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Date : 20140123


Dossier :

IMM‑11142‑12

 

Référence : 2014 CF 78

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Annis

 

ENTRE :

K.K.

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

1.         Introduction

[1]               Dans la présente demande, K.K. sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 11 octobre 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Pour les motifs qui vont suivre, la demande est rejetée.

 

2.         Contexte

[2]               Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka, est arrivé au Canada le 17 octobre 2009 à bord du MS Ocean Lady. K.K. avait déménagé à Colombo en juin 2000 pour échapper aux enlèvements et aux meurtres commis par des paramilitaires. Là‑bas, il a obtenu un emploi en plus d’acheter et de vendre, à titre d’activité complémentaire, des cartes d’appels.

 

[3]               En 2004, K.K. s’est blessé lors d’un accident de moto. Il a eu d’importantes cicatrices à la jambe, qui l’ont souvent rendu suspect aux yeux des agents aux points de contrôle. Il a donc décidé de porter sur lui un document médical attestant qu’il n’avait pas subi sa blessure en combattant pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET].

 

[4]               K.K. devait traverser une zone de haute sécurité pour aller travailler. Comme il était Tamoul, on l’interrogeait presque quotidiennement sur les motifs de son séjour à Colombo. Une fois, des militaires l’ont interrogé en cinghalais. K.K. n’a pas répondu parce qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait et on l’a alors détenu pendant plus de huit heures.

 

[5]               En juillet 2007, des membres de la police de Colombo, de l’armée et de la division des enquêtes criminelles [DEC] ont procédé de concert à une rafle générale au cours de laquelle ils ont arrêté K.K., qui a été accusé de vendre des cartes en vue d’amasser des fonds pour les TLET, puis détenu pendant cinq mois au camp militaire de Boosa. Dans ce camp, on battait et maltraitait des détenus tous les jours, et K.K. a signalé ces abus à des responsables des Nations Unies en visite sur les lieux. K.K. a été remis en liberté en décembre 2007; il avait comparu à une audience mais n’avait été reconnu coupable d’aucun crime.

 

[6]               À la fin de 2008, la police de Dehiwala a arrêté le demandeur, qui attendait à un arrêt d’autobus, parce qu’elle le soupçonnait d’être membre des TLET. K.K. a été interrogé puis relâché le lendemain.

 

[7]               Craignant pour la sécurité de son fils, le père de K.K. a pris des dispositions pour qu’il puisse se rendre en Malaisie. Le 5 juillet 2009, K.K. a quitté le Sri Lanka à destination de Singapour, puis de la Malaisie, où il est arrivé le 19 juillet 2009. Alors que le demandeur attendait en Malaisie, son père a pris des arrangements avec un autre agent pour qu’il puisse se rendre au Canada à bord du Ocean Lady. Le navire est arrivé au Canada le 17 octobre 2009.

 

[8]               À l’audience devant la Commission, K.K. a aussi déclaré que des paramilitaires s’étaient rendus à la maison de membres de sa famille en juin 2010. Au soutien de cette allégation, il a produit les affidavits de sa mère et d’un avocat sri‑lankais ainsi qu’un rapport de police concernant la plainte que sa mère avait alors portée.

 

[9]               Après son arrivée au Canada en 2009, K.K. a appris que des enquêteurs canadiens avaient communiqué avec des représentants du gouvernement du Sri Lanka pour pouvoir identifier les passagers du Ocean Lady. Le demandeur croit ainsi qu’on a fait part de son identité aux autorités sri‑lankaises et qu’en raison du battage publicitaire ayant entouré l’arrivée illégale de réfugiés tamouls d’origine sri‑lankaise au Canada, il serait arrêté, torturé et détenu indéfiniment s’il devait retourner au Sri Lanka.

 

3.         Décision contestée

[10]           La Commission a passé en revue la situation du demandeur d’asile. Elle a conclu selon la prépondérance des probabilités que K.K. était bien citoyen du Sri Lanka. La question déterminante était de savoir si le demandeur d’asile craignait avec raison d’être persécuté advenant son retour au Sri Lanka.

 

[11]           La Commission a déclaré qu’elle s’était fondée sur les Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum Seekers from Sri Lanka (lignes directrices pour la protection internationale des demandeurs d’asile du Sri Lanka) [les lignes directrices du HCR] publiées le 5 juillet 2010 par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR].

 

[12]           Les lignes directrices dégagent cinq profils de personnes susceptibles de courir un risque :

[traduction]

1.         les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET;

2.         les journalistes et les autres professionnels dans le domaine des médias;

3.         les militants de la société civile et les défenseurs des droits de la personne;

4.         les femmes et les enfants correspondant à un certain profil;

5.         les lesbiennes, les gais, les bisexuels et les transgenres.

 

[13]           La Commission a déclaré qu’aucune preuve n’avait été présentée pour démontrer que K.K. était ou serait perçu comme une personne ayant un profil énoncé au point 2, 3, 4 ou 5. K.K. a toutefois soutenu qu’il correspondait au premier profil. La Commission a examiné la preuve produite sur ce point.

 

[14]           K.K. a déclaré que des membres de la police de Colombo, de l’armée et de la division des enquêtes criminelles [DEC] l’avaient arrêté en juillet 2007 après avoir trouvé, lors d’une fouille à son domicile, un grand nombre de cartes d’appels. Lors d’entrevues avec des agents de l’ASFC et à l’audience devant la Commission, le demandeur d’asile a plutôt dit que c’était le Service des enquêtes sur le terrorisme [SET] qui avait procédé à son arrestation. La Commission a fait remarquer que cette incohérence était restée sans explication.

 

[15]           La Commission a ensuite fait remarquer que K.K. avait mentionné dans son FRP qu’on l’avait relâché sans l’inculper en décembre 2007, alors qu’il avait déclaré à l’audience qu’on l’avait inculpé puis remis en liberté après qu’il eut comparu en cour. La Commission a néanmoins admis qu’il y avait eu arrestation, en précisant toutefois qu’elle n’avait pas été effectuée en raison d’un ciblage individuel mais bien d’une rafle générale dans le secteur et de la présence d’un grand nombre de cartes d’appel au domicile de K.K. La Commission a aussi souligné que K.K. avait pu retourner travailler à Colombo après sa remise en liberté, et que, bien qu’il ait été maltraité lors de sa détention, on ne l’avait déclaré coupable d’aucun crime.

 

[16]           La Commission a ajouté que K.K. n’avait plus eu de problèmes importants après avoir mis fin à son commerce de cartes d’appels. K.K. n’avait pas mentionné dans son FRP qu’on l’avait arrêté et détenu une journée en 2008 parce qu’on le soupçonnait d’être membre des TLET, mais bien parce qu’il ne portait pas sur lui la carte de police requise.

 

[17]           La Commission a conclu que la preuve était insuffisante pour conclure que le demandeur correspondait au profil d’une personne soupçonnée d’avoir des liens avec les TLET ou d’en être membre.

 

[18]           La Commission s’est ensuite penchée sur l’évolution de la situation au Sri Lanka. Selon les lignes directrices du HCR de 2010, il ne fallait plus présumer que les Tamouls du Nord du Sri Lanka étaient admissibles à une protection et les demandes d’asile devaient être examinées au cas par cas.

 

[19]           La Commission a souligné que le demandeur d’asile avait quitté le Sri Lanka en 2009. Lors de la tenue de l’audience en juillet 2012, K.K. n’avait plus eu de problèmes importants depuis cinq ans au Sri Lanka. Il avait pu renouveler son passeport et son permis de séjour, et quitter le pays sans entraves. La Commission a donc conclu qu’il n’y avait pas une possibilité sérieuse de persécution de K.K. du fait qu’il était un Tamoul du Nord Sri Lanka.

 

[20]           La preuve faisait en outre état de l’amélioration de la situation de nombreux Tamouls, à l’exception de ceux soupçonnés d’être liés aux TLET, qui, eux, continuaient d’être arrêtés, interrogés et parfois encore torturés. La situation s’était même quelque peu améliorée pour les personnes autrefois associées aux TLET. Certains anciens membres et sympathisants connus avaient été libérés ou avaient cessé de suivre des programmes de réadaptation et, si certains signalaient une surveillance accrue de l’armée sri‑lankaise, ce n’était pas le cas de tous. Le HCR avait aussi déclaré que, malgré l’augmentation notable du nombre de meurtres et d’enlèvements de civils en 2008 et en 2009, la région était demeurée calme depuis 2010. En août 2011, le gouvernement sri‑lankais a par ailleurs levé l’état d’urgence.

 

[21]           La Commission a toutefois fait observer que le gouvernement sri‑lankais, tout en assouplissant les lois d’urgence, avait pris en parallèle des règlements en vertu de la Prevention of Terrorism Act no 48 de 1970. On y autorisait le maintien de zones militarisées de haute sécurité et la détention de milliers de membres présumés des TLET, dont la plupart étaient en garde à vue depuis plus que la période maximale prévue de deux ans. On y déclarait aussi juridiquement recevables les aveux faits pendant la garde à vue, par recours peut‑être à l’incitation, à des menaces ou à des promesses. Amnistie Internationale s’était dite inquiète du recours systématique à la détention administrative prolongée pour contourner la procédure d’usage. La preuve indiquait aussi que le gouvernement sri‑lankais était peu enclin à assumer la responsabilité des violations des droits de la personne pendant la guerre, bien qu’il soit enfin disposé à reconnaître la perpétration de telles violations, en en estimant les TLET également responsables. La Commission a souligné que la situation d’après‑guerre était complexe, mais ne donnait pas à croire qu’il était dangereux pour le demandeur d’asile de retourner maintenant au Sri Lanka.

 

[22]           La Commission a ensuite examiné si le profil de demandeur d’asile débouté allait attirer l’attention des autorités de manière nuisible à K.K., et entraîner la persécution de ce dernier. Elle a mentionné que le R‑U avait renvoyé 26 demandeurs d’asile au Sri Lanka en juin 2011 et que tous, après avoir été interrogés, avaient pu retourner à leur domicile. Le HCR avait aidé 1 493 personnes réfugiées en Inde, en Malaisie, en Géorgie et à Sainte‑Lucie à retourner au Sri Lanka en octobre 2011, en plus, depuis 2006, de quelque 7 500 autres rapatriés vivant en Inde, ce qui donnait à entendre que, selon le HCR, on pouvait retourner en toute sécurité au Sri Lanka. Lors d’un voyage d’observation effectué en 2011, des représentants de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], de l’Australie, du Royaume‑Uni et du HCR ont interrogé des rapatriés volontaires et non volontaires, et tous leur ont dit qu’ils ne craignaient plus pour leur sécurité personnelle. En janvier 2012, le gouvernement canadien a signé avec l’Organisation internationale pour les migrations [l’OIM] une entente visant à faciliter les retours volontaires depuis l’Afrique; soixante‑six rapatriés ont à ce titre été interrogés à l’aéroport puis laissés libres sans rencontrer d’autres difficultés.

 

[23]           Selon les sources documentaires, tous les rapatriés tamouls, qu’il s’agisse de rapatriés volontaires ou de demandeurs d’asile déboutés, ont été soumis au même processus de filtrage, consistant en des entretiens à l’aéroport et des vérifications des antécédents criminels. Ils sont généralement détenus pendant quelques heures, mais parfois jusqu’à 24 ou 48 heures. Il arrive que la détention dure quelques mois, pendant que les autorités procèdent aux vérifications. Le haut‑commissariat du Canada avait déclaré n’être au courant que de quatre détentions effectuées à l’arrivée, et chaque fois des accusations pénales pendantes étaient en cause. Quoi qu’il en soit, la Commission a examiné des rapports qui donnaient à penser que les rapatriés ayant ou perçus comme ayant des liens avec les TLET, ou s’étant opposés au gouvernement dans le passé, risquaient davantage d’être détenus et torturés. Elle a toutefois souligné que le demandeur d’asile n’avait pas de liens véritables avec les TLET et ne s’était pas non plus opposé au gouvernement dans le passé.

 

[24]           La Commission a mentionné que K.K. n’avait jamais été directement dans la mire du gouvernement en tant que sympathisant ou que membre des TLET, qu’on l’avait arrêté une seule fois et qu’on l’avait alors relâché après cinq mois sans le reconnaître coupable d’aucun crime. On n’avait jamais soupçonné K.K. d’avoir des liens avec les TLET et on ne l’avait jamais détenu, sauf une seule fois, au regard de tels liens.

 

[25]           Après avoir examiné toute la preuve, la Commission a conclu que les Tamouls n’étaient pas ciblés au Sri Lanka en raison de leur seule origine ethnique, même si cela ne s’appliquait pas nécessairement de la même manière à tous, particulièrement les Tamouls perçus comme ayant des liens avec les TLET.

 

[26]           La Commission a ensuite examiné la revendication de statut de réfugié « sur place » du demandeur d’asile. Comme il était arrivé à bord de l’Ocean Lady, elle a reconnu que son profil avait changé depuis qu’il avait quitté le Sri Lanka. La Commission s’est penchée sur les critères prévus pour les revendications « sur place » par le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié des Nations Unies, particulièrement son article 96 :

Une personne peut devenir un réfugié « sur place » de son propre fait, par exemple en raison des rapports qu’elle entretient avec des réfugiés déjà reconnus comme tels ou des opinions politiques qu’elle a exprimées dans le pays où elle réside. La question de savoir si de tels actes suffisent à établir la crainte fondée de persécution doit être résolue à la suite d’un examen approfondi des circonstances. En particulier il y a lieu de vérifier si ces actes sont arrivés à la connaissance des autorités du pays d’origine et de quelle manière ils pourraient être jugés par elles.

 

[27]           La Commission a conclu, après examen de la preuve documentaire, que la couverture médiatique de l’arrivée du Ocean Lady ne faisait pas état de l’identité du demandeur d’asile et que rien ne donnait à penser que les autorités sri‑lankaises la connaissaient.

 

[28]           La Commission a aussi examiné un article, produit par le ministre, qui faisait état du fait que les autorités canadiennes, par l’entremise de la GRC, travaillaient de concert avec des représentants du Sri Lanka à l’identification des passagers du Ocean Lady. On mentionnait dans l’article des déclarations du sergent Duncan Pound de la GRC au sujet de la coopération avec le Sri Lanka. Or, le sergent Pound a déclaré le 11 janvier 2012 que, lors de son interview, il ne faisait pas partie de l’équipe d’enquêteurs et ne disposait d’aucune information particulière au sujet de l’enquête et que les médias avaient cité hors contexte certains de ses propos. Le sergent a ajouté que jamais il n’avait dit que des renseignements personnels concernant les migrants étaient communiqués aux autorités sri‑lankaises.

 

[29]           La Commission a attaché un grand poids à la déclaration faite par le sergent Pound dans le cadre de ses attributions d’officier de la GRC. Elle a conclu que, malgré ce qu’alléguait l’avocat de K.K., aucune preuve convaincante susceptible de remettre en cause la véracité de cette déclaration n’avait été présentée. La Commission a par conséquent reconnu une faible valeur probante aux reportages dans les médias laissant croire qu’on avait communiqué l’identité des passagers du Ocean Lady aux autorités sri‑lankaises.

 

[30]           Dans un autre article de journal canadien, on citait la haute‑commissaire du Sri Lanka qui disait que les autorités canadiennes devaient prendre garde aux rebelles des TLET [traduction] « s’échouant sur ses rives ». La haute‑commissaire a identifié le capitaine du Ocean Lady en le désignant par son nom, mais aucun des autres passagers, et a déclaré qu’un [traduction] « nombre considérable d’entre eux » avaient des liens avec les TLET. Quant aux enquêtes que mèneraient les autorités canadiennes, la haute‑commissaire a déclaré qu’il s’agissait [traduction] « d’opérations secrètes ». Elle a ajouté que le gouvernement du Canada et celui du Sri Lanka travaillaient en étroite collaboration et a dit espérer que l’affaire constitue une [traduction] « sonnette d’alarme » pour le Canada. Cela donnait à entendre, selon la Commission, que la haute‑commissaire n’estimait pas que tous les passagers avaient tous des liens avec les TLET, et que le gouvernement sri‑lankais ne connaissait pas l’identité de tous les passagers. La Commission a jugé raisonnable de supposer que, si la haute‑commissaire avait connu l’identité d’autres passagers, leurs noms auraient figuré dans l’article.

 

[31]           Un spécialiste du terrorisme, le directeur du Centre international de recherche sur la violence politique et le terrorisme de Singapour, a déclaré dans un autre article qu’on suspectait [traduction] « quelques dizaines » de passagers de l’Ocean Lady d’avoir des liens avec les TLET. Ainsi, il semble qu’il était d’avis que tous les passagers n’avaient pas de tels liens. La Commission a jugé raisonnable de supposer que le gouvernement du Sri Lanka avait connaissance de l’avis de ce spécialiste.

 

[32]           Dans un article d’un journal canadien affiché sur le site du ministère de la Défense du Sri Lanka, on laissait entendre qu’un tiers des passagers de l’Ocean Lady avaient des liens avec les TLET. Cela à nouveau donnait à penser que le gouvernement du Sri Lanka ne croirait pas en l’existence de tels liens chez la majorité des passagers du navire.

 

[33]           Le ministère de la Défense du Sri Lanka affichait également un article dans lequel il était écrit que [traduction] « [c]ontrairement à ce qu’on rapporte, aucun des Tamouls sri‑lankais, qui ont chacun payé de 40 000 $ à 50 000 $ pour se rendre au Canada, n’est un ancien combattant des TLET ayant pris part à la guerre de l’Eelam ».

 

[34]           La Commission a estimé que ces articles ne constituaient pas une preuve convaincante de la divulgation par le Canada au Sri Lanka de l’identité des passagers de l’Ocean Lady; toute allégation en ce sens avait au mieux un caractère hypothétique. La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’on n’avait pas informé les autorités du Sri Lanka de l’identité de K.K. et de sa présence à bord de l’Ocean Lady.

 

[35]           La Commission a aussi examiné comment le Sri Lanka considérerait le voyage de K.K. à bord de l’Ocean Lady s’il devait en être informé à l’avenir. Elle a fait remarquer que les autorités sri‑lankaises sauraient dans ce cas que les autorités canadiennes avaient relâché K.K. après avoir mené une enquête approfondie et conclu qu’il n’avait pas de liens importants avec les TLET. La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’au vu de ses antécédents au Sri Lanka et de sa situation au Canada, le demandeur d’asile ne serait pas considéré être par le gouvernement sri‑lankais comme un membre ou un sympathisant des TLET en raison de son voyage à bord de l’Ocean Lady. La Commission a donc conclu que K.K. n’avait pas établi le bien‑fondé de sa demande d’asile « sur place ».

 

[36]           La Commission a ensuite procédé à une analyse fondée sur l’article 97. Dans son témoignage, K.K. avait dit craindre le parti démocratique du peuple de l’Eelam [le PDPE] et les paramilitaires du groupe Karuna, qui risquaient de l’enlever ou de lui extorquer de l’argent en raison de son commerce de cartes d’appels. La Commission a reconnu que, selon la preuve, ces groupes pratiquaient l’extorsion, mais elle a estimé qu’il s’agissait là d’un risque généralisé couru par tous les Tamouls du Sri Lanka, et non d’un risque auquel K.K. serait personnellement exposé.

 

[37]           La Commission a rejeté la demande d’asile de K.K..

 

4.         Questions en litige

[38]           Le demandeur propose les questions suivantes :

            a.         La Commission a‑t‑elle enfreint les principes de justice naturelle en procédant à l’examen sélectif de la preuve qu’on lui avait présentée?

            b.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur en analysant déraisonnablement le risque couru par le demandeur en tant que passager de l’Ocean Lady?

            c.         La Commission a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable en s’appuyant sur des conclusions quant à la crédibilité déraisonnables, en n’examinant pas le profil du demandeur de manière globale et en contexte et en se fondant sur des conclusions de fait déraisonnables?

            d.         La Commission a‑t‑elle conclu erronément que le risque auquel le demandeur pourrait être exposé constituait en fait un risque généralisé?

 

[39]           Je conclus que la question en litige est de savoir si la décision de la Commission était déraisonnable dans son ensemble au vu des faits qu’on lui avait présentés.

 

5.         Norme de contrôle

[40]           Le demandeur soutient que c’est la norme de contrôle de la décision correcte qui s’applique à la question de justice naturelle soulevée (Kastrati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1141, aux paragraphes 9 et 10), tandis que les autres questions appellent la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 48; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], aux paragraphes 16 et 17; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 51 à 55; Pathmanathan c Canada (MCI), 2013 CF 353, au paragraphe 28; Komolafe c Canada (MCI), 2013 CF 431, au paragraphe 11; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 [Construction Labour Relations], au paragraphe 3).

 

[41]           Le défendeur soutient pour sa part que le litige porte sur les conclusions de fait de la Commission, qui appellent la norme de la décision raisonnable (Ren c Canada (MCI), 2009 CF 973, aux paragraphes 12 et 13; Chen c Canada (MCI), 2002 CFPI 1194, au paragraphe 5; Gan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1329 [Gan], au paragraphe 4).

 

[42]           Je suis du même avis que le défendeur. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

6.         Analyse

[43]           Somme toute, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les faits que ce dernier qualifie de [traduction] « fondamentaux » suffisent pour conclure que la décision était raisonnable et appartenait aux issues acceptables au regard des faits et du droit. Les conclusions fondamentales tirées sont les suivantes :

            a)         Le demandeur a été détenu en 2007 par suite d’une fouille générale et non parce qu’on l’avait pris pour cible.

            b)         On a soupçonné le demandeur de recueillir des fonds pour les TLET parce que la perquisition avait permis de trouver un grand nombre de cartes d’appels en sa possession.

c)         On a mené une enquête et le demandeur, après sa comparution en cour, a été déclaré innocent. Il était autorisé à avoir les cartes d’appels en sa possession.

d)        Le demandeur n’a jamais été reconnu coupable de quelque crime que ce soit.

e)         Le demandeur a pu, une fois libéré, retourner à son ancien lieu de travail à Colombo.

f)         Après avoir mis fin à son commerce de cartes d’appels, le demandeur n’a été confronté à aucun problème important.

g)         Le demandeur a été détenu une seconde fois mais pour une très courte période, soit une seule journée. La détention a découlé d’un problème de communication, car le demandeur ne comprenait pas un soldat qui parlait le cinghalais.

h)         Une fois libéré, le demandeur a pu faire renouveler sans problème son permis de résidence et son passeport.

i)          Le demandeur a pu quitter le Sri Lanka sans aucune difficulté.

j)          Aucune preuve ne montrait que le demandeur avait de véritables liens avec TLET ni qu’il s’était opposé au gouvernement sri‑lankais dans le passé.

 

[44]           L’énoncé de ces faits ainsi que l’analyse détaillée exposée par la Commission sur plus de 20 pages dans ses motifs constituaient une réponse valable aux questions soulevées par le demandeur. Je conclus que ce dernier demande à la Cour d’apprécier et examiner de nouveau l’affaire en son entier, ce que la Cour n’a manifestement pas le droit de faire.

 

Évaluation du risque

[45]           Le demandeur fait que la Commission a apprécié incorrectement le risque, et ce, à trois égards : elle a conclu qu’on ne le considérait pas comme un sympathisant des TLET avant son départ du Sri Lanka, alors que la période pertinente est celle suivant son retour éventuel au Sri Lanka; elle a fait abstraction des répercussions de l’enquête menée par le gouvernement canadien sur les liens qu’il pourrait avoir avec les TLET; enfin, elle n’a pas tenu compte du risque de torture aux mains des autorités sri‑lankaises pendant le processus d’évaluation de ses liens avec les TLET. Comme on l’a vu, la Commission s’est penchée sur ces trois questions et elle a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux advenant son retour au Sri Lanka. En outre, cette question relève directement du domaine de compétence de la Commission, et la retenue judiciaire est de mise lorsque la décision appartient aux issues possibles au regard des faits et du droit.

 

[46]           Le demandeur soutient que la Commission s’est fondée sur un document, daté du 17 juin 2011, de l’agence des services frontaliers du Royaume‑Uni mentionnant que 26 demandeurs d’asile étaient retournés dans leur pays en toute sécurité, alors que, selon un document d’Human Rights Watch daté du 2 février 2012 et un document du Home Office du Royaume‑Uni daté du 24 février 2012, figurant aussi au dossier, les demandeurs d’asile tamouls rapatriés avaient fait l’objet de détention arbitraire et d’actes de torture à leur retour. Human Rights Watch a demandé au Royaume‑Uni de mettre un terme aux expulsions de Tamouls vers le Sri Lanka. Amnistie Internationale a affirmé plus précisément dans un rapport de juin 2012 que les passagers de l’Ocean Lady et du Sun Sea risquaient fortement d’être détenus et torturés et de subir des mauvais traitements à leur retour au Sri Lanka si les autorités devaient soupçonner leur présence à bord de ces navires. La Commission a toutefois mentionné chacun de ces rapports. Elle pouvait à son gré préférer les documents provenant des Nations Unies et de sources gouvernementales.

 

Facteurs non considérés

[47]           Le demandeur soutient à juste titre que la Commission n’a pas mentionné les lettres rédigées par des membres de la famille, non plus que la lettre de son avocat sri‑lankais et le rapport de police concernant la visite faite à la maison de sa mère, en juillet 2010, par des personnes armées non identifiées qui le recherchaient. Je suis d’accord avec le demandeur lorsqu’il dit que plus un élément de preuve non mentionné était important, plus la Cour sera encline à conclure que la Commission a tiré une conclusion de fait erronée en en faisant abstraction (Cepeda‑Gutierrez c Canada (MCI), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 15 et 17). Cependant, je n’estime pas que les éléments en cause sont importants, vu leur peu de valeur probante, notamment eu égard au fait que la Commission a examiné une preuve considérable et a conclu qu’elle étayait sa conclusion que le demandeur ne serait pas exposé à un risque advenant son retour au Sri Lanka. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (voir l’arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16).

 

[48]           Je suis en outre d’accord avec le défendeur pour dire que la preuve en cause était tellement vague qu’il n’était pas nécessaire de la mentionner, notamment parce que le demandeur avait reconnu dans son témoignage qu’on avait pu le cibler parce qu’on le croyait quelque peu fortuné. Cela n’a rien à voir, évidemment, avec un quelconque appui aux TLET. On peut comprendre de même que la Commission n’ait pas traité des cicatrices visibles vu l’insuffisance de la preuve sur ce point. Le demandeur n’explique d’aucune manière comment il a pu perdre ses documents médicaux, ni pour quel motif il n’a pu obtenir de documents semblables à ceux qui lui ont permis de dissiper dans le passé les soupçons quant à son appartenance aux TLET.

 

Analyse séparée des éléments de preuve

[49]           Le demandeur affirme que la Commission aurait dû procéder à une analyse cumulative des facteurs de risque correspondant à son profil (Yener c Canada (MCI), 2008 CF 372, aux paragraphes 56 et 57; Boroumand c Canada (MCI), 2007 CF 1219, au paragraphe 63). Ces facteurs étaient l’origine ethnique tamoule, l’appartenance présumée aux TLET, la détention et les actes de torture subis dans le passé, l’existence de blessures, la demande d’asile rejetée et le voyage à bord du Ocean Lady. Le demandeur soutient que, par effet cumulatif, ces facteurs interreliés montraient qu’il serait perçu comme ayant des liens avec les TLET et exposé à un risque de persécution. La Commission a plutôt procédé à une analyse séparée des éléments de preuve, en examinant chacun des facteurs de risque isolément, sans tenir compte des autres.

 

[50]           La Commission a examiné les divers facteurs constituant le profil du demandeur, et elle les a tous écartés de manière générale, en particulier le facteur des liens présumés avec les TLET. L’analyse globale de tous les facteurs n’améliorerait en rien la situation d’un demandeur dans les cas où la Commission a reconnu peu de valeur probante à chacun d’eux ou les a tous rejetés l’un après l’autre. De plus, la Commission a clairement dit dans son paragraphe de conclusion qu’elle avait examiné avec soin l’ensemble de la preuve du demandeur, y compris son témoignage et la plaidoirie finale de son avocat. Rien ne permet de croire que la Commission a procédé à une analyse séparée des éléments de preuve.

 

[51]           J’ai aussi du mal à voir comment on pourrait annuler une décision au motif que la Commission aurait pris en compte tous les éléments de preuve, mais pas leurs répercussions cumulatives, à moins que, de manière fort improbable, il n’existe une déclaration ou des motifs explicites en ce sens. Contester une décision parce qu’on n’a pas tenu compte d’un facteur pertinent important ou qu’on a considéré un facteur non pertinent est une chose, parce qu’on peut tirer des conclusions à ces égards par l’examen de la décision. C’est cependant tout autre chose, selon moi, que de conclure qu’un décideur, bien qu’il ait considéré un facteur, ne l’a pas fait à la lumière de tous les autres. Il n’est pas aisé de voir comment l’on pourrait étayer une telle conclusion sinon sur le fondement de la décision elle‑même, autrement dit en l’espèce par la substitution par la Cour de son opinion à celle de la Commission. Une telle intervention de la Cour irait aussi à l’encontre, semble‑t‑il, de l’orientation dans l’arrêt Newfoundland Nurses, où la Cour suprême a dit qu’il fallait laisser beaucoup de latitude aux tribunaux administratifs quant à la manière d’arriver à leurs décisions.

 

Risque généralisé

[52]           Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur dans son appréciation concernant le risque généralisé, principalement parce qu’elle a conclu que « tous les membres de la collectivité tamoule au Sri Lanka » étaient exposés à un risque, reconnaissant de ce fait que les risques auxquels le demandeur serait confronté ne visaient qu’un sous‑groupe de la population (c’est‑à‑dire la minorité tamoule plutôt que l’ensemble de la population au Sri Lanka).

 

[53]           J’estime toutefois comme le défendeur que ces remarques ont été formulées par inadvertance et ne correspondaient pas à l’ensemble des motifs sur ce point. La question déterminante à cet égard était de savoir si le demandeur serait ciblé en tant que sympathisant présumé des TLET, en raison notamment de ses détentions antérieures. En outre, on avait renvoyé la Commission à une preuve documentaire qui indiquait que [traduction] « aucun groupe de personnes particulier n’est visé par ces activités » et « les activités ont une cible plus généralisée ».

 

Crédibilité mise en cause par des incohérences dans le témoignage

[54]           Le demandeur soutient également que la Commission a tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité en décrivant deux incohérences dont il n’avait pas été question à l’audience : son arrestation en 2007, soit par la police soit par un service d’enquête sur le terrorisme, et sa remise en liberté, après la tenue ou non d’une audience. Je suis du même avis que le demandeur. Il y a manquement à l’équité procédurale lorsqu’une conclusion quant à la crédibilité est tirée sur un point sans que la partie désavantagée par cette conclusion ait eu l’occasion de se faire entendre. Si un tribunal conclut après l’audience qu’une grave incohérence a été commise, il est tenu d’en informer la partie concernée et de l’inviter à fournir des explications. Si les conclusions en cause avaient influé sur la décision finale, ainsi, j’aurais dû me demander sérieusement s’il y a lieu d’annuler la décision.

 

[55]           J’estime cependant comme le défendeur que la crédibilité du demandeur n’a joué aucun rôle dans la décision de la Commission. Les fondements de la décision n’avaient aucun lien avec la crédibilité du demandeur, comme permet de le constater la liste des faits fondamentaux, les incohérences mentionnées n’ayant au mieux qu’un rapport accessoire avec ces faits.

 

Conclusion quant à la vraisemblance

[56]           Le demandeur soutient que la Commission a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité, qu’il qualifie de conclusions relatives à la « vraisemblance ». Or, selon le demandeur qui cite de la jurisprudence, la Commission ne peut tirer de telles conclusions que dans les cas les plus évidents, et la Cour n’a à faire preuve dans pareille situation que de retenue minimale. Comme je n’approuve pas la qualification de conclusions relatives à la vraisemblance donnée par le demandeur aux conclusions en cause tirées par la Commission, et que je doute, en toute déférence, de l’applicabilité de la jurisprudence – antérieure à l’arrêt Dunsmuir – citée au soutien de ses prétentions, je vais maintenant procéder à l’examen en détail de la question.

 

[57]           L’essentiel de l’argumentation du demandeur se trouve aux paragraphes 59 à 61 de son mémoire complémentaire des faits et du droit, que je reproduis ci‑dessous tout en y soulignant des passages et en y ajoutant des numéros entre crochets, qui correspondent aux questions examinées dans l’analyse qui suivra :

                        [traduction]

59.                      Les autres conclusions défavorables quant à la [1] crédibilité étaient en fait des conclusions défavorables relatives à la vraisemblance, à l’égard desquelles [2] la Cour n’a à faire preuve que de retenue minimale. Il existe, selon la jurisprudence de la Cour fédérale, deux types de conclusions quant à la crédibilité. Le [3] domaine premier de spécialité de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié consiste à juger de la crédibilité en fonction de contradictions internes, d’incohérences et de faux‑fuyants. Le deuxième type de conclusions quant à la crédibilité nécessite de tirer des inférences et s’appuie sur des critères extrinsèques tels que la rationalité, le sens commun et la connaissance d’office. La Cour a conclu au sujet de ce deuxième type de conclusions que [4] « les juges des faits ne sont pas mieux placés que les autres pour [les] tirer ». Par conséquent, la retenue judiciaire est requise dans une moindre mesure à l’égard de ces conclusions. Giron c Canada (M.E.I.), 143 N.R. 238 (C.A.F.), paragraphe 1.

 

60.                      La Cour a déjà statué que les conclusions relatives à la vraisemblance ne devaient être tirées que dans les cas [5] les plus évidents, et que la Cour pouvait intervenir lorsque la preuve présentée au tribunal n’étayait pas de telles conclusions. En outre, les juges siégeant en révision sont en aussi bonne situation que les commissaires pour décider s’il peut être raisonnable de croire un scénario ou une série d’événements particuliers décrits par le demandeur d’asile. Divsalar c Canada (M.C.I.), 2002 CFPI 653, aux paragraphes 23 et 24; Cao c Canada (M.C.I.), 2007 CF 819, au paragraphe 7.

 

61.                      La conclusion [6] clé en l’espèce quant à la vraisemblance tirée par la SPR est que le demandeur ne craint pas avec raison d’être persécuté parce que le gouvernement sri‑lankais ne le soupçonne pas d’avoir des liens avec les TLET. […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Conclusions relatives à la vraisemblance

[58]     En tant que concept juridique, une conclusion relative à la vraisemblance a la même signification qu’une inférence. Le raisonnement juridique fait appel aux inférences de toutes sortes, celles‑ci pouvant découler de situations de fait relativement simples, ou encore faire partie d’un processus de réflexion complexe qui met en cause des inférences qui reposent elles‑mêmes sur d’autres inférences. Les décisions citées par le demandeur fournissent deux exemples de recours différent aux conclusions relatives à la vraisemblance. Dans la décision Divsalar c Canada (MCI), 2002 CFPI 653 [Divsalar], on s’était servi d’inférences pour contester la crédibilité du demandeur, tandis que dans la décision Cao c Canada (MCI), 2007 CF 819 [Cao], la Commission avait rejeté, parce qu’elle l’estimait e non probable rationnellement, l’inférence que la demanderesse tentait de démontrer, sans toutefois que n’aient été tirées contre elle des conclusions défavorables quant à la crédibilité. La situation en l’espèce ressemble à la situation dans l’affaire Cao.

 

[59]     Je formulerai des observations sur les deux décisions, pour des raisons différentes. Pour ce qui est de la décision Divsalar, je juge important de restreindre le principe voulant qu’on ne doive tirer des inférences que dans les cas les plus évidents et lorsque celles‑ci servent à miner la crédibilité d’un témoin. Pour ce qui est de la décision Cao, j’estime que l’arrêt Dunsmuir restreint le pouvoir de la cour de révision de faire prévaloir son opinion sur le caractère raisonnable d’une inférence lorsque, comme en l’espèce, cette inférence constitue la décision de la Commission.

 

          Principes généraux applicables aux inférences

[60]     Feu le juge Ducharme, qui siégeait alors à la Cour supérieure de Justice de l’Ontario, a donné un résumé complet des éléments essentiels de l’inférence dans la décision R c Munoz, 2006 CanLII 3269; 86 OR (3d) 134; 205 CCC (3d) 70; 38 CR (6th) 376 (CS Ont). Bien que les observations aient été formulées dans un contexte de droit pénal, les principes énoncés s’appliquent à toutes les inférences, quel que soit le domaine du droit concerné. Je reproduis les paragraphes 23 et suivants des motifs de la décision (en omettant les citations et en soulignant certains passages) :

[traduction]

B. Tirer des inférences

 

[23] Bien que l’on fasse mention en abondance dans la jurisprudence des « inférences raisonnables », relativement peu de choses ont été dites sur le processus suivi lorsque des inférences sont tirées à partir de faits admis. Une inférence est une déduction de fait qu’on peut logiquement et raisonnablement tirer d’un autre fait ou groupe de faits qu’on a constatés ou autrement établis dans le cadre de l’instance. Il s’agit d’une conclusion qu’on peut, mais non pas qu’on doit, tirer en l’espèce. Il faut bien souligner que n’est pas en cause le raisonnement déductif, lequel, une fois l’hypothèse de départ acceptée, donne nécessairement lieu à une conclusion valide. Tirer une inférence met plutôt en cause le raisonnement inductif, qui permet de tirer des conclusions fondées sur l’expérience humaine universelle. La conclusion ne découle pas de la preuve produite, ni de prémisses, mais plutôt de l’interprétation donnée à cette preuve en se fondant sur l’expérience. Il manque donc nécessairement à la conclusion par induction le degré de validité inéluctable dont dispose la conclusion par déduction. Par conséquent, si les prémisses – ou faits primaires – sont admis, la conclusion par induction qui s’ensuit a un certain degré de probabilité, mais ne s’impose pas. De même, contrairement au raisonnement par déduction, le raisonnement par induction a un caractère ampliatif, en ce sens qu’il apporte davantage d’information que n’en comportaient les prémisses elles‑mêmes.

 

[24] […] L’avertissement suivant du juge Watt est tout aussi important : « La ligne de démarcation entre l’inférence admissible et l’hypothèse non admissible en présence d’une preuve circonstancielle est souvent très difficile à discerner ».

 

[25] Le juge Doherty a décrit comme suit, dans l’arrêt R. c Morrissey, comment se tirent les inférences :

 

Le juge des faits peut tirer de la preuve des inférences de fait. Les inférences doivent toutefois pouvoir être tirées de manière raisonnable et logique à partir d’un fait ou d’un groupe de faits établi en preuve. Une inférence ne découlant pas logiquement et raisonnablement de faits établis ne peut être tirée et est proscrite en tant que pure hypothèse.

[…]

 

[26] Pour tirer une inférence, il faut en premier lieu que les faits primaires, c’est‑à‑dire les faits censés servir de fondement à l’inférence, soient établis en preuve. S’il n’en est pas ainsi, toute inférence prétendument tirée sera le fruit d’une hypothèse non admissible.

 

[…]

 

[28] Une inférence peut également être assimilée à une hypothèse non admissible lorsque l’inférence envisagée ne peut être raisonnablement et logiquement tirée des faits primaires établis. Cela découle précisément du fait qu’une conclusion par induction n’est pas nécessairement valide. […]

 

[29] Comme les cours l’ont maintes fois répété, il faut prendre garde de confondre l’inférence raisonnable et la pure hypothèse. Lorsque l’inférence comporte un écart, il ne peut valablement être comblé que par la preuve. Le juge Doherty a été très clair à ce sujet dans United States of America c Huynh. […] Le juge Doherty a rejeté l’argument de la Couronne sur la base du raisonnement suivant [au paragraphe 7] :

 

Les éléments relevés par le défendeur permettent assurément d’inférer que l’argent en cause était le fruit d’une quelconque activité illégale. Le trafic de drogue vient spontanément à l’esprit comme l’une des sources possibles. Tirer des inférences de la preuve n’est toutefois pas la même chose qu’émettre des hypothèses, même lorsque les circonstances donnent ouverture à une estimation éclairée. L’écart entre l’inférence selon laquelle l’argent est le produit d’une activité illégale et l’inférence additionnelle selon laquelle l’activité illégale en cause était le trafic d’une substance contrôlée ne peut être comblé que par la preuve. Le juge des faits recourra au sens commun et à l’expérience humaine pour apprécier cet élément de preuve, mais ni l’un ni l’autre ne peut se substituer à la preuve. L’État requérant n’a produit aucune preuve quant à la source des fonds, bien que ses documents révèlent la coopération avec la police d’une des parties au complot. […] J’estime que rien dans les documents ne permettrait raisonnablement à un juge des faits d’inférer que l’argent a été obtenu par le trafic de drogue et non par une autre activité illégale.

 

[30] Il est difficile, sinon impossible, d’établir avec précision une distinction nette entre le fait de tirer des inférences raisonnables et de formuler de pures hypothèses. […]

 

[31] L’on doit toutefois souligner qu’il ne découle pas de cette nécessité d’une « probabilité logique » ou d’une « probabilité raisonnable » qu’on peut uniquement considérer comme inférences « raisonnables » celles qui sont les plus évidentes et les plus aisées à tirer. [Voir la note 12 ci‑dessous.] Cela, le juge Moldaver l’a explicitement rejeté dans l’arrêt R. c Katwaru, précité, note 5, C.C.C., aux pages 329 et 330, O.R., à la page 444 :

 

[L]orsqu’il a donné ses instructions sur les règles de droit applicables à la preuve circonstancielle, le juge du procès a dit plusieurs fois aux jurés qu’ils pouvaient inférer un fait de faits établis, mais seulement si l’inférence découlait « aisément et logiquement des autres faits établis »,

 

L’appelant soutient, à bon droit selon moi, que le juge du procès a commis une erreur en faisant entrer le caractère « aisé » dans l’équation. Pour inférer un fait de faits établis, il faut uniquement que l’inférence soit raisonnable et logique. Le fait qu’une inférence ne soit pas aisée à tirer ne veut pas dire qu’elle ne peut pas l’être. Statuer en sens contraire conduirait à la conclusion intenable qu’une inférence difficile ne pourrait jamais être raisonnable et logique.

 

L’exigence d’une probabilité raisonnable ou logique vise plutôt à souligner que tirer des inférences ne fait pas appel à l’imagination subjective, mais bien à l’explication rationnelle. Une supposition ou une hypothèse ne peut se substituer à la preuve, ni ne peut fonder une inférence raisonnable. Par conséquent, il ne suffit pas de simplement créer une trame narrative hypothétique en mesure d’établir un lien, aussi conjectural soit‑il, entre le ou les faits primaires et une ou des inférences que l’on veut tirer. Comme le juge Fairgrieve l’a fait remarquer dans la décision R c Ruiz, [2000] O.J. no 2713 (C.J.), au paragraphe 3 : « Le simple fait qu’une possibilité ne puisse être exclue n’entraîne pas nécessairement qu’un juge des faits raisonnable soit justifié de tirer pareille conclusion au vu de la preuve ». […]

 

[61]     Je résumerais comme suit la déclaration de principes susmentionnés sur les inférences :

         Une inférence est une conclusion qui découle logiquement et raisonnablement de faits admis, de manière suffisamment probable, par application d’un raisonnement inductif qui utilise l’expérience humaine universelle comme référence.

 

         Les faits censés servir de fondement à l’inférence doivent être établis par la preuve et ne peuvent être remplacés par des hypothèses.

 

         Vu l’absence d’une distinction nette, il est souvent très difficile de différencier selon le degré de probabilité les inférences raisonnables admissibles et les hypothèses non admissibles.

 

         Lorsqu’on tire des inférences, il ne s’agit pas d’établir ce qui est possible, non plus que de créer une trame narrative hypothétique ou de faire appel à l’imagination subjective, même lorsque les circonstances donnent ouverture à une estimation éclairée.

 

         On n’a pas à tirer que les inférences les plus évidentes ou les plus aisées; l’inférence doit uniquement être raisonnable et logique.

 

          Conclusions relatives à la vraisemblance qui mettent en cause la crédibilité

[62]     Une distinction s’impose entre, d’une part, le fait pour un tribunal de rejeter une inférence parce qu’il estime, contrairement au demandeur, que le degré de probabilité est trop faible pour étayer la conclusion et, d’autre part, le fait pour un tribunal d’aller un peu plus loin et de conclure que le demandeur ne disait pas la vérité lorsqu’il a proposé la conclusion à son examen. C’est uniquement lorsque la proposition de l’inférence suppose une certaine réflexion morale, et non quand il y a simplement rejet pour improbabilité, que le rejet de l’inférence donne lieu à une conclusion quant à la crédibilité.

 

[63]     Le demandeur soutient que, dans la présente affaire, la Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsqu’elle a rejeté l’inférence selon laquelle il craignait avec raison d’être persécuté advenant son retour au Sri Lanka. J’estime toutefois, comme le défendeur, que la décision de rejeter l’inférence d’une crainte fondée ne se voulait pas un jugement sur la crédibilité du demandeur, mais découlait plutôt simplement du fait que l’ensemble de la preuve présentée à la Commission ne suffisait pas pour satisfaire au critère objectif prévu pour établir cette crainte.

 

[64]     La Commission est arrivée à sa conclusion en s’appuyant sur l’ensemble de la preuve dont elle disposait, notamment celle liée à des facteurs tels que la façon dont le demandeur avait été traité au Sri Lanka par le passé, les lignes directrices du HCR en matière de profil et l’amélioration de la situation dans le pays. La Commission a conclu en fonction de cette preuve que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les faits sous‑jacents permettaient d’inférer qu’une personne raisonnable dans la même situation que le demandeur craindrait avec raison d’être persécutée. Aucun commentaire n’a été formulé sur la sincérité de la crainte du demandeur, qui semble avoir été admise, mais on a néanmoins jugé que cette crainte, en l’occurrence, n’était pas fondée.

 

La Commission ne devrait tirer des conclusions relatives à la vraisemblance qui touchent la crédibilité que dans les cas les plus évidents

 

[65]     Le demandeur a soutenu que la Commission ne devait tirer des conclusions relatives à la vraisemblance que dans les cas les plus évidents. À mon avis, ce principe appelle quelques explications, et ne doit s’appliquer que lorsque des conclusions défavorables quant à la crédibilité sont en cause, et non aux inférences de manière générale hors ces cas particuliers.

 

[66]     Le demandeur s’appuie sur le passage suivant tiré d’un ouvrage sur le droit de l’immigration et sa pratique et cité de manière favorable dans la décision Divsalar (au paragraphe 24) :

24     En outre, il est reconnu que le tribunal qui rend une décision fondée sur l’absence de vraisemblance doit agir avec prudence. Je crois qu’il est utile de reproduire le passage suivant tiré de L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham : Butterworths Canada Ltd. 1992), page 8.10, paragraphe 8.22, qui traite des conclusions relatives à la vraisemblance et de l’effet de la preuve documentaire dont le tribunal dispose :

 

[traduction]

8.22 Les conclusions relatives à la vraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas particulièrement clairs ‑ lorsque les faits tels qu’ils ont été présentés sortent tellement de l’ordinaire que le juge des faits peut avec raison conclure qu’il est impossible que l’événement en question se soit produit, ou lorsque la preuve documentaire dont dispose le tribunal démontre que les événements n’ont pas pu se produire de la façon dont l’affirme l’intéressé. Les conclusions relatives à la vraisemblance devraient donc être étayées par la preuve documentaire. En outre, le tribunal qui rend une décision fondée sur l’invraisemblance doit agir avec prudence, compte tenu en particulier du fait que les revendicateurs viennent de milieux culturels différents, de sorte que des actions qui pourraient sembler invraisemblables si elles étaient jugées selon des normes canadiennes pourraient être vraisemblables lorsqu’elles sont considérées par rapport aux antécédents de l’intéressé. [Non souligné dans l’original.]

 

[67]     Comme la décision Divsalar portait sur les conclusions relatives à la crédibilité, les commentaires sur l’exigence de cas particulièrement clairs constituent des opinions incidentes si on voulait en élargir la portée aux inférences sans lien avec la crédibilité. En outre, on avait écarté dans cette décision les conclusions de la Commission relatives à la vraisemblance principalement en raison de l’insuffisance de la preuve devant étayer les facteurs sous‑jacents. Pour ce qui est de l’unique conclusion quant à la crédibilité où la Cour n’a pas jugé la conclusion de la Commission rationnelle, celle‑ci était manifestement déraisonnable. La décision Divsalar ne saurait donc fonder une obligation faite à la Commission de ne tirer de conclusions relatives à la vraisemblance que dans les cas particulièrement clairs – autrement dit les plus évidents.

 

[68]     Pour ce qui est maintenant des évaluations défavorables de la crédibilité fondées sur des inférences, on peut comprendre qu’un tribunal administratif doive faire preuve à cet égard d’une certaine retenue. Comme on l’a mentionné en exposant les principes généraux sur les inférences, établir la ligne de démarcation entre une pure hypothèse et une inférence valide est affaire de nuance et n’est pas toujours tâche facile. Les évaluations de la crédibilité doivent toutefois comporter un degré plus élevé de probabilité dans la mesure où elles tendent à constituer un jugement sur la personnalité et les facultés du témoin. Si la Commission souhaite tirer une inférence défavorable liée à la crédibilité d’un témoin, elle ne devrait le faire que lorsque l’écart entre les prémisses sous‑jacentes et l’inférence contredisant le témoin est si important que cette inférence est manifestement de nature hypothétique ou erronée. Toutefois, mis à part les contestations liées à la crédibilité fondées sur le fait que le tribunal a tiré une inférence contradictoire, le critère général du caractère raisonnable d’une inférence demeure applicable. Ainsi, la Commission doit décider s’il est plus probable qu’improbable, selon la prépondérance des probabilités, que la conclusion découle rationnellement des faits sous‑jacents.

 

[69]     Par ailleurs, on va trop loin dans le passage reproduit plus haut de l’ouvrage de Waldman, cité dans la décision Divsalar, précitée, en assujettissant le pouvoir décisionnel de la Commission à des restrictions sévères, lorsqu’il s’agit de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur des conclusions relatives à la vraisemblance. L’affirmation selon laquelle on ne peut parvenir à des évaluations défavorables en matière de crédibilité fondées sur des inférences que si les faits sous‑jacents « sortent tellement de l’ordinaire que le juge des faits peut avec raison conclure qu’il est impossible que l’événement en question se soit produit » constitue un critère indéfendable et est en soi déraisonnable. Il suffit qu’on restreigne les conclusions de la Commission défavorables quant à la crédibilité aux situations où les faits sous‑jacents permettent clairement d’inférer que la déclaration du témoin n’était pas véridique, de telle manière qu’il serait très improbable qu’une personne raisonnable désapprouve la conclusion tirée.

 

Norme de contrôle applicable à une conclusion relative à la vraisemblance qui a un effet déterminant ou qui constitue la décision

 

[70]     Enfin, et point peut‑être plus important encore, il convient d’arrêter la norme de contrôle qui doit être utilisée par la Cour ou, à tout le moins, de déterminer comment on devrait l’appliquer aux conclusions relatives à la vraisemblance d’un tribunal administratif spécialisé tel que la SPR. Il est bien établi que la norme de la décision raisonnable, et non de la décision correcte, s’applique au contrôle des conclusions de fait de la Commission; cette norme doit aussi s’étendre aux conclusions relatives à la vraisemblance. En fonction de la norme de la raisonnabilité, même lorsque la décision d’un tribunal spécialisé n’est pas nécessairement celle qu’elle aurait elle‑même rendue, c.‑à‑d. la décision correcte, la cour de révision doit faire preuve de déférence envers ce tribunal et de retenue dans l’application du critère de la raisonnabilité.

 

[71]     L’obligation de retenue à l’égard de décisions d’un décideur découle de la nature spécialisée du tribunal administratif. En l’espèce, cela comporte la reconnaissance du fait que la SPR possède une plus grande expertise qu’une cour de justice générale pour se pencher sur la preuve, tirer des conclusions de fait et statuer sur les demandes d’asile en fonction de sa propre loi constitutive. Ce principe est implicite dans le passage précité où l’auteur affirme qu’il faut agir avec prudence parce que les demandeurs d’asile viennent de milieux culturels différents. C’est seulement parce que la SPR traite quotidiennement de ces questions et qu’elle a acquis des connaissances spécialisées sur les facteurs sous‑tendant les demandes de demandeurs d’asile de milieux culturels différents qu’on enjoint aux cours d’appliquer un critère de la raisonnabilité modifié (appartenir aux issues acceptables raisonnables) lorsqu’elles procèdent au contrôle de ses décisions.

 

[72]     En outre, si l’on en revient au fait que le caractère raisonnable d’une inférence tient au fait qu’elle constitue une interprétation de la preuve fondée sur l’expérience, l’expérience particulière et pratique de la SPR quant aux questions touchant les réfugiés laisse croire qu’elle est mieux placée que la cour de révision pour évaluer, par recours au raisonnement inductif et en fonction de la situation de réfugiés, le caractère raisonnable des inférences.

 

[73]     La comparaison est aussi utile quant à l’aptitude d’une cour de révision à annuler une décision en lien avec les éléments examinés par le tribunal administratif, alors que la décision comporte une conclusion relative à la vraisemblance et que les facteurs sous‑jacents ne sont pas contestés. La cour se sent généralement à l’aise de conclure qu’un tribunal s’est fondé sur des facteurs non pertinents lourds de conséquences, ou inversement a fait abstraction de facteurs pertinents qui auraient influé sur l’issue de l’affaire. Il est de même relativement simple d’établir si des éléments de preuve ou des motifs sous‑jacents étayent ou non un facteur important. Nul ne conteste qu’une inférence fondée sur des facteurs non étayés par la preuve est de l’ordre de l’hypothèse (voir Yada c Canada (MCI), [1998] ACF no 37 (QL), 140 FTR 264 (1re inst), au paragraphe 25).

 

[74]     Toutefois, lorsque tous les facteurs pertinents sont étayés par les faits et ont été valablement pris en compte par le tribunal, la cour de révision ne dispose plus que de l’issue pour juger d’une conclusion. Cela se résume au bout du compte à examiner selon quel degré un facteur peut raisonnablement étayer une inférence. Si la conclusion met en cause plus d’un facteur, il faut alors examiner tant ce degré que la valeur probante des différents facteurs qui étayent rationnellement la conclusion. Bien évidemment, plus sont nombreux les facteurs étayant la conclusion relative à la vraisemblance et plus cette dernière conclusion a un effet déterminant sur l’issue, plus il sera compliqué pour la cour de révision d’intervenir. C’est la raison pour laquelle je qualifie la conclusion relative à la vraisemblance, selon laquelle le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté, d’inférence de la nature d’une conclusion qui a un effet déterminant sur l’issue et, à vrai dire, qui n’est guère susceptible de contestation quant au degré et quant à la valeur probante attribuée aux facteurs sous‑tendant l’inférence.

 

[75]     En outre, il importe de reconnaître que l’arrêt Dunsmuir a modifié le paysage quelque peu en mettant l’accent sur l’appartenance de la décision à un certain éventail d’issues. L’on pourrait devoir réexaminer certains jugements antérieurs à l’arrêt Dunsmuir si la cour de révision n’acceptait pas qu’il puisse y avoir un éventail d’issues. L’important changement que je note est la nécessité d’envisager la décision du point de vue du décideur. C’est pour cela que la décision Cao, précitée, me préoccupe particulièrement; je ne mets pas en cause son résultat, mais seulement la formulation, attribuable au fait, selon moi, qu’on l’a rendue avant l’arrêt Dunsmuir. La décision Cao est aussi pertinente parce que le demandeur l’invoque en raison d’une situation de fait semblable à celle présente en l’espèce. La Cour a écarté la conclusion de la Commission relative à la vraisemblance, selon laquelle la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle craignait avec raison la persécution, et a ainsi annulé sa décision. Je reproduis les paragraphes 5 à 7 de la décision Cao en vue d’illustrer mes propos :

[5]      La Commission n’a pas cru, non plus, que Mme Cao avait démontré craindre avec raison les responsables de la planification familiale en Chine, pour les trois raisons qui suivent :

 

•           Il était invraisemblable que les autorités aient eu vent de la grossesse de Mme Cao en mars 2005, comme celle‑ci l’a prétendu, parce qu’elle n’était alors enceinte que d’un mois.

 

•           Dans son FRP, Mme Cao a indiqué que les responsables de la planification familiale s’étaient rendus une fois chez elle alors que, pendant son témoignage de vive voix, elle a dit qu’ils se rendaient chez elle une fois par mois.

 

•           Selon la preuve documentaire, Mme Cao pouvait se voir infliger une amende si elle retournait en Chine, mais ne risquait pas de se faire stériliser. En outre, le montant de l’amende infligée serait vraisemblablement moindre que la somme payée par Mme Cao pour venir au Canada.

           

[. . .]

 

[7]      Toutefois, quant à la question de la crainte de la part de Mme Cao des responsables de la planification familiale, j’en suis venu à une conclusion contraire. Premièrement, je n’estime pas invraisemblable, contrairement à la Commission, que ces responsables aient pu apprendre la grossesse de Mme Cao peu après qu’elle en eut fait l’annonce à sa famille, à son petit ami et à ses coreligionnaires. Lorsqu’il s’agit d’une conclusion d’invraisemblance, la Cour est souvent en aussi bonne situation que la Commission pour décider s’il [pourrait être] raisonnable de croire un scénario ou une série d’événements particuliers décrits par un demandeur d’asile (Divsalar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 653, [2002] A.C.F. no 875 (QL)(1re inst.) (paragraphe 6)).

           

[Non souligné dans l’original.]

 

[76]     La Cour a annulé la décision de la Commission parce qu’elle n’a pas jugé invraisemblable que les autorités aient pu apprendre la grossesse de la demanderesse après qu’elle en eut fait l’annonce à sa famille, à son petit ami et à ses coreligionnaires. La Cour a conclu qu’il s’agissait d’un cas où elle était en aussi bonne situation que la Commission pour décider s’il était raisonnable de croire un scénario décrit par le demandeur d’asile. Je conclus que la Cour a en fait recouru ainsi à la même approche qu’utiliserait une cour d’appel en substituant son opinion sur le caractère raisonnable de l’inférence à celle de la Commission.

 

[77]     Je ferais respectueusement remarquer que lorsque le critère est celui de l’appartenance aux issues possibles acceptables, la cour se pose la mauvaise question lorsqu’elle demande s’il pourrait être raisonnable de croire une inférence que le demandeur fait valoir en se fondant sur un scénario ou une série d’événements particuliers. Ce critère renverse le fardeau applicable en accordant au demandeur le bénéfice d’un éventail d’issues. Or, selon l’arrêt Dunsmuir, c’est le tribunal administratif et non le demandeur qui doit disposer de cet avantage.

 

[78]     J’estime que la bonne question à se poser, conformément à la norme de contrôle de l’arrêt Dunsmuir, lorsque le tribunal administratif a rejeté une inférence en raison de son caractère hypothétique, est de savoir s’il pourrait être raisonnable de juger hypothétique un scénario ou une série d’événements particuliers, et ce, parce que l’expression « pourrait être raisonnable » dénote un éventail d’issues raisonnables, soit le critère en fonction duquel la cour de révision doit examiner la décision de la Commission.

 

[79]     Je soulignerai que si la décision correcte était la norme applicable, tel le cas d’une cour d’appel décidant simplement du caractère raisonnable d’une inférence selon la prépondérance des probabilités, la bonne question serait de savoir s’il est plus probable qu’improbable que la conclusion censée résulter logiquement des faits sous‑jacents soit valide. Une cour de révision doit toutefois se demander si la décision du tribunal administratif au sujet de l’inférence fait partie d’un éventail de décisions raisonnables, ce qui la conduit à se demander s’il existe ou non un éventail d’inférences possibles. La perspective utilisée est celle du tribunal, et non du demandeur d’asile, et elle suppose l’existence éventuelle (c.‑à‑d. possible) d’un éventail d’inférences raisonnables acceptables.

 

[80]     J’estime en toute déférence que, compte tenu des restrictions imposées aux cours de révision par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir, ce raisonnement ne peut s’appliquer, si tant est qu’il en a déjà été ainsi, aux inférences contestées devant une cour de révision. J’interprète l’arrêt Dunsmuir comme permettant d’affirmer que la retenue est de mise à l’endroit des tribunaux spécialisés lorsqu’ils agissent dans leur domaine de compétence. Il s’agit par conséquent d’apprécier leurs décisions en fonction d’un éventail d’issues raisonnables acceptables. Ce raisonnement vaut pour toutes les décisions du tribunal, y compris celles fondées sur une inférence déterminante, qui sont assujetties à la même norme. On se trouverait autrement à écarter la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir.

 

[81]     Je suis d’avis que la cour de révision doit recourir à une démarche assez similaire à celle du juge de première instance qui doit établir si la preuve peut raisonnablement étayer une inférence avant de soumettre la conclusion en cause au jury pour verdict. Dans l’arrêt R c Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] ACS no 52 (QL), la juge en chef McLachlin a formulé sur le sujet les commentaires suivants (au paragraphe 23) :

[L]a la preuve circonstancielle est, par définition, caractérisée par un écart inférentiel entre la preuve et les faits à être démontrés — c’est‑à‑dire un écart inférentiel qui va au‑delà de la question de savoir si la preuve est digne de foi. Par conséquent, le juge doit évaluer la preuve, en ce sens qu’il doit déterminer si celle‑ci est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences que le ministère public veut que le jury fasse. 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[82]     Ainsi, dans le cas des inférences, contrairement aux autres éléments de preuve, l’on doit d’une certaine manière apprécier de nouveau les faits sous‑jacents ainsi que leur lien logique avec l’inférence alléguée. C’est toutefois véritablement à un critère du caractère suffisant qu’il faut recourir pour juger si les facteurs sous‑jacents sont susceptibles ou non d’étayer, selon le cas, l’acceptation ou le rejet de l’inférence par le tribunal. Il faut pour cet exercice mettre l’accent sur l’« écart » entre les faits sous‑jacents, qui peuvent eux‑mêmes être des inférences, et la conclusion par inférence alléguée. La Cour suprême a souligné que seule la preuve pouvait combler cet écart.

 

[83]     La cour de révision devrait ainsi se livrer au même exercice que le juge des faits lorsqu’il s’agit d’apprécier la preuve « comblant l’écart » en fonction du sens commun et de l’expérience humaine, en n’oubliant pas que combler l’écart ne doit pas reposer sur des possibilités, ni ne consiste à créer une trame narrative hypothétique non plus qu’à faire appel à l’imagination subjective, même lorsque les circonstances donnent ouverture à une estimation éclairée.

 

[84]     Ce qui différencie la cour de révision et le juge des faits, toutefois, c’est le critère ultime que l’un et l’autre applique. La cour de révision a une tâche beaucoup plus difficile parce qu’elle n’a pas à se demander s’il est plus probable qu’improbable que les faits sous‑jacents étayent l’inférence, et à décider ainsi de l’issue en fonction de ce qui, à son sens, est raisonnable. La cour de révision doit plutôt se demander si l’inférence tirée par la Commission appartient à un éventail d’inférences raisonnables qui peuvent être tirées. La preuve sous‑jacente est‑elle susceptible d’étayer des inférences diverses et, dans l’affirmative, la décision de la Commission appartient‑elle à cet éventail? Si l’écart entre les faits sous‑jacents et l’inférence invoquée sur leur fondement est trop grand, l’on pourra raisonnablement considérer que l’issue est hypothétique.

 

[85]     L’exercice d’appréciation nécessite de se pencher sur la preuve devant combler l’écart, ce qui requiert habituellement de considérer quels autres éléments de preuve additionnels auraient pu rendre la conclusion moins hypothétique. Si l’on est convaincu de la nécessité de certains ou de l’ensemble de ces éléments additionnels pour combler l’écart, sans ces éléments l’inférence se trouve être hypothétique. Si la preuve n’empêche pas de croire raisonnablement à un certain caractère hypothétique, la décision de juger la crainte du demandeur d’asile non fondée, c’est‑à‑dire hypothétique, appartient vraisemblablement à l’éventail des issues raisonnables.

 

[86]     En l’espèce, il ne s’agit pas d’une décision difficile en raison du nombre de facteurs auxquels la Commission a fait allusion et qui ont fondé sa conclusion par inférence. Même si l’un de ces facteurs devait ne pas suffire en soi, la nature cumulative des facteurs et l’incapacité où la cour de révision se trouve de les apprécier à nouveau et de les appliquer en lien les uns avec les autres rend en bonne partie l’exercice à faire hors de sa portée.

 

[87]     Je suis convaincu, par exemple, que les conclusions de fait tirées par la Commission quant au traitement réservé au demandeur lorsqu’il vivait au Sri Lanka sont raisonnablement susceptibles d’étayer la conclusion que le demandeur n’a pas une crainte justifiée. Ce facteur, conjugué à d’autres facteurs tels que le profil du demandeur ou à d’autres éléments de preuve concernant l’appartenance de ce dernier à un groupe de réfugiés rapatriés ou encore sa qualité alléguée de réfugié « sur place », est logiquement susceptible d’étayer la conclusion tirée par inférence. En outre, la remise en cause d’un des facteurs sous‑jacents ne serait pas nécessairement fatale, à moins qu’elle ne semble trop importante pour qu’on en fasse abstraction.

 

[88]     Après examen de la décision, j’estime que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque fondé sur le fait qu’on le soupçonnerait être sympathisant des TLET appartient aux issues possibles au regard des faits et du droit. Comme il s’agit de la question déterminante en jeu, rien ne permet d’annuler la décision.

 

7. Conclusion

[89]     Pour tous les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR REJETTE la demande.

 

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM‑11142‑12

 

INTITULÉ :

K.K. c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 4 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :

                                                            LE 23 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Jackie Swaisland

Adrienne Smith

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sally Thomas

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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