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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20140115

Dossier : IMM-10716-12

            Référence : 2014 CF 43

[Traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

HIKMET TIFTIKCI

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision relative à la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] [la décision], datée du 30 août 2012, dans laquelle un agent d’immigration principal [l’agent] a jugé que le demandeur ne serait exposé à aucun des risques énumérés aux articles 96 et 97 de la Loi s’il était renvoyé en Turquie.

CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 50 ans qui allègue avoir été persécuté par les autorités turques et des nationalistes turcs parce que son identité kurde est manifeste et qu’il a joué un rôle actif dans la défense des droits de la minorité kurde.

 

[3]               En 1989, à l’époque où le conflit armé entre les nationalistes kurdes et les forces gouvernementales turques avait atteint son intensité maximale, le demandeur s’est rendu au Canada et y a déposé une demande d’asile. Il déclare qu’il a eu de la difficulté à s’adapter à l’environnement canadien et qu’il a souffert de dépression. Un de ses oncles et un de ses frères, qui vivaient au Canada et dont les demandes d’asile avaient été acceptées, l’ont convaincu de retourner en Turquie. Il a quitté le Canada en 1990 et sa demande d’asile a été considérée comme abandonnée.

 

[4]               Le demandeur allègue qu’à son retour en Turquie il était devenu [traduction] « partisan de la cause politique kurde » et membre de plusieurs partis politiques qui faisaient la promotion des droits des Kurdes en Turquie, notamment le Parti de la démocratie [DEP] et le Parti de la démocratie du peuple [HADEP], qui ont tous les deux été ensuite bannis par la Cour constitutionnelle de Turquie et, plus récemment, le Parti de la paix et de la démocratie [BDP]. Il soutient que, par suite de ses activités politiques, il a été considéré comme un séparatiste kurde et comme un partisan du parti des travailleurs du Kurdistan [PKK], un groupe nationaliste kurde qui s’est engagé dans la lutte armée contre les autorités turques et qu’il a été agressé, détenu et menacé par des nationalistes turcs et des membres des forces de sécurité turques. Il affirme qu’il serait soumis à des mauvais traitements similaires s’il était obligé de retourner en Turquie.

 

[5]               Le demandeur soutient que, le 21 mars 2009, alors qu’il participait aux célébrations de Newroz, la « journée nationale » des Kurdes, sa femme et lui ont été arrêtés par des membres des forces de sécurité qui étaient intervenus pour disperser la foule et qu’ils ont été détenus pendant plusieurs heures avant d’être relâchés. Ils considéraient qu’il s’agissait [traduction] « simplement d’un des risques habituels que courent les Kurdes en Turquie » et ils ont continué de vivre comme d’habitude. Le demandeur allègue qu’en avril 2011, il a été agressé par un groupe de nationalistes turcs dans la ville de Kulu. Ils l’ont accusé d’être un partisan du PKK et l’ont « sauvagement roué » de coups poing et de coups de pied. Il dit qu’il a perdu quatre incisives et que ses agresseurs l’ont abandonné ensanglanté et couvert de meurtrissures. Il a signalé l’incident à la police à la demande pressante du BDP. Lorsqu’il est retourné au poste de police une semaine plus tard pour s’informer des progrès de l’enquête et a fait état de son scepticisme quant à la motivation de la police au regard du suivi de l’enquête, il a été arrêté pour obstruction à la justice et a été détenu pendant deux jours. En colère, il a dit à des amis qu’il avait l’intention de déposer une plainte officielle au sujet de cet incident, mais il n’avait pas vraiment l’intention de le faire, car il craignait que ce geste aggrave son cas. Selon ses dires, des policiers se sont présentés chez lui au début de juin 2011 afin de lui demander pour quelles raisons il parlait aux gens de son intention de déposer une plainte au sujet de sa détention. Ils ont fouillé son domicile, l’ont arrêté de nouveau et l’ont détenu pendant deux jours dans le but de l’intimider.

 

[6]               Le demandeur ajoute qu’après sa libération, craignant pour sa sécurité, il a décidé de s’enfuir au Canada et d’y déposer une demande d’asile. Sa femme se trouvait déjà au Canada, en visite chez leur fille, dans le but d’y passer quelques mois. Le demandeur se serait vu refuser un visa canadien de visiteur, mais il a réussi à obtenir un visa de touriste pour les États-Unis; il s’est envolé d’Istanbul à destination de New York le 9 octobre 2011. Deux jours plus tard, il a traversé la frontière canadienne à Fort Erie et a fait une demande d’asile au point d’entrée. Il a été interrogé par un agent d’immigration à qui il a révélé avoir déjà abandonné une demande d’asile. Il a été décidé que cette demande rendait sa demande d’asile actuelle irrecevable, mais qu’il aurait droit à un ERAR.

 

[7]               À l’appui de sa demande d’ERAR, le demandeur a présenté un affidavit dans lequel il a relaté les expériences qu’il avait vécues en Turquie, des pièces d’identité, un rapport de dentiste et six documents portant sur la situation des droits de la personne en Turquie. La demande d’ERAR du demandeur a été rejetée, ce qui l’exposait à un renvoi du Canada, mais il a été sursis à la mesure de renvoi par la Cour le 30 octobre 2012 en attendant l’issue de la présente demande.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]               Selon la formule remplie par l’agent d’ERAR, les risques mentionnés par le demandeur sont visés aux paragraphes 96 et 97 de la Loi, mais ces risques n’étaient rattachés ni à sa personne, ni à d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne, et l’existence desdits risques n’était pas objectivement établie. Il a donc été conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités s’il était renvoyé en Turquie. Les sections de la formule relatives à la protection de l’État et à la possibilité de refuge intérieur n’ont pas été remplies par l’agent.

 

[9]               Les motifs fournis à l’appui de la décision sont brefs et tiennent dans moins d’une page.

 

[10]           L’agent d’ERAR a souligné que le demandeur n’avait pas fourni la preuve de son rôle à l’intérieur des partis politiques kurdes et dans la défense des droits des Kurdes :

Puisque cette demande repose sur l’appartenance du demandeur à la minorité kurde et son implication dans [...] trois partis ayant à cœur la défense des droits et des intérêts de cette minorité, je me serais attendu [à ce] qu’il fasse l’effort d’en fournir la preuve ou d’expliquer ce qui a pu l’empêcher de le faire. Il n’a fait ni l’un ni l’autre. Il ne dit même pas si après des années de militantisme risqué pour sa cause en Turquie, il a pris la moindre part à Toronto aux activités sans danger dans l’un des organismes kurdes.

 

[11]           L’agent a ensuite examiné le rapport de dentiste fourni par le demandeur. Il a souligné que la « description très générale et incomplète » qui figurait dans le rapport n’était d’aucune utilité pour le demandeur parce qu’elle ne mentionnait pas la cause des lésions. De plus, alors que le demandeur alléguait avoir perdu quatre dents lors de l’agression d’avril 2011, le rapport ne mentionne que deux dents cassées et cette divergence n’a pas été expliquée. L’agent a donc accordé « peu de valeur probante » à ce document.

 

[12]           Concernant les six documents fournis par le demandeur portant sur la situation des droits de la personne en Turquie, l’agent a conclu qu’ils ne « corroborent pas les risques auxquels le demandeur se dit personnellement confronté ». Cependant, l’agent a conclu qu’ils étaient conformes aux sources documentaires qu’il avait consultées qui « confirment que […] la minorité kurde vit la violence et la discrimination ».

 

[13]           L’agent a toutefois souligné que, selon les mêmes sources, la situation de la minorité kurde en Turquie s’était améliorée :

Ils évoquent aussi les réformes et amendements constitutionnels entrepris par la Turquie afin de s’aligner aux normes européennes en matière de droits de la personne. Ces réformes constituent un avancement sur la voie d’une meilleure protection de ces droits et des minorités en Turquie malgré le fait que certaines ne soient pas entièrement mises en œuvre ou encore qu’elles soient sujettes à des restrictions. Ainsi, les citoyens turcs ont la possibilité de bénéficier d’un nouveau procès dans le cas où la Cour européenne des droits de l’homme considère qu’une décision de justice rendue en Turquie constitue une violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

 

[14]           L’agent a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à des risques s’il était renvoyé en Turquie :

Il appartenait au demandeur de s’acquitter du fardeau de sa preuve qu’il est personnellement exposé à des risques de retour. Il ne l’a pas fait. J’en conclus qu’il ne court pas un des risques prévus aux articles 96 et 97 de la Loi.

QUESTIONS EN LITIGE

[15]           Le demandeur soulève en l’espèce les questions suivantes :

a.                   Est-ce que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience?

b.                  L’agent a-t-il tiré des conclusions de fait erronées sans égard à la preuve et omis de motiver adéquatement sa décision?

 

Norme de contrôle

[16]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas nécessaire d’effectuer à l’égard de chaque décision une analyse de la norme de contrôle. En effet, lorsque la norme de contrôle s’appliquant à une question donnée dont la cour de révision est saisie est établie de façon satisfaisante par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C’est uniquement lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision applique les quatre facteurs qui constituent l’analyse de la norme de contrôle : Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[17]           Le demandeur soutient que la norme de contrôle relative aux questions mixtes de fait et de droit est celle de la décision raisonnable alors que les questions de droit et les questions d’équité procédurale doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte : Kastrati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1141, aux paragraphes 9 et 10). Les questions de droit ne font pas toujours l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, mais de telles questions ne sont pas soulevées en l’espèce. À mon avis, la première question en litige concerne l’équité procédurale et elle doit faire l’objet d’un contrôle selon norme de la décision correcte (Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 100; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53), alors que la seconde question en litige concerne des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit, qui sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Jainul Shaikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1318, au paragraphe 16; Cunningham c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 636, au paragraphe 15.

 

[18]           Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse aura trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision était déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGALES

[19]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

 

Demande de protection

 

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

[…]

 

Examen de la demande

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

 

 

[…]

 

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

 

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

 

 

 

[…]

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

[…]

 

Application for protection

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

 

[…]

 

Consideration of application

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

[…]

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

 

[…]

 

[20]           Les dispositions suivantes du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] s’appliquent en l’espèce :

Facteurs pour la tenue d’une audience

 

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

Hearing — prescribed factors

 

 

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

ARGUMENTS

Demandeur

Absence d’audience

[21]           Le demandeur allègue que l’agent devait tenir une audience en l’espèce avant de rendre une décision défavorable et que le défaut de le faire constitue un manquement à l’équité procédurale.

 

[22]           L’obligation d’équité procédurale au regard de la tenue d’audiences relatives à des demandes d’ERAR est définie par l’alinéa 113b) de la Loi et à l’article 167 du Règlement, qui proposent une « codification de certains principes de justice naturelle et d’équité » : Shafi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 714, au paragraphe 21 [Shafi]. Selon l’alinéa 113b) de la Loi, « une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires ». Les facteurs pertinents, énumérés à l’article 167 du Règlement sont les suivants :

a.                   l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b.                  l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c.                   la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

[23]           Selon le demandeur, il s’agit d’un critère conjonctif : en effet, une audience doit être tenue uniquement lorsque la crédibilité d’un demandeur est mise en doute et qu’il s’agit d’un facteur déterminant eu égard aux questions que l’agent d’ERAR doit trancher : Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1074, au paragraphe 30 [Andrade].

 

[24]           Le demandeur soutient que, tout en prétendant rendre la décision en fonction de l’insuffisance de la preuve, l’agent a en fait tiré une conclusion au sujet de sa crédibilité. En effet, l’agent a exprimé l’avis que le demandeur n’avait pas réussi à prouver sa participation aux activités de partis politiques kurdes ou à expliquer cette absence de preuve. Cependant, le demandeur avait fourni une déclaration assermentée qui décrivait ces faits. Le rejet de sa preuve par l’agent équivaut à une conclusion déguisée sur sa crédibilité, que la Cour a déjà décrite comme suit : « l’agent a essentiellement décidé qu’il ne fallait pas ajouter foi au récit du demandeur ou aux craintes qu’il affirmait avoir. Ce faisant, l’agent a effectivement écarté le témoignage du demandeur, estimant qu’il n’était pas digne de foi, sans pour autant mentionner explicitement qu’il y avait un problème de crédibilité » : Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1581, au paragraphe 13.

 

[25]           Selon le demandeur, la distinction est floue entre les décisions reposant sur [traduction] « le caractère suffisant de la preuve » et celles reposant sur la [traduction] « crédibilité », de sorte qu’une cour de révision peut aller au-delà des termes utilisés dans la décision : décision Andrade, précitée, au paragraphe 31; Latifi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1388, au paragraphe 60. Une conclusion selon laquelle la preuve est insuffisante peut en fait signifier que l’agent ne croyait pas le demandeur : Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Yakoute c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1190, au paragraphe 13. Lorsque les conclusions d’un agent relatives à la preuve équivalent à une déclaration que l’agent n’a pas jugé le demandeur crédible, il s’agit d’une conclusion relative à la crédibilité : décision Shafi, précitée, au paragraphe 19; LYB c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 462, aux paragraphes 33 et 35 [LYB].

 

[26]           Selon le demandeur, pour répondre à la question de savoir si la conclusion d’un agent au sujet du caractère suffisant de la preuve est en fait une conclusion relative à la crédibilité, la Cour doit au départ présumer que la preuve soumise par le demandeur est véridique. Si la conclusion de l’agent ne peut être tirée qu’en n’ajoutant pas foi à la preuve, l’agent a tiré une conclusion relative à la crédibilité : Cho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1299, aux paragraphes 24 et 26; décision LYB, précitée, aux paragraphes 30 à 38; Kaberuka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 3 CF 252, au paragraphe 32.

 

[27]           En l’espèce, il ressort de l’extrait suivant que l’agent ne croit pas la déclaration solennelle du demandeur :

[J]e me serais attendu [à ce] qu’il fasse l’effort [de] fournir la preuve [qu’il est membre de la minorité kurde et qu’il a participé aux activités de trois partis dont l’objet consistait à défendre les droits et les intérêts de cette minorité] ou d’expliquer ce qui a pu empêcher de le faire.

 

[28]           Selon le demandeur, le fait que l’agent ait remis en question son origine ethnique kurde et sa participation aux activités d’organismes kurdes ressort aussi clairement de l’extrait suivant :

Il ne dit même pas si après des années de militantisme risqué pour sa cause en Turquie, il a pris la moindre part à Toronto aux activités sans danger dans l’un des organismes kurdes.

 

[29]           Le traitement du rapport du dentiste par l’agent, qui a accordé une faible valeur probante à ce document, équivaut aussi à une conclusion quant à la crédibilité : « la valeur probante […] d’un document corroborant le récit d’un demandeur et provenant du demandeur lui-même est clairement reliée à sa crédibilité » : El Morr c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 3, au paragraphe 24; décision Andrade, précitée, aux paragraphes 39 et 40.

 

[30]           Le demandeur souligne qu’il n’a pas eu droit à une audience devant la Section de la protection des réfugiés [SPR] et que, par conséquent, le processus d’ERAR était le seul mécanisme dans le cadre duquel sa crédibilité pouvait être évaluée.

 

[31]           La déclaration assermentée et le rapport du dentiste occupaient donc une place essentielle dans la décision étant donné qu’ils constituaient le fondement des risques évoqués par le demandeur. Les documents relatifs à la situation du pays qui ont été déposés font la preuve de la surveillance étroite, du harcèlement, des arrestations et des emprisonnements que subissent les membres des partis politiques kurdes et les Kurdes qui affichent publiquement leur identité; or, la déclaration assermentée était l’élément qui permettait de relier le demandeur à ces risques.

 

[32]           De plus, si l’agent avait reconnu la véracité de ces éléments de preuve, la demande aurait probablement été acceptée. Selon la déclaration solennelle, le demandeur est kurde, il a participé aux activités de partis politiques kurdes et il a été agressé et emprisonné pour ces raisons. La combinaison de la preuve sur la situation en Turquie et de la déclaration démontre que la vie du demandeur est bel et bien menacée et que les risques auxquels il est exposé sont personnalisés.

 

[33]           Lorsque les situations visées à l’article 167 du Règlement existent, il y a présomption en faveur d’une audience (décision Shafi, précitée, au paragraphe 21) et, en fait, « [s]i le ministre et ses fonctionnaires entretiennent des doutes sur un élément de la preuve du demandeur, ils doivent tenir une audience pour l’entendre de vive voix » : Tehrankari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1420, au paragraphe 6. Le demandeur aurait alors eu l’occasion de répondre aux préoccupations de l’agent, ce qui était particulièrement important en l’espèce étant donné que le demandeur n’avait pas eu droit à une audience sur sa demande d’asile.

 

Allégations relatives à des conclusions de fait erronées et au caractère insuffisant des motifs

[34]           Le demandeur soutient aussi que l’agent n’a pas analysé correctement la preuve qui lui avait été présentée, qu’il a fait des déclarations ou tiré des conclusions sans fondement probatoire convenable, qu’il a renvoyé de façon sélective à des éléments de preuve sans justifier ses choix et qu’il n’a pas reconnu l’importance de certains autres. Il soutient que tous ces facteurs font en sorte que la décision a été rendue sans égard à la preuve, d’une façon qui en fait une décision déraisonnable. De plus, le demandeur allègue que les motifs de l’agent ne satisfont pas à la norme de transparence et d’intelligibilité.

 

[35]           Selon le demandeur, constitue une erreur le fait de tirer des conclusions de fait qui ne sont pas adéquatement étayées par la preuve (Kaybaki c Canada (Solliciteur général du Canada), 2004 CF 32, [Kaybaki], au paragraphe 5; Hng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] ACF no 301, au paragraphe 27; Kanapathipillai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998], ACF, no 1110, au paragraphe 5) ou de choisir, sans explication, certains éléments de preuve au détriment de certains autres : Roberts c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] CF 1460, au paragraphe 17. La présomption selon laquelle un décideur a pris en compte tous les éléments de preuve est réfutable, ajoute le demandeur, et une inférence négative peut être tirée du défaut d’un décideur de mentionner des éléments de preuve qui ont une valeur probante importante : décision Kaybaki, précitée, au paragraphe 5. Le demandeur s’appuie sur la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, aux paragraphes 15 et 17 :

15        La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. […]

[…]

17        […] [P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. […]

 

[36]           Le demandeur allègue qu’en l’espèce l’agent a mentionné divers rapports, mais qu’il n’a pas analysé la preuve ou expliqué les raisons pour lesquelles il avait privilégié certains éléments de preuve au détriment de certains autres. La décision ne s’accompagne pas d’une analyse suffisante qui permettrait au demandeur de comprendre pour quelles raisons et de quelle façon l’agent est parvenu`a la décision.

 

[37]           L’agent a mentionné les six documents fournis par le demandeur relativement à la situation des droits de la personne en Turquie et il a simplement déclaré qu’ils ne corroboraient pas les risques personnalisés invoqués par le demandeur. Or, selon le demandeur, cette déclaration inexacte. En effet, les documents faisaient état non seulement de la violence et de la discrimination subies en général par la minorité kurde en Turquie, ce que l’agent a reconnu, mais aussi de la situation particulière des partisans et des membres de partis politiques kurdes et des personnes qui affichaient publiquement ou politiquement leur identité kurde. Ces personnes font l’objet d’une surveillance plus étroite que leurs concitoyens et se font davantage harceler, arrêter et emprisonner, ce que l’agent a omis de reconnaître ou dont il n’a pas tenu compte. Le demandeur cite des éléments de ces rapports qui traitent des sujets suivants :

                     crimes haineux et « violence collective » contre les membres de la minorité de kurde, de même que discrimination pratiquée par les policiers et absence de mesures en vue de protéger les membres de cette minorité contre ce genre de crimes (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Réponse aux demandes d’information (RDI), TUR104096.EF. 14 juin 2012. Information sur la situation des Kurdes dans les villes de l’Ouest comme Ankara, Istanbul, Izmir, Konya et Mersin; la réinstallation dans ces villes (2009-mai 2012), dossier du demandeur, pages 100 à 102);

                     arrestations de partisans du BDP (Département d’État des États-Unis, 2010 Country Reports on Human Rights Practices – Turquie, 8 avril 2011, dossier du demandeur, pages 42, 45 et 51); et

                     poursuites intentées contre des manifestants kurdes accusés de crimes liés au terrorisme et condamnés à d’importantes peines d’emprisonnement (Human Rights Watch, Turkey: Protesting as a Terrorist Offence: The Arbitrary use of Terrorism Laws to Prosecute and Incarcerate Demonstrators in Turkey, 2010, dossier du demandeur, pages 76,77 et 85).

 

[38]           Les documents en eux-mêmes corroboraient l’existence du risque personnalisé auquel était exposé le demandeur, qui avait soutenu avoir été détenu et harcelé par les autorités turques parce qu’il était membre du BDP et qui avait participé à des fêtes et à des manifestations kurdes, y compris Newroz. Pour parvenir à la conclusion que la preuve ne corroborait pas les risques personnalisés invoqués par le demandeur, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui allaient dans le sens contraire et il a justifié sa conclusion au moyen de motifs inadéquats.

 

[39]           De plus, l’agent a fait un tri parmi les éléments de preuve. En effet, il a notamment fait état de réformes et d’amendements constitutionnels entrepris par la Turquie en vue de respecter les normes européennes en matière de droits de la personne, mais il n’a pas renvoyé à la preuve faisant état de retards dans la mise en œuvre de ces réformes. L’agent a aussi mentionné la possibilité de porter en appel les décisions des tribunaux turcs devant la Cour européenne des droits de l’homme, mais il a passé sous silence la preuve selon laquelle cette même cour a été inondée d’appels interjetés par des citoyens turcs, de sorte que seule une faible proportion de ces affaires ont fait l’objet d’une instruction et d’une décision.

 

[40]           Le demandeur allègue que les motifs de l’agent ne satisfont pas au critère qui l’obligeait à motiver sa décision: Ogunfowora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 471; Gay c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1280, aux paragraphes 40-41.

 

Défendeur

[41]           Le défendeur soutient que la décision de l’agent était raisonnable et qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. En effet, l’agent a conclu de façon raisonnable que le demandeur n’avait pas réussi à fournir d’éléments de preuve suffisants pour démontrer l’existence des risques de préjudice qu’il faisait valoir. Comme cette conclusion est liée au caractère suffisant de la preuve et non à la crédibilité du demandeur, la tenue d’une audience n’était pas nécessaire. Les motifs de l’agent, même s’ils sont brefs, révèlent qu’il connaissait la teneur de la preuve qui lui avait été présentée, y compris les éléments qui faisaient état des risques de violence et de discrimination auxquels sont exposés en Turquie les citoyens d’origine ethnique kurde. L’agent a néanmoins conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau de démontrer qu’il serait personnellement exposé à un risque s’il était renvoyé en Turquie et il n’a pas non plus démontré que, pour tirer cette conclusion, l’agent, volontairement ou involontairement, n’avait pas tenu compte de certains éléments de preuve.

 

Absence d’audience

[42]           Selon le défendeur, les audiences sont exceptionnelles et elles sont tenues uniquement lorsqu’un demandeur satisfait à tous les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement : Tran c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 175, aux paragraphes 28-29 [Tran]. Lorsque les dispositions législatives qui concernent l’ERAR sont interprétées dans leur contexte, il est évident que les demandeurs doivent soumettre des éléments de preuve à l’appui de leurs demandes et préciser de quelle façon ces éléments de preuve peuvent être rattachés à eux; en effet, ils ne peuvent pas tenir pour acquis qu’une audience aura lieu.

 

[43]           En l’espèce, l’agent n’a pas conclu que le demandeur n’était pas crédible; en effet, il a plutôt estimé qu’il n’avait pas réussi à démontrer, à partir de la preuve documentaire soumise, l’existence d’un risque personnalisé. La preuve n’avait pas une valeur probante suffisante pour démontrer l’existence des faits et des risques connexes allégués : Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 26 [Ferguson]; Iboude c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1316, aux paragraphes 5, 12, 13 et 14 [Iboude]. Il n’est pas nécessaire de tenir une audience lorsqu’un agent rejette une demande d’ERAR pour insuffisance de la preuve objective étant donné que cette conclusion n’est pas assimilable à une conclusion en matière de crédibilité : Al Mansuri c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 22, au paragraphe 43; décision Tran, précitée, aux paragraphes 28 et 29.

 

[44]           L’agent d’ERAR peut à bon droit se livrer à deux évaluations séparées de la preuve qui lui est soumise : une qui concerne la valeur probante et l’autre, la crédibilité de la personne. Lorsqu’il s’agit d’un témoin qui possède un intérêt personnel dans une affaire, la valeur probante de la preuve peut être examinée avant la question de la crédibilité du témoin pour les raisons que la Cour a données dans la décision Ferguson, précitée, au paragraphe 27 :

[G]énéralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle-même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. […]

 

[45]           En l’espèce, selon le défendeur, une faible valeur probante a été accordée aux allégations du demandeur relatives à l’existence de risques à cause de l’absence de preuve corroborante. En effet, aucun élément de preuve autre que les déclarations du demandeur ne reliait ce dernier aux risques allégués. Il n’était pas nécessaire de tirer une conclusion quant à la crédibilité du demandeur étant donné que la preuve ne possédait pas une valeur probante suffisante pour démontrer l’existence des faits à l’égard desquels elle était présentée, soit que le demandeur était ciblé à cause de sa participation aux activités de partis politiques kurdes ou de son origine ethnique kurde : décision Ferguson, précitée, aux paragraphes 26 et 27; décision Iboude, précitée, au paragraphe 14.

 

[46]           Plus précisément, le demandeur a affirmé qu’il avait participé aux activités de partis politiques kurdes, mais il n’a pas fourni d’éléments de preuve supplémentaires à l’appui de cette allégation et n’a pas expliqué pourquoi il ne l’avait pas fait. Il a déclaré avoir perdu quatre dents lorsqu’il s’est fait agresser par des ultranationalistes, mais le rapport du dentiste qu’il avait déposé fait état de deux dents fracturées et ne mentionne pas de quelle façon l’incident est survenu. L’agent n’était pas obligé de tenir une audience pour accorder au demandeur l’occasion de corriger le défaut d’étayer suffisamment sa demande d’ERAR au moyen d’éléments de preuve. Il est bien établi en droit qu’un agent d’ERAR n’est pas obligé de tenir une audience lorsque le caractère suffisant de la preuve constitue la principale question en jeu : Parchment c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1140, aux paragraphes 18 et 19 [Parchment]; Lewis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 778, au paragraphe 22 [Lewis]; Ray c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 731, aux paragraphes 30 à 42 [Ray]; Sen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1435, aux paragraphes 25 et 26 [Sen]; Yousef c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 864, aux paragraphes 26 à 30 et 34 à 37 [Yousef]; Saadatkhani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 614, aux paragraphes 5 à 8; décision Ferguson, précitée, au paragraphe 35; décision Iboude, précitée, au paragraphe 14; Kazmi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1375, aux paragraphes 9 à 11 [Saadatkhani]; Abdou c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 752, aux paragraphes 3 à 8 [Abdou]; Malhi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 802, aux paragraphes 7 à 9 [Malhi]; Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 321 (CF 1re inst), au paragraphe 6 [Kim].

 

Allégations relatives à des conclusions de fait erronées et au caractère insuffisant des motifs

[47]           Un décideur est présumé avoir évalué et pris en compte l’ensemble de la preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF); or, le demandeur n’a pas réfuté cette présomption en l’espèce. Le fait que l’agent n’ait pas mentionné chaque document ou chaque partie de chacun des documents ne signifie pas qu’il n’a pas tenu compte de la preuve : Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317 (CAF), à la page 318.

 

[48]           Selon le défendeur, même s’il ne l’a pas reprise dans son intégralité, l’agent a bien fait état de la preuve dont il disposait. En effet, il n’était pas obligé de fournir une analyse complète de la preuve ni de tirer une conclusion explicite sur chaque élément qui l’a amené à rendre sa décision définitive. Même si les motifs ne comprennent pas tous les éléments détaillés qu’une cour de révision préférerait y retrouver, la Cour suprême a déclaré que « même si les motifs qui ont en fait été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la cour de justice doit d’abord chercher à les compléter avant de tenter de les contrecarrer » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, 2011 3 RSC 708 [Newfoundland Nurses], faisant sienne l’observation de David Dyzenhaus tirée de l’ouvrage « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans Michael Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, page 304. La Cour doit examiner les motifs en corrélation avec le résultat pour trancher la question de savoir « si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : arrêt Newfoundland Nurses, précité, aux paragraphes 14 et 16.

 

[49]           En l’espèce, le défendeur ajoute que l’agent savait que le demandeur était membre de partis politiques kurdes et qu’il avait participé à des activités de défense des droits du peuple kurde. Il a aussi souligné l’existence d’incidents dans le cadre desquels les membres de la minorité kurde étaient exposés à la violence et à la discrimination. Cependant, après avoir évalué la preuve, l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé personnellement à des risques s’il était renvoyé en Turquie et il lui était loisible de tirer cette conclusion en tant que juge des faits.

 

ANALYSE

[50]           La présente demande soulève l’éternelle question de savoir si une décision apparemment fondée sur le caractère suffisant de la preuve n’est en fait qu’une conclusion négative déguisée relative à la crédibilité, de sorte que l’agent aurait dû convoquer une audience en présence du demandeur conformément aux dispositions de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement.

 

[51]           Il ressort clairement de l’ensemble de la décision que le vocabulaire utilisé par l’agent pointe vers l’insuffisance de la preuve.

Puisque cette demande repose sur l’appartenance du demandeur à la minorité kurde et son implication dans [...] trois partis ayant à cœur la défense des droits et des intérêts de cette minorité, je me serai attendu [à ce] qu’il fasse l’effort d’en fournir la preuve ou d’expliquer ce qui a pu l’en empêcher. Il n’a fait ni l’un ni l’autre. Il ne dit même pas si après des années de militantisme risqué pour sa cause en Turquie, il a pris la moindre part à Toronto aux activités sans danger dans l’un des organismes kurdes.

 

[52]           L’agent conclut aussi que le rapport du dentiste ne vient pas corroborer la version du demandeur selon laquelle il a perdu quatre dents lors d’une agression. Il me semble qu’il n’y ait rien de déraisonnable dans l’appréciation qu’a effectuée l’agent du rapport du dentiste et de sa valeur probante et que l’agent est nettement préoccupé par la question du caractère suffisant de la preuve. Le rapport est considéré comme authentique et son contenu est accepté; cependant, il ne fournit tout simplement pas la preuve qui étaye le récit du demandeur.

 

[53]           Le demandeur a fait une déclaration sous serment qui expose les fondements de sa crainte de retourner en Turquie. Il y souligne qu’il est kurde et qu’il a été membre ou partisan de divers partis kurdes en Turquie.

 

[54]           Dans ses observations présentées relativement à l’ERAR, l’avocat du demandeur a justifié comme suit la demande de ce dernier :

[traduction] Étant donné qu’il était considéré par les nationalistes turcs et les forces de sécurité turques comme un séparatiste kurde et un partisan du PKK, il a été menacé, agressé et emprisonné. De plus, vu le climat politique qui règne actuellement en Turquie, il est probable qu’il serait de nouveau soumis à des mauvais traitements semblables s’il devait retourner en Turquie.

 

[55]           Dans sa déclaration solennelle, le demandeur écrit que, de façon générale, son appui aux organisations de défense des droits des Kurdes en Turquie n’a pas entraîné pour lui de [traduction] « problèmes graves » :

[traduction]

7.         Au cours des années qui ont suivi, je suis devenu un partisan de la cause politique kurde et des partis politiques qui faisaient la promotion des droits des Kurdes en Turquie (HEP, DEP, HADEP, DEHAP, DTP, BDP). Par exemple, j’ai été membre du DEP et du HADEP avant qu’ils soient interdits par le gouvernement. En 2010, je suis devenu membre du BDP, le parti qui représente les Kurdes à l’heure actuelle. J’ai toujours su que l’adhésion au mouvement politique kurde comportait des risques, mais j’ai eu la chance de ne pas être confronté à des problèmes graves. J’ai peut‑être été plus en sécurité parce que j’étais un camionneur sur longue distance; j’étais souvent parti pendant de longues périodes.

 

[56]           Le demandeur est venu au Canada à cause d’une [traduction] « série de problèmes » qu’il a eus à l’époque où sa femme séjournait au Canada pour rendre visite à leur fille :

[traduction]

                                            i.                  En mars 2011, Esme est allée au Canada pour rendre visite à notre fille. Je suis demeuré en Turquie pour travailler et notre fils Hizir a poursuivi ses cours à l’école secondaire. Elle devait revenir en Turquie après avoir passé quelques mois au Canada. Cependant, pendant l’absence de ma femme, j’ai dû affronter une série de problèmes qui m’ont amené à craindre pour ma sécurité.

                                          ii.                  En avril 2011, alors que je me trouvais à Kulu, j’ai été agressé par un groupe de nationalistes turcs. Kulu est une petite ville et la plupart des militants – kurdes et turcs – se connaissent. Les nationalistes que j’ai rencontrés ce jour-là savaient que j’étais kurde et membre du BDP. Des combats récents entre l’armée turque et le PKK avaient, semble-t-il, exacerbé les tensions entre les Turcs et les Kurdes. Alors que je me dirigeais vers un café, je me suis retrouvé devant un groupe de nationalistes. Ils semblaient chercher la bagarre et m’ont accusé d’être un partisan du PKK. Dans la mêlée qui a suivi, j’ai été sauvagement roué de coups de poing et de coups de pied. J’ai perdu quatre incisives et mes agresseurs m’ont laissé ensanglanté et couvert de meurtrissures.

                                        iii.                  Après le départ des agresseurs, je me suis rendu au café pour obtenir de l’aide. Mes amis m’ont emmené à l’hôpital de la région. Je craignais de signaler l’affaire à la police (je connaissais le nom d’une bonne partie des agresseurs) parce que – étant donné la proximité entre les nationalistes et la police turque – je croyais que ça ne servirait pas à grand‑chose. J’ai informé le bureau local du BDP de l’agression. Même si les membres du BDP compatissait à mon sort, ils ne pouvaient pas vraiment m’aider; en effet, les membres du parti étaient eux-mêmes souvent critiqués par les nationalistes. Ils m’ont quand même suggéré de signaler l’incident aux autorités.

                                        iv.                  Par conséquent, je me suis rendu au poste de police local pour rapporter ce qui m’était arrivé. On m’a dit qu’on chercherait à arrêter mes agresseurs. Une semaine plus tard, je suis retourné au poste de police pour m’enquérir de l’évolution du dossier. Les policiers m’ont traité avec dédain et ont dit que je serais informé lorsque des arrestations seraient effectuées. Lorsque je leur ai fait part de mon scepticisme à l’égard de leur manque évident d’intérêt, j’ai été arrêté sur-le-champ pour obstruction à la justice. Pendant les deux jours qu’ils m’ont détenu, j’ai été agressé par les policiers.

                                          v.                  Après ma libération, j’étais en colère à cause de la façon dont j’avais été traité; j’ai dit à des amis que j’allais déposer une plainte officielle. Cependant, je n’avais pas l’intention de le faire vraiment – je craignais d’être traité encore plus mal si je le faisais.

                                        vi.                  Au début de juin, des jendarms se sont rendus à notre domicile de Karacadag pour me voir. Ils voulaient savoir pourquoi je disais aux gens que j’allais déposer une plainte au sujet de ma détention. Ils ont fouillé notre maison et m’ont amené avec eux. Encore une fois, j’ai été détenu pendant deux jours – les autorités cherchaient clairement à m’intimider.

                                      vii.                  Après ma libération, je craignais beaucoup pour ma sécurité si je demeurais en Turquie. J’ai donc décidé de venir au Canada et d’y demander l’asile. Plutôt que de demeurer à Karacadag, je me suis rendu à la maison de ma belle-sœur à Ankara. J’ai pris des dispositions pour obtenir un nouveau passeport et un visa canadien.

 

[57]           Dans la description de ses expériences avec la police, le demandeur fait état de  « détentions » et d’« intimidation » et il dit avoir été « agressé physiquement ». Cependant, la preuve relative aux événements qui se sont réellement déroulés est vague. Par exemple, nous ne savons pas ce que le demandeur entend par « agression physique ».

 

[58]           Selon la preuve présentée par le demandeur, son appartenance et son appui aux organisations kurdes n’ont entraîné aucune conséquence qui l’aurait poussé à s’enfuir au Canada jusqu’à l’incident du 11 avril 2011 et aux réactions de la police au dépôt de ses plaintes. Il déclare que les « nationalistes que j’ai rencontrés ce jour-là savaient que j’étais kurde et membre du BDP ». Cependant, il explique comme suit la raison de l’agression :

[traduction] Des combats récents entre l’armée turque et le PKK avaient apparemment exacerbé les tensions entre les Turcs et les Kurdes. Alors que je me dirigeais vers un café, je me suis retrouvé devant un groupe de nationalistes. Ils semblaient chercher la bagarre et m’ont accusé d’être un partisan du PKK.

 

[59]           Le demandeur ne dit pas qu’il appartenait au PKK. Il ne dit pas non plus que ses agresseurs croyaient qu’il était un membre ou un partisan du PKK. Il dit plutôt que ces derniers cherchaient la bagarre et qu’ils l’ont accusé d’être un partisan du PKK. Ils ne savaient pas qu’il était membre du BDP. Dans sa déclaration solennelle, il souligne son appartenance au BDP et le fait que ce sont des membres du BDP qui lui avaient conseillé de signaler aux autorités l’incident survenu près du café.

 

[60]           La déclaration solennelle contient bien peu d’éléments pour étayer l’allégation selon laquelle les ultranationalistes ont agressé le demandeur à cause de son appui depuis de nombreuses années à des organisations kurdes. Selon son témoignage, l’agression de la part d’éléments nationalistes a été déclenchée à une époque où de forte tension entre l’armée turque et le PKK. Rien ne démontre que la réaction de la police – peu importe sa nature – était motivée par l’appartenance ou l’appui de demandeur aux organisations kurdes dont il donne les noms; de plus, c’est le BDP qui lui a conseillé de déposer une plainte à la police.

 

[61]           En d’autres termes, selon la preuve fournie par le demandeur, l’événement déclencheur qui l’a amené à se rendre au Canada n’était pas l’appui qu’il accordait depuis longtemps aux organisations kurdes dont il fournit le nom, mais un incident isolé qui est survenu dans le cadre de la montée de la tension en 2011 par suite de combats entre l’armée turque et le PKK.

 

[62]           Comme le souligne l’agent, la demande d’ERAR du demandeur était fondée sur « l’appartenance du demandeur à la minorité kurde et son implication dans [...] trois partis ayant à cœur la défense des droits et des intérêts de cette minorité […] ». L’agent mentionne aussi que la déclaration solennelle ne permet pas de démontrer la véracité de cette allégation : « Je me serais attendu [à ce] qu’il fasse l’effort d’en fournir la preuve ou d’expliquer ce qui a pu l’en empêcher ». La déclaration assermentée ne démontre pas de quelle façon l’« implication » dans les organisations dont il fournit les noms est à l’origine du déclenchement des événements qu’il décrit dans sa déclaration solennelle. En effet, il précise dans ce document que sa participation aux activités de l’organisation kurde n’a pas entraîné pour lui des problèmes qui l’auraient amené, avant l’incident déclencheur, à demander l’asile au Canada.

 

[63]           Donc, à mon avis, il ne s’agissait pas d’une conclusion déguisée relative à la crédibilité. La preuve qui aurait démontré de quelle façon son « implication » dans les activités des organisations kurdes a débouché sur l’événement déclencheur est tout simplement absente. La question en jeu avait donc trait à l’évaluation du caractère suffisant de la preuve.

 

[64]           Comme le souligne le défendeur, l’agent n’était pas obligé de tenir une audience pour donner au demandeur l’occasion d’étayer sa demande et, essentiellement, de corriger le défaut de bien étayer sa demande d’ERAR. Selon la jurisprudence bien établie, les agents d’ERAR peuvent évaluer la preuve dont ils disposent et tirer des conclusions relativement à sa valeur probante et à son caractère suffisant – sans être obligés de tenir une audience aux termes de l’alinéa 167a) du Règlement. Les agents ne sont pas obligés de tenir une audience lorsque le caractère suffisant de la preuve constitue la question centrale : décisions précitées Parchment, aux paragraphes 18 et 19; Lewis, au paragraphe 22; Ray, aux paragraphes 30 à 42; Sen, aux paragraphes 25 et 26; Yousef, aux paragraphes 26 à 30 et 34 à 37; Saadatkhani, aux paragraphes 5 à 8; Ferguson, au paragraphe 35; Iboude, au paragraphe 14; Kazmi, aux paragraphes 9 à 11; Abdou, aux paragraphes 3 à 8; Malhi, aux paragraphes 7 à 9; Kim, au paragraphe 6.

 

[65]           Le demandeur allègue aussi que l’agent n’a pas tenu compte de documents qui faisaient état des violences et de la discrimination auxquelles les membres de la minorité kurde sont en général exposés en Turquie de même que de la [traduction] « situation des partisans et des membres des partis politiques kurdes ainsi que de la situation des Kurdes qui ont affirmé publiquement ou politiquement leur identité et qui sont exposés à une surveillance plus étroite et à du harcèlement de la part des autorités et à des arrestations et à des emprisonnements ». À mon avis, l’argument du demandeur consiste à affirmer que les documents en question « ont corroboré le risque personnalisé auquel le demandeur est confronté ». Il dit qu’il a été détenu et harcelé par les autorités en Turquie parce qu’il était membre du BDP et parce qu’il avait participé à des fêtes et à des manifestations kurdes, y compris Newroz.

 

[66]           Cependant, la preuve même du demandeur n’appuie pas cette allégation. En effet, selon sa déclaration solennelle, il n’a jamais vécu d’expériences qui l’auraient amené à se rendre au Canada à cause de son statut de Kurde ou de son appartenance ou de son appui aux organisations kurdes ou bien à sa participation à Newroz. C’est le BDP qui lui a conseillé de déposer une plainte à la police et il semble que les policiers l’aient détenu parce qu’il avait fait état de son [traduction] « scepticisme eu égard au manque d’intérêt évident de la police », et non parce qu’il était membre ou partisan d’un groupe ethnique ou d’un parti politique. Même s’il ne s’agit pas d’un motif valable de détention, ce n’est pas la démonstration de l’existence d’une persécution ou d’un risque pour les motifs énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi.

 

[67]           À mon avis, l’agent n’a omis d’évaluer aucun élément de preuve contradictoire et ses motifs sont transparents et intelligibles. Le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’il était personnellement exposé aux risques invoqués à l’appui de sa demande, ainsi , il n’a pas démontré qu’à cause de son « implication » dans les partis qui défendent la cause kurde, il a été victime de violences de la part d’ultranationalistes turcs et de membres des services de sécurité turcs ou, ce qui est plus important, qu’il serait exposé à de la persécution au sens de l’article 96 ou à un des risques énumérés à l’article 97 s’il retournait en Turquie.

 

[68]           Selon le demandeur, la décision est déraisonnable et les motifs sont inadéquats parce que l’agent n’a pas tenu compte des risques associés à ses opinions politiques présumées et à sa participation aux activités des organisations kurdes. À mon avis, toutefois, l’agent aborde de façon raisonnable cette question. Le risque évoqué est nettement pris en compte par l’agent dans la décision et ce dernier le précise sans aucune ambiguïté : « Il appartenait au demandeur de s’acquitter du fardeau de sa preuve qu’il est personnellement exposé à des risques de retour. Il ne l’a pas fait. » Les documents relatifs aux droits de la personne ont été examinés et l’agent conclut que « [l]es six documents sur la situation générale des droits de la personne ne corroborent pas les risques auxquels le demandeur se dit personnellement confronté ». Selon l’agent, « la minorité kurde vit la violence et la discrimination ». Encore une fois, le problème du demandeur vient du fait qu’il n’a pas réussi à fournir une preuve suffisante de la nature de son « implication » dans les activités des organisations kurdes pour démontrer de quelle façon il serait exposé personnellement à des risques s’il retournait en Turquie. La propre déclaration solennelle du demandeur fournit peu de détails sur son appui à la cause politique kurde et aux partis politiques qui faisaient la promotion des droits politiques des Kurdes en Turquie; de plus, elle n’établit pas de lien entre, d’une part, cet engagement et, d’autre part, la persécution ou les risques visés à l’article 97 auxquels il pourrait être exposé dans le futur. Le demandeur déclare qu’il a soutenu la cause politique kurde et les partis politiques kurdes pendant des années sans subir de « problèmes graves ». De plus, aucun élément de preuve ne démontre que le comportement des policiers après l’événement déclencheur d’avril 2011 était lié à son appui à la cause kurde et à sa participation aux activités de groupes voués à la défense de cette cause. Le demandeur n’a simplement pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer l’existence de risques futurs liés à ses opinions politiques présumées.

 

[69]           Voici l’avertissement que servait le juge Rennie dans la décision Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11 :

[11] L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

 

[70]           À mon avis, les motifs visés en l’espèce traitent suffisamment de la question essentielle, soit l’insuffisance de la preuve. Le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’il serait exposé à de la persécution ou à des risques à cause de ses opinions politiques présumées.

 

[71]           Les avocats reconnaissent qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.

 


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL. B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS inscrits au dossier

 

 

DOSSIER :                                        IMM-10716-12

 

IntituLé :                                      HIKMET TIFTIKCI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 23 SEPTEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 15 JANVIER 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Clarisa Waldman

 

Pour le demandeur

 

Jeannine Plamondon

Pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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