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Date : 20140130


Dossier :

T-527-13

 

Référence : 2014 CF 107

Montréal (Québec), le 30 janvier 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

IVES BINGANI MBALA

 

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire de M. Mbala (le demandeur) vise à contester la décision rendue par M. Peter Bulatovic, de la Direction des enquêtes de Passeport Canada (Passeport Canada) rendue le 26 février 2013, au terme de laquelle on a révoqué le passeport QF103270 du demandeur, refusé sa demande de passeport M030542 et imposé au demandeur une période de refus de services de passeport jusqu’au 9 août 2016.

[2]               Après avoir pris connaissance du dossier ainsi que des représentations écrites et orales des parties, j’en suis arrivé à la conclusion que la décision contestée était raisonnable et que la demande de contrôle judiciaire devait par conséquent être rejetée.

 

FAITS

[3]               Le demandeur est citoyen canadien, originaire de la République démocratique du Congo.

 

[4]               Le 21 décembre 2007, il a déposé une demande de passeport auprès de Passeport Canada. Le 28 décembre 2007, le passeport WD030507 lui a été délivré.

 

[5]               Le 26 avril 2011, le demandeur a fait une nouvelle demande de passeport, alléguant que le passeport WD030507 avait été perdu. Le demandeur a présenté à l’appui de sa demande un rapport de police daté du 15 mars 2011. Le 20 mai 2011, le passeport QF103270 lui a été remis.

 

[6]               Le 13 janvier 2012, le passeport QF103270 a été intercepté à Bruxelles alors qu’il était en possession d’un individu qui n’était pas le demandeur. L’individu arrivait de Kinshasa et s’apprêtait à embarquer sur un vol vers Montréal. L’individu a admis qu’il s’agissait bien de lui sur la photo dans le passeport, mais que l’identité inscrite n’était pas la sienne. Les officiers à Bruxelles ont identifié dans le passeport un visa kenyan, deux estampes d’immigration française, une estampe d’arrivée de l’aéroport de N’Djili (Kinshasa) et un visa de la République démocratique du Congo, tous contrefaits.

 

[7]               Le 9 août 2012, le demandeur a fait une nouvelle demande de passeport (demande M030542), alléguant que le passeport QF103270 avait été perdu en ou vers novembre 2011. Le demandeur a présenté à l’appui de cette nouvelle demande un rapport de police daté du 16 janvier 2012.

 

[8]               Le 24 août 2012, Passeport Canada a avisé le demandeur qu’il faisait l’objet d’une enquête, indiquant qu’il y avait des raisons « de croire [qu’il était] impliqué dans l’obtention d’un passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs et [qu’il avait] fourni des renseignements faux ou trompeurs sur une demande de passeport. » Le demandeur a aussi été avisé qu’il pouvait fournir des informations supplémentaires avant le 9 octobre 2012.

 

[9]               Dans une lettre envoyée à Passeport Canada le 8 octobre 2012, le demandeur a avoué qu’il avait soumis les photos de son frère avec la demande de passeport qu’il avait présentée le 26 avril 2011. Cette demande était également accompagnée d’une fausse déclaration concernant la perte de son précédent passeport WD030507 émis en décembre 2007. Le demandeur alléguait dans cette lettre qu’il avait agi de la sorte pour sauver la vie de son frère, qui était en danger dans son pays, lui permettant ainsi de venir au Canada.

 

[10]           Le 15 janvier 2013, Passeport Canada a avisé le demandeur qu’une décision serait bientôt rendue étant donné que, dans sa lettre du 8 octobre 2012, le demandeur n’avait pas présenté de nouvelles informations qui mèneraient à poursuivre l’enquête.

 

[11]           Le 26 février 2013, Passeport Canada a rendu sa décision, révoquant le passeport QF103270 du demandeur, refusant sa demande de passeport M030542 et imposant au demandeur une période de refus de services de passeport jusqu’au 9 août 2016. La décision a été communiquée au demandeur le 27 février 2013.

 

[12]           Le 27 mars 2013, le demandeur a déposé son avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de Passeport Canada.

 

La décision contestée

[13]           Dans la lettre envoyée au demandeur le 26 février et qui tient lieu de décision, Passeport Canada énonce d’abord les faits relatés ci-haut dans les présents motifs. On poursuit en concluant que le passeport QF103270 a été obtenu au moyen de renseignements faux et trompeurs, et on énonce les sanctions prises. Les paragraphes essentiels de cette décision se lisent comme suit :

Après un examen approfondi de tous les renseignements recueillis dans le cadre de l’enquête et de votre déclaration, dans laquelle vous avez admis avoir participé à la présentation de renseignements faux ou trompeurs pour obtenir le passeport numéro QF103270 délivré à votre nom avec la photo de votre frère afin de faciliter son entrée illégale au Canada, il a été déterminé que, selon la prépondérance des probabilités, il y avait suffisamment de renseignements pour étayer la conclusion voulant que vous avez obtenu le passeport QF103270 au moyen de renseignements faux ou trompeurs en fournissant la photo d’une autre personne, que vous avez permis à une autre personne de se servir du passeport QF103270, et que vous avez soumis une demande de passeport au bureau de Passeport Canada à Montréal, le 9 août 2012 comprenant également des renseignements faux ou trompeurs, spécifiquement le formulaire PPTC 203 concernant la perte du passeport QF103270.

 

Compte tenu de ce qui précède, il est important de noter que les poursuites pénales sont distinctes de toute mesure que pourrait prendre Passeport Canada. Par conséquent, la décision a été prise de révoquer le passeport QF103270 délivré à votre nom en application des articles 10(2)d) et 10(2)c) du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, tel que modifié (le Décret), de refuser la demande de passeport M030542 à votre nom conformément à l’article 9)(a) du Décret et de vous imposer une période de refus de service de passeport jusqu’au 9 août 2016 conformément à l’article 10(1) du Décret.

 

[14]           Concernant le refus de services de passeport, Passeport Canada précise que la durée de refus est normalement de 5 ans (calculée à partir du moment où les renseignements faux ont été soumis à propos de la demande M030542, soit le 9 août 2012), mais qu’elle a été réduite à 4 ans compte tenu de la collaboration du demandeur et de ses déclarations. Passeport Canada mentionne également qu’une demande de passeport à durée de validité limitée et contenant une restriction géographique peut être examinée sur la base de considérations urgentes, impérieuses et de compassion.

 

[15]           La décision indique finalement que le demandeur a 30 jours pour présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

 

Question en litige

[16]           La seule question en litige dans la présente affaire consiste à déterminer si la décision rendue par Passeport Canada, et en particulier l’imposition d’une période de refus de service de passeport jusqu’au 9 août 2016, était raisonnable dans les circonstances.

 

Analyse

[17]           Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. La décision de refuser les services de passeport ou de révoquer un passeport fait intervenir des questions mixtes de faits et de droit, tel que l’a récemment souligné ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans l’arrêt Villamil c Canada (Procureur général), 2013 CF 686 au para 30. Par conséquent, le rôle de cette Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si les motifs fournis par Passeport Canada sont justifiés, transparents et intelligibles, et si le résultat auquel on en est arrivé appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47. Voir aussi : Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338 aux para 58-59; Okhionkpanmwonyi c Canada (Procureur général), 2011 CF 1129 au para 8; Slaeman c Canada (Procureur général), 2012 CF 641 au para 44; Sathasivam c Canada (Procureur général), 2013 CF 419 au para 13; Latifi c Canada (Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international), 2013 CF 939 au para 14.

 

[18]           Le demandeur soutient essentiellement que la décision de Passeport Canada est erronée dans la mesure où elle ne tient pas compte du fait qu’il a agi pour des motifs humanitaires et qu’il n’a jamais eu l’intention de frauder le système. Puisque son geste n’avait pour but que de permettre à son frère de fuir la persécution et de se réfugier au Canada, il n’en découlerait aucune conséquence néfaste pour l’intégrité des passeports canadiens. Dans cette optique, la décision de lui retirer la possibilité d’obtenir un nouveau passeport pour une durée de quatre ans est à son avis déraisonnable.

 

[19]           Malheureusement pour le demandeur, je ne peux me ranger à son argument. Le Décret sur les passeports canadiens, TR 81/86 [Décret] sous l’autorité duquel ont été imposées les sanctions dont le demandeur se plaint, se lisait comme suit au moment où la décision a été prise (le Décret modifiant le Décret sur les passeports canadiens, TR/2013-57 du 2 juillet 2013 a depuis modifié Passeport Canada, maintenant sous la responsabilité du Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) :

9. Passeport Canada peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

(i) dans la demande de passeport, ou

(ii) selon l’article 8;

 

 

10. (1) Passeport Canada peut révoquer un passeport pour les mêmes motifs que le refus d’en délivrer un.

 

(2) Il peut en outre révoquer le passeport de la personne qui :

[…]

c) permet à une autre personne de se servir du passeport;

d) a obtenu le passeport au moyen de renseignements faux ou trompeurs;

e) n’est plus citoyen canadien.

 

 

 

10.2 Le pouvoir de prendre la décision de refuser la délivrance d’un passeport ou d’en révoquer un en vertu du présent décret, pour tout motif autre que celui prévu à l’alinéa 9g), comprend le pouvoir d’imposer une période de refus de services de passeport.

9. Passport Canada may refuse to issue a passport to an applicant who

(a) fails to provide the Passport Office with a duly completed application for a passport or with the information and material that is required or requested

(i) in the application for a passport, or

(ii) pursuant to section 8;

 

10. (1) Passport Canada may revoke a passport on the same grounds on which it may refuse to issue a passport.

 

(2) In addition, Passport Canada may revoke the passport of a person who

[…]

(c) permits another person to use the passport;

(d) has obtained the passport by means of false or misleading information; or

(e) has ceased to be a Canadian citizen.

 

10.2 The authority to make a decision to refuse to issue or to revoke a passport under this Order, except for the grounds set out in paragraph 9(g), includes the authority to impose a period of refusal of passport services.

 

[20]           En supposant même que le demandeur ait effectivement agi pour des motifs humanitaires (une question sur laquelle je n’ai pas à me prononcer, d’autant plus qu’il n’y a aucune preuve au dossier à cet égard), cette considération n’est pas pertinente pour l’application des articles précités du Décret. Tel que le souligne le défendeur, les articles 9, 10 et 10.2 ne requièrent pas la preuve d’une intention malveillante ou frauduleuse : Villamil c Canada (Procureur général) au para 28.

 

[21]           S’il en va ainsi, c’est sans doute à cause de l’importance que l’on attache à la nécessité de maintenir l’intégrité des passeports canadiens. Cette Cour a déjà mentionné à quel point il était impérieux de s’assurer que les passeports délivrés par le gouvernement canadien soient utilisés pour les fins auxquelles ils ont été délivrés :

Comme l’arbitre l’a signalé avec raison dans sa décision, les usages à mauvais escient des services de passeport sont des [traduction] « questions sérieuses ». Le Canada est tenu de veiller à ce qu’on n’utilise pas ses passeports à mauvais escient, s’il veut faire faire obstacle à la migration illégale et répondre aux attentes des gouvernements étrangers quant à la fiabilité des documents de voyage canadiens. Ne pas le faire aurait de graves conséquences, dont la facilitation des entrées et des départs illégaux de pays par des individus non identifiés et, par voie de conséquence, les risques pour la sécurité et les atteintes à la capacité des voyageurs canadiens légitimes de se rendre dans d’autres pays sans obstacle excessif. De ce fait, il était parfaitement raisonnable, dans les circonstances de l’espèce, d’imposer une interdiction de cinq ans.

 

Slaeman c Canada (Procureur général) au para 50.

 

 

[22]           Le libellé des articles précités du Décret fait clairement ressortir le pouvoir discrétionnaire dont jouit Passeport Canada dans le choix des sanctions qui peuvent être imposées en cas de non‑respect des exigences prévues pour l’obtention d’un passeport. En l’occurrence, on a choisi de réduire la période de refus d’un an par rapport à ce qui est habituellement ordonné, pour tenir compte de la transparence du demandeur et du fait qu’il avait admis avoir obtenu un passeport avec la photo de son frère. Qui plus est, la période de refus de services de passeport n’est pas absolue puisqu’il peut y être passé outre dans certaines situations exceptionnelles.

 

[23]           Dans ces circonstances, il n’a pas été démontré que la décision rendue ne fait pas partie des issues possibles acceptables. Le demandeur a tenté de faire valoir que le défendeur aurait dû tenir compte des motifs humanitaires du demandeur pour réduire encore davantage la période de refus de service. D’une part, rien ne permet de croire que l’on n’a pas tenu compte de ce facteur dans l’appréciation des faits. Tant la lettre du 24 août 2012 avisant le demandeur qu’il faisait l’objet d’une enquête que la lettre du 15 janvier 2013 l’informant que l’enquête était complétée, établissent clairement que l’enquêteuse en chef était au courant des prétentions du demandeur quant aux motifs ayant poussé le demandeur à obtenir un passeport frauduleusement. Il faut tenir pour acquis que le Directeur a pris connaissance de ces informations avant de communiquer la décision de Passeport Canada au demandeur le 26 février 2013. Cette dernière lettre réfère d’ailleurs au fait que le passeport QF103270 a été délivré au nom du demandeur avec la photo de son frère « afin de faciliter son entrée illégale au Canada ».

 

[24]           D’autre part, il était parfaitement loisible à Passeport Canada de ne pas considérer ces circonstances comme étant suffisantes pour réduire davantage la période de refus de services. Encore une fois, le défendeur jouit d’une large discrétion dans la détermination des sanctions consécutives à l’obtention ou l’utilisation frauduleuse d’un passeport, et il n’était pas déraisonnable de considérer que les motifs humanitaires invoqués par le demandeur ne contrebalançaient pas l’importance de faire respecter l’intégrité des passeports canadiens.

 

[25]           Pour tous les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée, avec dépens.

 

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-527-13

 

INTITULÉ :

IVES BINGANI MBALA  c  PGC

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 27 janvier 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 30 janvier 2014

COMPARUTIONS :

Anthony Karkar

 

pour le demandeur

 

 

Caroline Laverdière

 

pour le défendeur

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony Karkar

Montréal (Québec)

 

 

pour le demandeur

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

 

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