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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20140117

Dossiers : T-1379-12

T-1380-12

 

Référence : 2014 CF 48

Ottawa (Ontario), ce 17e jour de janvier 2014

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

JACQUES EASTWOOD LÉONARD SAINT-VIL

 

Demandeur

 

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]          Les demandes de contrôle judiciaire présentées au nom de Jacques Eastwood Léonard Saint-Vil, le demandeur, ont été entendues le 17 décembre dernier après que certaines difficultés se soient présentées. En effet, les affaires devaient faire l’objet d’une audition le 15 octobre dernier, mais elles ont dû être ajournées du fait que l’avocat du demandeur déclarait ne plus pouvoir agir dans ce dossier. J’ai fait droit à sa requête en retrait, aux termes de la Règle 125 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, le 13 novembre dernier.

[2]          Avec un certain retard, causé en bonne partie par les conditions météorologiques, le demandeur s’est présenté en personne à Toronto le 17 décembre dernier pour faire valoir ses prétentions.

 

[3]          Deux demandes de contrôle judiciaire sont devant la Cour. Dans le dossier portant le numéro T-1379-12, c’est d’une décision en date du 26 janvier 2012 dont il est question. C’est dans cette décision que Passeport Canada refuse d’émettre un passeport et ordonne une période de refus de services de passeport de cinq ans à compter du 8 mai 2009.

 

[4]          La seconde décision est relative au refus d’accorder au demandeur un passeport pour des considérations urgentes et impérieuses de compassion. Il s’agit du dossier T-1380-12. Dans ce cas, le demandeur voulait obtenir un passeport pour lui permettre de participer à certaines activités professionnelles au Festival de jazz de Luanda en 2012. Il a fait une demande à cet égard le 5 juillet 2012 et cette demande a été refusée.

 

[5]          On peut disposer de cette affaire rapidement. En effet, la demande de contrôle judiciaire est maintenant sans objet. La Cour ne peut ordonner un remède qui ait quelque effet puisque ledit Festival de jazz a eu lieu et est terminé. À ce titre, l’affaire est caduque et je ne vois aucune raison pour laquelle des ressources judiciaires devraient être consacrées à l’examen d’une question qui est maintenant devenue académique. La décision Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 trouve application.

 

[6]          Lors de l’audience de cette affaire le 17 décembre dernier, le demandeur ne s’est pas objecté lorsque le défendeur lui a fait comprendre le caractère caduc de sa demande. C’est tout en son honneur. Comme je l’ai indiqué à l’audience même, même sans cette concession je n’aurais pas été disposé à examiner davantage cette affaire étant donné qu’elle est maintenant devenue complètement sans objet.

 

[7]          Cela nous ramène donc au dossier T-1379-12, qui concerne la décision du 26 janvier 2012 de refuser d’émettre un passeport au demandeur et d’imposer la période de cinq ans à laquelle j’ai déjà référé.

 

[8]          Les faits ont une importance. Le demandeur a fait une demande de passeport le 8 mai 2009. Cette demande était faite sur une base urgente, le demandeur invoquant qu’il avait besoin d’un passeport pour aller assister aux funérailles de son père à Paris. C’était faux. Il voulait plutôt se rendre à Paris dans le cadre de son travail.

 

[9]          De plus, il déclarait dans cette demande qu’il s’agissait là de sa première demande de passeport. Or, Passeport Canada a alors fait des vérifications pour constater qu’un passeport avait été émis au nom de Jacques Eastwood Léonard Saint-Vil. Il semble que le passeport ait été émis le 16 juillet 2004 et que les autorités canadiennes ont été prévenues qu’il avait été saisi par les autorités nigériennes autour du 12 octobre 2004. Il ne fait pas de doute, du moins aux fins du présent dossier, que l’information précise relative à M. Léonard Saint-Vil avait été utilisée pour l’obtention de ce passeport, mais que la photo y apparaissant ne correspondait pas à celle de celui-ci. L’émission de ce passeport a mené à une enquête. En tentant d’expliquer l’utilisation de certaines pièces d’identité, le demandeur a indiqué avoir égaré certaines pièces d’identité au cours de deux périodes d’incarcération, soit en 2002 et 2003, et 2007 et 2008.

 

[10]      Par ailleurs, le demandeur a aussi déclaré à ce moment que sa demande aux fins d’assister aux funérailles de son père était mensongère. Des accusations ont donc été portées contre lui aux termes de l’alinéa 57(2)b) du Code criminel le 28 avril 2010. Il a plaidé coupable et on lui a imposé une amende de 1 000 $ qu’il a d’ailleurs payée.

 

[11]      Des conséquences ont découlé de cette situation pour le demandeur. On lui a évidemment refusé l’émission d’un passeport à la suite de sa demande du 8 mai 2009. D’abord, on lui a reproché d’avoir manqué de franchise quant au fait qu’il s’agissait de sa première demande de passeport puisqu’on lui a reproché l’émission d’un passeport en 2004 à son nom, en utilisant ses pièces d’identité mais non la photo qui lui convient. Ensuite, le passeport lui a été refusé en vertu de sa condamnation sous l’article 57 du Code criminel.

 

[12]      Les deux alinéas du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, qui sont pertinents en l’espèce se lisent de la façon suivante :

  9. Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport au requérant qui :

 

a) ne lui présente pas une demande de passeport dûment remplie ou ne lui fournit pas les renseignements et les documents exigés ou demandés

     (i) dans la demande de passeport, ou

     (ii) selon l’article 8;

 

e) a été déclaré coupable d’une infraction prévue à l’article 57 du Code criminel ou, à l’étranger, d’une infraction qui constituerait une telle infraction si elle avait été commise au Canada;

 

  9. Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse to issue a passport to an applicant who

 

(a) fails to provide the Minister with a duly completed application for a passport or with the information and material that is required or requested

(i)in the application for a passport, or

(ii)               pursuant to section 8;

 

(e) has been convicted of an offence under section 57 of the Criminal Code or has been convicted in a foreign state of an offence that would, if committed in Canada, constitute an offence under section 57 of the Criminal Code;

 

 

[13]      Passeport Canada a été convaincu que le premier passeport émis n’a pu l’avoir été à l’insu du demandeur. En effet, sa carte d’identité pour le système de santé au Québec et un certificat de naissance émis le 2 août 1999 ont été utilisés et le demandeur n’a pas été en mesure d’expliquer convenablement comment cela aurait bien pu arriver. Quant au second motif, le plaidoyer de culpabilité pour l’infraction commise est suffisant pour refuser l’émission dudit passeport.

 

[14]      Mais ce dont se plaint davantage le demandeur est bien sûr de la période de refus de services de passeport qui lui a été imposée. Cette période de refus de passeport a été établie à cinq ans à partir de la demande de passeport le 8 mai 2009 dans le cas du reproche qui est fait aux termes de l’alinéa 9a) et de quatre années dans le cas du plaidoyer de culpabilité de manière à reconnaître que le demandeur a avoué ne pas avoir eu les motifs d’urgence qu’il avait invoqués et avoir choisi de plaider coupable à l’infraction. Par ailleurs, cette période n’aurait été imposée qu’à compter du 11 septembre 2009, date à laquelle l’aveu a été fait. Puisque ces périodes sont appliquées de façon concurrente, c’est évidemment la période de cinq ans à compter du 8 mai 2009 qui fait autorité. Aux dires du demandeur, il s’agit là d’une période qui est injuste.

 

[15]      En fait, Passeport Canada prétend que la sanction a été considérablement adoucie par rapport aux recommandations qui avaient été faites lors de l’enquête. En effet, on avait alors maintenu que la date de départ de la période de refus de services devrait être le 19 janvier 2011 puisqu’il s’agit de la date à laquelle le plaidoyer de culpabilité a été enregistré. Si telle avait été la date choisie, la période aurait pris fin le 19 janvier 2016 au lieu du 9 mai 2014.

 

[16]      Lors de l’audience, le demandeur s’en est essentiellement remis à la clémence de la Cour. Il dit reconnaître ses erreurs, mais il a besoin d’un passeport pour reprendre ses activités professionnelles. De toute évidence, et malgré la qualité du plaidoyer du demandeur, une décision par ailleurs valide ne peut être renversée seulement parce que le demandeur plaide la sympathie. La décision n’est pas déraisonnable, ou injuste pour autant.

 

[17]      Les arguments écrits qui avaient été présentés au soutien du contrôle judiciaire étaient beaucoup plus considérables. Cependant, ils se butaient à une difficulté de taille. En effet, une demande de contrôle judiciaire doit être faite dans les 30 jours qui suivent la décision dont on veut obtenir le contrôle. Or, en l’espèce, la demande a plutôt été faite quatre mois plus tard. Les raisons de cet état de fait sont loin d’être convaincantes. Comme il aura été difficile de tenir une audience dans cette affaire parce que le demandeur est souvent très difficile à rejoindre, il devient l’auteur de ses propres mésaventures et son incapacité de répondre à ses obligations provient essentiellement de ses propres façons de faire. Comme il l’a candidement reconnu à l’audience, il est souvent l’artisan de ses malheurs. Sur cette seule base, j’aurais été disposé à rejeter le contrôle judiciaire dans le dossier T-1379-12.

 

[18]      J’ai cependant choisi d’examiner brièvement les arguments qui ont été soulevés pour me satisfaire que leur qualité ne suffit pas à renverser la décision.

 

[19]      Le demandeur a argumenté qu’une audience devant Passeport Canada était nécessaire et qu’il en a été privé. Cet argument a déjà été examiné par mes collègues les juges Hughes et Gleason dans Sathasivam c Le Procureur général du Canada, 2013 CF 419 et Slaeman c Le Procureur général du Canada, 2012 CF 641 [Slaeman]. Dans les deux cas, mes collègues n’ont eu aucune hésitation à déclarer que telles audiences n’étaient pas requises et, comme eux, j’en conviens. Il a été parfaitement possible au demandeur de faire valoir ses doléances puisqu’il a été prévenu de la qualité des allégations contre lui et des détails qui faisaient l’objet d’examen. Cela suffisait en l’espèce. Comme le disait la juge Gleason, au paragraphe 38 :

     There is ample authority from other context, where the interests concerned are important but do not concern the life or liberty of individuals, to support the notion that the requirements of natural justice are met if the investigator provides a summary of the material facts that are relevant to the determination to be made.

 

 

 

[20]      Le demandeur s’est aussi plaint que le calcul de la période de refus de services était arbitraire en ce que la date de son début ne semble fixée nulle part. On comprend mal de quoi le demandeur peut se plaindre puisqu’il a bénéficié de la date la plus éloignée de manière à faire commencer la période de cinq années de refus de services de passeport. Comme le disait le juge Zinn dans Mikhail c Canada (Procureur général), [2013] FCJ no 788 (QL), au paragraphe 28 :

     The period of suspension of services is a matter entirely within the discretion of the adjudicator.

 

 

[21]      Quant à la durée d’une période de cinq années, la juge Gleason, dans Slaeman, ci-dessus, disait au paragraphe 49 :

     The imposition of the penalty is a highly discretionary element of the decision, and its length is certainly within the range of possible, acceptable outcomes (and coincides with the length of penalties in other cases that have been upheld by this Court such as Okhionkpanmwonyi c Canada, 2011 FC 1129).

 

 

[22]      On ne peut douter que l’intégrité du passeport canadien est une considération essentielle et que les périodes de suspension doivent refléter l’importance qui doit être accordée à ce que le passeport canadien soit considéré partout au monde comme étant authentique.

 

[23]      Dans la mesure où le demandeur a fait une fausse déclaration en demandant son passeport en mai 2009 et considérant que son implication dans l’émission d’un passeport en 2004 a été jugée comme n’étant pas innocente, une période de suspension de cinq années apparaît certes comme étant raisonnable.

 

[24]      Enfin, le demandeur avait dans ses représentations écrites fait des allégations d’ordre général quant à l’application de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) en la matière. Malheureusement, ses arguments étaient d’ordre générique alors qu’il s’en reportait à deux décisions, soient Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, [2009] 4 RCF 449 [Kamel] et Abdelrazik c Canada (ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 RCF 267 [Abdelrazik].

 

[25]      Ces affaires soutiennent la proposition que la Charte peut avoir une application en matière d’émission de passeport. Mais là n’est pas la question. Il eut fallu une articulation de ce que constitue l’atteinte constitutionnelle en l’espèce. Ainsi, dans Kamel, c’était la constitutionnalité du paragraphe 10(1) du Décret sur les passeports canadiens qui était discuté, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Quant à Abdelrazik, il y était traité de la décision du ministre des Affaires étrangères de ne pas émettre un passeport pour des raisons de sécurité nationale dans le cas d’un individu qui voulait être rapatrié au pays. Dans les deux cas, les demandeurs satisfaisaient aux conditions pour l’émission d’un passeport qui leur était par ailleurs refusé. En notre espèce, le demandeur s’est vu refuser un passeport non pas malgré qu’il satisfasse aux conditions, mais bien parce qu’il n’y satisfaisait pas.

 

[26]      Je partage l’avis du défendeur lorsque l’argument est présenté que de demander à des citoyens canadiens de fournir des renseignements honnêtes et de ne pas commettre d’infraction relative au passeport (article 57 du Code criminel) constituent des obligations qui ne sauraient contrevenir à l’article 6 de la Charte.

 

[27]      En l’absence d’un argument bien structuré, étant donné que le demandeur, qui n’est plus représenté par avocat, n’a jamais fait mention d’argument d’ordre constitutionnel, je préfère éviter de commenter davantage.

 

[28]      Ainsi, les deux demandes de contrôle judiciaire doivent être rejetées. Pour ce qui est du dossier portant le numéro T-1380-12, la question est caduque et pour cette seule raison la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Pour ce qui est du dossier portant le numéro                     T-1379-12, la demande de contrôle judiciaire a été faite en retard, mais, malgré cela, mon examen des arguments faits par écrit m’a fait conclure qu’en plus, ces arguments n’auraient pu avoir du succès. Ainsi, tant pour une raison de procédure qu’au fond, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[29]      Le demandeur s’est rendu de Montréal à Toronto, le matin de l’audition, de manière à faire valoir son point de vue. Il n’était plus attendu lorsqu’il a fait son apparition dans la salle de cour. C’est tout en son honneur que d’avoir conduit dans ce qui était une tempête de neige pour présenter ses arguments. Dans les circonstances, je ne vois pas comment les intérêts de la justice seraient servis en imposant le paiement de dépens. En conséquence, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées, sans frais.

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par Passeport Canada le 26 janvier 2012 est rejetée, sans frais.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIERS :                                      T-1379-12 ET T-1380-12

 

INTITULÉ :                                      JACQUES EASTWOOD LÉONARD SAINT-VIL c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 17 décembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 17 janvier 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Jacques Eastwood Léonard Saint-Vil          LE DEMANDEUR EN SON PROPRE NOM

 

Me Gail Sinclair                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

                                                                                    LE DEMANDEUR EN SON PROPRE NOM

 

 

William F. Pentney                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

 

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