne anciennement à charge d’un militaire n’avaient donné lieu qu’à une enquête « complaisante » plutôt qu’exhaustive, et ce, afin que le ministre de la Défense nationale ne soit pas poursuivi (la première plainte). Cette première plainte visait les enquêteurs.

 

[13]           Le 15 décembre 2011, le demandeur a rempli un deuxième Formulaire de plainte concernant la police militaire dans lequel il a allégué que [traduction] « la police militaire a négligé de faire intervenir ou d’informer les services de police civils externes au sujet “d’agressions sexuelles” commises par un civil sur un civil, comme l’y oblige la loi sur la défense » (la seconde plainte). La seconde plainte visait la conduite des policiers militaires à l’époque de ces infractions. Le demandeur a été avisé qu’elle serait jointe à la première plainte.

 

[14]           Le 18 janvier 2012, le demandeur a été informé que ses plaintes avaient été examinées par le prévôt des Forces canadiennes, qui est responsable du traitement des plaintes pour inconduite en première instance en vertu du paragraphe 250.26(1) de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 (la Loi). En réponse à la première plainte, le prévôt a conclu que toutes les personnes connues avaient été interviewées par les enquêteurs du SNEFC, mais que la preuve était insuffisante pour porter une accusation dans cette affaire. Il a été également conclu que le SNEFC et les enquêteurs avaient agi dans le cadre de leurs fonctions de nature policière, conformément aux Consignes et procédures techniques de la Police militaire (les CPTPM), et qu’il n’y avait eu aucun manquement au Code de déontologie de la police militaire (CDPM).

 

[15]           Dans une lettre du 5 mars 2012, le demandeur s’est également plaint auprès de la CPPM de la légalité de l’enquête menée par le SNEFC. Il remettait en cause la compétence de ce service à l’égard de sa plainte concernant la série d’agressions sexuelles dont il a été victime, puisque ce service n’avait été constitué qu’après les prétendues infractions. Comme cette allégation concernait la même enquête du SNEFC et le même objet que la première plainte, la CPPM l’a traitée comme une troisième allégation liée à la première plainte.

 

[16]           En réponse à la seconde plainte, le demandeur a été informé que la CPPM a été constituée en 1999, et que, dans les années 1980, les policiers militaires n’étaient pas soumis aux procédures d’examen de cette commission puisqu’elle n’existait pas encore. Par ailleurs, rien n’indique que les policiers militaires ont eu connaissance durant cette période d’incidents concernant le demandeur. Ce dernier a d’ailleurs été avisé qu’il pouvait demander au président de la CPPM de revoir les résultats de l’examen des normes professionnelles se rapportant à l’enquête menée par le SNEFC en 2011. La CPPM précisait cependant qu’elle n’avait pas le mandat d’examiner les incidents antérieurs à sa constitution en réponse à la première plainte, en 1999.

 

[17]           Le 27 janvier 2012, le demandeur a demandé à la CPPM d’examiner ses plaintes. Il a écrit à Glen Stannard, président de cette commission, pour l’informer de ses préoccupations concernant l’enquête et la conduite des policiers militaires au moment où l’infraction initiale aurait été commise. Mme Dunbar, l’avocate, a pris acte au nom de la CPPM de cette demande d’examen dans une lettre datée du 9 février 2012. Elle a rappelé que la CPPM n’avait pas pour mandat d’examiner les incidents survenus avant sa constitution en 1999, et qu’à ce titre, elle ne pouvait étudier que la première plainte. Conformément aux exigences de l’alinéa 250.31(2)b) de la Loi, la CPPM a demandé au prévôt qu’il divulgue tous les renseignements et documents pertinents détenus par les policiers militaires.

 

[18]           Le 30 mars 2012, le président de la CPPM a confié l’examen de la plainte à un membre de la Commission, M. Hugh Muir. Celui‑ci a désigné un avocat et un enquêteur‑chef pour passer en revue les documents du Bureau du prévôt et du demandeur. S’appuyant sur ces documents, l’enquêteur‑chef a préparé un plan d’enquête, lequel a été revu par l’avocat et M. Muir. Le 7 juin 2012, le plan a été approuvé par la CPPM. Un deuxième enquêteur a ensuite été nommé et les enquêteurs de la CPPM ont pris leurs dispositions pour interroger les témoins. Ils ont interviewé le demandeur, le M 1 Morris, le Sgt Cyr et le Cplc Hancock entre le 19 et le 31 juillet 2012.

 

[19]           Un rapport d’enquête a été soumis pour examen par l’avocat de la CPPM et M. Muir le 17 octobre 2012, le lendemain même de la réception du dernier document divulgué par le prévôt. Le rapport d’enquête a été approuvé par M. Muir le 23 octobre suivant.

 

[20]           Dans une lettre datée du 21 janvier 2013, le prévôt a informé la CPPM que le rapport provisoire avait été examiné conformément aux articles 250.49 et 250.51 de la Loi, et qu’aucun avis d’action ne serait présenté, puisqu’il souscrivait aux conclusions du commissaire. Conformément au paragraphe 250.53(1) de la Loi, la CPPM a préparé un rapport final après avoir tenu compte de la lettre de réponse du prévôt.

 

La décision contestée

[21]           La CPPM a publié son rapport final le 24 janvier 2013. S’agissant de la première plainte, la CPPM a commencé par résumer les mesures d’enquête prises par le SNEFC et les enquêteurs au regard des agressions sexuelles alléguées par le demandeur. Elle a noté que les dépositions des témoins soulevaient les problèmes suivants :

•     le frère du demandeur se souvenait d’un seul incident de nature sexuelle concernant M. S et lui‑même, mais il ne se rappelait pas que son frère était présent, et il a nié en avoir jamais discuté avec lui. Le père du demandeur a quant à lui nié avoir eu connaissance de tels incidents concernant son fils;

•     la sœur de M. S, dont le demandeur affirme qu’elle a été témoin du dernier incident d’agression sexuelle de la part de M. S, n’en avait pas le moindre souvenir et était certaine qu’elle se serait rappelée d’un tel évènement;

•     le demandeur estime qu’il aurait fallu faire plus d’efforts pour retrouver et contacter les enfants qui s’étaient groupés à l’extérieur de la résidence de M. S pour se moquer de lui alors qu’il était à l’intérieur avec celui‑ci. Cependant, la Commission a fait remarquer que le demandeur n’a été en mesure d’identifier aucun de ces enfants.

 

[22]           La CPPM a conclu, compte tenu des mesures d’enquête qui ont été prises et de l’ensemble de la preuve pertinente, que les policiers militaires concernés ont pris toutes les mesures raisonnables qui s’imposaient à l’égard des allégations criminelles du demandeur. Par conséquent, elle a estimé que l’allégation selon laquelle les enquêteurs n’ont pas bien accompli leur tâche était infondée.

 

[23]           La CPPM s’est ensuite penchée sur l’allégation que l’enquête a été effectuée de manière à exonérer le ministère de la Défense nationale (MDN) de toute responsabilité. Elle a conclu que de nombreux facteurs militaient contre cette prétention :

• comme M. S était un civil à toutes les dates pertinentes, les moyens d’établir la responsabilité ne sont pas clairs et nets (paragraphe 41);

• à la connaissance de la CPPM, aucune poursuite n’avait été intentée à l’encontre du MDN relativement aux allégations (paragraphe 42);

• les enquêteurs nient cette prétention et le dossier ne fait état d’aucun raisonnement ni d’aucune communication à cet effet (paragraphe 43);

• l’étendue des efforts déployés dans le cadre de l’enquête relativement à la présente affaire (paragraphe 43);

• les enquêteurs ont recommandé au procureur de la Couronne de porter une accusation criminelle contre M. S (paragraphe 43).

 

 

[24]           La CPPM a aussi examiné la troisième allégation concernant l’absence de compétence du SNEFC et le fait que l’affaire n’a pas été renvoyée à la police civile, et a conclu qu’elle était infondée pour les motifs suivants :

• les crimes dont le demandeur accuse M. S sont survenus sur une propriété du MDN, et la police militaire des FC était et demeure l’organisme d’application de la loi compétent (paragraphe 46);

• le SNEFC n’existait pas en 1978‑1980 et les FC n’avaient pas alors compétence pour poursuivre l’auteur de l’infraction d’agression sexuelle, mais ces faits ne sont pas pertinents quant à la compétence du SNEFC à l’égard de la présente affaire (paragraphe 45);

• comme ils sont aussi parfois des « agents de la paix » au sens du Code criminel, il arrive régulièrement aux policiers militaires d’effectuer des enquêtes et de porter des accusations dans des affaires traitées par les autorités locales de poursuite et tribunaux de la province visée (paragraphe 48);

• la question de la compétence a été abordée dès le départ avec la police civile locale, et il a été convenu que le SNEFC assumerait la responsabilité de l’enquête (paragraphe 49).

 

 

[25]           Enfin, la CPPM a brièvement évoqué la seconde plainte du demandeur concernant la conduite de la PM sur la base de Namao en 1980 : elle a confirmé qu’elle ne pouvait pas s’en saisir car elle n’avait pas compétence à l’égard des actes posés par la police avant décembre 1999, en application de l’article 104 du projet de loi C‑25, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, 1re session, 36e législature, 1998, (sanctionnée le 10 décembre 1998) (la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois).

 

Questions en litige

[26]           Dans son avis de demande, le demandeur invoque trois motifs à l’appui de sa demande :

[traduction]

1.         la Commission a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle‑ci soit manifeste ou non au vu du dossier;

 

2.         la Commission a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclusion de fait erronée, tirée de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait;

 

3.         la Commission a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages.

 

[27]           Cependant, le premier point que soulève son mémoire des faits et du droit est que la CPPM [traduction] « n’a pas respecté les principes de justice naturelle, d’équité procédurale ou une autre procédure, en ne se conformant pas au cadre procédural que la loi lui imposait » (mémoire du demandeur, à la page 2).

 

[28]           Comme le défendeur, j’estime que le demandeur ne devrait pas être autorisé à invoquer l’argument relatif à l’équité procédurale. L’alinéa 301e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 prévoit que l’avis de demande doit contenir un « énoncé complet et concis des motifs invoqués ». Cette règle vise à faire en sorte que les défendeurs puissent répondre aux motifs de contrôle dans leurs affidavits et qu’aucune partie ne soit prise au dépourvu. Lorsqu’un demandeur contrevient à l’alinéa 301e) des Règles, la Cour peut refuser que l’argument non mentionné dans l’avis de demande soit présenté : voir Arora c Canada (MCI), [2001] ACF no 24, aux paragraphes 8 et 9; AstraZeneca AB c Apotex Inc, 2006 CF 7, aux paragraphes 17 et 18, conf. pour d’autres motifs, 2007 CAF 327; Williamson c Canada (Procureur général), 2005 CF 945, aux paragraphes 6, 7 et 9.

 

[29]           C’est exactement ce qu’il convient de faire en l’espèce. Autoriser le demandeur à faire valoir un manquement à l’équité procédurale à ce stade tardif porterait préjudice au défendeur. Non seulement ce dernier n’a pas été avisé de cet argument, mais encore il n’est même pas étayé dans le mémoire. De plus, le demandeur, qui agit pour son propre compte, n’a présenté aucune observation à ce sujet lors de l’audition de sa demande. Dans ces circonstances, il convient tout simplement d’écarter cet argument.

 

[30]           Il ressort donc des observations écrites et orales du demandeur que sa principale préoccupation concerne la manière dont la CPPM a soupesé la preuve lorsqu’elle a établi que le SNEFC avait traité sa plainte correctement. Le demandeur s’interroge également sur la compétence de la CPPM pour trancher sa seconde plainte. Les questions en litige dans le cadre de la présente demande peuvent donc être formulées ainsi :

a)   Les conclusions factuelles de la CPPM touchant la question de savoir si l’enquête avait été incomplète ou « complaisante » étaient‑elles raisonnables?

b)   La conclusion de la CPPM selon laquelle le SNEFC avait compétence pour mener l’enquête sur les agressions sexuelles subies par le demandeur était‑elle raisonnable?

c)   La conclusion de la CPPM selon laquelle elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la conduite de policiers militaires en 1980 était‑elle raisonnable?

 

Analyse

[31]           Avant d’examiner les questions soulevées par la présente demande, j’exposerai le cadre législatif régissant la Commission. Je traiterai ensuite d’une question de preuve préliminaire. Enfin, je définirai la norme de contrôle appropriée.

 

            Le cadre législatif

[32]           La partie IV de la Loi crée un mécanisme d’examen de la conduite des policiers militaires dans l’exercice des fonctions de nature policière qui sont déterminées par règlement du gouverneur en conseil pour l’application du présent article (paragraphe 250.18(1) de la Loi). Le Règlement sur les plaintes portant sur la conduite des policiers militaires, adopté par le gouverneur en conseil (Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [ORFC], vol. IV, appendice 7.2) précise que, pour l’application du paragraphe 250.18(1), « fonctions de nature policière » s’entend entre autres des fonctions suivantes, lorsqu’elles sont accomplies par un policier militaire : enquêter; gérer les éléments de preuve; porter des accusations; faire respecter la loi; donner suite aux plaintes.

 

[33]           La partie IV est divisée en quatre sections. La première constitue la CPPM, la deuxième concerne les plaintes, la troisième, les enquêtes et les audiences de la Commission, et la quatrième traite des conclusions, des rapports et du processus de recommandation.

 

[34]           Pour s’acquitter de son mandat, le président de la Commission a le pouvoir d’enquêter sur les plaintes, de convoquer des audiences publiques, de tirer des conclusions et de formuler des recommandations sur le fondement de ces conclusions. La CPPM rend compte au Parlement par l’entremise du ministre de la Défense nationale, mais elle s’acquitte de ses fonctions indépendamment du MDN et des Forces canadiennes.

 

[35]           Il est possible de déposer une plainte pour inconduite à l’encontre d’un policier militaire exerçant des fonctions de nature policière. Normalement, les plaintes pour inconduite sont confiées au prévôt (paragraphe 250.26(1) de la Loi). Le plaignant insatisfait peut ensuite renvoyer l’affaire devant la CPPM pour examen (paragraphe 250.31(1) de la Loi). Cependant, le président peut à tout moment faire tenir une enquête et convoquer une audience (paragraphe 250.38(1) de la Loi).

 

[36]           Sur réception de la plainte, avis en est donné dans les meilleurs délais au président et au prévôt (sous‑alinéa 250.21(2)c)(i) de la Loi). Ce dernier est responsable du traitement des plaintes pour inconduite (paragraphe 250.26(1) de la Loi) et doit enquêter à leur sujet dans les meilleurs délais, sauf tentative de règlement amiable (paragraphe 250.28(1) de la Loi).

 

[37]           Au terme de l’enquête liée à la plainte pour inconduite, le prévôt transmet une copie du rapport comportant les conclusions de l’enquête au plaignant et la mention du droit de ce dernier de renvoyer sa plainte devant la Commission pour examen, en cas de désaccord (article 250.29 de la Loi).

 

[38]           Le plaignant insatisfait des conclusions du rapport peut, par écrit, renvoyer la plainte devant la CPPM pour examen (article 250.31 de la Loi).

 

[39]           La CPPM peut, en cours d’examen, enquêter sur toute question concernant la plainte et, au terme de son examen, il transmettra au ministre, au chef d’état‑major de la défense et au prévôt un rapport écrit énonçant ses conclusions et recommandations à l’égard de la plainte (paragraphes 250.32(2) et (3) de la Loi).

 

            Éléments de preuve n’ayant pas été dûment présentés à la Cour

[40]           Le demandeur a fourni une quantité considérable de renseignements additionnels dans son affidavit, qui ne font pas partie du dossier certifié du tribunal. Plus précisément, il a posé des questions écrites à son père et à son frère, a indûment fait figurer leurs réponses dans des affidavits, et il s’est appuyé sur ces éléments de preuve dans ses observations.

 

[41]           Je conviens avec le défendeur que ces éléments doivent être radiés et qu’ils ne sauraient être pris en compte par la Cour. Au moment de se prononcer sur une demande de contrôle judiciaire, les seuls documents qui peuvent être examinés par la Cour sont ceux dont disposait le décideur dont la décision est contestée. La seule exception généralement reconnue à cette règle concerne les cas qui soulèvent des questions d’équité procédurale ou de compétence : McConnell c Commission canadienne des droits de la personne, 2004 CF 817, au paragraphe 68, conf. pour d’autres motifs : 2005 CAF 389; Société Radio‑Canada c Paul, 2001 CAF 93, au paragraphe 77. La question de l’équité procédurale n’ayant pas été dûment soumise à la Cour, comme nous le notions plus haut, les renseignements additionnels fournis par le demandeur n’intéressent en rien les questions dont elle est saisie.

 

[42]           Par conséquent, les pièces « A » à « C », « F », « O », « P », « T » et « U » de l’affidavit du demandeur sont radiées de son dossier, de même les onglets 8 à 18 de son dossier complémentaire.

 

            Norme de contrôle

[43]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a clairement indiqué qu’il convient habituellement de faire preuve de retenue en présence d’une question touchant à des faits, ou lorsque les questions de fait et de droit s’entrelacent et ne peuvent être aisément dissociées. Elle a également précisé qu’il n’était pas nécessaire d’entreprendre à chaque fois une analyse exhaustive au sujet de la norme applicable, et qu’on pouvait s’en remettre à la jurisprudence.

 

[44]           La Cour et la Cour d’appel fédérale ont confirmé que la décision rendue par une commission de police quant à la conduite d’une enquête par des policiers appelle la norme de la décision raisonnable. Dans la décision L’Écuyer c Canada, 2009 CF 541, la Cour s’est demandé si la Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada (la CPPGRC) avait commis une erreur en concluant que la plainte d’un demandeur selon laquelle l’enquête effectuée était inadéquate était non fondée. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge de première instance qui avait examiné la décision au regard de la norme de la raisonnabilité (2010 CAF 117). Comme la CPPGRC fonctionne de la même manière que la CPPM et que leurs objectifs sont similaires, il s’agit d’un précédent contraignant qui exige l’application de la norme de la raisonnabilité à l’examen des conclusions de fait ou mixtes de fait et de droit dans la présente affaire. Cette conclusion est d’ailleurs conforme à de nombreuses décisions dans lesquelles la cour a réitéré que l’évaluation de la preuve effectuée par les commissions provinciales de plaintes contre la police appelle une certaine retenue : voir, notamment, Andrews c Alberta (Law Enforcement Review Board), 2010 ABCA 361, au paragraphe 26; Canadian Civil Liberties Assn c Ontario (Civilian Commission on Police Services) (2002), 61 OR (3d) 649, aux paragraphes 25 à 29 (CA Ont); MacNeil c Edmonton (City), 2009 ABQB 628, aux paragraphes 29 à 32.

 

[45]           Dans la mesure où le demandeur attend de la Cour qu’elle examine les conclusions et les inférences factuelles tirées par la Commission pour y substituer sa propre évaluation des faits, c’est la norme de la décision raisonnable qui doit s’appliquer. Dans ce cas, le rôle de la Cour n’est pas de parvenir à sa propre conclusion, mais de déterminer si le processus décisionnel est légitime, transparent et intelligible, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47.

 

[46]           Pour ce qui est des questions de compétence soulevées par le demandeur (la conclusion de la CPPM selon laquelle le SNEFC était en droit d’enquêter sur sa plainte et n’avait pas compétence à l’égard de la seconde plainte), je conviens avec le défendeur que la CPPM interprète sa loi habilitante et des textes connexes faisant autorité. Les conclusions de la CPPM dans la présente affaire concernaient respectivement l’étendue des pouvoirs d’enquête du SNEFC et de ses propres pouvoirs. Il ne s’agit pas de questions constitutionnelles ou de questions de droit dont l’importance intéresse l’ensemble du système juridique. À ce titre, la norme de la décision raisonnable s’applique également à ces questions.

 

a) Les conclusions factuelles de la CPPM touchant la question de savoir si l’enquête avait été incomplète ou « complaisante » étaient‑elles raisonnables?

[47]           Le demandeur prétend que la CPPM a omis divers renseignements factuels. Premièrement, il affirme qu’il n’est fait aucune mention des documents des services sociaux de l’Alberta ou du dossier d’intervention pour l’enfant (les rapports sur la famille et l’enfant), ni des questions qu’il a adressées à son père et à son frère, qui permettaient de mettre en contexte sa situation familiale à l’époque des événements allégués.

 

[48]           Deuxièmement, il soutient qu’il n’est pas fait mention du père capitaine McRae. Même s’il affirme qu’il a avisé le Sgt Cyr que M. S l’avait emmené à quelques reprises chez le père capitaine McRae, ce fait n’apparaît nulle part dans le rapport de la Commission, et sa plainte n’a pas été modifiée de manière à l’y inclure. Le demandeur fait valoir que la CPPM aurait dû interroger davantage le Sgt Cyr au sujet de ces révélations, et chercher à en savoir plus sur les contacts entre le père capitaine McRae, M. S et lui‑même.

 

[49]           Troisièmement, il soutient qu’il n’est fait aucune mention des communications avec M. S et son père. D’après les notes d’enquête du Cplc Hancock, M. S aurait déclaré que [traduction] « “l’armée s’est déjà occupée” de tous les événements auxquels il a été mêlé avec le père McRae dans sa jeunesse » (mémoire des faits et du droit du demandeur, au paragraphe 65), ce qui, d’après le demandeur, faisait référence à la poursuite dont il a entendu parler dans les journaux.

 

[50]           Enfin, le demandeur estime qu’une trop grande importance a été accordée au fait que la sœur de M. S ne se rappelait pas l’incident concernant son frère et le demandeur. Ce dernier met en doute sa crédibilité, dans la mesure où elle ne se souvenait pas du grave incendie qui avait frappé sa résidence sur la base de Namao en 1980, alors qu’elle vivait là‑bas. Le demandeur prétend avoir présenté des éléments de preuve concernant cet incendie, mais le rapport ne le mentionne pas.

 

[51]           Après avoir attentivement examiné le dossier et les observations écrites et orales des parties, j’estime que les conclusions factuelles de la CPPM contenues dans le rapport final font partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je conviens avec le défendeur que les enquêteurs ont agi dans le cadre de leurs fonctions et ont mené l’enquête la plus minutieuse possible dans les circonstances, compte tenu du fait que les événements faisant l’objet des plaintes se sont produits il y a déjà fort longtemps. Les enquêteurs se sont donné beaucoup de mal pour donner suite aux allégations criminelles, car l’affaire dont ils s’occupaient avait trait à des faits qui s’étaient produits trente ans plus tôt.

 

[52]           Malgré les difficultés que soulevait l’enquête, les enquêteurs ont produit un dossier de la Couronne, qu’ils ont transmis au bureau du procureur local pour examen, dans lequel ils exprimaient l’opinion que la preuve pouvait étayer des accusations. Le procureur n’était pas du même avis.

 

[53]           Le demandeur estime que les enquêteurs auraient surtout pu faire plus d’efforts pour parvenir à identifier et à faire déposer les personnes qui se trouvaient à l’extérieur de la résidence de M. S et se seraient moquées bruyamment de lui alors qu’il se trouvait dans sa chambre à coucher. Pour les enquêteurs, la difficulté tenait à ce que le demandeur n’avait pas été en mesure de fournir des noms aux policiers militaires, mis à part la sœur de M. S. Or, cette dernière a été interviewée, mais a déclaré qu’elle ne se souvenait pas des événements.

 

[54]           Pour ce qui est de M. S et de son père, le rapport final précise clairement qu’ils ont été retrouvés et contactés, mais qu’ils ont refusé d’être interviewés. C’est malheureux, évidemment, mais je ne vois pas comment les enquêteurs auraient pu les forcer à témoigner. Le SNEFC ne détient aucun pouvoir légal pour contraindre quiconque à témoigner ou à se soumettre à une entrevue dans le cadre d’une enquête. La Cour suprême a clairement indiqué que les agents de la paix ne pouvaient forcer qui que ce soit à répondre à des questions à moins de procéder à une arrestation : voir R c Grant, 2009 CSC 32, au paragraphe 21; Dedman c La Reine, [1985] 2 RCS 2, à la page 11.

 

[55]           À mon avis, il ne prête pas non plus à conséquence que la CPPM n’ait pas mentionné dans son rapport final les rapports sur la famille et l’enfant et les documents connexes touchant le comportement du demandeur durant son enfance. Il est clair que la Commission en a tenu compte puisqu’elle y a fait référence dans le rapport d’enquête du 17 octobre 2012. Il n’était pas nécessaire que le décideur renvoie à chaque élément de preuve dans le rapport final, étant donné que les rapports sur la famille et l’enfant ne sont pas déterminants pour corroborer la prétendue agression du demandeur par M. S.

 

[56]           Enfin, je ne vois pas en quoi les renseignements supposément manquants sur le père capitaine McRae pouvaient avoir une incidence sur le demandeur. Le père capitaine McRae a été déclaré coupable par des tribunaux militaires d’avoir agressé des garçons alors qu’il travaillait sur la base Namao, et M. S était une de ses victimes. Quand bien même le demandeur aurait été amené par M. S dans les quartiers du père capitaine McRae, cela confirmerait uniquement qu’il en a été aussi la victime, et non pas qu’il a été maltraité par M. S.

 

[57]           Quant à la plainte du demandeur concernant l’enquête « complaisante », rien ne permet d’affirmer que le SNEFC ait reçu des instructions à cet effet ni à l’égard de l’affaire du demandeur ni, de façon générale, à l’égard des cas soulevant un risque de responsabilité, ainsi que le demandeur le prétend. Pour répondre à cette allégation du demandeur, le rapport final souligne qu’il y aurait pu avoir conflit d’intérêts si M. S n’avait pas été un civil, si une poursuite avait été intentée contre le MDN concernant les sévices dont le demandeur a été victime, ou si la preuve autorisait à conclure qu’on avait demandé aux enquêteurs de 2011 d’effectuer une « enquête complaisante ».

 

[58]           Le demandeur réplique que même si M. S était un civil, le père capitaine McRae ne l’était pas, et que M. S avait intenté une poursuite contre le MDN pour les sévices infligés par le père capitaine McRae. Ces allégations me posent deux difficultés. Premièrement, la plainte du demandeur ne concerne pas le père capitaine McRae mais M. S; par conséquent, le fait que le premier n’était pas un civil me semble dépourvu de pertinence. Deuxièmement, je ne vois pas comment le MDN pourrait être responsable des agressions de M. S sur les enfants qu’il gardait, puisqu’il a lui‑même souffert pendant l’enfance des violences sexuelles du père capitaine McRae, comme le mentionne le demandeur dans sa lettre du 27 janvier 2011 adressée au président Stannard. Qui plus est, la seule preuve que le demandeur ait présentée relativement à cette poursuite est un article de presse du début des années 2000 d’après lequel un individu désigné par les initiales « P.S. » avait déposé une demande auprès de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta contre le père capitaine McRae et le MDN. Rien ne nous prouve que le dénommé « P.S. » qui poursuivait le père capitaine McRae et le MDN était effectivement M. S, et nous ne savons d’ailleurs pas comment s’est soldée cette poursuite.

 

[59]           Compte tenu de ce qui précède, je ne vois pas en quoi les renseignements concernant le père capitaine McRae étayent l’allégation du demandeur selon laquelle les sévices prétendument infligés par M. S ont donné lieu à une enquête « complaisante ». Après avoir examiné les arguments du demandeur sur la question, la CPPM a raisonnablement conclu à mon avis, sur le fondement de ses conclusions de fait, qu’il n’y avait rien d’inapproprié dans la manière dont le SNEFC a mené son enquête.

 

b)         La conclusion de la CPPM portant que le SNEFC avait compétence pour mener l’enquête sur les agressions sexuelles passées subies par le demandeur était‑elle raisonnable?

[60]           Le demandeur met en doute la légalité de la compétence assumée par la Région de l’Ouest du SNEFC pour enquêter sur sa plainte criminelle contre M. S et ses allégations concernant les violences sexuelles qu’il a subies. Il note que ce service n’a été constitué qu’en 1996, et qu’aucun règlement précis, au moment du crime allégué, ne conférait à la PM compétence sur les affaires d’agressions sexuelles commises par des personnes à charge d’un militaire sur d’autres personnes à charge d’un militaire. Par conséquent, le SNEFC n’avait pas compétence à l’égard de l’affaire, qu’il aurait dû renvoyer à un service de police civile, comme la police d’Edmonton ou la GRC.

 

[61]           Je ne puis souscrire à cet argument. Les pouvoirs des policiers militaires comme agents de la paix sont prévus et définis dans un certain nombre de lois et de règlements. Il me semble que le point de départ est la définition d’« agent de la paix » figurant à l’alinéa 2g) du Code criminel, qu’il faut lire conjointement avec l’article 156 de la Loi et les articles 22.01 et 22.02 des ORFC. L’alinéa 2g) du Code criminel est libellé comme suit :

g) les officiers et militaires du rang des Forces canadiennes qui sont :

 

(i) soit nommés pour l’application de l’article 156 de la Loi sur la défense nationale,

 

(ii) soit employés à des fonctions que le gouverneur en conseil, dans des règlements pris en vertu de la Loi sur la défense nationale pour l’application du présent alinéa, a prescrites comme étant d’une telle sorte que les officiers et les militaires du rang qui les exercent doivent nécessairement avoir les pouvoirs des agents de la paix.

(g) officers and non-commissioned members of the Canadian Forces who are

 

(i) appointed for the purposes of section 156 of the National Defence Act, or

 

(ii) employed on duties that the Governor in Council, in regulations made under the National Defence Act for the purposes of this paragraph, has prescribed to be of such a kind as to necessitate that the officers and non-commissioned members performing them have the powers of peace officers;

 

[62]           Aux termes de l’article 156 de la Loi, les officiers et militaires du rang nommés policiers militaires ne peuvent exercer leurs pouvoirs qu’à l’égard des personnes assujetties au code de discipline militaire. Ce code, qui compose la partie III de la Loi, vise principalement à réglementer la conduite des membres des Forces armées canadiennes. Les personnes qui y sont assujetties sont énumérées à l’article 60 de la Loi. Par conséquent, les policiers militaires ne sont pas des « agents de la paix » à l’égard de M. S, un civil, au titre du sous‑alinéa 2g)(i) du Code criminel.

 

[63]           Le paragraphe 22.01(2) des ORFC est encore plus pertinent pour l’affaire qui nous occupe :

(2) Aux fins du sous‑alinéa g)(ii) de la définition d’« agent de la paix » à l’article 2 du Code criminel, il est établi par les présentes que toutes les tâches légitimes accomplies en vertu d’un ordre précis ou d’une coutume ou pratique militaire établie qui sont reliées à l’un ou l’autre des domaines énumérés ci‑après sont d’une nature telle qu’il est nécessaire que les militaires qui en sont chargés soient investis des pouvoirs d’un agent de la paix :

 

a. le maintien et le rétablissement de l’ordre public;

 

b. la protection des biens;

 

c. la protection des personnes;

 

d. l’arrestation ou la détention des personnes;

 

e. l’arrestation de personnes qui se sont évadées de la garde ou de l’incarcération légitime.

(2) For the purposes of subparagraph (g)(ii) of the definition of "peace officer" in section 2 of the Criminal Code, it is hereby prescribed that any lawful duties performed as a result of a specific order or established military custom or practice, that are related to any of the following matters are of such a kind as to necessitate that the officers and non-commissioned members performing them have the powers of peace officers:

 

 

a. the maintenance or restoration of law and order;

 

 

b. the protection of property;

 

c. the protection of persons;

 

d. the arrest or custody of persons; or

 

e. the apprehension of persons who have escaped from lawful custody or confinement.

 

[64]           Il ne fait aucun doute qu’une enquête relative à une agression sexuelle relève des « domaines » énoncés au paragraphe 22.01(2) des ORFC. On peut affirmer qu’une telle enquête se rapporte au « maintien et [au] rétablissement de l’ordre public » ou à « la protection des personnes ». Cela ne permet toutefois pas de conclure que les policiers militaires agissent en tant qu’agents de la paix. Ce n’est que lorsque les tâches légitimes énumérées au paragraphe 22.01(2) sont accomplies « en vertu d’un ordre précis ou d’une coutume ou pratique militaire établie » que les policiers militaires sont des « agents de la paix » au sens du Code criminel.

 

[65]           L’arrêt de la Cour suprême du Canada R c Nolan, [1987] 1 RCS 1212 [R c Nolan], concerne précisément cette question. Dans cette affaire, l’accusé avait été aperçu en train de conduire un véhicule à moteur sur une base des Forces canadiennes. Le policier militaire qui était en patrouille dans la base avait vu le véhicule rouler à une vitesse bien supérieure à la limite autorisée. Il a poursuivi la camionnette, a franchi les portes principales de la base et l’a arrêtée sur la voie publique. En raison de son allure, l’accusé a été ramené à la base des Forces canadiennes où le policier militaire a demandé qu’il se soumette à un alcootest. Puis il a été emmené à un poste de police civile où un technicien était disponible pour lui faire subir le test, mais l’accusé a refusé de se conformer à la demande. Comme M. Nolan était un civil et qu’il n’était pas assujetti au code de discipline militaire, l’accusation de refus illégal de se soumettre à un alcootest ne pouvait tenir que si la Couronne réussissait à montrer que le policier militaire était un « agent de la paix » lorsqu’il a fait cette demande. Après avoir conclu que le policier militaire qui avait procédé à l’arrestation ne pouvait tirer en l’occurrence son autorité du sous‑alinéa 2f)(i) du Code criminel, la Cour a analysé le sous‑alinéa suivant et clarifié les exigences procédant de cette disposition.

Il ne fait pas de doute que le dépistage et l’arrestation des conducteurs qui sont en état d’ébriété relèvent des « domaines » énumérés au par. 22.01(2). On pourrait dire que cela est relié au maintien ou au rétablissement de l’ordre public, à la protection de biens ou à la protection de personnes. Cela est certainement relié à l’arrestation ou à la détention de personnes. Ce n’est toutefois pas là le dernier obstacle à franchir, car le règlement impose d’autres conditions aux militaires qui prétendent agir en tant qu’agents de la paix en vertu du sous‑al. 2f)(ii) du Code. Le paragraphe 22.01(2) des Ordonnances et règlements royaux n’autorise pas un membre des Forces armées à exercer des fonctions d’agent de la paix dans toutes les situations. Le personnel militaire ne relève de la définition que dans la mesure où il accomplit des « tâches légales » qui lui sont attribuées « en vertu d’un ordre précis ou d’une coutume ou pratique militaire établie ».

 

(R c Nolan, au paragraphe 26)

 

[66]           En l’espèce, il ne fait aucun doute que cette dernière condition est remplie. Aux termes de l’article 15 de l’ordonnance administrative des Forces canadiennes (OAFC) 22‑4, Services de sécurité et de police militaire, la PM est l’organisme d’application de la loi sur les lieux qui sont la propriété du MDN. Cette disposition est ainsi rédigée :

15. La police militaire enquête sur les infractions criminelles et d’ordre militaire commises par des personnes assujetties au Code de discipline militaire et sur toute autre infraction criminelle ou relative à la sécurité perpétrée dans un établissement de défense ou visant un tel établissement, des ouvrages, des matériels, des opérations des FC ou toute autre activité légale.

 

 

[67]           L’article 25 de la même ordonnance administrative dispose que :

25. La police militaire peut exercer ses pouvoirs à l’égard :

 

a. (...)

b. de toute autre personne mêlée à un incident ou à une infraction, réel ou présumé, dans un établissement de défense ou concernant un tel établissement, des ouvrages, des matériels, des opérations des FC ou toute autre activité légale.

 

 

[68]           Par conséquent, la CPPM pouvait raisonnablement conclure que les enquêteurs étaient des « agents de la paix » au sens du Code criminel et qu’ils pouvaient enquêter sur l’infraction prétendument commise M. S. La PM accomplissait manifestement « une tâche légitime » en vertu d’un « ordre précis ou d’une coutume ou pratique militaire établie » en faisant enquête sur les agressions sexuelles rapportées par le demandeur. Les OAFC du chef d’état‑major de la défense visent à compléter et détailler les Ordonnances et règlements royaux; l’OAFC 22‑4 énonce les politiques et procédures à suivre pour garantir des services de PM et de sécurité aux Forces canadiennes et au MDN, et prévoit leur création et leur fonctionnement. À ce titre, elle indique clairement que la PM a le pouvoir d’enquêter sur des infractions survenues sur une propriété de l’armée. Les policiers militaires sont tenus d’obéir à cette ordonnance, qui peut donc à tout le moins être qualifiée de coutume ou de pratique.

 

[69]           D’ailleurs, les Services de police d’Edmonton, à qui le demandeur a initialement adressé sa plainte, semblent avoir renvoyé l’affaire à la Région de l’Ouest du SNEFC, présumant qu’ils n’avaient pas compétence pour enquêter sur une infraction censée être survenue sur une propriété de l’armée. La question de savoir si la GRC aurait pu se déclarer compétente reste ouverte et n’a pas été débattue devant moi; il n’est pas nécessaire que je la tranche. Même si la GRC avait pu faire enquête dans cette affaire, cela n’enlèverait pas à la PM la compétence d’agir comme « agent de la paix ».

 

            c) La conclusion de la CPPM selon laquelle elle n’avait pas compétence pour enquêter sur la conduite de policiers militaires en 1980 était‑elle raisonnable?

[70]           Dans sa seconde plainte, le demandeur soulève des préoccupations au sujet de la conduite de policiers militaires dans la BFC Namao en 1980. Il affirme plus précisément que le détachement local de la PM, qui à son avis devait savoir qu’il était une victime de M. S, a indûment négligé de faire intervenir ou d’aviser les organismes policiers civils des agressions sexuelles commises sur la base par M. S.

 

[71]           Je conviens avec le défendeur qu’en vertu de l’article 104 de la Loi modifiant la Loi sur la défense nationale et d’autres lois en conséquence, la CPPM ne peut pas examiner cette plainte. Cette disposition est rédigée comme suit :

La partie IV de la même loi ne s’applique pas aux faits survenus avant la date d’entrée en vigueur de cette partie ou de telle de ses dispositions.

Part IV of the Act does not apply in respect of events that took place before that Part or any of its provisions came into force.

 

 

[72]           La plainte soumise par le demandeur est une plainte pour inconduite, au sens de l’article 250 de la Loi, et relève donc de la partie IV de cette Loi. Comme l’article 104 empêche explicitement l’application du mécanisme de plaintes contre la PM prévu à la partie IV, notamment en ce qui a trait à la compétence de la CPPM, à toute plainte pour inconduite contre la PM survenue avant l’entrée en vigueur de ces dispositions législatives, c’est‑à‑dire avant le 1er décembre 1999, la Commission a non seulement agi de manière raisonnable mais a eu raison de conclure qu’elle n’avait pas compétence pour examiner la plainte.

 

Conclusion

[73]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

 


JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T‑317‑13

 

INTITULÉ :

BOBBIE GARNET BEES c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                           LE 3 OCTOBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                           LE JUGE de MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            le 5 FÉVRIER 2014

COMPARUTIONS :

Bobbie Garnet Bees

POUR LE DEMANDEUR

(AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Michelle Shea

POUR LE défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bobbie Garnet Bees

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

(AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE)

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE défendeur

 

 

 

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