Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20140124


Dossier :

IMM-3307-13

 

Référence : 2014 CF 82

Montréal (Québec), le 24 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Boivin

 

ENTRE :

ADRIANA LUCIA ARIAS ORTIZ

JORGE OCTAVIO RESTREPO RAMIREZ

CARLOS AUGUSTO JIMENEZ ARIAS

ELISA JIMENEZ ARIAS

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), visant une décision en date du 18 février 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux fins de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Contexte factuel

[2]               Adriana Lucia Arias Ortiz (la demanderesse), ses deux enfants mineurs, Carlos Augusto Jimenez Arias et Elisa Jimenez Arias, et le conjoint de la demanderesse, Jorge Octavio Restrepo Ramirez (le demandeur) sont des citoyens de la Colombie (collectivement, les demandeurs).

 

[3]               Le demandeur est arrivé au Canada et a réclamé l’asile le 12 décembre 2012. La demanderesse et ses enfants sont arrivés au Canada le 18 décembre 2012 et ont réclamé la protection du pays le même jour.

 

[4]               Le demandeur allègue qu’il a travaillé au Département national de la planification à Mocoa de juin 2009 à décembre 2011, où il était responsable de la vérification des contrats publics pour diverses municipalités du département de Putumayo. Au cours de ses vérifications, il aurait découvert des irrégularités dans les contrats de la municipalité d’Orito, ce qui aurait mené à des sanctions financières contre la municipalité et l’aurait rendue incapable de payer ses sous-contractants. Ces sanctions auraient placé ces sous-contractants municipaux dans l’impossibilité d’honorer leurs propres engagements envers les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

 

[5]               Suite à ces sanctions, les FARC auraient menacé le demandeur et la demanderesse à quelques reprises. Notamment, une lettre de la part du commandant du front 48 des FARC accusait le demandeur d’être à la solde du gouvernement et les décrivait, lui et sa famille, comme un « objectif militaire » pour les FARC (Dossier des demandeurs aux pp 41, 37, Pièce D-10). Les demandeurs ont déménagé pour échapper aux FARC. En 2012, la demanderesse aurait échappé à une tentative d’enlèvement.

 

[6]               À la suite des menaces des FARC, plusieurs plaintes ont été logées auprès du bureau de police locale ou auprès du Procureur général de Neiva-Huila, sans résultat.

 

[7]               Les demandeurs ont quitté la Colombie pour Miami, le 9 décembre 2012. Le demandeur principal est entré au Canada le 12 décembre 2012 et le reste de sa famille l’a rejoint le 18 décembre 2012.

 

[8]               La SPR a entendu la demande d’asile des demandeurs le 18 février 2013 et l’a rejetée le 12 avril 2013.

 

Décision contestée

[9]               La SPR a considéré les demandeurs comme généralement crédibles, mais a rejeté leurs allégations selon lesquelles ils ont été persécutés par les FARC. La SPR a de plus estimé que les risques auxquels les demandeurs sont assujettis ne diffèrent pas de ceux qu’encourt tout professionnel ayant un niveau de vie acceptable en Colombie. La SPR a finalement affirmé que les demandeurs n’avaient pas repoussé la présomption de protection de l’État.

 


Question en litige

[10]           La présente demande ne soulève qu’une seule question, soit celle de la raisonnabilité de la décision de la SPR.

 

Norme de contrôle

[11]           Les demandeurs soutiennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente demande (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]). Le défendeur n’a soumis aucune représentation au sujet de la norme de contrôle.

 

[12]           La Cour est d’avis que le contrôle d’une conclusion de la SPR relativement à la crédibilité des demandeurs d’asile se fait selon la norme de la décision raisonnable (Roy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 FC 768 au para 15, [2013] ACF no 815; Ortega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1166 au para 6, [2010] ACF no 1474). Il en va de même de la question de savoir si un revendicateur s’est déchargé du fardeau de renverser la présomption de la protection de l’État (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171 au para 38, [2007] ACF no 584).

 

[13]           La cour qui contrôle une décision à partir de la norme de la raisonnabilité ne doit pas soupeser à nouveau la preuve, mais doit limiter sa révision « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité au para 47).

 

Analyse

Crédibilité

[14]           La SPR n’a contesté ni la crédibilité générale des demandeurs ni l’authenticité des divers éléments de preuve présentés. Elle a cependant mis en doute la crédibilité du témoignage des demandeurs quand ils affirment que les FARC sont à l’origine de tous les actes de menaces et d’intimidation dont ils ont été victimes. Ce faisant, elle a conclu que les actes dont les demandeurs ont été victimes auraient pu être le fait de n’importe quel groupe criminel et qu’il s’agissait d’un risque auquel tous les Colombiens aisés sont assujettis.

 

[15]           La jurisprudence reconnaît que la Cour doit faire preuve d’une grande déférence lorsqu’elle procède au contrôle d’une conclusion touchant à la crédibilité, en ce qu’elle constitue une détermination hautement factuelle (Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 au para 5, 160 NR 315; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 46, [2009] 1 RCS 339; Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1078 au para 7, [2011] ACF no 1336). Si la SPR est libre d’examiner la preuve documentaire et testimoniale du point de vue de la logique et du bon sens, en relevant toute omission ou incohérence qu’elle y observe, ses conclusions négatives doivent néanmoins être appuyées par la preuve (Mboudu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 881, [2012] ACF no 973).

 

[16]           En l’espèce, la Cour note que l’authenticité de la lettre de menace décrivant les demandeurs comme un « objectif militaire » des FARC, datée du 24 mai 2011, n’a pas été remise en question, ni le fait qu’un membre des FARC en était l’auteur (Dossier des demandeurs à la p 41, Pièce D-10). La SPR n’a pas davantage remis en cause l’authenticité des copies de plaintes effectuées par les demandeurs aux autorités colombiennes, datées du 25 mai 2011 (Dossier des demandeurs aux pp 34-36, Pièce D-10), 18 juillet 2011 (Dossier des demandeurs aux pp 42-49, Pièce D-11), 4 novembre 2011 (Dossier des demandeurs aux pp 68-69, Pièce D-17), 1er août 2012 (Dossier des demandeurs aux pp 52-57, Pièce D-13), 23 août 2012 (Dossier des demandeurs aux pp 60-65, Pièce D-15) et 25 septembre 2012 (Dossier des demandeurs aux pp 72-78, Pièce D-19). Dans chacune de ces plaintes, les demandeurs décrivent les incidents dont ils allèguent avoir été victimes – appels de menace, tentatives d’intimidation, d’enlèvement et d’agression – et relient explicitement ces événements aux FARC.

 

[17]           La SPR écrit à quelques reprises qu’elle ne nie pas que les demandeurs aient été victimes de tentatives de vol et d’attaques par des bandits (Décision de la SPR aux paras 17, 36), mais affirme que « plusieurs individus ou groupes auraient pu être la source des menaces, dont les entrepreneurs frustrés par ses rapports de vérification ». Comme les demandeurs n’ont pas produit de preuve documentaire corroborant les sanctions dont la municipalité d’Orito aurait fait l’objet suite aux vérifications du demandeur, et, qu’au surplus, certaines imprécisions chronologiques auraient été commises lors de l’audience, la SPR estime que « les affirmations du demandeur quant aux menaces des FARC ne sont que spéculatives » (Décision du tribunal au para 26).

 

[18]           Toutefois, bien qu’il soit tout à fait loisible à la SPR, devant des omissions ou des incohérences, de tirer des inférences négatives concernant la crédibilité d’un témoignage ou d’un récit, elle ne peut ignorer la preuve corroborant les prétentions des demandeurs. Dans la présente affaire, les demandeurs ont déposé pas moins de six (6) copies de plaintes effectuées auprès des autorités gouvernementales et policières colombiennes. Chacune de ces plaintes décrit des menaces ou des actes d’intimidation que les demandeurs attribuent explicitement aux FARC :

  • La plainte du 25 mai 2011 décrit la réception de la lettre signée par Danilo, commandant du front 48 des FARC (Dossier des demandeurs aux pp 35-36, Pièce D-10).
  • La plainte du 18 juillet 2011 relate un échange survenu lors d’un appel de menace où un homme non-identifié intime à la famille du demandeur de quitter le département de Putumayo ou d’en subir les conséquences (Dossier des demandeurs à la p 42, Pièce D-11).
  • La plainte du 4 novembre 2011 décrit un nouvel appel réitérant des menaces proférées en juillet 2011 (Dossier des demandeurs à la p 68, Pièce D-17).
  • La plainte du 1er août 2012 relate la tentative d’enlèvement qu’a subie la demanderesse, au cours de laquelle son ravisseur lui aurait déclaré, à la pointe d’un pistolet : « Adriana, vous allez payer avec votre vie, parce que vous niaisez, en faisant le lavage de cerveau de ces paysans contre nous, nous avions déjà averti ton mari maintenant vous allez mourir » (Dossier des demandeurs à la p 54, Pièce D-13).
  • La plainte du 23 août 2012 décrit un appel reçu par le demandeur dans lequel on lui aurait dit : « regarde maudit salaud, ta femme a réussi à s’échapper de la mort, la prochaine fois elle n’aura pas beaucoup de chance, nous vous informons que les FARC respectent leurs promesses » (Dossier des demandeurs à la p 62, Pièce D-14).
  • La plainte du 25 septembre 2012 relate une poursuite en motocyclette par des hommes armés dont la demanderesse a fait l’objet; aucune parole n’a été échangée, mais la demanderesse rattache cet événement aux menaces précédentes et blâme les FARC (Dossier des demandeurs à la p 74, Pièce D-19).

 

[19]           La Cour note qu’aucune de ces plaintes ne mentionne de tentative de vol (Décision de la SPR, au para 17). Comme l’authenticité de ces documents décrits ci-dessus n’est pas remise en cause et qu’aucun élément de preuve ne contredit le récit des demandeurs, la Cour ne peut accepter la conclusion de la SPR. La SPR n’a relevé que des lacunes mineures dans la version des faits des demandeurs. La SPR était en droit de rejeter les explications des demandeurs, mais devant une preuve corroborant pour l’essentiel les allégations principales de la demande, la SPR se devait d’y faire référence et de l’intégrer dans son analyse.

 

Risque généralisé

[20]           La conclusion de la SPR concernant le risque généralisé a été entachée par les erreurs commises sur la question de la crédibilité.

 

Protection étatique

[21]           Finalement, la conclusion de la SPR au sujet de la protection étatique tient en un seul paragraphe, dont les deux phrases clés sont les suivantes : 

Le fait que les demandeurs ont porté plainte aux autorités et que ces dernières n’ont pas été en mesure de stopper toutes les tentatives de vol et les menaces ne saurait repousser la présomption. D’ailleurs, la jurisprudence nous dit que la protection de l’État n’a pas à être parfaite (Décision de la SPR au para 38).

 

[22]           Devant cette Cour, la défenderesse a admis que la portion de l’analyse de la SPR relativement à la protection étatique était insuffisante.

 

[23]            Ainsi, sans trancher la question de savoir si les demandeurs sont parvenus à repousser la présomption de protection de l’État, la Cour est d’avis que les motifs et les explications de la SPR sont déficients et insuffisants. En effet, tel que mentionné précédemment, les demandeurs ont déposé six (6) plaintes aux autorités colombiennes et allèguent qu’elles sont restées lettre morte. Or, la SPR ignore les six (6) plaintes lorsqu’elle aborde la question de la protection étatique. Dans ces circonstances, il est difficile pour cette Cour de comprendre pourquoi la SPR pouvait estimer que les efforts déployés par les demandeurs étaient insuffisants et que la protection en Colombie était adéquate (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 au para 18, [1993] ACS no 74; Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, [2013] ACF no 1099).

 

[24]           Pour toutes ces raisons, la Cour conclut que la décision de la SPR n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits de l’espèce et du droit applicable (Dunsmuir, précité au para 47).

 

[25]           Pour ces raisons, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

[26]           Les parties n’ont pas proposé de question pour certification et cette affaire n’en soulève aucune.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

-           La demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

-           L’affaire soit renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié afin qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau;

-           Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-3307-13

 

INTITULÉ :

ADRIANA LUCIA ARIAS ORTIZ, JORGE OCTAVIO RESTREPO RAMIREZ, CARLOS AUGUSTO JIMENEZ ARIAS, ELISA JIMENEZ ARIAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            MontrÉal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 20 JANVIER 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE BOIVIN

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 24 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Me Jorge Colasurdo

 

Pour les demandeurs

Me Salima Djerroud

 

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jorge Colasurdo

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.