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Date : 20140117

Dossiers :

IMM-11815-12

IMM-11817-12

 

Référence : 2014 CF 59

Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2014

En présence de madame la juge Kane

 

ENTRE :

KE WEI GAO

 

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le demandeur, M. Gao, sollicite, en vertu de l'article 72 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de deux décisions en date du 2 octobre 2012 par lesquelles un agent principal (l'agent) a, dans le premier cas, refusé sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada sur le fondement de motifs d'ordre humanitaire et, dans l'autre cas, refusé sa demande d'examen des risques avant renvoi (demande d'ERAR) et conclu qu'il n'avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

 

Contexte

[3]               Le demandeur, M. Gao, est arrivé au Canada en 1996 et il a été débouté en 1998 de sa demande d'asile pour des raisons de crédibilité. Il est demeuré depuis au Canada. Il a présenté une demande d'ERAR en 2010 et a depuis actualisé la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qu'il avait présentée en 2004. Le même agent a examiné les deux demandes, qui reposaient sur des arguments semblables du demandeur.

 

[4]               Les arguments présentés par le demandeur à l’appui de sa demande d'ERAR étaient fondés sur les risques auxquels il serait exposé s'il devait retourner en Chine compte tenu du fait qu'il est un adepte du Falun Gong au Canada depuis 2007. Les arguments qu'il invoquait à l'appui de sa demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire étaient fondés sur son établissement au Canada et sur les difficultés et les risques auxquels il serait confronté s'il devait retourner en Chine, là encore en raison de son adhésion au mouvement Falun Gong.

 

La décision de l’agent chargé de l'ERAR

[5]               L’agent a rejeté la demande d'ERAR du demandeur au motif qu'il ne serait pas exposé à l’un des risques prévus aux articles 96 et 97 s'il devait retourner en Chine.

 

[6]               L’agent a fait observer que le demandeur avait soumis très peu d'éléments de preuve à l'appui de sa demande, hormis des photographies le montrant en train d'effectuer des exercices (seul ou avec d'autres), en train de méditer, de manifester devant le consulat de la Chine au Canada ou de participer à un défilé de membres du Falun Gong, des rapports sur la situation en Chine ainsi qu'une lettre du révérend Dai, qui est également le conseiller en immigration du demandeur et qui affirmait seulement que le demandeur était un homme doux et un adepte régulier du Falun Gong. L'agent a conclu que le demandeur n'avait pas expliqué en quoi consistait sa pratique du Falun Gong, qu’il n'avait soumis aucun élément de preuve démontrant qu'il était membre de la Falun Dafa Association of Canada ou de tout autre organisme et qu'il n'avait pas soumis de lettres d'autres adeptes avec lesquels il pratiquait le Falun Gong.

 

[7]               L’agent a fait observer qu'il avait examiné le rapport publié le 8 juin 1999 par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié intitulé Whether Falun Dafa (Falun Gong; Falungong) practitioners seeking asylum in Canada can seek corroboration of their status as active practitioners from local Falun Dafa practitioners in Canada. L’agent a cité le passage de ce rapport dans lequel la CISR faisait mention d'un « avis public » affiché sur le babillard électronique d'un site Web appartenant à la Falun Dafa Association of Canada qui expliquait que tout demandeur d’asile affirmant être un adepte du Falun Gong devait fournir une preuve provenant d'un centre d'aide local Falun Gong ou d’une société locale du Falun Dafa, à défaut de quoi il s’agissait soit d’un faux adepte, soit de quelqu’un qui cherchait à nuire au Falun Gong. L’agent a fait observer que cette mise en garde valait toujours.

 

[8]               L'agent a par conséquent conclu qu'il ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve pour démontrer que le demandeur [traduction] « sera » considéré comme un adepte du Falun Gong en Chine s'il doit y retourner, ajoutant que le demandeur [traduction] « n'a pas de crainte fondée de persécution en Chine du fait de son adhésion au Falun Gong au Canada ».

 

[9]               L’agent a également conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s'il devait retourner en Chine à cause de la politique de l'enfant unique (qui était le motif initialement invoqué par le demandeur à l'appui de sa demande d'asile) ou en raison de son absence prolongée de la Chine.

 

[10]           L’agent a également conclu que le demandeur ne serait pas exposé aux risques prévus à l'article 97 parce qu'il n'avait soumis aucun élément de preuve démontrant qu'il serait probablement torturé en raison du fait qu'il avait allégué être un adepte du Falun Gong et qu'il n'avait pas non plus démontré qu'il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque d'être victime d'une grave violation de ses droits fondamentaux de la personne.

 

La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[11]           L’agent a également rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui reposait sur l'établissement du demandeur au Canada et sur les risques auxquels il serait exposé s'il devait retourner en Chine. S'agissant de l'établissement du demandeur au Canada, l'agent a fait observer que le demandeur exerçait un emploi stable dans l'industrie alimentaire, qu'il payait ses impôts, qu'il donnait un coup de main à des personnes dans le besoin dans le cadre de ses activités au sein du Mainland Chinese Christian Fellowship, qu'il avait suivi des cours d'anglais à la fin des années quatre‑vingt‑dix, que la ferme qu'il possédait en Chine avait été confisquée et que sa femme et son fils se trouvaient toujours en Chine.

 

 

[12]           L’agent a fait observer que les adeptes du Falun Gong en Chine étaient traités durement et qu'ils étaient victimes de violations de leurs droits fondamentaux de la personne, mais que le demandeur n'avait pas démontré qu'il pratiquait suffisamment le Falun Gong pour être considéré comme un adepte du Falun Gong en Chine. L'agent a toutefois fait observer que si le demandeur devait retourner en Chine et y pratiquer le Falun Gong, il serait maltraité, ajoutant qu'il avait tenu compte de ce facteur pour évaluer les difficultés auxquels le demandeur serait exposé en Chine.

 

[13]           L’agent a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne serait pas confronté à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

Questions en litige

[14]           En ce qui concerne la décision relative à la demande d'ERAR, le demandeur affirme que, même s'il a fait allusion au manque d'éléments de preuve, l'agent a tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité, parce qu'il ne croyait pas que le demandeur était un adepte du Falun Gong et que, par conséquent, l'agent aurait dû tenir une audience pour offrir au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations. Le demandeur affirme également que l'agent n'a pas énoncé et appliqué le bon critère pour évaluer le risque au sens de l'article 96.

 

[15]           En ce qui concerne la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur affirme que cette décision est déraisonnable, parce que l'agent a tiré des conclusions contradictoires au sujet du risque dans sa décision relative à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et dans sa décision relative à sa demande d'ERAR. Le demandeur affirme que, même si l'analyse diffère, l’agent aurait dû, dans sa décision relative à sa demande d’ERAR, analyser la conclusion qu’il avait tirée au sujet des mauvais traitements dans sa décision portant sur les motifs d’ordre humanitaire pour déterminer si les mauvais traitements auxquels le demandeur serait exposé à son retour en Chine à titre d'adepte du Falun Gong équivaudraient à de la persécution.

 

[16]           La norme de contrôle applicable aux deux décisions est celle de la décision raisonnable, sauf en ce qui concerne l'allégation suivant laquelle l'agent n'a pas appliqué le bon critère juridique pour se prononcer sur le risque au sens de l'article 96, laquelle aurait dû être contrôlée selon la norme de la décision correcte.

 

 

La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est raisonnable

[17]           J'estime que la décision rendue par l’agent au sujet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est raisonnable. L'ERAR et l'examen des motifs d'ordre humanitaire sont deux processus séparés et distincts. Dans le premier cas, il s'agit d'évaluer les risques au sens des articles 96 et 97, tandis que dans le second, il s'agit de déterminer si le fait de contraindre le demandeur à retourner dans son pays d'origine pour y présenter sa demande de résidence permanente lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Bien qu'il soit possible de formuler les mêmes allégations dans les deux types de demandes, les conclusions de l’agent doivent se rapporter à celle dont il est saisi. Dans le cas qui nous occupe, c'est bien ce que l'agent a fait.

 

[18]           Les deux décisions reposent sur la même conclusion, en l'occurrence, qu'il n'existait pas suffisamment d'éléments de preuve pour pouvoir conclure que le demandeur serait considéré comme un adepte du Falun Gong en Chine. Il n'y a aucune contradiction.

 

[19]           Dans le cas de la demande d'ERAR, les prétentions du demandeur ont été évaluées pour déterminer s'il existait une possibilité raisonnable qu'il soit exposé à un risque de persécution pour un des motifs énumérés à la Convention ou si, selon la prépondérance des probabilités, il serait exposé à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[20]           Dans le cas de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, les mêmes prétentions ont été évaluées pour déterminer à quelles difficultés le demandeur serait confronté en fonction de la question de savoir si les difficultés générales avec lesquelles il serait aux prises s'il devait retourner en Chine seraient inhabituelles, injustifiées ou excessives. Là encore, l'agent a conclu que le demandeur ne serait pas considéré comme un adepte du Falun Gong. Toutefois, pour se prononcer sur la question des difficultés, l'agent a conclu que, advenant le cas où le demandeur devait retourner en Chine et décidait d'y pratiquer le Falun Gong, il pourrait être maltraité. L'agent a précisé que sa conclusion dépendait de la décision du demandeur de pratiquer ou non effectivement le Falun Gong en Chine.

 

[21]           Il était raisonnable de la part de l'agent de conclure que le demandeur pourrait être maltraité s'il devait pratiquer le Falun Gong et qu’on pouvait y voir une certaine preuve qu’il serait aux prises avec des difficultés, mais cette conclusion, au bout du compte, n'était pas suffisante pour faire droit à la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire, laquelle constitue une mesure exceptionnelle permettant à l’intéressé d’être dispensé de l'obligation de présenter sa demande de résidence depuis le Canada.

 

L’agent a mal énoncé le critère fondé sur l’article 96, mais il a appliqué le bon critère

[22]           Le demandeur affirme que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a énoncé et appliqué de façon inexacte le critère permettant d'accorder le droit d'asile en vertu de l’article 96. Dans ses motifs, l’agent affirme qu'il ne dispose pas de [traduction] « renseignements suffisants pour démontrer que le demandeur sera considéré comme un adepte du Falun Gong en Chine ». Le demandeur affirme que l'agent a appliqué un critère plus rigoureux que celui qui est prévu et qui consiste à démontrer qu'il existe une possibilité sérieuse ou raisonnable que le demandeur soit persécuté.

 

[23]           Le défendeur reconnaît que, dans ce passage, l'agent a effectivement mal énoncé la norme applicable, mais qu'il est évident que l'agent a, au bout du compte, appliqué le bon critère. Qui plus est, le demandeur n'a pas démontré qu'il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution.

 

[24]           Je suis d'accord pour dire que, lorsqu'on les considère dans leur ensemble, les motifs démontrent que l'agent a appliqué le bon critère pour évaluer le risque au sens de l'article 96 et pour décider que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution, puisqu'il n'avait pas démontré qu'il était un adepte du Falun Gong.

 

[25]           Le critère applicable a été énoncé par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Adjei c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 CF 680, au paragraphe 8, [1989] ACF no 67 :

Les expressions telles que « [craint] avec raison » et « possibilité raisonnable » signifient d'une part qu'il n'y a pas à y avoir une possibilité supérieure à 50 % (c'est-à-dire une probabilité), et d'autre part, qu'il doit exister davantage qu'une possibilité minime. Nous croyons qu'on pourrait aussi parler de possibilité « raisonnable » ou même de possibilité « sérieuse », par opposition à une simple possibilité.

 

[26]           Tout comme dans l'affaire Paramanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 338, [2012] CAF no 377, le fait que l’agent a mal formulé le critère applicable n’invalide pas sa décision parce qu’il a bien compris en quoi consistait le bon critère et qu’il l’a appliqué. Ainsi que le juge Near l'a fait observer au paragraphe 24 :

Il faut reconnaître que la Commission aurait pu être plus claire en choisissant mieux ses mots. Les déclarations en question ne laissent toutefois pas croire qu’un critère préliminaire déraisonnablement rigoureux a été appliqué en fin de compte. La Commission a simplement conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’une crainte subjective ou objective de persécution selon les critères pertinents.

 

[27]           De même, dans le cas qui nous occupe, l'agent aurait dû être plus précis lorsqu'il a formulé le critère applicable, mais il ressort de l'ensemble de sa décision qu'il n'a pas imposé un critère plus rigoureux pour déterminer le risque auquel le demandeur serait exposé.

 

L’agent n'a pas tiré de conclusion déguisée sur la crédibilité

[28]           La question clé est celle de savoir si la conclusion de l'agent suivant laquelle il n'existait pas suffisamment d'éléments de preuve était raisonnable ou si cette conclusion était en réalité une conclusion défavorable tirée au sujet de la crédibilité qui aurait dû donner lieu à la tenue d'une audience.

 

[29]           Le demandeur affirme que, bien que la décision relative à sa demande d'ERAR soit formulée sous l'angle de l’insuffisance de la preuve, l'agent a rejeté la demande parce qu'il ne trouvait pas crédible le témoignage du demandeur suivant lequel il était un adepte du Falun Gong, notamment parce que l'affidavit souscrit par le demandeur n'était pas corroboré par un organisme du Falun Gong ou par d'autres adeptes.

 

[30]           Le demandeur signale que l'article 167 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, prévoit que la tenue d'une audience est requise dans certaines circonstances, lorsque des éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, lorsque ces éléments de preuve se rapportent aux facteurs d'évaluation du risque prévus aux articles 96 et 97 et qu’ils revêtent une importance cruciale pour la prise d'une décision et que ces éléments de preuve, à supposer qu'ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

[31]           Le défendeur affirme que l'agent n'a pas tiré de conclusion au sujet de la crédibilité et qu'il a plutôt simplement estimé qu'il ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve.

 

[32]           Je constate que, dans certains cas, il est difficile d'établir une distinction entre une conclusion portant sur l'insuffisance de la preuve et une conclusion suivant laquelle un demandeur n'a pas été cru, c'est‑à‑dire n'était pas crédible. Le choix des mots employés, en l'occurrence le fait de parler de crédibilité ou de l'insuffisance de la preuve, ne permet pas à lui seul de déterminer si des conclusions ont été tirées sur une question ou sur l'autre ou sur les deux. On ne peut toutefois pas présumer que, lorsque l'agent conclut que la preuve ne démontre pas le bien-fondé de la demande du demandeur, l'agent n'a pas cru le demandeur.

 

[33]           Dans le jugement Herman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 17, [2010] ACF no 776, le juge Crampton explique les différences qu’il constatait entre l’espèce dont il était saisie et l’affaire Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, [2008] ACF no 1608 [Liban], et d’autres affaires portant sur des conclusions déguisées sur la crédibilité. Voici ce qu’il écrit :

À mon avis, ces décisions ne militent pas en faveur de la thèse qu’un agent d’ERAR tire essentiellement une conclusion défavorable quant à la crédibilité chaque fois qu’il conclut que la preuve produite par un demandeur n’est pas suffisante pour s’acquitter de son fardeau de présentation. Dans chacune de ces affaires, il était évident pour la Cour que l’agent d’ERAR avait tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité ou qu’il ne prêtait simplement pas foi à la preuve que lui avait présentée la partie demanderesse. Cela diffère sensiblement du fait de ne pas être convaincu qu’un demandeur s’est acquitté de son fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités, sans jamais avoir apprécié la crédibilité de la preuve.

 

 

 

[34]           Dans l’arrêt Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 16, [2008] ACF no 399 [Carillo], la Cour d'appel a fait observer que la charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme sont des concepts juridiques différents qu'il importe de ne pas confondre.

 

[35]           Dans le jugement Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, [2008] ACF no 1308 [Ferguson], le juge Zinn a cité l'arrêt Carillo et répété la différence qui existe entre la charge de présentation de la preuve et la charge de persuasion qui incombe au demandeur et la norme de preuve. Dans l'affaire Ferguson, la demanderesse affirmait qu'elle était exposée à un risque de persécution parce qu'elle était lesbienne. L'agent a estimé qu'il ne disposait pas de suffisamment d'éléments de preuve; la demanderesse soutenait toutefois qu'en fait, l'agent avait tiré une conclusion au sujet de sa crédibilité, précisant qu’il n'avait pas cru l'argument de l'avocat suivant lequel elle était lesbienne, ajoutant que l'agent aurait dû tenir une audience.

 

[36]           Le juge Zinn a fait observer qu'il incombait à la demanderesse de prouver, selon la prépondérance de la preuve, qu'elle serait exposée à un risque de persécution, ce qu'elle pouvait établir en présentant à l'agent des éléments de preuve qui établissaient les faits à prouver. Ce n’est qu’ensuite que l'agent était appelé à soupeser la preuve. La question de savoir si la preuve présentée permet au demandeur de s'acquitter de sa charge de persuasion dépend beaucoup du poids accordé à la preuve qu'il a présentée. Pour ce faire, il faut d'abord évaluer la crédibilité; si le demandeur n'est pas jugé crédible, aucun poids ne sera reconnu à la preuve présentée. Mais, ainsi que le juge Zinn l'a fait observer, l'agent peut alors soit évaluer les éléments de preuve qu'il estime crédibles ou passer directement à l'appréciation de la preuve sans se prononcer sur la crédibilité :

[26]    Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

 

[27]           La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

 

[37]           Le juge Zinn a également fait observer que la retenue s’imposait envers les agents chargés de l'ERAR :

[33]           Le poids que le juge des faits accorde à la preuve présentée dans une instance ne relève pas de la science. Différentes personnes peuvent accorder un poids différent à la preuve, mais l’évaluation du poids de la preuve devrait entrer à l’intérieur de certains paramètres raisonnables. La retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve dont ils disposent. Si leur évaluation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, elle ne devrait pas être modifiée. Selon moi, le poids accordé à la déclaration de l’avocate dans la présente affaire entre dans ces paramètres.

 

[34]           Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

 

[38]           Le demandeur affirme qu'il y a lieu d'établir une distinction enter l'affaire Ferguson et la présente espèce parce que, dans l'affaire Ferguson, la demanderesse n'avait pas fait de déclaration sous serment.

 

[39]           Bien que les faits diffèrent à cet égard, les mêmes distinctions qui existent entre la charge de présentation de la preuve et la charge de persuasion qui incombe au demandeur et la norme de preuve demeurent valables et il revient toujours à l'agent chargé de l'ERAR de déterminer quel poids il convient d'attribuer à la preuve. Dans le cas qui nous occupe, le demandeur a effectivement produit une déclaration solennelle qui est tenue pour avérée, mais qui était très laconique. Avec les autres éléments de preuve, cette déclaration n'a pas convaincu l'agent chargé de l'ERAR que le demandeur était un adepte du Falun Gong. Dans le jugement Ferguson, le juge Zinn a fait observer que la déclaration de l'avocate de la demanderesse pouvait, à défaut de déclaration émanant de la demanderesse elle‑même, constituer un élément de preuve présenté à l'appui de la demande d'ERAR auquel l'agent chargé de l'ERAR pourrait accorder le poids approprié. L’agent a toutefois conclu de façon raisonnable que, dans l’ensemble, la demanderesse n'avait pas soumis suffisamment d'éléments de preuve pour démontrer qu'elle était lesbienne.

 

[40]           Suivant le demandeur, la présente espèce s'apparente davantage à l'affaire Liban, dans laquelle le juge O’Reilly a estimé que les conclusions tirées par l'agent au sujet de l'insuffisance de la preuve étaient en réalité des conclusions portant sur la crédibilité et que l'agent aurait dû tenir une audience :

[13]           Je suis convaincu selon les motifs de l’agent qu’une audience devait être tenue en l’espèce. Premièrement, l’agent a semblé mettre considérablement l’accent sur les conclusions quant à la crédibilité tirées par la Section d’appel de l’immigration. Deuxièmement, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs permettant d’appuyer la prétention de M. Liban selon laquelle il avait une liaison avec Jimmy. Troisièmement, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs permettant d’appuyer la prétention de M. Liban voulant qu’il soit alcoolique. Quatrièmement, l’agent a semblé admettre le fait que des homosexuels et des alcooliques seraient exposés à de mauvais traitements en Éthiopie. Par conséquent, si les éléments de preuve présentés par M. Liban à l’égard de son orientation sexuelle et de son alcoolisme avaient été acceptés, l’agent aurait vraisemblablement accepté la demande.

 

[14]           À mon avis, lorsque l’agent a déclaré qu’il n’y avait pas [traduction] « suffisamment d’éléments de preuve objectifs » permettant d’appuyer les affirmations de M. Liban, ce qu’il disait en fait c’est qu’il ne croyait pas M. Liban et que ce n’est que si M. Liban avait présenté des éléments de preuve objectifs pouvant corroborer ses affirmations qu’il les aurait crues. À mon avis, ces conclusions portent sur la crédibilité de M. Liban. Elles constituaient des éléments importants pour sa demande. L’agent, s’il avait cru M. Liban, compte tenu des éléments de preuve documentaire qu’il a admis, aurait vraisemblablement conclu que M. Liban était exposé à des risques.

 

[41]           Dans le cas qui nous occupe, l'agent mentionne uniquement l'insuffisance de la preuve dans ses motifs. Bien qu’il ait fait observer que la crédibilité avait entraîné le rejet de la demande d'asile présentée par le demandeur en 1998, l'agent n'a pas intégré cette conclusion dans sa décision sur la demande d'ERAR. L’agent a examiné les autres prétentions du demandeur et conclu que ce dernier n'avait pas présenté d'éléments de preuve démontrant qu'il serait détenu à son retour en Chine en raison de son absence prolongée du pays – autrement dit, que la preuve présentée était insuffisante – et il a également conclu que le demandeur ne serait pas considéré comme ayant contrevenu à la politique de l'enfant unique puisqu'il n'avait qu'un seul enfant. Pour déterminer le risque de persécution auquel le demandeur serait exposé en raison du fait qu'il pratiquait le Falun Gong, l'agent a constamment et sans relâche employé les expressions [traduction] « renseignements insuffisants », « très peu d'éléments de preuve » et « le demandeur a soumis très peu d'autres éléments » pour qualifier les éléments de preuve qui lui avaient été soumis.

 

[42]           La preuve du demandeur était constituée de sa déclaration solennelle, de photos et d'une lettre du révérend Dai, qui était également le conseiller en immigration du demandeur, et qui était fondée sur les renseignements que lui avait fournis le demandeur. L'agent a cité le rapport de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié qui signalait notamment qu'un adepte local du Falun Gong avait expliqué que certaines personnes s'étaient jointes aux manifestants uniquement dans le but d'être photographiées. L'agent a également expliqué qu'il accordait peu de poids à la lettre du révérend Dai. Il a fait observer qu'il ne disposait d'aucun document de la Falun Dafa Association ou d'autres personnes avec lesquelles le demandeur pratiquait le Falun Gong, faisant observer, de façon plus générale, que le demandeur avait fourni peu de renseignements au sujet de sa pratique du Falun Gong.

 

[43]           À la différence de l'affaire Liban, je ne puis conclure que l'agent a clairement laissé entendre qu'il ne croyait pas le demandeur et que ses conclusions au sujet de l'insuffisance de la preuve étaient en fait des conclusions tirées au sujet de la crédibilité du demandeur.

 

[44]           Dans le cas qui nous occupe, l'agent a, comme dans l'affaire Ferguson, évalué les éléments de preuve qui lui avaient été soumis et en a déterminé la valeur probante. L'agent n'a ni cru, ni n’a pas cru le demandeur; il s'est tout simplement dit non convaincu que le demandeur avait soumis suffisamment d'éléments de preuve pour démontrer qu'il pourrait être considéré comme un adepte du Falun Gong.

 

[45]           Il incombe au demandeur de démontrer le bien-fondé de sa demande en présentant des éléments de preuve qui lui permettent de s'acquitter de la charge de présentation et de la charge de persuasion. Le demandeur savait ou avait été informé que l'on ne tient pas systématiquement d'audience dans le cas d'une demande d'ERAR et qu'il devait d'abord présenter ses meilleurs arguments pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu'il pratiquait le Falun Gong et qu'il existait par conséquent une possibilité sérieuse ou raisonnable qu'il soit exposé à un risque de persécution s'il devait retourner en Chine.

 

[46]           Dans le cas qui nous occupe, l’agent a conclu de façon raisonnable que le demandeur n'avait pas démontré qu'il pratiquait le Falun Gong et qu'il serait considéré comme un adepte du Falun Gong.

 

[47]           Il était raisonnablement loisible à l'agent de tirer cette conclusion. La Cour ne peut réévaluer la preuve, puisque c'est à l'agent qu’il incombait d’apprécier la preuve. L'agent a examiné l'ensemble de la preuve qui lui avait été présentée et il a justifié ses conclusions. La décision satisfait  à la norme énoncée dans l'arrêt Dunsmuir, étant donné qu'elle « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47). Il peut exister plusieurs issues raisonnables et « si le processus et l'issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d'intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l'issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59).


 

JUGEMENT

 

LA COUR :

 

1.         REJETTE la demande de contrôle judiciaire des deux décisions de l'agent principal;

 

2.         DÉCLARE qu'il n'y a aucune question à certifier.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIERS :

IMM-11815-12

IMM-11817-12

 

INTITULÉ :

KE WEI GAO c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

                                                            LE 11 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LA JUGE KANE

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 17 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Douglas Lehrer

 

POUR LE demandeur

 

Meva Motwani

 

POUR LE défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VanderVennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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