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Date : 20140127


Dossier :

T-769-11

 

Référence : 2014 CF 91

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2014

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

CONSEIL DE LA NATION HURONNE-WENDAT

 

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Aperçu

[1]               De 1985 à 2008, le Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, représenté aux présentes par Sa Majesté la Reine (le Ministère), a financé la totalité de la contribution de la part de l’employeur au régime de retraite à prestations déterminées des employés du Conseil de la Nation Huronne-Wendat (le Conseil). Suite à la décision du Ministère de plafonner sa contribution au financement de ce régime de retraite, et des quelques autres régimes de retraite à prestations déterminées toujours existants au sein des communautés autochtones, à compter du 1er avril 2008, le Conseil a entrepris la présente action en dommages-intérêts en vue de recouvrer son manque à gagner pour les années 2008 à 2013. Au moment de l’audition, le quantum de la réclamation du Conseil a été établi, de consentement, à la somme de 134 128,90$.

 

[2]               Le Conseil allègue que le Ministère avait une obligation contractuelle, sinon extracontractuelle, de continuer à assumer le coût réel de sa contribution de l’employeur au régime de retraite de ses employés et ce, jusqu’à ce que le Conseil du trésor en décide autrement. Avant l’audition, le Conseil fondait également sa réclamation sur l’obligation fiduciaire du gouvernement canadien envers les peuples autochtones et il recherchait une ordonnance mandatoire de la Cour afin d’obliger la défenderesse à continuer à financer la totalité de sa contribution au régime de retraite de ses employés. Ce dernier moyen et la demande d’ordonnance mandatoire ont été abandonnés.

 

[3]               Le Ministère plaide de façon préliminaire que puisque le Conseil demande à la Cour une ordonnance visant à priver sa décision de tous ses effets pour les années 2008 à 2013, il aurait dû d’abord demander le contrôle judiciaire de cette décision dans le délai prévu à l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours Fédérales, LRC (1985), ch F-7. Sur le fond, le Ministère plaide que les seules obligations qu’il a contractées ont été respectées, qu’il n’a commis aucune faute susceptible d’engager sa responsabilité extracontractuelle à l’endroit du Conseil et qu’en tout état de cause, sa décision de plafonner son financement de la contribution de l’employeur au régime de retraite des employés du Conseil en est une de pure politique, prise dans le cadre de son pouvoir de dépenser en matières autochtones, et qu’elle ne saurait être source de responsabilité pour l’État.

 

 

Le contexte factuel

[4]               Pour bien comprendre le contexte dans lequel se déroulent les faits de la présente affaire, il faut remonter à la fin des années ’70, alors que le Ministère a transféré aux différents conseils de bandes indiennes la responsabilité d’offrir les différents services gouvernementaux à leurs membres. Puisque l’objectif était de créer une véritable fonction publique autochtone, le Ministère a décidé de financer la contribution de l’employeur aux différents régimes de retraite des employés des conseils de bande et autres employeurs autochtones, afin de leur permettre d’attirer et de retenir des employés compétents et leur offrir des avantages sociaux comparables à ceux offerts par les divers paliers de gouvernement. À cette époque, les employeurs pouvaient choisir entre un régime de retraite à cotisations déterminées et un régime de retraite à prestations déterminées. En 1979, le Conseil Atikamekw Montagnais a mis sur pied le Régime des Bénéfices Autochtones (le RBA), un régime de retraite à prestations déterminées qui regroupe aujourd’hui 85 employeurs et qui gère un actif d’un demi-milliard de dollars.

 

[5]               Le Conseil s’est joint au RBA en 1985 et, à l’instar des 84 autres employeurs aujourd’hui membres du RBA, il a bénéficié du financement du coût réel de sa contribution de l’employeur au régime jusqu’au 1er avril 2008.

 

[6]               En 1991, le Conseil du trésor a approuvé la demande du Ministère de sanctionner de nouvelles modalités et des fonds supplémentaires pour les régimes de retraite des employés des bandes. Il n’existait à cette époque que quatre régimes de retraite à prestations déterminées (trois aujourd’hui), dont le RBA, tous les autres employeurs ayant choisi à l’origine un régime de retraite à cotisations déterminées.

[7]               Il est prévu dans la décision du Conseil du trésor que le niveau de financement maximum par le Ministère est établi à 5.5% du salaire de l’employé admissible et que ce dernier doit verser une contribution au moins égale à celle de l’employeur.  Cependant, à l’égard des régimes à prestations déterminées, la décision prévoit :

-           l’autorisation de continuer à financer quatre régimes à prestations déterminées (« Le Régime des Bénéfices Autochtones », […]), sous leur forme actuelle et sous réserve des exemptions particulières aux lignes directrices, qui figurent à l’annexe I;

-           le maintien, rétroactif au 30 juin 1989, des éléments de financement actuels de ces quatre régimes conformément à la section B de l’annexe I, relativement à la contribution de l’employeur, à celle de l’employé et au moment choisi pour immobiliser la contribution de l’employeur; 

 

[8]               À l’annexe I on peut lire :

7. On June 27, 1989, the department completed a detailed examination and analysis of the various options available to reduce the potential negative effects of the program terms and conditions arising from the setting of a maximum-level of contribution by the department. The Department of Indian Affairs and Northern Development (DIAND), in consultation with the Department of National Health and Welfare (NHW) which also contributes to the cost of those plans, concluded that the best solution would be to consider these four defined benefit plans as exceptions to the basic program terms and conditions and maintain the status quo for the funding of these plans by the departments.

 

[…]

 

10. In the context, DIAND and NHW are proposing to exempt the four defined benefit pension plans from only those specifics requirements of the program terms and conditions which impact directly on these plans. An exemption would permit the retention of the status quo for these pension plans, in their current form, with respect to the level of contribution of the departments toward the employer’s share (i.e. based upon triennial actuarial valuations) and the timing of vesting of benefits and locking-in the employer’s share.

 

[9]               Il s’agit là de la première décision du Conseil du trésor autorisant spécifiquement le Ministère à financer la contribution de l’employeur aux divers régimes de retraite autochtones.

[10]           En 2005, le Conseil du trésor a approuvé le nouveau Programme des avantages sociaux des employés des bandes (PASEB) du Ministère, lequel est toujours en vigueur aujourd’hui. L’autorisation du Conseil du trésor était valide jusqu’au 31 mars 2008 mais elle a été renouvelée annuellement depuis, faute de modification majeure apportée au PASEB par le Ministère.

 

[11]           Dans la politique du PASEB, on peut à nouveau lire que le Ministère peut participer aux régimes de retraite des employeurs autochtones et financer leur contribution à ces régimes à hauteur de 5.5% du salaire de l’employé, à la condition notamment que ce dernier ait une contribution au moins égale à celle de l’employeur.

 

[12]           À nouveau, le Conseil du trésor autorise le Ministère à exempter les trois régimes de retraite à prestations déterminées de certaines des conditions du PASEB, dont la contribution maximale à 5.5% du salaire de l’employé et l’obligation pour ce dernier d’avoir une contribution égale ou supérieure à celle de l’employeur.

 

[13]           À cette époque, le Ministère finance toujours le coût réel de la contribution des employeurs au RBA, lequel comprend quatre catégories d’employés. À titre d’illustration, pour la Catégorie 2-Autochtone, la contribution de l’employé est de 7.5% de son salaire, alors que la contribution de l’employeur est de 13.65% du salaire des employés (soit le taux de contribution de l’employé, majoré par un facteur de 1.82).

 

[14]           En 2007, les employés du bureau régional du Ministère ont été informés par le bureau central qu’il n’y aurait pas davantage de fonds transférés au bureau régional pour financer l’augmentation de la contribution des employeurs au RBA et que si le bureau régional choisissait de continuer à financer le coût réel de la contribution de l’employeur, aux deux régimes à prestations déterminées en vigueur au Québec (le troisième étant au Manitoba), les fonds devraient être pris à même son budget actuel, tel qu’indexé.

 

[15]            Madame Marie-Claude Leclerc, gestionnaire à la gouvernance et au développement des capacités du Ministère, explique que dans le cadre d’une vérification de la gestion du RBA effectuée au cours des années 2006-07, certaines anomalies ont été constatées et corrigées, permettant ainsi quelques économies. Elle explique également qu’il s’agissait de la fin d’une période de forte croissance du nombre d’employés admissibles au RBA, laquelle a évidemment eu un impact à la hausse sur la contribution de la part des employeurs.

 

[16]           Le bureau régional avait donc deux choix, trouver l’argent ailleurs ou plafonner le financement de la contribution de l’employeur aux deux régimes de retraite à prestations déterminées en vigueur dans son territoire. Cette dernière option a été retenue et le financement a été plafonné en fonction de la masse salariale au 31 décembre 2007, sujet au facteur d’indexation du budget régional et aux variations dues à la recommandation de l’actuaire sur le taux de cotisation de l’employeur (voir la lettre du 31 mai 2007 du directeur régional du Ministère au Conseil, pièce D-12).

 

[17]           Il existe une certaine ambiguïté au sujet de cette dernière réserve. Bien que la lettre D-12 traite clairement de la recommandation de l’actuaire quant au taux de cotisation de l’employeur (par exemple, le 13.65% du salaire dans le cas de la Catégorie 2-Autochtone), le Ministère prétend qu’il visait plutôt les variations au taux de majoration recommandées par l’actuaire (soit le facteur de 1.82 dans l’exemple ci-haut).

 

[18]           Quoi qu’il en soit, puisque la croissance de la masse salariale avait atteint un certain plafonnement, madame Leclerc croyait que l’impact du plafonnement sur les employeurs serait somme toute limité.

 

[19]            Dans les faits, le manque à gagner au cours des années 2008 et 2009 a été plutôt faible, soit respectivement de 6 576,97$ et 2 337,00$ (voir la pièce R-28).

 

[20]           Toutefois, Monsieur Sylvain Picard, directeur général du RBA depuis 1995, explique que bien qu’aucune modification de cotisation n’avait été requise jusqu’alors, une augmentation a été recommandée par l’actuaire en 2010, afin de combler un déficit de solvabilité du RBA. Plutôt que d’augmenter le taux de majoration appliqué à la contribution de l’employé pour calculer la contribution de l’employeur, les dirigeants du RBA ont, à compter du 1er avril 2012, augmenté le taux de contribution de l’employé. Utilisant toujours l’exemple de la Catégorie 2-Autochtone, le taux de contribution de l’employé est alors passé de 7.5% à 8.5% de son salaire, alors que celui de l’employeur est passé de 13.65% à 15.47% (soit 8.5% X 1.82).

 

[21]           Évidemment, l’augmentation du taux de contribution de l’employeur en 2010 a eu un impact direct sur le manque à gagner des employeurs contribuant au RBA pour les années 2010 à 2013, dont celui du Conseil. Ce manque à gagner atteint 42 932,77$ en 2010, 26 992,89$ en 2011, 27 659,80$ en 2012 et 27 629,47$ en 2013 (voir la pièce R-28).

 

[22]           À l’heure actuelle et en tenant compte du plafonnement de 2008, interprété comme le suggère le Ministère (soit qu’il assumera toute variation recommandée par l’actuaire au taux de majoration applicable à l’employeur et non à son taux de cotisation), le Ministère finance actuellement 90% de la contribution des 85 employeurs membres du RBA, dont le Conseil.

 

Questions en litige

[23]           Tenant compte d’une ordonnance rendue suite à la conférence préparatoire présidée par Me Richard Morneau, protonotaire, et des représentations faites devant la Cour par les procureurs des parties, les questions à trancher dans le cadre du présent litige se résument comme suit :

1.      Est-ce que le véhicule procédural approprié pour invalider la mesure administrative prise par la défenderesse, soit le plafonnement mis en place en 2008, était une demande de contrôle judiciaire ? Le cas échéant, ce recours est-il prescrit ?

2.      Est-ce que la défenderesse a contracté, envers le Conseil, l’obligation formelle de financer en totalité sa contribution au régime de retraite à prestations déterminées de ses employés? Le cas échéant, y a-t-il eu faute contractuelle ?

3.      Alternativement, est-ce que la défenderesse a commis une faute de nature à engager sa responsabilité extracontractuelle à l’égard du Conseil ? 

 

Analyse

 

Est-ce que le véhicule procédural approprié pour invalider la mesure administrative prise par la défenderesse, soit le plafonnement mis en place en 2008, était une demande de contrôle judiciaire ? Le cas échéant, ce recours est-il prescrit ? 

 

[24]           En renonçant à l’ordonnance mandatoire initialement recherchée, laquelle visait à priver la décision de plafonnement de 2008 de ses effets pour l’avenir, le procureur du Conseil croyait évacuer l’argument préliminaire présenté par le Ministère. Outre son aspect stratégique, la décision du Conseil de renoncer à pareille ordonnance résulte d’une conséquence logique et d’une analyse réaliste et pragmatique de sa théorie de la cause. Comme, selon le Conseil, l’engagement contractuel de la défenderesse prend sa source dans la décision de 2005 du Conseil du trésor, ce dernier pourrait, en tout temps, rendre une décision différente pour l’avenir. Une ordonnance de type mandatoire serait donc précaire.

 

[25]           Le Conseil reconnaît toutefois que pour répondre à la troisième question soulevée par cette affaire, soit celle de savoir s’il y a faute engageant la responsabilité extracontractuelle de la défenderesse, la Cour doit analyser la légalité de la décision de plafonnement.

 

[26]           Le Ministère n’abandonne pas son moyen préliminaire et il plaide que puisque l’objet pratique du présent litige est d’invalider la mesure de plafonnement, même pour une période limitée, le demandeur devait obligatoirement procéder par voie de contrôle judiciaire selon l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7, ce qu’il a fait défaut de faire dans le délai prescrit par cette même loi.

 

[27]           Le Ministère invite la Cour à distinguer la présente affaire des arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Canada (Procureur Général c Telezone Inc., [2010] 3 RCS 585 [Telezone] et Manuge c R, [2010] 3 RCS 672 [Manuge], dans lesquels, plaide-t-il, le lien entre la validité de la décision administrative et les dommages-intérêts réclamés par les demandeurs était moins direct qu’en l’espèce. Dans Telezone, il ne s’agissait pas de priver la décision administrative de ses effets puisque cette décision, soit celle d’accorder quatre licences de services de télécommunication et non six, est demeurée en vigueur. Dans Manuge, celui-ci, par le biais d’une demande de permission d’exercer un recours collectif, réclamait des dommages-intérêts résultant d’une prétendue violation du paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[28]           Avec égard, je ne partage pas l’opinion du Ministère. Ce qui distingue avant tout une demande de contrôle judiciaire d’une action en dommages-intérêts (outre le véhicule procédural), c’est la nature du ou des remède(s) recherché(s). Il est toujours loisible à un demandeur de privilégier l’exécution par équivalent d’une obligation plutôt que son exécution en nature. Dans bien des cas, l’exécution en nature est impossible compte tenu, par exemple, de l’impact qui en résulterait sur les droits des tiers. Dans Telezone, une ordonnance visant à invalider la décision d’Industrie Canada aurait eu un impact certain sur les droits de tiers ayant contracté de bonne foi avec le gouvernement, soit les quatre titulaires de licences. Dans le présent dossier, le Conseil ne demande pas non plus que la décision soit privée de ses effets pour les 84 autres employeurs membres du RBA ou pour les employeurs membres des deux autres régimes de retraite à prestations déterminées.

 

[29]           Il est possible d’invoquer l’illégalité d’une décision administrative comme source de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de l’État. « [S]i  le demandeur a une cause d’action valide en dommages-intérêts, il est normalement admis à exercer son recours à ce titre » (Telezone, précité au para 76). En droit civil québécois, si le demandeur invoque une faute (contractuelle ou extracontractuelle), un dommage et un lien causal entre les deux, il devrait également être admis à exercer une action en dommages-intérêts contre l’État. L’action en dommages-intérêts du Conseil est principalement fondée sur une faute contractuelle, recours privé par excellence. Il me semble donc que le Ministère nous invite à faire une distinction plutôt artificielle.

 

[30]           Le Ministère plaide également que l’analyse de la validité d’une décision de l’administration ne devrait pas se faire en dehors du cadre d’une demande de contrôle judiciaire puisqu’alors, la Cour n’aurait pas le bénéfice du dossier certifié du tribunal administratif ou du décideur.

 

[31]           Dans le cadre d’une action en dommages-intérêts, les parties sont maîtres de leur preuve, sous réserve de sa légalité et de sa pertinence, et elles peuvent produire les pièces sur lesquelles elles désirent fonder leurs arguments et faire entendre les témoins nécessaires pour éclairer la Cour. Cet argument procédural du Ministère ne devrait donc pas l’emporter sur le fondement du recours du Conseil.

 

[32]           À tout évènement et comme l’indique le juge Binnie dans Telezone au paragraphe 18, « c’est essentiellement l’accès à la justice qui est en cause en l’espèce ». Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme en l’instance, il ne s’agit pas de départager entre la juridiction exclusive de la Cour et sa juridiction concurrente.

 

Est-ce que la défenderesse a contracté, envers le Conseil, l’obligation formelle de financer en totalité sa contribution au régime de retraite à prestations déterminées de ses employés? Le cas échéant, y a-t-il eu faute contractuelle ?

 

[33]           Pour le Conseil, l’engagement contractuel de la défenderesse réside dans la décision de 2005 du Conseil du trésor et les termes et conditions de cet engagement se retrouvent dans la politique du PASEB (pièce R-4). Il ajoute que dans l’ensemble de la documentation émanant des fonctionnaires du Ministère, tant avant qu’après 2005, ceux-ci ont confirmé le caractère contraignant de cet engagement ou à tout le moins l’idée qu’ils s’en faisaient. Essentiellement, le Conseil plaide que le Ministère a formellement contracté envers lui l’obligation de financer en totalité sa contribution au RBA, incluant toute variation de cette contribution fondée sur l’augmentation de sa masse salariale et sur l’évaluation actuarielle du régime. De cet engagement dépendaient la survie et l’intégrité du RBA.

 

[34]           Outre le texte même de la politique du PASEB (étant trop récente, la décision du Conseil du trésor n’est pas disponible), le Conseil fonde sa position sur plusieurs documents ou décisions émanant du Ministère. Par exemple, le fait que les deux régimes de retraite à prestations déterminées en vigueur dans la province de Québec aient été exemptés d’un gel du financement du PASEB imposé par le Ministère pour l’exercice 1996-1997 (pièce D-7),  les motifs invoqués au soutien de cette exemption (pièce R-25), ou encore les clarifications offertes en mars 1998 aux bureaux régionaux du Québec et du Manitoba (pièce R-19).  Dans tous ces documents, le Ministère réitère l’engagement de la couronne de continuer à « fournir des fonds destinés à la quote-part de l’employeur des régimes de pension « à prestations déterminées » enregistrés, conformément aux évaluations actuarielles et aux registres des salaires vérifiés.»

 

[35]           Le même argumentaire a été utilisé par le bureau régional du Québec du Ministère lorsqu’en mars 2007, on a tenté de convaincre le bureau central de ne pas appliquer les mesures de plafonnement proposées aux deux régimes de retraite à prestations déterminées en vigueur au Québec (pièce R-26).

 

[36]           Selon le Conseil, dès que le Conseil du trésor a approuvé le PASEB, au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada, conformément aux pouvoirs conférés par l’alinéa 7(1) c) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC (1985), ch F-11 [LGFP], le Ministère était contractuellement lié par son contenu. Le Conseil plaide donc que l’autorisation du Conseil du trésor constitue un contrat unilatéral, comme le prévoit l’article 1380 du Code civil du Québec [CcQ], et que ses modalités sont prévues à la politique du PASEB.

 

[37]           Bien qu’il soit exact que le pouvoir de contracter de l’État et son pouvoir d’engager les deniers publics soient conditionnels à une autorisation législative (Larocque c Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237 aux paras 15 et 17), en l’occurrence l’autorisation du Conseil du trésor, il ne faut pas en conclure qu’une telle autorisation soit à elle seule source d’obligations contractuelles. Encore faut-il qu’il y ait rencontre de volontés sur les éléments essentiels du contrat.

 

[38]           Dans sa section « Aperçu du programme », la politique du PASEB prévoit ce qui suit :

« [Le Ministère] peut contribuer au coût de la part que les employeurs admissibles versent aux régimes de retraite et d’avantages sociaux des employés admissibles offrant des services dans le cadre d’un programme approuvé.

 

Le Ministère peut participer à des régimes de retraite privés, aux Régimes de pensions du Canada ou du Québec […]. Les niveaux de financement sont fonction des taux suivants :

 

a)             Le Ministère peut verser à un employeur admissible un montant maximum de 5.5% […] du salaire d’un employé admissible à titre de contribution de l’employeur à un régime de retraite offert par l’employeur […]

[…]

 

La participation de l’employé au coût des régimes de retraite pris en charge par l’employeur doit être au moins égale à la part de l’employeur versée par [le Ministère].

 

Seuls les trois régimes de retraite à prestations déterminées existants peuvent avoir des niveaux de participation différents de ceux précisés ci-dessus (voir l’annexe 3, Modalités des régimes de retraite à prestations déterminées existants).

[…]

 

Le financement du [PASEB] peut s’effectuer par le truchement d’une autorisation de contribution, d’un paiement de transfert souple et d’un Mode optionnel de financement ». (je souligne)

 

[39]           Et, dans sa section « Bénéficiaires admissibles », on peut lire :

« Dans les cas suivants uniquement, certains critères du [PASEB] sont inapplicables :

 

[…]

 

b)      Par exception aux modalités décrites ici applicables au [PASEB], trois régimes de retraite à prestations déterminées existaient avant le [PASEB]. Afin de pouvoir demeurer en vigueur, il ont dû bénéficié (sic) d’une dérogation limitée dans quatre domaine précis. Les dérogations à certaines modalités, décrites à l’annexe-3 (Modalité des Régimes de retraite à prestations déterminées existants), s’applique à ces régimes. » (je souligne)

 

[40]           Finalement, l’annexe-3 prévoit ce qui suit :

« […] Dans ce contexte, [le Ministère] a exempté les trois régimes de retraite à prestations déterminées uniquement à l’égard des conditions du programme qui ont une incidence directe sur ces régimes. Cette exemption permet de maintenir le statu quo pour le niveau de contribution du Ministère à la part de l’employeur de ces régimes (basé sur des évaluations actuarielles triennales) et le calendrier d’acquisition des avantages sociaux et de blocage des cotisations de l’employeur. » (je souligne)

 

[41]           Dans le cas du Conseil, cette politique a été mise en œuvre, pour toute la période pertinente, par le biais d’Ententes Globales de Financement à durée déterminée [EGF] (pièces D-5 et D-6), lesquelles visaient le versement du financement de divers programmes, dont le PASEB. Dans chacune des ces ententes, dument signées par le Conseil, on retrouve une clause intégrant la réserve contenue à l’article 40 de la LGFP à l’effet que les engagements contractés sont fonction de la disponibilité de fonds au cours de l’exercice ou les engagements viendront à échéance. Par ailleurs, dans les EGF signées après le 1er avril 2008, les montants du financement du PASEB sont fixés en fonction du plafonnement, tel qu’interprété par le Ministère, soit à environ 90% de la masse salariale des employés admissibles.

 

[42]           Ni la lettre de la politique du PASEB ni le contenu des EGF ne révèlent un engagement contractuel unilatéral de la part du Ministère d’assumer le coût réel de la part du Conseil au régime de retraite de ses employés. Le Conseil plaide que le véhicule de l’engagement qu’est l’EGF n’est pas conforme à la source de l’engagement qu’est la politique du PASEB. Je suis plutôt d’avis que le véhicule est conforme à la politique puisque sans l’exemption autorisée en 2005, le Ministère aurait outrepassé l’autorisation reçue du Conseil du trésor de financer la contribution de l’employeur à hauteur de 5.5% du salaire de l’employé, à condition que la contribution de l’employé soit égale ou supérieure. Cette interprétation de l’exemption se confirme par l’analyse de la politique applicable aux régimes à cotisations déterminées. Le texte est clair : « Le Ministère peut verser à un employeur admissible un montant maximum de 5.5% […] du salaire d’un employé admissible ». Il semble évident que rien ne s’oppose à ce qu’il verse un montant inférieur. L’annexe I contient une exemption par rapport à ce maximum et non un engagement formel à assumer la totalité de la contribution de la part de l’employeur aux régimes de retraite à prestations déterminées.

 

[43]           D’ailleurs, un tel engagement contractuel à durée indéterminée aurait été surprenant dans le contexte où le Ministère n’est pas l’employeur. Tel qu’admis par Monsieur Sylvain Picard, directeur général du RBA, lorsque la décision a été prise en 2010 d’augmenter le taux de contribution des employés Catégorie 2-Autochtone à 8.5% et celui des employeurs à 15.47%, il existait d’autres mesures réductrices qui auraient pu être appliquées, par exemple changer l’âge de la retraite ou encore le taux d’indexation des prestations (50% plutôt que 100%). Le Ministère n’exerce aucun contrôle sur le choix de mesures réductrices disponibles pour combler un déficit quelconque, tout comme il ne contrôle pas la masse salariale, seconde composante de l’équation. Or, si la Cour devait retenir la position du Conseil, ces éléments auraient un impact important sur le niveau des engagements financiers du Ministère, sans qu’il ne puisse intervenir.

 

[44]           Quant aux EGF dument signées par un représentant du Conseil, ce dernier plaide qu’il s’agit de contrats d’adhésion. Toutefois, il ne précise pas quelle serait la conséquence, dans les circonstances de la présente affaire, d’une telle qualification. Il ne pointe vers aucune clause externe (art 1435 CcQ),  illisible ou incompréhensible (art 1436 CcQ) ou encore abusive (art 1437 CcQ). Le simple fait de qualifier un contrat d’adhésion ne suffit pas pour permettre à l’adhérant répudier son consentement validement donné.

 

[45]            Les décisions de la Cour d’appel fédérale (CAF) et de cette Cour dans Canada (Procureur Général) c Simon, 2012 CAF 312 [Simon] et La Première Nation d’Attawapiskat c R, 2012 CF 948 [Attawapiskat] ne sont d’aucune aide au Conseil. Dans ces deux affaires, la CAF et la Cour ont essentiellement confirmé que l’application ou l’interprétation d’une EGF entre une bande indienne et le gouvernement pouvait donner ouverture à un recours de droit public, telle la demande de contrôle judiciaire, compte tenu du caractère sui generis de la relation entre le gouvernement et les bandes autochtones. En l’instance, le Conseil a plutôt choisi le recours de droit privé qu’est l’action en dommages-intérêts, recours dont l’ouverture dans les circonstances est reconnue par la CAF dans Simon, précitée, au paragraphe 30.

 

[46]            Dans cette dernière affaire, le conseil reprochait au Ministère d’avoir modifié unilatéralement et sans consultation préalable, le manuel auquel référait l’entente de financement dument signée. La CAF, qui siégeait en appel d’une ordonnance d’injonction interlocutoire, prend bien soin de souligner au paragraphe 34 de ses motifs que «ni les présents motifs ni ceux de la juge ne doivent être interprétés comme exprimant une opinion favorable ou défavorable sur l’une quelconque des questions soulevées par les parties dans le cadre de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire» (à noter que cette demande de contrôle judiciaire a été accueillie par la Cour le 4 novembre 2013 – 2013 CF 1117 - et qu’un appel a été logé le 13 décembre 2013).

 

[47]            Dans l’affaire Attawapiskat, la situation était fort différente de la présente affaire, en ce que le Ministère s’était fondé sur une clause de défaut contenue dans une entente globale de financement pour nommer un séquestre-administrateur au conseil de bande. Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour devait interpréter l’entente et déterminer si, dans le cadre des relations entre le gouvernement et les bandes autochtones, la décision prise n’était pas excessive. Par ailleurs, dans cette dernière affaire, les membres de la communauté faisaient face à une véritable crise du logement, soulevant par le fait même plusieurs questions d’intérêt public.

 

[48]           Ici, le Conseil n’invoque pas une modification unilatérale au contenu des EGF ni un quelconque abus de droit de la part du Ministère, ni même que l’espèce comporte une dimension publique importante avec des conséquences exceptionnelles et très graves sur les droits d’un large secteur de la population.

 

[49]           J’en arrive donc à la conclusion qu’en tout temps pertinent, les parties étaient liées par leurs diverses EGF et que celles-ci étaient conformes à l’esprit et à la lettre de la politique du PASEB, telle qu’approuvée par le Conseil du trésor.

 

Alternativement, est-ce que la défenderesse a commis une faute de nature à engager sa responsabilité extracontractuelle à l’égard du Conseil ?

 

[50]           Le Conseil plaide ici que si la politique du PASEB ne représente pas les termes et conditions d’un engagement contractuel de la part du Ministère de continuer à assumer le coût réel de sa contribution au RBA, et ce, jusqu’à ce que le Conseil du trésor n’en décide autrement, l’engagement qu’on y retrouve est néanmoins source de responsabilité extracontractuelle et que son non-respect par le Ministère a engagé sa responsabilité à l’égard du Conseil. Il ajoute qu’ayant fait le choix de transférer la responsabilité de la gestion des différents programmes gouvernementaux aux conseils de bandes indiennes, le Ministère devait faire preuve de diligence dans la mise en œuvre de cette décision (Patrice Garant, Philippe Garant et Jérôme Garant, Précis de droit des administrations publiques, 5e Édition, Éditions Yvon Blais 2011, page 350). Le Conseil qualifie la décision prise en 2008 de plafonner le financement offert pour la contribution de l’employeur au RBA d’exercice déraisonnable par le Ministère de son pouvoir exécutif. Il s’agit là, selon lui, d’un acte fautif ayant engagé la responsabilité extracontractuelle du Ministère.

 

[51]           Le Ministère répond que la décision attaquée en est une de pure politique et qu’elle est à l’abri de l’intervention judiciaire. Il ajoute que si la Cour conclut qu’il s’agit plutôt d’une décision opérationnelle ou de mise en pratique d’une politique, le Ministère n’a commis aucune faute, la politique du PASEB ne prévoyant aucune obligation de continuer à assumer le coût réel de la contribution de l’employeur au PASEB.

 

[52]           Les gestes reprochés s’étant produits au Québec, ce sont la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 et les articles 1376 et 1457 du CcQ qui s’appliquent (Agence canadienne d’inspection des aliments c Institut professionnel de la fonction publique du Canada et al, [2010] RCS 657 aux paras 25 et 26).

 

[53]           L’interprétation que la Cour donne au contenu de la politique du PASEB (paragraphes 42 et 43 des présentes) est suffisante pour disposer de l’argument du Conseil à l’effet que le non-respect de l’engagement qui y serait prévu est suffisant pour engager la responsabilité extracontractuelle du Ministère.

 

[54]           Lorsqu’analysée dans son contexte historique, la position du Conseil comporte un certain élément de sympathie. Il est aujourd’hui pris avec les conséquences financières d’un choix de régime de retraite fait à une époque où les fonds disponibles permettaient au Ministère de financer la totalité de sa contribution. Il s’agit probablement de ce qui a incité les employés du bureau régional du Ministère à déployer beaucoup d’énergie pour tenter de maintenir le statut quo. Toutefois et tel qu’indiqué plus haut, puisque le Ministère n’est pas l’employeur et qu’il n’a aucun contrôle sur la masse salariale, ni sur quelque mesure réductrice pouvant être prise pour combler un déficit d’opération ou un déficit de solvabilité du régime, sa décision de plafonner son financement comme il l’a fait en 2008, particulièrement s'il assume toute variation au taux de contribution de l’employeur recommandée par l’actuaire, est raisonnable et elle s’inscrit dans le cadre d’une saine gestion des fonds publics.

 

[55]           Quoi qu'il en soit, cette décision en est une de pure politique qui, en dehors du cadre contractuel, ne peut donner ouverture à l’intervention de la Cour (Montambault c Hôpital Maisonneuve-Rosemont, 2001 CanLII 11069 (QC CA) au para 77).

 

Conclusion

[56]           À la lumière des motifs énoncés ci-dessus, je suis d’opinion que l’action en dommages-intérêts du Conseil devrait être rejetée avec dépens.

 

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que

 

1.      L’action du Conseil de la Nation Huronne-Wendat est rejetée;

2.      Les dépens sont octroyés en faveur de la défenderesse.

 

« Jocelyne Gagné »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-769-11

 

INTITULÉ :

CONSEIL DE LA NATION HURONNE-WENDAT c SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            13 et 14 janvier 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LA JUGE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 27 janvier 2014

COMPARUTIONS :

Me Serge Belleau

Me Kateri Vincent

Pour le demandeur

 

 

Me Louis-Alexandre Guay

Me Mireille-Anne Rainville

 

Pour la défenderesse

 

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Serge Belleau

Me Kateri Vincent

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

 

 

Me Louis-Alexandre Guay

Me Mireille-Anne Rainville

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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