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Date : 20140124


Dossier :

IMM‑10493‑12

Référence : 2014 CF 85

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2014

En présence de madame la juge Strickland

 

ENTRE :

HAIDAR IBRAHIM NASSEREDDINE

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), visant la décision du 26 septembre 2012 par laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a conclu que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR en raison de son appartenance au mouvement Amal (le Amal) au Liban.

 

Contexte

[2]               Le demandeur est un citoyen du Liban. En 2001, il a quitté son pays pour aller visiter des membres de sa famille aux États‑Unis, où il est demeuré une fois expirée sa période de séjour autorisée. Le 26 janvier 2009, le demandeur est entré au Canada accompagné de son avocat pour y demander l’asile. Il a une fille qui vit au Canada.

 

[3]               Dans son formulaire IMM‑5611 – « Demande d’asile au Canada » – signé le 26 janvier 2009, le demandeur a écrit, en réponse à la question 46 relative à l’« Adhésion à des organisations » que, de janvier 1976 à février 2001, il avait été membre du (groupe scout Al Risala) du mouvement Amal (le Amal), qu’il a décrit comme un [traduction] « groupe social ». Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) daté du 18 février 2009, le demandeur a de nouveau déclaré qu’il était membre du [traduction] « MOUVEMENT AMAL » et dit qu’en conséquence, il était ciblé par le Hezbollah.

 

[4]               Le 16 juin 2011, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a eu un entretien avec le demandeur dans le cadre de l’enquête menée par l’Agence en vue d’établir son admissibilité au Canada. Au cours de l’entretien, le demandeur a déclaré qu’il s’était joint au Amal à l’adolescence, vers 1976 ou 1977, et qu’il détenait une carte de membre de cette organisation, dont une copie est versée au Dossier certifié du tribunal (le DCT). Le demandeur a précisé qu’il avait travaillé comme chef scout, puis comme chauffeur d’ambulance dans la section de la défense civile du Amal. De 1984 à 1994, le demandeur a inspecté des conteneurs d’expédition dans un port contrôlé par le Amal; il relevait directement du directeur du port. Il a ensuite travaillé comme gardien de sécurité jusqu’en 2001. Lorsqu’il s’est retiré du Amal en 2001, le demandeur a remis sa lettre de démission à Ali Hassan Khalil, alors chef du Amal à Beyrouth et principal adjoint de Nabih Berri, et maintenant représentant du Amal au Parlement libanais et ministre de la Santé publique du Liban.

 

[5]               Dans le formulaire [traduction] « Examen de cas et recommandation quant à savoir s’il doit être déféré pour enquête », l’agent de l’ASFC a conclu que le Amal était une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’actes subversifs violents ou terroristes. L’agent a conclu qu’on pouvait imputer au Amal des attentats suicides contre les forces militaires israéliennes, des assassinats au moyen d’explosifs et d’autres attentats visant les membres de groupes rivaux en vue d’obtenir le contrôle du Liban, ainsi que d’autres actes de violence ciblant des Israéliens et les membres d’autres groupes identifiables dans le but d’intimider les populations locales. L’agent a souligné que le demandeur ne s’était pas montré ouvert lors de l’entretien, et il a mis en doute sa crédibilité, car il n’avait pas divulgué une déclaration de culpabilité pour vol prononcée contre lui aux États‑Unis. L’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’appartenance du demandeur au Amal emportait interdiction de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, et il a recommandé que l’affaire soit déférée pour enquête.

 

[6]               Le demandeur a fait l’objet d’une enquête par la CISR, qui a commencé le 18 avril 2012 et s’est poursuivie les 18 et 26 septembre 2012.

 

[7]               La CISR a rendu sa décision de vive voix à l’issue de l’enquête. Cette décision (la décision) fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Décision à l’examen

[8]               Après avoir entendu les témoignages du demandeur et de sa fille et les arguments oraux du conseil du ministre, la CISR a rendu sa décision de vive voix à l’audience : le demandeur était un étranger interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

 

[9]               La CISR a mentionné les allégations du ministre selon lesquelles le demandeur était membre du Amal, organisation qui s’est livrée à des actes de terrorisme. En outre, la preuve documentaire foisonnait d’exemples d’actes de terrorisme commis par le Amal, comme des attentats à la bombe, des détournements, des enlèvements et le massacre de civils innocents. Aucune preuve ne montrait toutefois que le demandeur s’était lui‑même livré à des actes de terrorisme ou qu’il était une personne exerçant une autorité au sein du Amal.

 

[10]           La CISR a aussi mentionné que le demandeur était devenu membre du Amal à 15 ans, geste qu’il a assimilé au fait de joindre un groupe de scouts. Le demandeur a déclaré qu’à titre de membre de l’aile de la défense civile de l’organisation, il avait offert de l’assistance humanitaire comme conducteur d’ambulance pendant le conflit au Liban. Par l’entremise du Amal, le demandeur a également obtenu un emploi d’inspecteur de conteneurs dans un port. Le demandeur a été membre du Amal pendant vingt‑cinq ans, ne cessant de l’être que lorsqu’il a quitté le payse pour se rendre aux États‑Unis en 2001. La CISR a souligné la prétention du demandeur selon laquelle il n’avait eu directement connaissance d’aucune des activités terroristes dans lesquelles le Amal aurait été impliqué.

 

[11]           La CISR a renvoyé à la définition de terrorisme formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 [Suresh] : pour qu’il y ait terrorisme, une organisation doit avoir commis un acte destiné à tuer ou à blesser grièvement un civil, lorsque cet acte visait à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. La CISR a également renvoyé à la décision Fuentes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 CF 249, où l’on a souligné que la définition adoptée dans Suresh est axée sur la protection des civils.

 

[12]           Se fondant sur la décision Issam Al Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1457, la CISR a conclu que pour décider si un demandeur était ou non interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f), elle devait établir, en premier lieu, s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’organisation en cause s’était livrée au terrorisme et, en deuxième lieu, si la preuve démontrait qu’il y avait aussi des motifs raisonnables de croire que le demandeur était ou avait été membre de cette organisation. L’on n’a pas à prendre en compte le facteur temps lorsqu’on procède à cette analyse.

 

[13]           La CISR a souligné qu’aucune preuve présentée ne remettait en cause l’un quelconque des éléments de preuve documentaire produits par le ministre pour démontrer que le Amal était une organisation terroriste. Elle a donc estimé que cette preuve documentaire était crédible et digne de foi.

 

[14]           La CISR s’est ensuite penchée sur la question de l’appartenance au Amal. Elle a déclaré que, même si on ne définissait ni dans la LIPR ni dans son règlement d’application le concept de membre d’une organisation, l’arrêt Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 [Chiau] avait confirmé à nouveau qu’il fallait donner à l’expression une interprétation large et libérale. La Commission a également renvoyé à la décision Amaya c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 549 [Amaya], où l’on avait jugé qu’il suffisait d’appartenir à une organisation criminelle pour en être « membre », puis elle a déclaré qu’à son avis, il convenait de recourir au même raisonnement pour l’application de l’alinéa 34(1)f). La CISR a aussi fait remarquer que, dans l’affaire Ikbel Singh (orthographe phonétique, aucune référence n’ayant été donnée ni repérée), la Cour avait conclu qu’un individu était membre d’un groupe du fait de son lien étroit avec d’autres membres de ce groupe.

 

[15]           La CISR a souligné que le demandeur lui‑même n’avait jamais nié être membre du Amal, et qu’il l’avait même reconnu. Elle a conclu que le demandeur était membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme.

 

[16]           La CISR a aussi mentionné la décision Uddin Jilani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 758 [Jilani], mais a conclu que la complicité en vue d’établir l’appartenance n’était pas en cause dans la présente affaire. Par ailleurs, bien que le demandeur ait joué un rôle mineur au sein du Amal, qu’il n’en ait pas été un dirigeant et qu’il n’ait pas pris les armes pour favoriser l’atteinte de ses objectifs, ces éléments n’avaient pas à être pris en compte pour tirer une conclusion fondée sur l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

 

[17]           La CISR a déclaré que l’article 34 fournissait un cadre global pour la prise de décision sur l’interdiction de territoire. Il énonce les objectifs de garantir la sécurité du Canada en refusant l’accès aux personnes qui constituent un danger pour la sécurité, tout en permettant, par l’exception formulée au paragraphe 34(2), à ceux qui seraient par ailleurs interdits de territoire de convaincre le ministre que leur présence n’est pas contraire à l’intérêt national. Le demandeur n’a toutefois pas cherché à se prévaloir de cette exception.

 

Question en litige

[18]           À mon avis, la seule question en litige dans le cadre de la présente demande est de savoir si la CISR a conclu erronément que le demandeur était membre du Amal et, par conséquent, interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f).

 

Norme de contrôle

[19]           Il n’est pas nécessaire de procéder dans chaque cas à une analyse relative à la norme de contrôle. En effet, lorsque la norme applicable à une question particulière soumise à la cour de révision est bien établie en jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57 [Dunsmuir]; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18 [Kisana]).

 

[20]           Je suis d’accord avec les parties pour dire que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives au paragraphe 34(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 876, au paragraphe 82; Flores Gonzalez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1045, au paragraphe 36; Krishnamoorthy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1342, au paragraphe 12 [Krishnamoorthy]).

 

[21]           Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

Dispositions législatives pertinentes

[22]           La présente demande met en cause l’article 33, l’alinéa 34(1)f) et, indirectement, le paragraphe 34(2) (maintenant le paragraphe 42.1(2)) de la LIPR :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

[…]

 

c) se livrer au terrorisme;

 

[…]

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

 

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. [Abrogé, 2013, ch. 16, art. 13]

 

 

Exception — à l’initiative du ministre

(2) Le ministre peut, de sa propre initiative, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de tout étranger s’il est convaincu que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

 

(c) engaging in terrorism;

 

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

 

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.[Repealed, 2013, c. 16, s. 13]

 

Exception —Minister’s own initiative

42.1 (2) The Minister may, on the Minister’s own

initiative, declare that the matters referred to in section 34, paragraphs 35(1)(b) and (c) and subsection 37(1) do not constitute inadmissibility in respect of a foreign national if the Minister is satisfied that it is not contrary to the national interest.

 

 

 

Arguments du demandeur

[23]           Le demandeur soutient que la CISR a commis une erreur en imputant à la branche civile  du Amal les actions de sa milice. Il travaillait pour la branche civile, qui ne se livrait à aucun  attentat terroriste, et lorsqu’il existe des factions distinctes au sein d’une organisation, il ne faut pas considérer qu’elles forment une seule et même entité en vue de se prononcer sur l’appartenance aux fins de l’alinéa 34(1)f). La CISR devait établir si la branche civile du Amal était suffisamment distincte de sa branche armée pour qu’on la considère comme une entité autonome, puis si cette branche civile s’était livrée à des activités terroristes (Cardenas c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 139 (QL), aux paragraphes 2 à 4 et 15 à 21 (1re inst) [Cardenas]; Ali c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, aux paragraphes 64 à 68 [Ali]; arrêt Suresh, précité, au paragraphe 98).

 

[24]           Même s’il existait des motifs raisonnables de croire que le Amal s’était livré à des actes terroristes, la CISR a commis une erreur en ne tenant pas compte des critères relatifs à l’appartenance à une organisation avant d’établir que le demandeur en était membre. Parmi ces critères, il y a le niveau de participation du demandeur, et la durée de cette participation, les intentions et les buts du demandeur ainsi que son engagement envers l’organisation et son adhésion à ses objectifs. Tout acte de soutien à un groupe terroriste n’est pas un indice d’appartenance aux fins de l’alinéa 34(1)f) (décision Krishnamoorthy, précitée, aux paragraphes 19, 23 et 27; Tharmavarathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 985, au paragraphe 28 [Tharmavaratham]; Toronto Coalition to Stop the War et al. c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 957, aux paragraphes 110 et 128 [Toronto Coalition to Stop the War]). L’intéressé ne tombe pas nécessairement sous le coup de l’alinéa 34(1)f) du fait qu’il a exercé des activités de faible niveau qu’on associe habituellement à l’appartenance, par exemple la distribution de tracts pour une organisation terroriste (décision Krishnamoorthy, précitée, au paragraphe 26).

 

[25]           En l’espèce, le demandeur a déclaré que le Amal contrôlait la région où il vivait et qu’il forçait les gens de son âge à travailler pour lui. Le demandeur a choisi de ne pas porter les armes, mais de plutôt participer aux activités du Amal par l’entremise d’une autre entité, dite responsable des services sociaux, et à ce titre d’aider les blessés de guerre. Le demandeur a affirmé qu’il désavouait la violence, qu’il n’avait pas une connaissance directe du fait que le Amal était une organisation terroriste et qu’il n’existe aucune preuve d’un lien entre son travail au port et les activités terroristes du Amal. Le demandeur affirme que les faits la présente affaire diffèrent de ceux de l’arrêt Suresh, précité, puisque dans ce dernier cas le soutien apporté par le demandeur à l’organisation terroriste était manifeste, étant donné que ce dernier y occupait un poste de direction à temps plein et était chargé de recueillir des fonds.

 

[26]           Le demandeur fait également valoir que l’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], a modifié sensiblement le paysage juridique quant à la question de la complicité tant à des crimes de guerre qu’à des actes de terrorisme. Les principes qui se dégagent de la jurisprudence sur le paragraphe 98(1) de la LIPR, qui exclut les demandeurs d’asile reconnus coupables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, s’appliquent également aux décisions rendues en matière d’interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1101, au paragraphe 14 [Joseph]). La décision de la CISR, fondée sur un raisonnement du type « culpabilité par association », n’est donc plus valable et est déraisonnable.

 

Arguments du défendeur

[27]           Selon le défendeur, il faut interpréter de manière large l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Cet alinéa interdit l’entrée au Canada aux personnes dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles ont été membres d’une organisation se livrant au terrorisme. Le paragraphe 34(2) permet toutefois d’échapper à la portée large de cet alinéa. Les dispositions prévoyant l’interdiction de territoire diffèrent de celles excluant des personnes de la protection offerte aux réfugiés, comme l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 (la Convention relative aux réfugiés), car les premières dispositions ont une portée beaucoup plus large (Kanapathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 459, aux paragraphes 35 et 36 [Kanapathy]). Pour établir qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’une personne est membre d’une organisation terroriste, la charge de présentation est assez légère : la participation ou le soutien informel peut s’avérer suffisant (arrêt Chiau, précité; Kanendra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, aux paragraphes 21 à 23 [Kanendra]; Sepid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 907, au paragraphe 17).

 

[28]           Le défendeur soutient que la CISR avait de nombreux motifs de conclure que le demandeur était membre du Amal. En outre, le demandeur ne semble pas contester la preuve que le Amal s’est livré au terrorisme ou que lui‑même a été membre de cette organisation. Le demandeur a admis son appartenance au Amal, et il a reconnu en toute franchise qu’il aurait dissimulé ce fait s’il avait su les problèmes que cela lui occasionnerait.

 

[29]           Tout en relevant que le demandeur semble maintenant mettre en question la durée de son appartenance au Amal, le défendeur affirme que cela n’a pas d’importance au plan juridique puisque l’application de l’alinéa 34(1)f) ne dépend pas de la période pendant laquelle l’intéressé est membre d’une organisation. Quoi qu’il en soit, il était loisible à la CISR de conclure que le demandeur avait été membre du Amal pendant 25 ans au vu du dossier dont elle disposait.

 

[30]           Le défendeur affirme que l’alinéa 34(1)f) fait obstacle non seulement aux auteurs d’attentats terroristes eux‑mêmes, mais aussi aux simples membres d’organisations terroristes. La preuve et les observations du demandeur, si on y prêtait foi, pourraient être pertinentes devant une demande d’exclusion, mais non devant une conclusion d’interdiction de territoire. Les dispositions relatives à l’exclusion et les dispositions relatives à l’interdiction de territoire sont distinctes les unes des autres.

 

[31]           Selon le défendeur, l’argument du demandeur selon lequel il devait être membre d’une [traduction] « branche » militaire présumée du Amal pour être interdit de territoire ne repose sur aucun fondement juridique. Une norme plus élevée est nécessaire pour conclure à la complicité à des crimes contre l’humanité que pour l’interdiction de territoire. Par conséquent, le demandeur s’est fondé à tort sur la décision Cardenas, précitée. Aucune preuve ne montre par ailleurs que le Amal est constitué de deux groupes distincts, de sorte que la décision Ali n’est pas non plus applicable. Toute tentative en vue d’établir une distinction entre les branches légitime et criminelle d’une organisation sera vaine (arrêt Chiau, précité, aux paragraphes 57 à 59 et 60).

 

[32]           La CISR a convenablement examiné la preuve, appliqué la jurisprudence et conclu que le demandeur était membre du Amal, une organisation se livrant au terrorisme. Cela suffisait pour étayer une conclusion d’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 34(1)f). Il est préférable de se prévaloir de l’exception prévue au paragraphe 34(2) pour invoquer la participation restreinte aux activités d’un groupe terroriste (décision Kanapathy, précitée, au paragraphe 39; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 78, confirmant 2011 CAF 103, au paragraphe 64 [Agraira]).

 

[33]           Selon le défendeur, l’arrêt Ezokola, précité, n’a pas modifié le critère de l’appartenance visé à l’alinéa 34(1)f). Il était question dans cet arrêt de la complicité requise pour l’application de la disposition d’exclusion de la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. La Cour suprême a conclu dans ce contexte qu’on avait élargi indûment la notion de complicité. De telles considérations ne sont pas pertinentes lorsqu’il s’agit d’évaluer l’appartenance pour les besoins de l’alinéa 34(1)f). Une conclusion d’interdiction de territoire requiert l’appartenance à une organisation terroriste, sans que ne soient nécessaires la complicité ou la « participation consciente » à des actes terroristes. En outre, l’arrêt Agraira, précité, rendu un mois avant l’arrêt Ezokola, portait sur une demande de dispense fondée sur le paragraphe 34(2) à l’égard d’un constat d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f), et la Cour a confirmé dans son jugement qu’il convenait d’examiner les questions concernant l’appartenance qu’on dit être indirecte, passive ou en toute innocence à une organisation en fonction des dispositions relatives aux dispenses ministérielles du paragraphe 34(2).

 

[34]           Le défendeur affirme que la décision Joseph, précitée, ne fait pas autorité au vu des faits d’espèce. Sans avoir accès au dossier dont la Cour disposait, on ne peut savoir comment celle‑ci est parvenue à la conclusion que, si la CISR devait instruire l’affaire à nouveau, elle ne jugerait pas la demanderesse dans cette affaire interdite de territoire en raison de simples « contacts indirects » avec une organisation terroriste. Quoi qu’il en soit, rien en l’espèce ne permet de penser que le demandeur avait simplement des contacts indirects avec le Amal.

 

Analyse

[35]           Le demandeur ne met pas en question la conclusion selon laquelle le Amal est une organisation terroriste ni ne conteste la preuve documentaire sur laquelle la CISR s’est fondée pour parvenir à cette conclusion. La Cour n’a donc pas à traiter de cette question. La seule question en litige est de savoir s’il était raisonnable de la part de la CISR de conclure que le demandeur était membre du Amal.

 

i)          « Branche civile » du Amal

[36]           Le demandeur soutient que le Amal est une organisation qui compte des branches, et qu’il a uniquement travaillé au sein de sa branche civile, qui ne prenait pas part à des activités terroristes. Ainsi, même après avoir conclu que le Amal était une organisation terroriste, la CISR devait approfondir l’analyse pour chercher à savoir si sa branche civile constituait une entité distincte de la branche armée, puis si la branche civile se livrait à des activités terroristes.

 

[37]           Le demandeur soutient à cet égard qu’il découle de la décision Ali, précitée, qu’il pourrait être inapproprié d’associer trop étroitement deux groupes connexes en l’absence de preuve démontrant la participation de l’un d’eux à des activités terroristes. À mon avis, l’on peut toutefois distinguer les faits de l’affaire Ali des faits de la présente affaire.

 

[38]           Dans l’affaire Ali, le demandeur avait admis son implication continue auprès du MQM‑A, mais il avait soutenu qu’à sa connaissance, le MQM‑A était un parti politique pacifique s’adonnant à de bonnes œuvres au profit des pauvres du Pakistan. Fait significatif, on reconnaissait clairement dans le rapport de la CISR que le MQM était constitué de deux factions, soit le MQM‑A et le MQM‑H; tout en attribuant certains actes de terrorisme plus précisément au MQM‑H, le rapport de la CISR ne faisait toutefois pas de distinction entre les deux groupes. La Cour a conclu que l’agente n’avait pas justifié suffisamment sa conclusion selon laquelle le MQM‑A était un groupe se livrant à des activités terroristes.

 

[39]           L’affaire Cardenas, également invoquée par le demandeur, portait sur une exclusion pour complicité à des crimes contre l’humanité fondée sur la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. Des éléments de preuve présentés à la Commission faisaient état d’une division entre les factions militaire et politique du Front patriotique Manuel Rodriguez (le Front). La Cour a jugé qu’en faisant abstraction de cette division, la Commission avait déraisonnablement  assimilé l’appartenance au Front au recours présumé à la violence en vue d’atteindre des objectifs politiques. Or, une telle assimilation n’était pas étayée par la preuve présentée à la Commission, qui montrait clairement que seule une faction dissidente du Front prônait le recours à la violence. La Commission avait ainsi conféré une trop large portée à la clause d’exclusion dans son application à la demande d’asile du demandeur, en reconnaissant le demandeur coupable par association. Encore une fois, bien que la section F de l’article premier ait été en cause et non l’alinéa 34(1)f), la Commission disposait dans l’affaire Cardenas d’éléments de preuve clairs concernant l’existence de factions différentes au sein de l’organisation concernée.

 

[40]           Dans l’affaire qui nous occupe, rien dans le DCT ne démontre l’existence au Amal d’une branche de la défense civile. Il ressort plutôt du DCT qu’on a expressément créé le Amal pour assurer la protection et accroître l’influence des musulmans chiites au Liban, qu’on l’a constitué à titre d’aile armée du « Mouvement des déshérités » et que des pertes civiles peuvent lui être attribuées.

 

[41]           Le demandeur soutient que, comme la CISR n’a pas contesté sa prétention d’appartenance à l’aile de la défense civile du Amal, [traduction] « on peut dire qu’elle a reconnu » que cette organisation comptait plus d’une branche. Je ne partage pas cet avis.

 

[42]           Le témoignage du demandeur était la seule preuve qu’on ait soumise quant à l’existence d’une branche de la défense civile au sein du Amal. Contrairement à la situation dans les affaires Ali et Cardenas, précitées, la CISR ne disposait d’aucun élément démontrant qu’une telle branche autonome existait et qu’elle était distincte de la branche militaire de l’organisation se livrant à des activités terroristes. Le demandeur soutient que son témoignage doit être présumé véridique en l’absence de conclusion défavorable quant à la crédibilité (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, [1979] ACF no 248 (CA)) et qu’on doit donc le considérer comme une preuve de l’existence d’une branche civile du Amal.

 

[43]           La présomption de véracité du témoignage sous serment d’un demandeur d’asile peut toujours être réfutée, et elle peut l’être en certaines circonstances du fait qu’on ne mentionne pas dans la preuve documentaire ce qu’on s’attendrait dans le contexte à y trouver. En outre, il est loisible à la Commission d’accorder davantage de poids à la preuve documentaire même si elle juge le demandeur crédible (Bustamante c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF no 643 (1re inst.), au paragraphe 9 (QL); Eminidis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 700, aux paragraphes 16 et 17).

 

[44]           À mon avis, un demandeur qui admet être membre d’une organisation terroriste ne peut ensuite éviter l’interdiction de territoire simplement en affirmant qu’il a exercé des activités humanitaires au sein de l’aile non violente de ce groupe, sans que cela ne soit le moindrement  étayé par la preuve, documentaire ou autre. Il faut démontrer de manière objective que cette aile existe, qu’elle a une identité propre et quelles sont ses activités. Si un demandeur ne peut le démontrer, il peut toujours tenter de se prévaloir de la dispense prévue au paragraphe 42.1(2) (anciennement le paragraphe 34(2)).

 

[45]           Dans la décision Ugbazghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, il a été jugé que la demanderesse avait été membre du Front de libération de l’Érythrée (le FLE), une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle se livrait au terrorisme. Sa demande de résidence permanente a été refusée parce qu’elle avait été déclarée interdite de territoire en application de l’alinéa 34(1)f). La demanderesse avait initialement affirmé être membre du FLE. Elle a ensuite précisé qu’elle n’était pas membre du FLE, mais plutôt d’un groupe de soutien au FLE. La juge Dawson a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse. Elle a fait remarquer que cette dernière n’avait produit aucune preuve confirmant l’existence d’un tel groupe de soutien distinct. En outre, d’après le propre témoignage de la demanderesse, le groupe de soutien adhérait entièrement aux objectifs et aux activités du FLE, et il contribuait à l’atteinte de ces objectifs et à la promotion de ces activités; ce témoignage ne permettait pas de conclure que le groupe était entièrement indépendant et distinct du FLE.

 

[46]           La juge Dawson a souligné que dans toute affaire il est toujours possible de dire que plusieurs facteurs permettent de conclure qu’il y a appartenance et que d’autres facteurs autorisent une conclusion contraire. Ce sont là des facteurs qu’il appartient à l’agent, en raison de son expertise, d’apprécier (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, au paragraphe 36 [Poshteh]). La juge Dawson a conclu comme suit :

[47]      Il ne fait aucun doute que le paragraphe 34(1) de la Loi vise à ratisser très large afin de couvrir une large gamme de comportements qui vont à l’encontre des intérêts du Canada. L’intention du législateur se reflète également à l’article 33 de la Loi, lequel exige que les faits — actes ou omissions — soient appréciés sur la base de « motifs raisonnables de croire » qu’ils sont survenus. Par conséquent, le critère relatif à l’interdiction de territoire consiste à déterminer s’il y a des « motifs raisonnables de croire » qu’un ressortissant étranger était membre d’une organisation dont il y a des « motifs raisonnables de croire » qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte de terrorisme. Il s’agit d’un seuil de preuve relativement bas. C’est en raison de la très large gamme de comportements qui emportent interdiction de territoire que le ministre a le pouvoir discrétionnaire, au paragraphe 34(2) de la Loi, d’accorder une dispense relativement à l’interdiction de territoire.

 

 

[47]           Dans la présente affaire, le demandeur a constamment répété qu’il avait travaillé pour l’aile de la défense civile du Amal. Il n’a toutefois produit aucune autre preuve concernant l’existence de cette aile, ses fins et ses objectifs, son mode de fonctionnement ou ses dirigeants, ou montrant en quoi elle se distinguait de l’aile armée du Amal. Cela étant et vu l’absence de toute preuve documentaire ou autre étayant l’affirmation du demandeur, j’estime que la CISR n’a pas commis d’erreur en ne se penchant pas sur le rôle de l’« aile civile » du Amal lors de l’enquête fondée sur l’article 34 visant le demandeur. En tout état de cause, l’admission par le demandeur de son appartenance au Amal satisfaisait au critère de l’interdiction de territoire énoncé dans la décision Ugbazghi, précitée.

 

ii)         Critères de l’appartenance

[48]           Le demandeur a ensuite soulevé la question des critères servant à se prononcer sur l’appartenance à une organisation terroriste visée à l’alinéa 34(1)f).

 

[49]           Le terme « membre » n’est pas défini dans la LIPR, mais, selon la jurisprudence, il doit recevoir une interprétation large lorsqu’il est employé dans cette loi. La Cour d’appel fédérale a indiqué dans l’arrêt Poshteh, précité, aux paragraphes 27 à 29, que la disposition qui a été remplacée par l’alinéa 34(1)f) traitait de la subversion et du terrorisme et que le contexte, en ce qui concerne la législation en matière d’immigration, était la sécurité publique et la sécurité nationale, soit les préoccupations principales du gouvernement. Le juge Rothstein, qui siégeait alors à la Cour d’appel fédérale, a conclu sur le fondement du raisonnement suivi dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh (1998), 151 FTR 101, au paragraphe 52 (1re inst.) [Singh] et, plus particulièrement, compte tenu de l’existence d’une dispense d’application de l’alinéa 34(1)f) dans les cas qui le justifient, qu’on devait continuer d’interpréter libéralement le mot « membre » dans le contexte de la LIPR, (voir également B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, au paragraphe 27; arrêt Chiau, précité, au paragraphe 25; décision Kanendra, précitée; Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1213, aux paragraphes 24 à 25 [Gebreab]).

 

[50]           Dans la décision Saleh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 303 [Saleh], le demandeur faisait valoir que le simple fait d’être membre officiel d’une organisation ne devait pas inévitablement équivaloir au fait d’être « membre » d’une organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Le juge Gibson, qui siégeait alors à la Cour fédérale, a rejeté pareil argument et tiré la conclusion suivante :

[19]      Avec tout le respect que je dois à l’avocat du demandeur, le poids de la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale semble aller dans le sens inverse. En somme, si une personne est « membre » d’une organisation, elle est « membre » aux fins de l’alinéa 34(1)f) avec toutes les conséquences que comporte une telle appartenance, toute exception à cette règle étant à la discrétion du ministère de la Couronne en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR et non à la discrétion des agents d’immigration ou de la Cour. On trouve un exemple de cette interprétation dans les motifs de mon collègue, le juge de Montigny, qui s’est exprimé comme suit au paragraphe [31] de la décision Tjiueza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) :

 

Encore là, je ne pense pas que la SI [Section d’immigration] a commis une erreur dans son interprétation de l’al. 34(1)f) de la Loi. Cette disposition fait en sorte qu’un étranger est interdit de territoire en raison de son appartenance à une organisation; elle n’exige pas une participation active. S’il était nécessaire de jouer un rôle actif, l’al. 34(1)f) serait redondant parce que participer activement à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force est un motif d’interdiction de territoire en vertu de l’al. 34(1)b) de la LIPR. Les alinéas 34(1)b) et 34(1)f) sont des “motifs distincts qui se chevauchent” » […]

 

[51]           On a toutefois aussi jugé dans d’autres décisions que pour établir si un étranger était membre d’une organisation visée à l’alinéa 34(1)f), il fallait procéder à une certaine évaluation de sa participation. Le demandeur a admis être membre du Amal en l’espèce, mais il soutient qu’on n’est pas « membre » d’une organisation au sens de l’alinéa 34(1)f) du seul fait qu’on en détient une carte de membre.

 

[52]           Dans l’affaire B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, le demandeur était membre informel des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET], et le juge en chef Crampton a déclaré ce qui suit :

[29]      […] À cet égard, il y a lieu de tenir compte de trois facteurs, dont la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation (TK c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2013 CF 327, au paragraphe 105 [TK]; décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 130; décision Basaki, précitée au paragraphe 18; décision Sepid, précitée, au paragraphe 14; décision Ugbazghi, précitée, aux paragraphes 44 et 45). Dans le cas où certains facteurs donnent à penser que l’intéressé était effectivement un membre de l’organisation et où d’autres facteurs donnent à penser le contraire, ces facteurs doivent être examinés et soupesés raisonnablement (décision Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; Thiyagarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 339, au paragraphe 20 [Thiyagarajah]).

 

[53]           Dans l’affaire Krishnamoorthy, précitée, le demandeur, alors qu’il était à l’école secondaire, avait vendu du savon et distribué des tracts pour les TLET, par crainte et sous la contrainte. Selon le juge Mosley, la CISR a conclu erronément que le demandeur était membre des TLET parce qu’elle n’avait pas pris en compte les critères pertinents élaborés par la jurisprudence – rôle, durée, niveau d’engagement – pour définir, dans un sens large, l’appartenance. En outre, l’appartenance ne découle pas nécessairement de toute manifestation de soutien à un groupe dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’il est engagé dans des activités terroristes (aux paragraphes 23 à 27).

 

[54]           Dans la décision Sinnaiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1576, le juge O’Reilly a par ailleurs déclaré au paragraphe 6 que, pour « démontrer que l’intéressé “fait partie” d’une organisation, il faut à tout le moins qu’il y ait des éléments de preuve tendant à établir l’existence de “liens institutionnels” ou d’une “participation consciente” aux activités du groupe (arrêts Chiau et Thanaratnam, précités ».

 

[55]           L’affaire Toronto Coalition to Stop the War, précitée, mettait en cause l’interdiction de territoire d’un député britannique qui avait appuyé financièrement Viva Palestina, un groupe ayant envoyé des fournitures médicales et autres dans la bande de Gaza pour faire obstacle à l’embargo israélien, tout en sachant que ses actions pourraient être interprétées comme un appui au Hamas, considéré comme une organisation terroriste par le Canada. Le juge Mosley a déclaré que, pour se prononcer sur l’appartenance aux fins de l’article 34, une interprétation large et libérale ne donnait pas carte blanche au décideur pour considérer quiconque ayant déjà eu affaire à une organisation terroriste comme membre de cette organisation. Il faut tenir compte des faits de chaque affaire, y compris de la preuve contredisant une conclusion d’appartenance. Par ailleurs, l’appartenance peut être inférée de la preuve dans son ensemble, y compris des déclarations et des gestes laissant croire que le but poursuivi par le donateur était d’accroître la capacité du groupe de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter.

 

[56]           Plus récemment, dans la décision T.K. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 327, le juge Russell a déclaré ce qui suit sur les critères servant à établir l’appartenance, alors qu’il s’agissait de savoir si le demandeur était membre ou non des TLET :

[117]    Le législateur a voulu que l’on donne au terme « membre » « une interprétation large et libérale » (voir Poshteh, précité, au paragraphe 52), mais ce terme doit avoir un certain sens et une certaine limite, sinon le paragraphe 34(1) serait incompréhensible. La jurisprudence portant sur le paragraphe 34(1) a établi clairement que la SPR doit tenir compte de divers facteurs et chercher à savoir si les actes en question sont ceux d’un membre.

 

[57]           Fait à noter, dans la plupart des affaires, notamment celles susmentionnées, dans lesquelles il a été statué qu’il fallait prendre en compte divers facteurs pour décider si un demandeur est membre ou non d’une organisation terroriste, le demandeur n’avait pas admis son appartenance à une telle organisation. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce, car le demandeur a toujours reconnu qu’il était membre du Amal, et la présente affaire, de ce fait, se distingue selon moi de ces autres affaires.

 

[58]           Dans l’affaire Gebreab, précitée, le demandeur avait admis être membre du Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (le PRPE), organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle était, avait été ou serait l’auteur d’actes visés aux alinéas 34(1)b) et 34(1)c), à savoir des actes de terrorisme ou visant le renversement d’un gouvernement par la force. La participation du demandeur consistait à assister à des réunions, à donner des discours et à distribuer des pamphlets sur l’oppression gouvernementale. La juge Snider a conclu qu’il ne faisait pas de doute que le demandeur était membre du PRPE puisqu’il l’avait lui‑même admis. La seule question en litige était donc de savoir si le PRPE était une organisation visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

 

[59]           Cela étant, les faits de l’affaire Saleh, précitée, ressemblent selon moi davantage aux faits de la présente affaire, puisque le demandeur avait également soutenu que le simple fait d’être membre officiel d’une organisation ne devrait pas inévitablement équivaloir au fait d’être « membre » d’une organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Comme on l’a vu, cet argument a été rejeté parce que le poids de la jurisprudence de la Cour et de la Cour d’appel fédérale semblait aller dans le sens inverse. Par conséquent, en donnant une interprétation large à l’alinéa 34(1)f) et compte tenu du fait que le demandeur a admis son appartenance, il était raisonnable de la part de la CISR de conclure que le demandeur était membre du Amal et qu’elle n’avait donc pas à examiner et à soupeser les divers critères de l’appartenance.

 

[60]           Cela dit, et indépendamment du fait que la CISR ait été ou non tenue d’examiner les facteurs précédemment décrits alors que l’appartenance à l’organisation avait été admise, la preuve révélait que le demandeur avait reconnu avoir été membre du Amal pendant 25 ans, et qu’il n’avait cessé de l’être que lorsqu’il était allé vivre aux États‑Unis. Sous les ordres du Amal, le demandeur a travaillé comme chef scout puis comme chauffeur d’ambulance, et enfin pendant dix ans comme inspecteur de conteneurs. Lorsque le demandeur s’est retiré du Amal, il a remis sa lettre de démission à Ali Hassan Khalil, qui était le chef du Amal à Beyrouth et le principal adjoint de Nabih Berri. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais pris les armes et qu’il avait uniquement travaillé dans le domaine de la défense civile. Aucune preuve ne montrait que le demandeur avait assumé un rôle de leader dans le Amal, ou qu’il s’était personnellement livré à des activités terroristes. Lors de son entretien avec un représentant de l’ASFC et de l’audience tenue le 17 avril 2012 devant la CISR, le demandeur a toutefois reconnu être au courant de la participation du Amal aux combats survenus dans les camps de réfugiés de Sabra et de Chatila au cours desquels des milliers de personnes avaient été tuées, lui‑même ayant eu alors pour rôle d’enterrer les morts. Le demandeur savait aussi que le Amal avait assiégé par la suite des camps de réfugiés. Il a également reconnu savoir qu’en une occasion le Amal avait perpétré un attentat‑suicide à la voiture piégée.

 

[61]           Comme le demandeur a longtemps été membre du Amal, qu’il a tiré profit financièrement de son travail pour cette organisation, qu’on n’a pas eu à le recruter ni à la forcer à y adhérer et qu’il a continué d’en être membre même après le cessez‑le‑feu, et ce, même s’il était au courant d’au moins certaines de ses activités terroristes, mais prétendait s’y être opposé, la conclusion de la CISR au sujet de l’appartenance était de l’ordre des issues possibles.

 

iii)        Arrêt Ezokola

[62]           Le demandeur soutient également que, dans l’arrêt Ezokola, précité, la Cour suprême du Canada a modifié le critère juridique de l’appartenance à une organisation terroriste aux fins de l’alinéa 34(1)f)de la LIPR.

 

[63]           L’arrêt Ezokola portait sur le paragraphe 98(1) de la LIPR, selon lequel la personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. L’alinéa a) de la section F empêche le recours abusif à la Convention relative aux réfugiés en refusant la protection aux personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité.

 

[64]           Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a déclaré que le décideur devait s’abstenir d’élargir indûment la notion de complicité et de conclure qu’une personne est complice par simple association ou acquiescement passif. Au Canada, le critère fondé sur la participation personnelle et consciente a parfois été indûment assoupli de manière à englober la complicité par association. La Cour suprême a donc jugé nécessaire de revoir l’interprétation canadienne afin de l’harmoniser avec l’objet de la Convention relative aux réfugiés et de l’alinéa a) de la section F de son article premier, le rôle de la SPR, le droit international auquel renvoie expressément l’alinéa a) et le critère de complicité retenu par d’autres États parties à la Convention relative aux réfugiés, ainsi qu’avec les principes fondamentaux du droit pénal. Tous ces éléments favorisaient l’adoption d’un critère de la complicité axé sur la contribution, une contribution à la fois volontaire, consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.

 

[65]           Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême devait décider quel degré de connaissance d’une activité criminelle et de participation à celle‑ci justifiait qu’on refuse aux acteurs secondaires la protection accordée aux réfugiés. Autrement dit, aux fins de l’alinéa a) de la section F, à quelles conditions la seule association devenait‑elle une complicité coupable? 

 

[66]           La Cour suprême a jugé qu’en fonction du critère de la complicité à appliquer par un décideur aux fins de l’alinéa a) de la section F, une personne ne sera pas admissible à la protection des réfugiés pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis. Le fardeau de preuve incombe à la partie qui sollicite l’exclusion, à savoir le ministre. Le critère est assujetti au « fardeau de preuve particulier » prévu à l’alinéa a) de la section F de l’article premier, soit celui des « raisons sérieuses de penser ». Le critère requiert donc plus qu’un simple soupçon.

 

[67]           La Cour suprême a conclu que l’existence de raisons sérieuses de penser qu’une personne a commis des crimes internationaux dépendait des faits de chaque affaire. Par conséquent, pour établir si les actes d’un individu correspondent à l’actus reus et à la mens rea nécessaires pour qu’il y ait complicité, plusieurs considérations peuvent se révéler utiles, notamment la taille et la nature de l’organisation, la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé, les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation, le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation, la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a eu connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel), le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eu ou non de quitter l’organisation. Malgré l’utilité de ces considérations, l’analyse doit toujours être axée sur la contribution de l’intéressé au crime ou au dessein criminel. Ces considérations doivent être soupesées dans le but principal de décider s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel.

 

[68]           Le demandeur soutient que la reformulation du critère de l’exclusion d’un demandeur d’asile en vertu de l’alinéa a) de la section F de l’article premier pour complicité de crimes internationaux est également pertinente aux fins de l’alinéa 34(1)f). En effet, aux termes de l’alinéa 34(1)f), la Cour doit décider si une personne est interdite de territoire du fait qu’elle est membre d’une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. Le demandeur fait valoir que les deux critères mettent en cause la notion de complicité. L’alinéa a) de la section F de l’article premier vise la complicité à des crimes de guerre, et l’alinéa 34(1)f), la complicité à des actes de terrorisme.

 

[69]           Le demandeur invoque la décision Joseph, précitée, au soutien de son argument. Dans cette affaire, la demanderesse, qui avait été déclarée interdite de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f), avait demandé la délivrance d’un mandamus, ce que la Cour lui a refusé. Le juge O’Reilly a toutefois déclaré ce qui suit :

[13]      Cependant, je dois aussi souligner que, après la décision de la SI relativement à son interdiction de territoire de Mme Joseph, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision concernant Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40. Dans sa décision, la Cour a souligné qu’une personne n’est pas tenue responsable du crime commis par un groupe seulement parce qu’elle est associée à ce groupe ou qu’elle a acquiescé à son dessein (au paragraphe 68).

 

[14]      À mon avis, même si Ezokola porte sur le refus d’accorder l’asile, la préoccupation de la Cour voulant qu’une personne ne devrait pas être considérée comme complice de méfait du simple fait qu’elle est associée à un groupe qui commet des crimes internationaux, logiquement, s’applique à l’interdiction de territoire. À tout le moins, pour refuser l’asile à une personne, il faut des preuves que cette personne a sciemment ou par insouciance contribué de façon importante aux crimes ou aux desseins criminels (au paragraphe 68). De la même façon, il me semble que pour prononcer l’interdiction de territoire au Canada d’une personne à cause de son association avec un groupe terroriste donné, il faut des preuves que cette personne a eu davantage que des contacts indirects avec le groupe en question.

 

[15]      À la lumière d’Ezokola, il semble très improbable que Mme Joseph serait maintenant considérée comme interdite de territoire au Canada à cause de son appartenance à un groupe terroriste. Ezokola nous incite à éviter de pousser trop loin les règles relatives à la complicité. À mon avis, cela comprend la définition d’« appartenance » à un groupe terroriste. Je doute que la SI, selon Ezokola, conclurait maintenant que Mme Joseph était « membre » des TLET.

 

[16]      Par conséquent, même si je dois rejeter la requête en mandamus de Mme Joseph, je m’attends à ce que sa demande d’ERAR, après la décision Ezokola, soit tranchée dans un délai raisonnable.

 

[70]           Cela fait contraste avec la jurisprudence antérieure, comme la décision Miguel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 802, où la juge Tremblay‑Lamer a conclu, au paragraphe 22, que la Cour fédérale avait établi « que la question de complicité n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de prendre une décision en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, qui vise strictement à savoir si l’intéressé était membre de l’organisation », et comme la décision Kanapathy, précitée, où la Cour a déclaré, au paragraphe 35, que les exigences relatives à la détermination d’une interdiction de territoire pour raisons de sécurité étaient moins élevées que celles s’appliquant à une exclusion pour cause de violation des droits de la personne :

L’exclusion exige que la personne ait été complice de la perpétration d’un crime international précis ou qu’elle y ait pris part sciemment, tandis que l’interdiction de territoire n’exige pas que la personne ait été complice de la perpétration d’un acte terroriste ou qu’elle y ait pris part sciemment.

 

[71]           En l’espèce, la CISR a conclu que la question de la complicité n’entrait pas en ligne de compte au regard de l’appartenance du demandeur au Amal, compte tenu de la décision Jilani, précitée, et de l’interprétation donnée à l’alinéa 34(1)f) par la CISR, soit que l’appartenance d’un demandeur à une organisation terroriste donne lieu à l’interdiction de territoire. Comme le demandeur était membre du Amal, une organisation terroriste, son rôle mineur au sein de cette organisation et le fait qu’il n’en ait pas été un dirigeant et n’ait pas pris les armes pour favoriser l’atteinte de ses objectifs n’avaient « pas à être pris en compte » pour tirer une conclusion d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f).

 

[72]           Le défendeur fait valoir que l’arrêt Ezokola n’a pas changé l’état du droit en ce qui concerne l’alinéa 34(1)f). Les dispositions relatives à l’interdiction de territoire prohibent l’appartenance à une organisation terroriste, sans que ne soient aucunement nécessaires la complicité ou la « participation consciente » à des actes terroristes. En outre, si la Cour suprême avait voulu que son arrêt Ezokola écarte la jurisprudence relative à l’alinéa 34(1)f), elle l’aurait dit expressément. Au contraire, dans l’arrêt Agraira, précité, rendu un mois plus tôt que l’arrêt Ezokola et qui concernait une demande de dispense fondée sur le paragraphe 34(2) à l’égard d’un constat d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f), la Cour suprême a confirmé qu’il convenait d’examiner les questions concernant l’appartenance prétendument indirecte, passive ou en toute innocence à une organisation en fonction des dispositions relatives aux dispenses ministérielles du paragraphe 34(2). Le défendeur soutient en outre que les commentaires formulés dans la décision Joseph constituaient des obiter dicta puisque l’affaire portait sur une demande de mandamus. Quoi qu’il en soit, si les faits ne sont pas clairement expliqués dans la décision Joseph, le demandeur avait en l’espèce davantage que de simples « contacts indirects » avec le Amal.

 

[73]           Il était question dans l’arrêt Agraira, précité, de la dispense pouvant être sollicitée en vertu du paragraphe 34(2). Il ne me semble toutefois pas évident que la conclusion tirée par la Cour suprême dans cet arrêt étaye l’argument avancé par le défendeur :

[76]      L’intimé plaide que la LIPR concerne la sécurité publique et la sécurité nationale. Plus précisément, selon ses prétentions, l’objet des al. 34(1)c) et f) vise à garantir la sûreté et la sécurité des Canadiens, alors que le par. 34(2) prévoit l’octroi d’une dispense uniquement aux membres d’organisations terroristes qui sont innocents ou qui ont subi des contraintes et qui seraient autrement interdits de territoire.

 

[77]      L’intimé a raison d’affirmer que la LIPR concerne la sécurité nationale et la sécurité publique.  En fait, notre Cour l’a reconnu dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 :

 

Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. [. . .] Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi. [par. 10]

 

[78]      Ceci étant dit, l’argument de l’intimé selon lequel le par. 34(2) est exclusivement axé sur la sécurité nationale et la sécurité publique et qu’il prévoit l’octroi d’une dispense uniquement aux membres d’organisations terroristes qui sont innocents ou qui ont subi des contraintes, ne tient pas adéquatement compte des autres objectifs de la LIPR.  Le paragraphe 3(1) de la LIPR énonce 11 objectifs en matière d’immigration.  Seuls deux objectifs ont trait à la sécurité publique et à la sécurité nationale : protéger la santé et la sécurité publiques et garantir la sécurité de la société canadienne (al. 3(1)h)), et promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité (al. 3(1)i)). Les neuf autres objectifs ont trait à différents facteurs dont la présence facilite l’interprétation de l’expression « intérêt national » (par exemple, « permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques » (al. 3(1)a))).  L’énumération expresse de ces autres objectifs dans la LIPR donne fortement à penser que cette expression ne porte pas uniquement sur la sécurité publique et sur la sécurité nationale. Elle indique plutôt que le Parlement du Canada voulait également qu’elle soit interprétée dans le contexte des valeurs d’un état démocratique. L’article 34 vise à protéger le Canada, mais dans la perspective du caractère démocratique du Canada, une nation qui entend protéger les valeurs fondamentales de sa Charte et de son histoire de démocratie parlementaire.

 

[74]           J’estime toutefois à l’instar du défendeur que la complicité du demandeur n’entre pas en ligne de compte dans la présente affaire. Je suis d’avis qu’aux fins d’une analyse fondée sur l’alinéa 34(1)f) la complicité dans la perpétration d’actes de terrorisme n’est par ailleurs pas requise en raison de la présence de l’alinéa 34(1)c), qui prévoit que « se livrer au terrorisme » emporte interdiction de territoire. Cette disposition vise la participation réelle à des actes de terrorisme, tandis que l’alinéa 34(1)f) vise la simple appartenance à une organisation qui, elle, est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme. L’alinéa 34(1)c) donne peut‑être ouverture à l’analyse de la question de la complicité, mais cette disposition n’était pas en cause en l’espèce (voir la décision Toronto Coalition to Stop the War, précitée, aux paragraphes 113 et 114).

 

[75]           La possibilité d’obtenir une dispense en vertu du paragraphe 34(2) (actuellement le paragraphe 42.1(2)) de la LIPR) m’incite également à adopter ce point de vue. Dans la décision Tjiueza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1260, le juge de Montigny a fait remarquer que le ministre prenait en compte de nombreux facteurs lorsqu’il examinait une demande de dispense d’application de l’alinéa 34(1)f), dont certains pourraient faire obstacle à  l’interdiction de territoire, comme les questions de savoir :

[39]      […] si la personne représente un danger pour le public, si l’activité était un événement isolé, si la personne était personnellement impliquée dans les activités de l’organisation ou en a été complice, quel est le rôle ou le poste de la personne au sein de l’organisation, si la personne était au courant des activités de l’organisation et si les liens la rattachant à l’organisation ont été rompus : voir Guide d’exécution de la loi de Citoyenneté et Immigration, chapitre 2, section 13.7. (Pas de caractères gras dans l’original.)

 

[76]           Vu les dispositions de l’article 34 dans leur ensemble, notamment celles du paragraphe 34(2) permettant de demander une dispense, j’estime dans les circonstances que la CISR n’a pas commis d’erreur en concluant que la complicité n’entrait pas en ligne de compte en l’espèce.

 

[77]           Pour ces motifs, je ne suis pas non plus convaincue que l’arrêt Ezokola modifie le critère de l’interdiction de territoire aux fins de l’alinéa 34(1)f). J’estime en outre que les commentaires du juge O’Reilly dans la décision Joseph, précitée, quant aux répercussions de l’arrêt Ezokola sur les décisions concernant cette interdiction n’auraient pas eu d’incidence sur la conclusion de la CISR dans la présente affaire. Le demandeur a admis être membre du Amal. Il ne s’agit donc pas d’une situation de complicité découlant de l’association ou de « contacts indirects » avec un groupe terroriste.

 

Certification

[78]           Le défendeur a proposé la certification de la question suivante :

[traduction] L’arrêt Ezokola c Canada (MCI), 2013 CSC 40, modifie‑t‑il le critère juridique actuel de l’appartenance à une organisation terroriste aux fins de la décision sur l’interdiction visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR?

 

 

[79]           La Cour d’appel a récemment réitéré, au paragraphe 9 de l’arrêt Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 168, le critère applicable à la certification d’une question :

Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.F.), au paragraphe 4; Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c. Zazai, 2004 CAF 89 (CanLII), 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145 (CanLII), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28, 29 et 32).

 

[80]           Malgré ma conclusion, j’estime que les arguments du demandeur sur ce point sont en partie fondés, en ce sens qu’il est possible de mettre en cause le caractère implicite de la complicité lorsqu’il est conclu à l’appartenance à une organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f). En outre, comme on l’a vu, il existe une jurisprudence selon laquelle lorsqu’elle doit se prononcer sur l’appartenance à une organisation terroriste aux fins de l’alinéa 34(1)f), la CISR doit prendre en compte divers critères, dont bon nombre recoupent directement ceux devant être examinés selon la Cour suprême dans l’arrêt Ezokola, pour décider s’il y a eu  participation à la fois volontaire, consciente et significative de l’intéressé à des activités criminelles aux fins de savoir si l’exclusion visée au paragraphe 98(1) et à la section F de l’article premier s’applique.

 

[81]           À mon avis, on satisfait en l’espèce au premier élément du critère de la certification. Si l’arrêt Ezokola modifiait véritablement le critère juridique devant servir à évaluer l’appartenance à une organisation terroriste entraînant l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f), de telle manière que, même si l’intéressé admet son appartenance, l’on doive malgré tout chercher à savoir s’il y a eu contribution à la fois volontaire, consciente et significative à l’organisation (autrement dit si l’intéressé était complice), cela aurait une incidence sur la conclusion de la CISR et de la Cour et serait déterminant quant à l’issue de l’appel. Comme il est aussi satisfait au deuxième élément du critère, je certifie la question suivante :

[traduction] L’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, modifie‑t‑il le critère juridique actuel servant à évaluer l’appartenance à une organisation terroriste entraînant l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, que l’appartenance ait ou non été admise?

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  La question suivante est certifiée conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :

[traduction] L’arrêt Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, modifie‑t‑il le critère juridique actuel servant à évaluer l’appartenance à une organisation terroriste entraînant l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, que l’appartenance ait ou non été admise?

 

 

 

 

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM‑10493‑12

 

INTITULÉ :

HAIDAR IBRAHIM NASSEREDDINE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 18 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                            LA JUGE STRICKLAND

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :

                                                            LE 24 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McCleneghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Richard Wazana

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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