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Date : 20140116


Dossier :

IMM-1468-13

 

Référence : 2014 CF 47

Ottawa (Ontario), le 16 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Scott

 

ENTRE :

TAREK MOHAMED KHALIFA

et

SAMAH SAYED ABDEL MEGUID

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.          Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de révision judiciaire de la décision d’un agent d’immigration, rendue le 31 janvier 2013, refusant d’octroyer aux demandeurs une dispense de l’obligation d’obtenir un visa d’immigrants à l’étranger pour des motifs d’ordre humanitaire, conformément au paragraphe 25 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

II.        Les faits

 

[2]               Les demandeurs sont citoyens de l’Égypte. Ils ont deux filles mineures nées au Canada. Le demandeur, Tarek Mohamed Khalifa, est arrivé au Canada le 21 octobre 2006 et la demanderesse, Samah Sayed Abdel Meguid, le 28 octobre 2006.

 

[3]               Le 24 novembre 2006, les demandeurs déposent une demande d’asile qui est refusée le 21 septembre 2009, au motif qu’ils manquaient de crédibilité. Cette décision n’a pas été contestée devant la Cour fédérale.

 

[4]               Le 20 septembre 2010, les demandeurs présentent une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire. Cette demande est rejetée par une agente d’immigration le 31 janvier 2013. Cette décision fait l’objet de la présente demande de révision judiciaire.

 

[5]               Le 29 mars 2011, la demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] des demandeurs est également rejetée.

 

III.       Législation

 

[6]               Le paragraphe 25 (1) de la LIPR énonce que :

« 25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

Paiement des frais

 

(1.1) Le ministre n’est saisi de la demande que si les frais afférents ont été payés au préalable.

 

Exceptions

 

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger si celui-ci a déjà présenté une telle demande et celle-ci est toujours pendante.

 

Non-application de certains facteurs

 

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

 

Critères provinciaux

 

(2) Le statut de résident permanent ne peut toutefois être octroyé à l’étranger visé au paragraphe 9(1) qui ne répond pas aux critères de sélection de la province en cause qui lui sont applicables.

 

 

IV.       Questions en litige et norme de contrôle

 

A.        Questions en litige

 

[7]               Les parties identifient les questions suivantes :

1)                  L’agente a-t-elle considéré toute la preuve soumise par les demandeurs?

2)                  L’agente a-t-elle appliqué le bon critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants?

3)                  L’agente a-t-elle omis de considérer l’impact de la situation prévalant en Égypte sur les enfants?

 

[8]               La Cour considère que cette demande de révision judiciaire présente les questions suivantes :

1)                  L’agente a-t-elle respecté l’équité procédurale?

2)                  L’agente a-t-elle appliqué le bon critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants?

3)                  La décision est-elle raisonnable?

 

B.        Norme de contrôle

 

[9]               La Cour Suprême, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 57, énonce que :

« 57. Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle.  Là encore, la jurisprudence peut permettre de cerner certaines des questions qui appellent généralement l’application de la norme de la décision correcte (Cartaway Resources Corp. (Re), [2004] 1 R.C.S. 672, 2004 CSC 26).  En clair, l’analyse requise est réputée avoir déjà eu lieu et ne pas devoir être reprise ».

 

[10]           La Cour, dans l’affaire Thandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489, a déterminé, au paragraphe 7, que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable, alors que la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (voir également Sun c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 206 au para 16 [Sun]).

 

[11]           Quant au choix de critère applicable à l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, celui-ci doit être révisé selon le critère de la décision correcte (voir Montivero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 720 aux paras 5 et 6). 

 

V.                Prétentions des parties

 

A.                Les demandeurs

 

Équité procédurale

 

[12]           Les demandeurs soulignent le fait que l’agente de l’immigration a omis de mentionner, dans ses motifs, qu’elle avait reçu les documents qui ont été transmis suite à la demande du 20 septembre 2010, soit : la lettre du 3 juillet 2011, le document intitulé « Raisons humanitaires et motifs de compassion » et la lettre du 18 juillet 2011. Ils soulignent de plus que l’agente ne réfère pas, dans ses motifs, aux documents qui se retrouvaient sous la rubrique « Raisons humanitaires et motifs de compassion », ni ceux qui étaient attachés à la lettre du 18 juillet 2011. Ils s’appuient sur l’arrêt Koo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 931 au para 23 [Koo], où la Cour rappelle la règle voulant que l’agent doive tenir compte de l’ensemble des documents qui lui sont présentés.

 

[13]           Les demandeurs soutiennent que les règles de justice naturelle imposaient à l’agente de se prononcer sur tous les éléments de preuve présentés ou d’exposer les raisons pour lesquelles elle ne le faisait pas. Ils prétendent que le défaut de l’agente de mentionner tous les documents produits dans la section 6 de sa décision suggère qu’elle ne les a pas consultés, ni considérés. De plus, l’agente a omis, selon les demandeurs, d’indiquer les motifs qui l’amènent à ne pas considérer ces documents. C’est pourquoi les demandeurs font valoir que l’équité procédurale n’a pas été respectée, ce qui justifierait l’intervention de la Cour en l’instance.

 

Critère d’évaluation

 

[14]           Les demandeurs rappellent que l’agente d’immigration devait être « réceptive, attentive et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants concernés par la demande (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] RCS 817). L’intérêt des enfants devait être considéré et soupesé avec les autres considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs font valoir que l’agente d’immigration a appliqué le mauvais critère juridique pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants. Celle-ci aurait plutôt vérifié si les enfants ou leurs parents subiraient des « difficultés » si la demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas accueillie. Or, selon leurs prétentions, le critère des difficultés n’est pas celui qui convient pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants. Les demandeurs s’appuient sur les arrêts Sun, précité; Beharry c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 110 [Beharry] et Shchegolevich c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 527 [Shchegolevich]).

 

[15]           Les demandeurs affirment que l’agente n’a pas analysé les conséquences de leur déportation en Égypte sur les filles qui n’y ont jamais vécu et qui sont âgées de 6 ans et 4 ans, et plus particulièrement des changements sociaux, culturels et économiques que cela entraînerait. Ils soulignent que l’agente se limite à considérer la possibilité que les enfants soient victimes de mutilation génitale féminine sans toutefois se prononcer sur tous les autres aspects décrits dans la demande. Ils soutiennent que le fait que l’agente ait limité son analyse ainsi ne démontre pas qu’elle ait été réceptive, attentive et sensible au meilleur intérêt des enfants.

 

[16]           Les demandeurs considèrent que l’agente a commis une erreur de droit puisqu’elle a utilisé le mauvais critère alors qu’elle affirme que la mère des enfants n’avait pas rencontré de difficultés pour terminer ses études, ni pour se trouver un emploi et que les demandeurs ont fait défaut d’expliquer pourquoi il en serait autrement pour leurs filles. De même, l’agente aurait erré en évaluant la situation qui prévaut en Égypte puisqu’elle soutient que les demandeurs avaient le fardeau d’expliquer la nature des difficultés auxquelles ils seraient confrontés (BL c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 538).

 

Raisonnabilité

 

[17]           Les demandeurs indiquent ensuite que l’agente a fait défaut de tenir compte des difficultés soulevées par le demandeur et son épouse s’ils étaient contraints de déposer leur demande à partir de l’Égypte. Ils s’attachent particulièrement à la sécurité, à l’accès à l’éducation et aux services de santé. Les demandeurs prétendent qu’il s’agit là d’une autre erreur révisable par la Cour.

 

B.                 Le défendeur

 

[18]           Le défendeur fait valoir une objection préliminaire portant sur l’admissibilité de la pièce « B » de l’affidavit de Tarek Mohamed Khalifa soit une lettre datée du 3 juillet 2011. Il soutient que ce document n’étant pas au dossier présenté à l’agente, il ne peut dès lors être considéré par la Cour. Le défendeur réfère aux décisions Nyoka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 568 au para 17 [Nyoka]; Jakhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 159 au para 18 et Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 6 au para 20 [Lalane], au soutien de cette prétention.

 

[19]           Le défendeur rappelle ensuite le caractère discrétionnaire de la mesure d’exception prévue au paragraphe 25 (1) de la LIPR et le fardeau reposant sur les demandeurs de démontrer que les difficultés auxquelles ils seront confrontés s’ils doivent déposer leur demande de résidence depuis l’Égypte, seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives. Le défendeur réfère aux décisions Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 aux paras 23 à 27 [Legault]; Tikhonova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 FC 847 au para 17 et Begum c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1015 au para 12.

 

[20]           Il souligne également que l’exercice de pondération des facteurs humanitaires appartient aux agents d’immigration et, s’ils tiennent compte des facteurs pertinents, la Cour doit alors confirmer leurs décisions même si elle avait évalué les facteurs différemment et serait arrivée à une autre conclusion (voir Legault, précité, au para 11).

 

L’équité procédurale

 

[21]           Le défendeur soutient que l’agente a considéré l’ensemble des éléments de preuve et a énoncé clairement, dans ses motifs, les considérations d’ordre humanitaire invoquées par les demandeurs, soit leur intégration dans la société canadienne, leurs liens avec le Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions générales défavorables prévalant en Égypte (éléments invoqués par les demandeurs dans la lettre datée du 18 juillet 2011). Le défendeur réitère son objection à l’admissibilité de la lettre du 3 juillet au motif qu’elle n’était pas devant l’agente.

 

[22]           Le défendeur réfère aux motifs contenus dans la décision de l’agente pour démontrer que les différents facteurs soulevés par les demandeurs au soutien de leur demande ont dûment été considérés par celle-ci. Le défendeur réfère, en exemple, au fait que l’agente a considéré les allégations de mutilation génitale et de discrimination envers les femmes qui avaient été soulevées par les demandeurs dans leur document intitulé « Raisons humanitaires et motifs de compassions ». Le défendeur souligne aussi le fait que l’agente ait noté l’allégation des demandeurs voulant que le gouvernement canadien ne puisse probablement pas venir en aide à leurs filles en cas de besoin, allégation contenue dans la lettre du 18 juillet 2011. Et finalement, il rappelle que l’agente a indiqué avoir tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve présentés au soutien de la demande.

 

[23]           Le défendeur rappelle l’existence de la présomption voulant qu’un décideur administratif ait considéré l’ensemble des éléments de preuve. Il souligne également la règle jurisprudentielle établissant que l’agente n’ait pas à mentionner chacun des éléments de preuve considérés dans ses motifs, ni les raisons l’amenant à accepter ou refuser chacun des éléments déposés à l’appui d’une demande. Le défendeur s’appuie sur les décisions suivantes : Placide c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1056 au para 44 et Anand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 234 au para 21 [Anand]. Enfin, il précise qu’un décideur administratif n’est pas tenu de commenter chaque élément de preuve documentaire présenté, à moins qu’il aille directement à l’encontre de la décision rendue (Anand, précité, au para 21 et Kulasekaram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 388 au para 41 [Kulasekaram]).

 

Critère d’évaluation

 

[24]           Le défendeur affirme que l’analyse de l’agente est conforme aux principes énoncés par la Cour Suprême et par la Cour d’appel fédérale. Il souligne le fait que quoique le décideur administratif doive accorder un poids considérable à l’intérêt supérieur des enfants, cela ne veut pas dire que l’intérêt l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter la demande. Le défendeur s’appuie sur la décision Legault, précité, au para 12, qui énonce que :

«12. […] Ce n’est pas parce que l’intérêt des enfants voudra qu’un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n’a pas voulu, à ce jour, que la présence d’enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d’un parent se trouvant illégalement au pays ».

 

[25]           Le défendeur fait ensuite valoir les principes jurisprudentiels relatifs à l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant et réfère aux décisions Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana] et Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 [Hawthorne]. Dans Kisana, précité, le juge Nadon, au paragraphe 42, rappelle les principes clés contenus aux paragraphes 4 à 8 de l’arrêt Hawthorne. Le défendeur estime qu’il ressort de ces décisions qu’un agent est présumé savoir qu’en général, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada. Il n’est donc pas déterminant de comparer la vie meilleure au Canada et la vie dans le pays d’origine lorsqu’il s’agit d’évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant.  

 

[26]           Le défendeur souligne qu’il n’y a aucune exigence formelle pour décrire et analyser les faits et les facteurs. De plus, le processus décisionnel est discrétionnaire (voir Khoja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 142 aux paras 47 et 48). Il soutient que les demandeurs ne peuvent pas reprocher à l’agente d’avoir omis de considérer la situation de leurs filles si elles demeuraient au Canada, alors qu’ils ont clairement manifesté leur intention de les amener avec eux en Égypte.

 

[27]           Par ailleurs, le défendeur fait remarquer le défaut des demandeurs de présenter des éléments de preuve établissant clairement que leur départ aurait des conséquences préjudiciables sur leurs filles si elles devaient demeurer au Canada sans eux. Le défendeur réfère à la décision Garas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1247 qui précise que l’argument voulant que l’agente n’ait pas examiné les conséquences sur les enfants advenant qu’ils restent au Canada sans leur mère devait être rejeté quand ce scénario n’avait pas été envisagé dans le dossier (voir le paragraphe 44 de cette décision). La Cour, dans cette affaire, au paragraphe 46, nous rappelle que :

« 46. L’agent n’a pas la responsabilité d’examiner tous les scénarios qui pourraient possiblement résulter du renvoi du demandeur ou d’examiner des questions essentiellement spéculatives. Le rôle de l’agent est d’évaluer les circonstances spéciales que la partie demanderesse soulève et de déterminer si ces circonstances justifient l’application d’une dispense exceptionnelle».

 

[28]           Le défendeur soutient qu’il devenait raisonnable pour l’agente de conclure que l’intérêt des enfants des demandeurs ne serait pas compromis si leurs parents devaient demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada, car celle-ci avait identifié et pris en compte les divers facteurs concernant leur intérêt supérieur.

 

[29]           Le défendeur prétend qu’il revenait aux demandeurs de soulever ces motifs de manière concrète, avec des éléments de preuve à l’appui. Les demandeurs auraient dû prouver les conséquences préjudiciables d’un retour en Égypte sur la sécurité, l’accès à l’éducation et aux services de santé pour les filles. Le défendeur rappelle que le fardeau de preuve appartient aux demandeurs. Ils doivent présenter leurs motifs humanitaires et déposer des éléments de preuve pour établir concrètement le bien-fondé de toute prétention. À défaut de ce faire, il devient raisonnable pour l’agente de conclure que la prétention n’est pas fondée (Persaud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1133 aux paras 63 et 64).

 

 

 

 

Raisonnabilité

 

[30]           Le défendeur réfute l’argument des demandeurs voulant que l’agente n’ait pas tenu compte de la situation révolutionnaire en Égypte. Il rappelle que l’agente n’avait pas à examiner des questions spéculatives et réfère à nouveau à la décision Garas, précitée, au paragraphe 46. Les demandeurs ont soulevé les conditions défavorables générales auxquelles sont confrontés tous les citoyens égyptiens, adultes et enfants, sans toutefois établir de lien direct avec leur situation personnelle ou sans déposer d’éléments de preuve concrets et objectifs à l’appui de leur prétention, à défaut de quoi le défendeur souligne que tout ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande, peut importe sa situation personnelle, ce qui n’est pas le but ni l’objectif d’une dispense pour motifs humanitaires (Dorlean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1024 aux paras 35 et 36 et Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1075 aux paras 38 et 39).

 

VI.       Analyse

 

[31]           La Cour reconnaît le bien-fondé de l’objection préliminaire du défendeur portant sur l’admissibilité de la pièce « B » de l’affidavit de Tarek Mohamed Khalifa, soit la lettre datée du 3 juillet 2011. La jurisprudence et les règles de cette Cour établissent clairement qu’on ne peut considérer un élément de preuve qui n’était pas devant le décideur (voir Vong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 1480 au para 35 et Nyoka, précité, au para 17).

 

[32]           L’affidavit de Sheila Markland, déposé le 24 mai 2013, nous convainc que la lettre déposée le 3 juillet 2011, par les demandeurs, n’a jamais été versée au dossier du tribunal et ne se retrouvait donc pas devant l’agente.

 

1)                  L’agente a-t-elle respecté l’équité procédurale?

 

[33]           La Cour conclut que l’agente a respecté les règles d’équité procédurale pour les motifs qui suivent. Les demandeurs allèguent que l’agente aurait dû mentionner qu’elle avait reçu les documents envoyés suite à la demande du 20 septembre. Or, à la lecture des motifs de l’agente, il ne fait aucun doute que ces éléments ont été considérés. Les demandeurs s’appuient sur la décision Koo, précité, au soutien de leur prétention. La Cour tient à souligner que cette décision n’impose pas d’obligation à l’agent d’énumérer tous les documents reçus, seulement l’obligation de tenir compte de tous les renseignements qui lui sont présentés (voir le paragraphe 23 de cette décision).

 

[34]           La Cour rejette également la prétention des demandeurs voulant que l’agente ait à se prononcer sur tous les éléments de preuve ou qu’elle ait l’obligation d’exposer les raisons pour lesquelles elle ne le fait pas. Un décideur administratif n’est pas tenu de commenter chaque élément de preuve documentaire à moins que celui-ci aille directement à l’encontre de la décision rendue (voir Anand, précité, au para 21 et Kulasekaram, précité, au para 41). Dans l’affaire Terigho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 835, on énonce, au paragraphe 9, que :

«9. Il existe en général une présomption selon laquelle un tribunal, par exemple un agent qui évalue une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, a tenu compte de toute la preuve à son dossier. Cependant, lorsque des éléments de preuve pertinents contredisent une conclusion du tribunal quant à une question essentielle, le tribunal a le devoir d'analyser ces éléments de preuve et d'expliquer dans sa décision pourquoi il ne les accepte pas ou pourquoi il leur préfère d'autres éléments de preuve portant sur cette question. Plus ces éléments de preuve sont pertinents, plus grande est l'obligation du tribunal d'expliquer les motifs pour lesquels il ne leur accorde pas de valeur probante : Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (QL) (C.F. 1re inst.); Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 130 N.R. 236, 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.) ». [Nous soulignons]

 

[35]           La Cour ne peut souscrire à la prétention des demandeurs voulant que l’agente ait omis de consulter ou considérer les documents déposés en raison du fait que ceux-ci ne sont pas énumérés à la section 6 de la décision. Cette section indique plutôt les sources externes consultées par l’agente, dans le cas présent, des documents tels que les « Country Reports on Human Rights Practices » du U.S Department of State (voir le dossier des demandeurs, page 11). Ainsi, l’absence d’une énumération des documents déposés par les demandeurs ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas été consultés ou considérés.

 

[36]           La Cour s’est penchée sur le document intitulé « Raisons humanitaires et motifs de compassion » présenté par les demandeurs, ainsi que sur la lettre de l’avocat des demandeurs du 18 juillet 2011. À la lecture de ces éléments de preuve documentaire, on constate que les sujets traités par l’agente correspondent en tous points aux éléments de preuve présentés. Ainsi, deux des quatre pages du premier document portent sur l’excision féminine alors que les documents suivants intitulés « La situation contrastée des femmes égyptiennes » et « Économie Égypte : Pour l’indépendance financière des femmes et la liberté de choisir » portent sur le statut inférieur des femmes dans le marché du travail en Égypte, suivi d’un troisième document qui traite du terrorisme. La lettre de Me Beauchemin porte à l’attention de l’agente le niveau d’éducation de ses clients, leur intégration à la société canadienne, l’avis aux voyageurs émis par le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international sur la situation qui prévaut en Égypte et la Convention relative aux droits des enfants dont le Canada est l’un des pays signataires.    

 

[37]           Les demandeurs n’ont donc pas été en mesure de rejeter la présomption voulant que l’agente n’ait pas tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve contenus au dossier. La Cour conclut donc qu’il y a absence de violation de l’équité procédurale.

 

2)                  L’agente a-t-elle appliqué le bon critère dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants?

 

[38]           Les demandeurs allèguent que l’agente d’immigration applique le mauvais critère juridique pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants. Ils prétendent que celle-ci ne devait pas analyser les difficultés rencontrées par les filles des demandeurs si elles devaient retourner en Égypte. La jurisprudence citée par les demandeurs n’interdit pas à une agente de se pencher et d’analyser les difficultés en général auxquelles les demandeurs seront confrontés, mais on y précise que le critère applicable est celui des difficultés « inhabituelles ou excessives » (voir Beharry précité au para 11 et Shchegolevich, précité, au para 12). D’ailleurs, contrairement à la prétention des demandeurs, la décision Sun qu’ils invoquent fait référence aux difficultés auxquelles sont exposés les enfants (voir les paras 17 et 45). En effet, dans l’arrêt Sun (au paragraphe 17), on réfère à la décision de la Cour d'appel fédérale dans Hawthorne précitée au paragraphe 6:

«6. [dans le cadre d'une demande CH] l'agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d'un parent exposera l'enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d'intérêt public, qui militent en faveur ou à l'encontre du renvoi du parent ». [Nous soulignons]

 

[39]           Ainsi, l’agente n’a pas commis d’erreur du simple fait d’avoir analysé les difficultés auxquelles seraient exposées les enfants. La Cour tient également à souligner que l’agente n’a pas appliqué le critère des difficultés « inhabituelles ou excessives » dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants.

 

[40]           En somme, la Cour ne peut retenir la prétention des demandeurs voulant que l’agente ait appliqué le mauvais critère juridique.

 

3)                  La décision est-elle raisonnable?

 

[41]           La Cour conclut que cette décision est raisonnable pour les motifs qui suivent. Dans l’arrêt Beharry, précité, on énonce, au paragraphe 14, que:

 «14. […] les agents d’immigration sont présumés savoir que le fait de vivre au Canada peut offrir à un enfant un éventail de possibilités auxquelles il n’aurait peut-être pas accès dans son pays d’origine. Il incombe donc à l’agent d’évaluer le degré de difficulté qui pourrait résulter du renvoi de l’enfant du Canada et ensuite, de pondérer cette difficulté avec d’autres facteurs qui pourraient atténuer les conséquences de ce renvoi : voir aussi Ruiz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et l’Immigration), 2009 CF 1175, [2009] A.C.F.  n°. 1474, paragraphe 31 ». [Nous soulignons]

 

[42]           Lorsque l’agente se penche sur l’intérêt supérieur des enfants elle constate que :

« Les demandeurs invoquent l’intérêt supérieur de leurs 2 filles nées au Canada, de 4 et 6 ans. [I]ls indiquent qu’advenant un renvoi en Égypte, elles seront confrontées à un monde très différent de celui qu’elles connaissent, où la discrimination envers les femmes est omniprésente. Là-bas, elles auraient moins de chances de poursuivre des études avancées et de trouver un bon emploi. Ils soulignent aussi que la mutilation génitale féminine (MGF) est généralisée et que les filles pourraient en être victimes. Enfin, ils ajoutent qu’à cause de leur double citoyenneté, étant Canadienne de naissance et Égyptiennes par filiation, le gouvernement égyptien ne laisserait probablement pas le gouvernement canadien intervenir en faveur des filles en cas de besoin ».

 

[43]           Il appert de cet extrait de la décision que l’agente a pris connaissance des difficultés énumérées par les demandeurs et sur les conséquences qui pourraient résulter du renvoi des enfants du Canada. L’agente a ensuite tenu compte des autres éléments du dossier pour pondérer ces difficultés. 

 

[44]           En effet, l’agente constate que la mère des enfants a poursuivi des études universitaires et obtenu un baccalauréat alors qu’elle était en Égypte, tout en faisant valoir qu’il n’y a pas d’éléments de preuve qui permettent de considérer qu’il en serait autrement pour les filles. La mère des enfants n’a pas non plus indiqué avoir rencontré des difficultés pour trouver un emploi. Cette dernière ne présente pas d’éléments de preuve pour établir que ses filles connaîtront un contexte différent. Quant au risque de mutilation génitale féminine, l’agente note que ce type de pratique a diminué et que les demandeurs n’ont pas indiqué que celle-ci fasse partie de leur culture familiale, que la demanderesse en ait été victime ou qu’il y ait eu de la pression pour que les filles subissent une telle intervention. Selon les rapports consultés par l’agente, l’Égypte a criminalisé cette pratique. La conclusion de l’agente à ce sujet fait partie des issues possibles puisqu’aucun élément de preuve concret n’a été versé dans le dossier pour permettre de croire que les jeunes filles risquaient véritablement de subir un tel préjudice. La Cour ne peut donc souscrire à la prétention des demandeurs voulant que l’agente ait omis de considérer les risques autres que celui de la mutilation génitale féminine.

 

[45]           Finalement, la Cour souscrit à l’analyse de l’agente portant sur la prétention des demandeurs voulant que le gouvernement du Canada ne puisse intervenir en faveur de leurs enfants compte tenu de leur double citoyenneté. L’agente constate, à raison, que les demandeurs n’ont pas expliqué ce qu’ils craignent ni comment le gouvernement égyptien ne pourrait pas porter secours aux enfants si la situation le requiert.

 

[46]           Il ressort de ce qui précède que l’agente a correctement appliqué le test décrit dans les arrêts Beharry et Hawthorne précités.

 

[47]           L’agente a tenu compte de la situation en Égypte dans la section « Conditions défavorables en Égypte » de ses motifs. Elle a correctement constaté que les demandeurs ont fait défaut de présenter des éléments de preuve pour établir en quoi les nouvelles conditions qui prévalent en Égypte leur causeraient personnellement des difficultés pouvant justifier l’octroi de la dispense demandée.

 

[48]           Dans l’arrêt Pierre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 825 [Pierre], la Cour nous rappelle que tant le risque personnalisé que le risque général sont des facteurs pertinents lors de l’examen d’une demande pour motifs humanitaires (voir le paragraphe 33 de la décision). Au paragraphe 34, la Cour réfère également à la décision du juge Harrington dans l'affaire Chand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 964, au para 6, où ce dernier énonce que:

« 6. Pour examiner l'intérêt supérieur des enfants, l'agent n'a pas seulement tenu compte de l'opinion de Mme Pilowski, mais aussi de la situation dans leur pays. Il a admis que les enfants de même que leurs parents pourraient subir un traumatisme s'ils retournaient au Guyana et qu'ils sont excessivement inquiets de leur avenir. Toutefois, l'agent a fait une remarque tout à fait raisonnable, selon laquelle il y a un grand nombre de victimes d'actes criminels au Guyana et que si, comme l'indique le dossier d'information sur le pays, les agressions sont fréquentes dans les écoles, les Chand ne se trouveraient pas dans une situation spéciale. Ils ne devraient pas être dans une meilleure posture parce qu'ils ont quitté le Guyana, alors que d'autres ont dû y rester. Comme il est dit dans Ramotar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CF 362, [2009] A.C.F. No 472, être la victime probable d'activités criminelles généralisées ne suffit pas. Il doit y avoir autre chose » [Nous soulignons]

 

[49]           La Cour, dans l’arrêt Pierre, précité, conclut en déclarant, au paragraphe 35, que:

« 35. Il est évident que l'agent était conscient de la situation générale du pays à Sainte-Lucie, mais qu'il n'a pas pu relever de difficulté inhabituelle ou excessive compte tenu de l'absence d'une situation qui dépasse celle à laquelle font face tous les Saint-Luciens ».

 

[50]           La Cour souscrit aux arguments des défendeurs voulant que l’allégation des risques doive être liée à la situation personnelle des demandeurs, autrement chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande, ce qui n’est pas l’objectif de ce type d’exception (voir Lalane, précité, au para 1).

 

[51]           L’agente, dans la décision en l’espèce, était consciente de la situation générale en Égypte, mais a conclu que « [les demandeurs] n’indiquent cependant pas comment les nouvelles conditions leur causeraient personnellement des difficultés qui seraient inhabituelles et injustifiées ou démesurées, pouvant justifier l’octroi de la dispense demandée ». Malheureusement, les demandeurs n’ont pas invoqué ou déposé d’éléments de preuve pour établir qu’ils se retrouveront dans une situation pire que celle des autres Égyptiens.

 

[52]           En matière de révision judiciaire, il n’appartient pas à la Cour de substituer son évaluation des éléments de preuve à celle du décideur en première instance (voir para 31 de l’arrêt Pierre, précité). Son rôle, en l’espèce, se limite à vérifier si la décision de l’agente appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (voir Dunsmuir, précité, au para 47). L’agente ayant analysé correctement tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Cour n’a pas de motifs pour intervenir. La demande de révision judiciaire est donc rejetée.


JUGEMENT

LA COUR REJETTE cette demande de révision judiciaire et CONSTATE qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-1468-13

 

INTITULÉ :

TAREK MOHAMED KAHLIFA

et

SAMAH SAYED ABDEL MEGUID

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            MontrÉal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 11 dÉcembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE SCOTT

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 16 janvier 2014

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

 

Pour les demandeurs

 

Me Yaël Lévy

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauchemin, Brisson, Avocats

Montréal (Québec)

 

 

Pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour le défendeur

 

 

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