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Date : 20140124


Dossier :

IMM‑11396‑12

 

Référence : 2014 CF 89

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2014

En présence de madame la juge Strickland

 

ENTRE :

LICAO, JULIE CANTEROS

LICAO, TROOPER JIM ASUNCION

LICAO, MELIDA ASUNCION

LICAO, CHARIZ VANIA ASUNCION

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 11 octobre 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, respectivement au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Cette demande est présentée en vertu de l’article 72 de la LIPR.

Contexte

[2]               Les demandeurs, Julie Canteros Licao (le demandeur principal), son épouse, Melida Asuncion Licao, et leurs enfants, Chariz Vania Asuncion Licao et Trooper Jim Asuncion Licao (collectivement, les demandeurs) sont des citoyens des Philippines.

 

[3]               Ils soutiennent qu’en 2004, le demandeur principal, qui exploitait une entreprise de camionnage, a passé un contrat avec la société Pepsi‑Cola pour transporter des bouteilles d’une usine à divers centres de distribution des Philippines. Dans le cadre de ses activités, il y avait régulièrement des détournements de camions accompagnés de vols d’une partie du chargement. Il a signalé les incidents à la police, qui s’est montrée réticente à intervenir. Le demandeur principal a ultérieurement acheté d’autres camions et étendu ses activités.

 

[4]               En mai 2006, trois individus armés se sont présentés à son domicile à Dabong et l’ont informé qu’ils appartenaient à la Nouvelle armée du peuple (NAP) et qu’ils recueillaient des dons pour leur groupe. Le demandeur principal leur a dit qu’il n’avait pas d’argent chez lui. Les individus lui ont donné deux mois pour payer, faute de quoi ils s’en prendraient à sa famille. Le demandeur principal connaissait la NAP et était convaincu qu’elle n’hésiterait pas à mettre ses menaces à exécution.

 

[5]               Deux semaines plus tard, la famille a quitté sa résidence à Dabong et déménagé dans la ville de Cagayán de Oro. L’ancienne résidence familiale a par la suite été vandalisée; la famille a signalé le méfait à la police, qui a répondu qu’on peut s’attendre à ce genre de chose quand on laisse une résidence inoccupée.

 

[6]               En 2006, le demandeur principal a congédié un employé qui a réagi en le menaçant de le tuer, lui et sa famille, et qui s’est déclaré par ailleurs membre de la NAP. L’employé a dit qu’il avait postulé dans cette entreprise afin de découvrir si le demandeur principal avait les moyens financiers de payer la NAP et que la plupart des vols de marchandises dans les camions avaient été organisés par lui et exécutés par la NAP. Le demandeur principal a signalé cet incident à la police. Celle‑ci n’a procédé à aucune arrestation, même si elle connaissait l’identité de l’individu responsable.

 

[7]               Le demandeur principal et son épouse sont arrivés au Canada le 12 février 2007, munis de visas de visiteurs. Leurs enfants ont suivi le 25 mai 2007, munis aussi de visas de visiteurs. Les demandeurs ont revendiqué le statut de réfugié le 22 décembre 2009.

 

[8]               Les demandeurs affirment qu’ils risquent d’être pris à partie par la NAP en raison de ces événements. Le 11 octobre 2012, la Commission a rejeté leurs demandes d’asile. Le présent contrôle judiciaire vise cette décision de la Commission (la décision).

La décision faisant l’objet du contrôle

[9]               La Commission a jugé que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR respectivement, principalement en raison du temps qu’ils ont laissé s’écouler avant de présenter leurs demandes d’asile, soit deux ans et demi après leur arrivée au Canada. La Commission a jugé que ce délai ne concordait pas avec l’allégation voulant qu’ils soient exposés à un risque.

 

[10]           La Commission a reconnu que le demandeur principal avait les moyens financiers qu’il prétendait avoir et qu’il faisait parfois l’objet d’extorsions de la part de la NAP, mais elle n’a pas cru que les demandeurs étaient venus demander asile au Canada pour cette raison. La Commission s’est interrogée sur leur comportement durant une période pertinente au regard de leurs demandes, soit la période entre leur arrivée au Canada et le dépôt de leurs demandes d’asile, et sur le fait qu’ils ont tardé à demander une protection, ce qui ne concordait pas avec la situation de personnes exposées à un risque.

 

[11]           La Commission a pris acte des explications des demandeurs sur leur retard, à savoir que dans l’intervalle, ils avaient appris de membres de leur famille restés aux Philippines que s’ils y retournaient, leur vie serait à nouveau menacée. Avant cet avertissement, ils n’avaient pas eu le désir de demeurer au Canada de façon permanente. Ils bénéficiaient d’ailleurs de la protection offerte par leurs visas de visiteur valides. La Commission n’a pas jugé que ces explications justifiaient adéquatement leur omission de demander l’asile au point d’entrée ou la présentation exceptionnellement tardive et importante de leurs demandes d’asile compte tenu de leur situation.

 

[12]           De plus, la Commission a mis en doute le témoignage oral de l’épouse du demandeur principal, qui a déclaré qu’ils étaient venus au Canada pour relaxer en raison de la situation difficile à laquelle ils étaient confrontés aux Philippines.

 

[13]           La Commission a conclu que les demandeurs connaissaient l’existence du statut de réfugié et les critères généraux nécessaires à la présentation d’une demande d’asile au Canada; pourtant, ils n’ont déposé leurs demandes d’asile que lorsqu’il est devenu évident qu’ils étaient encore exposés à des risques. La Commission a estimé que les demandeurs n’avaient pas établi, avec suffisamment de preuves fiables à l’appui, qu’ils avaient une raison crédible de croire que leur situation aux Philippines s’améliorerait à tel point qu’ils ne seraient plus exposés à un risque de préjudices graves. La chance que les demandeurs ont eu, grâce à leurs visas de visiteur initiaux, de demeurer au Canada pendant six mois aurait dû suffire à les pousser à « aller au‑delà d’une recherche […] sur Internet afin d’obtenir des renseignements précis et fiables quant à la façon dont ils devraient s’y prendre pour protéger leurs intérêts au Canada à long terme ».

 

[14]           La Commission a aussi constaté des problèmes d’interprétation, notamment le report de plusieurs dates d’audience prévues en raison de la non‑disponibilité d’un interprète parlant le dialecte cebuano. L’interprète demandé pour le jour de l’audience en question était un interprète s’exprimant en cebuano, alors que c’est un interprète parlant le tagalog qui s’est présenté. Se fondant sur son évaluation du niveau des connaissances linguistiques des demandeurs et de leur aisance à s’exprimer dans les diverses langues qu’ils utilisaient pour communiquer avec le conseil à son bureau en l’absence d’un interprète parlant le cebuano, la Commission a rejeté la demande du conseil de reporter l’audience. Elle a estimé que les demandeurs pouvaient comparaître et témoigner utilement avec l’aide d’un interprète parlant le tagalog puisque la seule question qui devait être examinée était celle de la présentation tardive de leurs demandes d’asile au Canada et que les demandeurs avaient confirmé durant l’audience être en mesure de suivre et de comprendre les questions et les réponses. La Commission a constaté que l’épouse du demandeur principal était capable de répondre aux questions au sujet du retard, qu’aucune question sur les événements allégués dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) n’était nécessaire et que l’épouse du demandeur principal pouvait donc tout aussi bien constituer un témoin représentatif.

 

[15]           La Commission a brièvement abordé la question de la protection étatique et estimé que, selon ce qu’indiquait la documentation sur le pays, les autorités de l’État font de sérieux efforts pour protéger leurs citoyens et corriger les formes de maltraitance alléguées dans les témoignages des demandeurs. La Commission a estimé que la conduite des demandeurs au Canada et les déclarations qu’ils ont faites à leur arrivée étayaient sa conclusion selon laquelle, aux Philippines, la protection offerte par l’État aux personnes aux prises avec une situation semblable était, bien qu’imparfaite, adéquate et efficace dans la plupart des cas. Les demandeurs n’avaient pas établi de possibilité sérieuse qu’ils soient à nouveau exposés à des mauvais traitements. La Commission a conclu qu’il n’y avait chez eux ni crainte fondée de persécution pour un motif prévu par la Convention, ni menace à la vie ou risque de torture ou de traitements ou peines cruels ou inusités.

Les questions en litige

[16]           À mon sens, les questions en litige peuvent se formuler comme suit :

 

1.                  La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

 

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en tirant une conclusion négative relative à la crédibilité en raison du retard dans le dépôt des demandes d’asile et en rejetant celles‑ci sur cette base?

 

3.                  La conclusion de la Commission touchant la protection de l’État est‑elle raisonnable?

 

La norme de contrôle

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas nécessaire que les cours de révision se livrent à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle si la jurisprudence a déjà établi une norme de contrôle qui, dans les circonstances, peut être appliquée  à un décideur donné.

 

[18]           Dans la mesure où les observations des demandeurs sur la première question en litige soulèvent des questions d’équité procédurale, comme l’assistance d’un interprète, la jurisprudence a établi que ces questions doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 59; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43 [Khosa]; Francis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 636, au paragraphe 2). Il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence envers les décideurs sur ces questions (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 50).

 

[19]           De plus, il est établi dans la jurisprudence que les conclusions relatives à la crédibilité, décrites comme « l’essentiel de la compétence de la Commission », sont essentiellement de pures conclusions de fait qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 619, au paragraphe 26; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) (CA)). L’examen des faits par la Commission pour la revendication au titre des articles 96 et 97, notamment celle de la protection de l’État est aussi contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38 [Hinzman]; Rajadurai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 532, au paragraphe 23). Les autres questions en litige seront donc contrôlées selon la norme de la décision raisonnable.

 

[20]           Lorsque l’on examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’intéressera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59).

 

La première question en litige : La Commission a‑t‑elle manqué à son obligation d’équité procédurale?

 

Les observations des demandeurs

[21]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale, prévue à l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés et dans la Déclaration canadienne des droits et les Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256 (les Règles), car ils avaient demandé l’assistance d’un [traduction] « interprète tagalog parlant le dialecte cebuano », alors que l’interprète présent à l’audience ne parlait que le tagalog. La Commission est tenue d’offrir les services d’un interprète lorsqu’une partie ne comprend pas ou ne parle pas la langue dans laquelle se déroule l’audience. De plus, la Commission a tenu compte d’une considération non pertinente, soit le fait que les demandeurs communiquaient avec leur avocat, à son bureau, sans l’aide d’un interprète cebuano. Les critères pour une interprétation acceptable sont que l’interprétation doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de démontrer qu’un préjudice réel a été subi pour prouver le bien‑fondé d’une revendication pour violation du droit à un interprète (Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 [Mohammadian]).

 

[22]           La capacité de comprendre la procédure ne saurait suffire à justifier la tenue de l’instance en l’absence d’un interprète (Faivi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1983] ACF no 41 (TD) (QL) [Faivi], au paragraphe 12). En l’espèce, l’interprétation n’était pas continue à cause des différences entre les dialectes. Les demandeurs soutiennent qu’ils n’avaient pas renoncé à leur droit à l’interprétation. Le fait que les enfants comprenaient l’interprète n’est pas une raison pour assouplir les normes pour les autres demandeurs d’asile.

 

Les observations du défendeur

[23]           Le défendeur soutient que la qualité de la traduction ne compromettait pas l’équité de l’audition des demandeurs. L’arrêt Mohammadian, précité, ne dispense pas les demandeurs de démontrer que la traduction n’était pas d’un niveau raisonnable. Le droit à une traduction adéquate n’est pas un droit à une traduction parfaite; la valeur fondamentale ici est la compréhension linguistique (arrêt Mohammadian, précité; R c Tran, [1994] 2 RCS 951 [Tran]; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1161, au paragraphe 3 [Singh]; Marma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 777, au paragraphe 27 [Marma]). De plus, les demandeurs doivent prouver un manque de compréhension patent (Fu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 155, au paragraphe 10 [Fu]).

 

[24]           Le défendeur avance que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve que l’audition était compromise. L’interprète parlait un dialecte différent qui, parfois, pouvait leur être difficile à comprendre, mais il s’est avéré que, tout compte fait, les demandeurs comprenaient l’interprète.

 

[25]           Il était injustifié de la part des demandeurs de se fonder sur la décision Faivi, précitée. Dans cette affaire, la Commission a obligé le demandeur d’asile à témoigner, et ce, sans l’assistance d’un interprète et sans s’assurer qu’il pouvait comprendre la langue des questions. En l’espèce, la Commission a posé des questions en début d’audition pour s’assurer que les demandeurs pouvaient comprendre l’interprète et a veillé à confirmer cette compréhension tout au long de l’audition. Les demandeurs n’ont indiqué ni erreur de traduction, ni exemple où il leur était impossible de comprendre ou de communiquer de façon utile au cours de l’audition, ni erreur découverte ultérieurement, à l’examen de la transcription. Par conséquent, ils n’ont pas démontré un manque de compréhension patent (arrêt Mohammadian, précité; décision Marma, précitée). On ne saurait reprocher à la Commission d’avoir procédé à l’audience, et rien ne justifie une intervention de notre Cour à cet égard.

L’analyse

[26]           La décision Singh, précitée, résume les principes de droit applicables aux questions d’interprétation et de traduction :

Les deux conseils conviennent que la question de la qualité de l’interprétation a été tranchée par la Cour d’appel fédérale dans Mohammadian c. Canada (MCI), 2001 CAF 191, [2001] A.C.F. no 916, suivant la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951. À mon avis, les principes énoncés dans Mohammadian peuvent être brièvement résumés comme suit :

 

a.         L’interprétation doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante.

 

b.         Il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel pour obtenir une réparation.

 

c.         L’interprétation doit être adéquate, mais n’a pas à être parfaite. Le principe le plus important est la compréhension linguistique.

 

d.         Il y a renonciation au droit lorsque la qualité de l’interprétation n’est pas contestée par le demandeur à la première occasion, chaque fois qu’il est raisonnable de s’y attendre.

 

e.         La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée à l’égard de la mauvaise qualité de l’interprétation est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas.

 

f.          Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[27]           Certes, la norme est loin d’être parfaite, puisque, comme l’a noté le juge Lamer (alors juge en chef) dans l’arrêt Tran, précité, à la page 987, l’interprétation est « fondamentalement une activité humaine qui s’exerce rarement dans des circonstances idéales ».

 

[28]           D’ailleurs, comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mohammadian, précité, aux paragraphes 18 et 19, un demandeur peut être réputé avoir renoncé à son droit à l’assistance d’un interprète s’il ne s’oppose pas, dès qu’il en la possibilité, à la qualité de l’interprétation.

 

[29]           Les demandeurs se sont conformés à l’exigence du paragraphe 19(1) des Règles, qui dispose que si un demandeur d’asile a besoin des services d’un interprète dans le cadre des procédures, il doit indiquer dans le FRP la langue et, le cas échéant, le dialecte à interpréter. Les demandeurs ont indiqué dans leur FRP que leur langue maternelle était le tagalog et que la langue ou le dialecte qu’ils parlaient le plus couramment était le cebuano. Chacun a demandé un interprète [traduction] « cebuano/tagalog » ou [traduction] « cebuano ou tagalog » pour l’instance. Toutefois, chaque demandeur s’est déclaré capable de lire l’anglais et de comprendre l’intégralité du contenu de son FRP et des pièces jointes. Subséquemment, le demandeur principal a en outre modifié son FRP pour indiquer qu’il parlait aussi l’anglais.

 

[30]           Au début de l’audience, le demandeur principal a réitéré le fait que les demandeurs avaient besoin d’un interprète cebuano. L’interprète qui était présent interprétait le tagalog, mais non le cebuano. La Commission a demandé aux demandeurs si l’un d’entre eux parlait ou comprenait le tagalog, et ceux‑ci l’ont informée que c’était le cas pour tous. Elle a ensuite demandé si le demandeur principal en avait une compréhension différente, ce à quoi il lui a été répondu que le cebuano était sa [traduction] « vraie langue » et que les membres de la famille parlaient le cebuano entre eux. Il a aussi confirmé qu’il parlait un peu l’anglais, mais qu’il ne comprenait pas les mots difficiles. À l’audience, lorsque la Commission lui a demandé s’il était capable de suivre la procédure, il a également répondu par l’affirmative.

 

[31]           La Commission a indiqué qu’elle se proposait de n’examiner qu’une seule question, soit la présentation tardive des demandes d’asile. La Commission a demandé au conseil comment lui et son personnel s’y étaient pris pour communiquer avec les demandeurs afin de se préparer à l’audience. Il a répondu que l’épouse du demandeur principal avait agi comme principale narratrice, qu’elle traduisait ses questions en cebuano et traduisait en retour les réponses en anglais. La Commission a fait observer que son approche durant l’audience n’était pas différente de celle adoptée par le conseil. Certes, l’épouse du demandeur principal constituait une partie ayant des intérêts dans l’issue de l’instance, mais la Commission était convaincue que l’audience pouvait se dérouler, étant donné la brièveté et la nature générale des questions à poser concernant le dépôt tardif des demandes. La Commission a estimé que l’un des autres demandeurs pouvait tout aussi bien répondre avec exactitude et facilité à ses questions. Elle a donc instruit l’affaire, malgré l’objection du conseil qui a fait observer que l’environnement d’interprétation dans son bureau était complètement différent de celui d’une salle d’audience et que le demandeur principal n’aurait qu’une compréhension minimale de la procédure en l’absence d’un interprète parlant le cebuano. La Commission a commencé l’audience et a interrogé l’épouse du demandeur principal puisque celle‑ci avait déclaré comprendre et parler le tagalog.

[32]           Le dossier certifié du tribunal (DCT) indique que l’audition, qui devait à l’origine avoir lieu le 2 mars 2011, a cependant été reportée parce que la présence d’un interprète parlant le cebuano avait été demandée. À la date d’audience suivante, le 19 octobre 2011, l’audition de l’affaire a de nouveau été reportée parce que la présence d’un interprète du dialecte cebuano était requise. À la date d’audience suivante, le 21 décembre 2011, l’audition a encore été reportée, cette fois‑ci pour cause de maladie du conseil; la fiche de renseignements sur l’audience comporte une note indiquant que les services d’un interprète cebuano devaient être retenus en vue de l’audience reprogrammée. L’audience était prévue pour le 19 mars 2012, mais elle a encore une fois été reportée, en raison cette fois de la non‑disponibilité du conseil; la même note sur la nécessité d’un interprète cebuano a été ajoutée à la fiche de renseignements.

 

[33]           Compte tenu de ces circonstances, on peut comprendre la frustration du commissaire, qui était confronté encore à un nouveau délai en raison de l’absence d’un interprète parlant le cebuano, ainsi que la nécessité de traiter le plus rapidement possible les demandes d’asile (arrêt Mohammadian, précité, au paragraphe 17; Ahamat Djalabi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 684, au paragraphe 24). De plus, étant donné que le demandeur principal a soulevé la question en début d’audience et vu l’objection du conseil, il est très clair que les demandeurs n’avaient pas renoncé à leur droit à un interprète parlant le cebuano.

 

[34]           Dans ces circonstances, il s’agit donc en fait de chercher à savoir si, sur un plan pratique, il fallait recourir à un interprète cebuano plutôt qu’à un interprète tagalog pour préserver l’équité procédurale.

 

[35]           Dans l’arrêt Tran, précité, la Cour suprême du Canada estime que pour déterminer si l’article 14 de la Charte a été violé, il faut d’abord évaluer le besoin de recourir à un interprète; elle ajoute que les tribunaux devraient être généreux et avoir l’esprit ouvert lorsqu’ils évaluent le besoin qu’a un accusé de recourir à l’assistance d’un interprète.

 

[36]           En l’espèce, l’affidavit de l’épouse du demandeur principal déposé à l’appui de la demande de contrôle judiciaire apporte les précisions suivantes :

[traduction]

3.         Je comprends l’anglais suffisamment bien pour comprendre le présent affidavit, mais je dois recourir à l’assistance d’un interprète pour une audience ou une entrevue. Nous avons été en mesure de comprendre l’interprète, mais seulement après beaucoup d’efforts et après avoir employé des mots différents, et il en a été de même pour l’interprète. Nous étions extrêmement tendus durant l’audience, de sorte que nous n’arrivions pas à nous concentrer. Notre façon de répondre aux questions en a été affectée. Nous avons dit au commissaire que nous comprenions, mais c’était après beaucoup d’échanges entre l’interprète et nous. Mes enfants comprennent beaucoup mieux l’anglais et le parlent bien.

 

[37]           Dans l’affaire Marma, précitée, les demandeurs ont fait observer que la traduction n’était pas adéquate, puisqu’ils n’avaient pas compris certains termes employés par l’interprète, ce qui constituait une atteinte à leur droit à l’équité procédurale. Le juge Zinn a jugé que les erreurs alléguées et les défauts de traduction n’étaient pas d’une importance déterminante pour la décision et n’avaient eu aucune incidence sur la compréhension des témoignages par la Commission.

 

[38]           En l’espèce, dans son affidavit, l’épouse du demandeur principal ne désigne aucune erreur d’interprétation d’importance qui aurait influé sur la décision, pas plus qu’elle n’indique en quoi les réponses qu’elle a données auraient été différentes si un interprète parlant le cebuano avait été présent. Les demandeurs ne relèvent non plus aucun aspect de l’audience qu’ils aient été incapables comprendre et n’indiquent aucune portion de leurs déclarations qui aurait pu être mieux expliquée par le demandeur principal que par son épouse. Fait significatif, le demandeur principal n’a déposé aucun affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Il n’a pas affirmé n’avoir pas compris la procédure, ni déclaré que s’il avait répondu aux questions posées par la Commission, il aurait donné des réponses qui auraient été différentes du témoignage donné par son épouse. Je note aussi que les documents déposés par les demandeurs pour étayer leurs demandes d’asile, comme le certificat d’enregistrement du nom commercial, le formulaire d’entreprise individuelle, le permis d’exploitation d’entreprise et le contrat avec Pepsi‑Cola, ont tous été rédigés en anglais et signés par le demandeur principal. Fait important encore, à plusieurs occasions au cours de l’audience, la Commission s’est assurée que les demandeurs comprenaient la procédure.

 

[39]           Dans l’affaire Fu, précitée, le demandeur a affirmé qu’une erreur de traduction avait compromis son droit à l’équité procédurale. Le juge Rennie a apprécié l’effet juridique de cette erreur et s’est penché sur la question de savoir si elle avait entraîné, pour le demandeur, un manquement à l’équité procédurale, compte tenu de l’ensemble de la décision. Le juge conclut ainsi :

[10]      L’existence d’une erreur d’interprétation, qui a ensuite servi de fondement erroné à l’une des conclusions négatives en matière de crédibilité ne signifie pas qu’il faille annuler la décision. Il est manifeste que la CISR a rejeté la demande de M. Fu parce qu’elle a jugé ce dernier non crédible à l’issue de son témoignage et non simplement parce que la SPR pensait qu’il n’avait pas parlé de Jésus Christ. En somme, il n’y a pas eu d’atteinte au droit à l’équité procédurale puisque l’atteinte ne pouvait influer sur la décision contestée, compte tenu – encore une fois – de l’ensemble de celle‑ci : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Patel, 2002 CAF 55; Mobile Oil Canada Ltd. c. Office Canada–Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228. En dépit de l’erreur d’interprétation, et de l’inférence qui en a découlé, les conclusions de la CISR relatives à la crédibilité de M. Fu sont raisonnables. […]

 

[40]           Les demandeurs ont droit aux services d’un interprète dans la langue qu’ils ont demandée, et il n’appartient pas à la Commission de déterminer si un demandeur a besoin d’un interprète dans un dialecte différent de celui de l’interprète fourni. Partant, la décision de tenir l’audience en l’absence d’un interprète parlant le dialecte demandé par un demandeur comporterait, dans la plupart des cas, un manquement à l’équité procédurale. Toutefois, je ne crois pas que ce soit le cas ici au vu de la preuve et des faits particuliers de l’espèce.

 

[41]           Dans la présente affaire, les demandeurs n’ont pas démontré en quoi l’audition était compromise par l’absence d’un interprète parlant le cebuano. En particulier, ils n’ont pas démontré que la preuve factuelle touchant la seule question abordée à l’audience, à savoir le dépôt tardif des demandes, aurait été différente s’ils avaient eu un interprète s’exprimant en cebuano. De plus, ils n’ont relevé aucune erreur d’interprétation qui aurait influé sur la décision (décision Marma, précitée, au paragraphe 28; décision Singh, précitée, au paragraphe 24). À mon sens, ils n’ont donc pas établi que leur droit à l’équité procédurale avait été lésé.

La deuxième question en litige : La Commission a‑t‑elle commis une erreur en tirant une conclusion négative relative à la crédibilité en raison du retard dans le dépôt des demandes d’asile et en rejetant celles‑ci sur cette base?

 

Les observations des demandeurs

[42]           Les demandeurs semblent soutenir que la Commission n’a pas formulé en termes clairs et explicites ses conclusions relatives à la crédibilité (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1992) 15 Imm LR (2d) 199 (CA), au paragraphe 6). De plus, ils font observer qu’une présentation tardive d’une demande d’asile ne suffit pas pour démontrer l’absence de crainte subjective selon les termes de l’article 96, et ne constitue pas un facteur déterminant (Hue c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] ACF no 283 (QL)(CA) [Hue]; Heer c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] ACF no 330 (QL)(CA); Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (QL)(CA) [Huerta]). Ils ajoutent que la Commission a commis une erreur de droit en rejetant leur demande fondée sur l’article 97 sur la base de sa présentation tardive parce que ce facteur ainsi que la crainte subjective ne devraient pas être pris en considération dans cette analyse (Trujillo Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99).

 

[43]           Les demandeurs prétendent que leurs explications touchant le dépôt tardif de leurs demandes étaient raisonnables. Si une personne éprouve une crainte à l’égard d’un risque et agit en fonction de la compréhension qu’elle en a, la Commission ne peut substituer sa compréhension de la situation (Gurusamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 990, au paragraphe 36; décision Hue, précitée). La Cour a déjà jugé que la Commission avait commis une erreur en ne tenant pas compte de l’existence d’un visa d’étudiant pour justifier un retard, et ce précédent est valable en l’espèce (El Balazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 38, aux paragraphes 7 à 10 [El Balazi]). Par ailleurs, les demandeurs soutiennent que les motifs de la Commission ne sont pas des plus clairs et sont contradictoires.

 

[44]           Les demandeurs font observer qu’un seul des jugements cités par le défendeur à l’appui de leur prétention que la crédibilité est un facteur déterminant au titre tant de l’article 96 et que de l’article 96 a été rendu après la promulgation de l’article 97 : il s’agit de la décision Niyas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 321 [Niyas]. Les demandeurs font aussi observer que le défendeur essaie de compléter les motifs de la Commission en clarifiant sa décision.

 

Les observations du défendeur

[45]           Pour sa part, le défendeur avance que la Commission était fondée à tirer une conclusion négative de l’omission des demandeurs de demander protection à la première occasion. De plus, en l’absence d’explication raisonnable, le temps qu’ils ont laissé s’écouler ébranle leur allégation de crainte subjective et, partant, leur crédibilité (décisions Niyas et Singh, précitées; Ilie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1758 (TD) (QL); Sellathamby c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 839 (TD)(QL); Calderon Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 412, aux paragraphes 19 et 20 [Garcia]).

 

[46]           Avant même d’avoir quitté les Philippines, les demandeurs avaient une compréhension relativement bonne du système canadien d’immigration et de protection des réfugiés. Les parents ont quitté les Philippines [traduction] « pour partir en vacances », y laissant leurs enfants qui devaient les rejoindre ultérieurement. Ces vacances, conjuguées au retard à demander l’asile, permettaient à la Commission de conclure de façon raisonnable que le retard affaiblissait la crédibilité de leurs demandes; ils n’avaient donc pas demandé l’asile parce qu’ils étaient exposés à un risque, mais bien parce qu’ils y voyaient un autre moyen d’immigrer au Canada. Par ailleurs, l’existence d’une autre explication ne signifie pas que la décision de la Commission est déraisonnable (Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 123, au paragraphe 30; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 24 à 46; arrêt Khosa, précité).

 

[47]           Le défendeur soutient que les conclusions de la Commission sur la crédibilité des demandeurs sont déterminantes au regard de leurs demandes d’asile fondées tant sur l’article 96 que sur l’article 97. La Commission n’a pas accepté entièrement leur allégation de risque, mais ne l’a pas rejetée non plus pour la seule raison qu’ils n’avaient pas prouvé une crainte subjective. Elle a estimé que la présentation tardive des demandes d’asile ne cadrait pas avec les mauvais traitements allégués et le risque auquel les demandeurs disaient être exposés aux Philippines. Certes, la Commission a reconnu que le demandeur principal avait fait l’objet de pressions financières à l’occasion, mais elle n’a pas cru que les demandeurs avaient par la suite subi des menaces ou que leur vie était de ce fait menacée. L’absence d’urgence à demander l’asile pour rester au Canada jette un doute raisonnable sur la gravité de leur situation aux Philippines.

 

Analyse

[48]           La décision ne met pas en doute la crédibilité des demandeurs autrement que dans le contexte de leur présentation tardive de leurs demandes d’asile. La Commission a estimé que le demandeur principal présentait le profil commercial qu’il disait avoir et qu’il avait fait l’objet de pressions financières de la part des agents de persécution qu’il avait identifiés. Toutefois, elle a estimé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que les demandeurs avaient quitté les Philippines et étaient venus au Canada pour cette raison. Leur conduite et leur présentation tardive des demandes d’asile n’étaient pas des actions que poseraient des personnes exposées à un risque et à la crainte dans laquelle les demandeurs disaient vivre aux Philippines.

[49]           Dans la décision Garcia, précitée, le juge Near a eu l’occasion d’analyser et d’appliquer la jurisprudence pertinente de notre Cour concernant le retard :

[19]      Le fait de tarder à présenter une demande d’asile « n’est pas un facteur déterminant en soi », mais c’est « un élément pertinent dont le tribunal peut tenir compte pour apprécier les dires ainsi que les faits et gestes d’un revendicateur » (Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 NR 225, [1993] ACF no 271 (CA)). Il est raisonnable de penser que les demandeurs présenteraient une demande d’asile à la première occasion possible (voir la décision Jeune c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 835, [2009] ACF no 965, au paragraphe 15).

 

[20]      La jurisprudence récente donne aussi à penser que, bien que la lenteur à déposer une demande d’asile ne soit pas déterminante, elle « peut, dans les cas appropriés, constituer un motif suffisant de rejet de la demande » (Duarte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 988, [2003] ACF no 1259, au paragraphe 14). Sans une explication satisfaisante du demandeur pour justifier sa lenteur à agir, la demande d’asile « peut être déclarée irrecevable, même si les allégations de son auteur sont jugées par ailleurs crédibles » (Velez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 923, [2011] ACF no 1138, au paragraphe 28).

 

 

[50]           Selon certaines décisions, une présentation tardive d’une demande d’asile peut fonder une conclusion négative au sujet de la crédibilité et une absence de crainte subjective (Ortiz Garzon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 299, au paragraphe 30 [Ortiz Garzon]; Goltsberg c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 886, au paragraphe 28 [Goltsberg]).

 

[51]           De plus, d’autres décisions indiquent qu’en soi la présentation tardive d’une demande d’asile n’est pas suffisante pour justifier le rejet de la demande (Brown c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 585, aux paragraphes 39 et 40; Juan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 809, au paragraphe 11; Delgado Ruiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 163, au paragraphe 6).

 

[52]           Dans la décision Trejos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 170, au paragraphe 48, le juge Kelen écrit ceci : « C’est en fonction des faits d’espèce qu’on déterminera si le caractère tardif d’une demande d’asile antérieure est suffisant pour pouvoir conclure en l’absence de crainte subjective de persécution et rejeter une demande d’asile. »

 

[53]           Comme la Cour le fait remarquer dans la décision Espinosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1324, au paragraphe 17, ce qui porte le coup fatal à une demande d’asile, c’est l’incapacité du demandeur d’expliquer ce retard de manière satisfaisante (voir aussi la décision Dion John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1283, au paragraphe 23).

 

[54]           Les demandeurs citent la décision El Balazi, précitée, à l’appui de leur affirmation que la Commission commet une erreur du fait en ne tenant pas compte de l’existence d’un visa comme une explication acceptable de la présentation tardive des demandes. Dans certaines décisions, la possession d’un visa a été un facteur qui a amené la Cour à conclure qu’une telle présentation tardive était raisonnable (décisions El Balazi et Hue, précitées; Houssainatou Diallo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 2004). Toutefois, dans la décision El Balazi, le juge Pinard a aussi déclaré que dans certaines circonstances, le comportement d’un demandeur pouvait être suffisant pour que la Cour rejette une demande d’asile :

Le défendeur a raison de dire que la CISR peut tenir compte du comportement d’un demandeur pour apprécier ses dires ainsi que ses faits et ses gestes et que, dans certaines circonstances, le comportement d’un demandeur peut être suffisant, à lui seul, pour rejeter une demande d’asile (Huerta c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (le 17 mars 1993), A‑448‑91, Ilie c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le 22 novembre 1994), IMM‑462‑94 et Riadinskaia c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le 12 janvier 2001), IMM‑4881‑99).

 

[55]           En l’espèce, la Commission a tenu compte de l’existence des visas des demandeurs et a constaté qu’ils les avaient prorogés à plusieurs reprises. En fait, au moment où les demandeurs ont revendiqué le statut de réfugié, leurs visas étaient sur le point d’échoir et ils s’apprêtaient à les renouveler pour la quatrième fois.

 

[56]           Les demandeurs sont arrivés au Canada le 12 février 2007 et ont demandé l’asile le 22 décembre 2009, environ deux ans plus tard. L’épouse du demandeur principal a expliqué ainsi leurs demandes tardives :

[traduction]

Commissaire :  Pourquoi n’avez‑vous pas fait de demandes d’asile avant décembre 2009, presque en 2010?

 

Co‑demandeure d’asile : Notre intention initiale en venant au Canada était simplement de nous reposer et de relaxer …

 

[…]

 

Co‑demandereure d’asile : […] et d’arriver à oublier la situation chez nous.

 

Nous attendions que la situation aux Philippines se calme et nous avons continué d’attendre; nous voulions y retourner dès qu’elle se calmerait.

 

Mais nous avons appris, par des appels téléphoniques que nous faisions régulièrement chez des parents aux Philippines comme mon père et mon frère, que pendant tout ce temps, nous étions encore recherchés aux Philippines.

 

Mon frère et mes parents, restés aux Philippines, nous ont donc avertis de ne pas rentrer au pays tout de suite, ou de ne pas rentrer du tout. Nos vies étaient en danger, nous risquions d’être tués par ceux qui nous recherchaient. C’est à ce moment‑là que nous avons décidé de faire une demande d’asile.

 

[57]           L’épouse du demandeur principal a témoigné qu’ils avaient utilisé Internet et appris qu’ils ne pouvaient rester au Canada sans statut; ils ont donc toujours demandé une prorogation de leur visa avant son échéance. Avant ou après leur départ des Philippines, ils savaient ce qu’était une demande d’asile et que les réfugiés étaient des personnes nécessitant une protection. Lorsque l’épouse du demandeur principal a été interrogée sur les raisons pour lesquelles ils avaient demandé et renouvelé leurs visas de visiteur, elle a répondu :

[traduction]

Co‑demandeure d’asile : Nous voulions vraiment rentrer au pays parce que nous y avons de la famille, nos enfants y ont grandi. Ce sera… et nous savions pertinemment que ce serait très difficile pour nous de rester ici pour de bon. Mais en fait, nos options sont limitées; nous ne savons vraiment pas quoi choisir : ou nous restons là‑bas et sommes tués, ou nous restons au Can… ou nous continuons ici.

 

[58]           Elle a aussi ajouté qu’à leur arrivée au Canada, ils avaient déclaré que le but de leur voyage était d’y passer des vacances, le temps que la situation aux Philippines se calme.

 

[59]           La Commission a conclu que les demandeurs avaient tardé déraisonnablement à présenter leurs demandes d’asile après leur arrivée au Canada. Elle a par conséquent jugé que les demandeurs n’avaient pas de crainte subjective d’être persécutés. Elle n’a pas trouvé acceptable leur explication du retard et a de plus estimé que [traduction] « la preuve concernant la question substantielle en l’espèce, soit que les demandeurs ont tardé à présenter leurs demandes d’asile au Canada, n’est pas crédible ».

 

[60]           Essentiellement, la Commission n’a pas accepté qu’une famille qui avait quitté les Philippines parce que ses membres craignaient pour leur vie, comme ils l’ont prétendu, coure le risque de ne pas voir renouveler ses visas de visiteurs à quatre reprises avant de demander le statut de réfugié. La conduite des demandeurs n’était pas celle de personnes exposées à un risque et à la crainte dans laquelle ils disaient vivre aux Philippines. Comme la Cour l’a déclaré dans la décision Niyas, précitée, au paragraphe 10, « [l]a SPR pouvait mettre en question la crainte de M. Niyas et tirer une conclusion défavorable concernant la crédibilité à cause de ces délais ». De plus, la présentation tardive d’une demande est un élément pertinent dont la Commission doit tenir compte dans l’examen des déclarations et des actions d’un demandeur (arrêt Huerta, précité). Dans les circonstances de l’espèce, la crédibilité des demandeurs était donc un motif suffisant pour que la Cour rejette leurs demandes d’asile sur le fondement tant de l’article 96 que de l’article 97 (décision Garcia, précitée, au paragraphe 22).

 

[61]           Ainsi donc, bien que j’eusse tiré une conclusion différente, il était raisonnablement loisible à la Commission de tirer la sienne, compte tenu de la jurisprudence précitée et des faits particuliers de l’espèce.

 

La troisième question en litige : La conclusion de la Commission touchant la protection de l’État est‑elle raisonnable?

 

Les observations des demandeurs

[62]           Les demandeurs soutiennent que l’analyse de la protection de l’État par la Commission est entachée d’erreurs parce qu’elle n’a pas tenu compte de leur preuve selon laquelle ils avaient fait des signalements à la police, signalements que la police a rejetés même si elle connaissait l’identité de l’agent de persécution. Par ailleurs, la Commission a commis une erreur en ne soupesant pas les propres risques des demandeurs et en n’évaluant pas les actions de l’État. De « sérieux efforts » ne constituent pas le critère pour une protection adéquate de l’État (Vigueras Avila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 359, au paragraphe 27; Streanga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 792, au paragraphe 5; Araujo Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 79, au paragraphe 14; Mitchell c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 133, au paragraphe 10).

 

Les observations du défendeur

[63]           Le défendeur soutient que la Commission est fondée à ajouter foi à la preuve selon laquelle l’État fait de sérieux efforts pour apporter sa protection et qu’il incombe aux demandeurs de démontrer que ces efforts sont insuffisants. Ni la persistance de la criminalité ni les carences locales dans les activités de police ne sont suffisantes (arrêt Hinzman, précité, aux paragraphes 40 à 46, Jimenez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1523, au paragraphe 34; Zhuravlvev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 CF 3, au paragraphe 31; Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 26).

 

[64]           La Commission a raisonnablement apprécié les efforts minimaux des demandeurs pour obtenir de la protection ainsi que la preuve des crimes violents aux Philippines comme facteur non déterminant de la protection de l’État. La Commission a estimé avec raison que la preuve était insuffisante pour réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

Analyse

[65]           À l’audience et dans sa décision, la Commission a indiqué que la seule question sur laquelle elle devait statuer était la présentation tardive des demandes d’asile des demandeurs. La décision ne comprend pas une analyse de la protection de l’État, mais note que, selon la documentation sur les conditions du pays, les autorités font de sérieux efforts pour protéger les citoyens et que des efforts sérieux sont déployés pour corriger les formes de mauvais traitements allégués dans les demandes d’asile des demandeurs. La Commission ajoute que la conduite des demandeurs au Canada et les déclarations qu’ils ont faites à leur arrivée étayent sa conclusion selon laquelle la protection étatique aux Philippines pour les personnes dans une situation similaire à celle des demandeurs, bien qu’imparfaite, est adéquate et efficace dans la plupart des cas. Les demandeurs n’ont pas démontré l’existence d’une possibilité sérieuse qu’ils continuent d’être exposés à des mauvais traitements.

 

[66]           Puisque la Commission avait jugé que les demandeurs n’avaient ni prouvé leurs craintes ni démontré qu’ils avaient quitté les Philippines et étaient venus au Canada pour les raisons mentionnées dans leurs demandes d’asile, son analyse de la protection étatique n’était pas nécessaire. Comme il est statué dans la décision Vergara c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1100 :

[9]        Vu la conclusion de la Cour, il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si l’État assure une protection adéquate dans les régions des Philippines où les groupes rebelles agissent. La Cour convient que certains extraits de la preuve documentaire montrent que le groupe Abu‑Sayaff et la Nouvelle armée du peuple contrôlent certaines régions des Philippines, et non pas la police. Cependant, d’autres éléments de preuve montrent que la police, aidée par des militaires des États‑Unis, essaie de contrôler les groupes rebelles et communistes. Le fait demeure qu’aucun des demandeurs n’a produit les preuves nécessaires pour étayer une crainte de persécution, subjective ou objective.

 

[67]           Par conséquent, bien que l’analyse de la protection de l’État par la Commission comporte peut‑être des erreurs, elles ne sont pas en l’espèce déterminantes au regard des conclusions de la Commission sur la crédibilité des demandeurs au titre des articles 96 et 97 (voir aussi Gonzalez Ventura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 10, au paragraphe 62; Di Mpasi Mansoni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 62, au paragraphe 37; Argueta Calderon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 229, au paragraphe 5).

 

[68]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

 

 

 

 

 

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM‑11396‑12

 

INTITULÉ :

LICAO, JULIE CANTEROS, LICAO, TROOPER JIM ASUNCION, LICAO, MELIDA ASUNCION, LICAO, CHARIZ VANIA ASUNCION c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 25 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

                                    LA JUGE STRICKLAND

DATE DU JUGEMENT :

                                                            LE 24 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jane Stewart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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