Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 


Date : 20131219

Dossier : IMM-2594-13

Référence : 2013 CF 1268

Montréal (Québec), le 19 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

 

FERDOUS QUAZI MOHAMMED

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

         MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] à l’encontre de la décision rendue le 21 février 2013 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR], dans laquelle on concluait que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention pour l’application de l’article 96 de la LIPR, ni une personne à protéger selon l’article 97 de cette même loi.

 

II.        Faits

[2]               Le demandeur est un citoyen du Bangladesh, marié et père de deux enfants.

[3]               Le demandeur est un membre actif du Bangladesh Nationalist Party [BNP], parti politique qui entretient une grande rivalité politique avec un autre parti, l’Awami League [AL]. Il s’est joint au BNP en 1992 en tant que membre général de l’unité du 89e quartier (ward, en anglais), dans la ville de Dhaka, et il est devenu vice-président de cette unité de quartier en 1996. Au fil du temps, le demandeur est devenu de plus en plus actif et populaire au sein de l’organisation.

[4]               Les tensions entre les deux partis, qui s’échangent le pouvoir au Parlement, se sont accrues avec le temps, de telle sorte que le demandeur aurait été victime de nombreux épisodes de violence en raison de son appartenance et de ses activités politiques ainsi que de son opposition à l’AL.

[5]               Le demandeur a quitté le Bangladesh en mars 2006 pour aller s’établir aux États-Unis au titre d’un visa, où il a habité illégalement pendant cinq ans.

[6]               En juillet 2006, sa femme et ses enfants, toujours au Bangladesh, auraient été contraints de quitter la résidence familiale pour aller vivre dans un autre village, Kalabaga. Sa femme aurait par la suite reçu des menaces de mort de la part de membres de l’AL, alors qu’elle était retournée visiter la maison en août 2006 et en janvier 2011.

[7]               Le demandeur a quitté les États-Unis le 2 juin 2011 pour demander l’asile au Canada au motif qu’il aurait une crainte justifiée d’être persécuté au Bangladesh par des membres de l’AL, c’est-à-dire du parti au pouvoir à l’égard duquel il a manifesté une vive opposition.

III.       Décision contestée

[8]               D’emblée, la SPR s’est dite convaincue quant à l’identité du demandeur.

[9]               La SPR a rejeté la demande du demandeur pour deux motifs, d’une part parce qu’elle ne l’a pas trouvé crédible, d’autre part parce qu’elle a conclu à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Bangladesh.

[10]           Premièrement, la SPR a conclu que d’importants pans du récit du demandeur n’étaient ni crédibles ni plausibles. Le demandeur affirmait occuper un poste important au sein du BNP, alors que d’autres personnes qui, elles aussi, occupaient des postes d’envergure au sein du parti n’ont pas été victimes de violence ou de menaces et continuent à militer pour le BNP sans avoir à fuir le Bangladesh. Le demandeur a indiqué qu’il était plus ouvertement critique que ses collègues et qu’il était ciblé davantage par l’AL parce qu’il recrutait beaucoup de membres pour le BNP, deux motifs que la SPR a qualifiés de peu probables. La SPR a indiqué que, puisque le demandeur a quitté le pays en 2006 et qu’il est totalement absent de la scène politique locale depuis ce temps, il est peu probable qu’il fasse l’objet de recherches et de menaces de la part de l’AL. Le demandeur a également fait valoir que la police cherche à l’arrêter pour des accusations datant de 2000, et qu’il a été menacé de mort en 2009, mais la SPR n’a pas jugé son témoignage crédible sur ce point. Il a de plus indiqué que son épouse a fait l’objet de menaces de mort de la part de membres de l’AL au moment où elle visitait la maison familiale. La SPR a qualifié cette allégation de fabrication puisqu’il était peu probable qu’une telle situation survienne alors que l’épouse du demandeur et ses enfants avaient déménagé en permanence à Kalabaga.

[11]           De plus, la SPR a mis en doute certains éléments importants de la preuve du demandeur, en y relevant des contradictions quant au moment auquel le demandeur a joint les rangs du BNP. Elle a également écarté plusieurs éléments de preuve en s’appuyant sur un document du cartable national de documentation sur le Bangladesh rapportant que certains documents officiels de ce pays peuvent être faux.

[12]           La SPR a précisé que le demandeur a résidé aux États-Unis pendant cinq ans sans y demander le statut de réfugié et qu’il n’a donc pas de crainte subjective d’être persécuté au Bangladesh.

[13]           Deuxièmement, la SPR a déterminé qu’il existait une PRI au Bangladesh où le demandeur pourrait aller vivre sans craindre d’être persécuté, puisqu’il n’était menacé que sur le territoire du 89e quartier. Selon la SPR, l’épouse du demandeur et ses enfants n’ont jamais été menacés à Kalabaga et le demandeur pourrait les y rejoindre sans problème. Ainsi, il ne serait pas objectivement déraisonnable ou indûment sévère d’exiger du demandeur qu’il se prévale d’une PRI avant de réclamer le statut de réfugié au Canada.

[14]           Ultimement, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte subjective d’être persécuté au moment où il a quitté le Bangladesh. Elle a ajouté que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur serait exposé, s’il devait retourner au Bangladesh, ni à une chance raisonnable ou à une sérieuse possibilité de persécution, ni à un risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels ou inusités.


IV.       Arguments du demandeur

[15]           Le demandeur est d’avis que la décision de la SPR est déraisonnable pour quatre motifs.

[16]           Premièrement, la SPR s’est mal appropriée la preuve. Elle a omis de prendre en considération de la documentation essentielle, notamment un article de journal qui contredit directement ses conclusions quant au fait que les autres hauts dirigeants du BNP n’ont jamais été victimes de violence. De plus, la SPR n’a pas commenté d’éléments de preuve qui contredisent ses conclusions, notamment au sujet de la participation politique du demandeur au sein du BNP.

[17]           Deuxièmement, la SPR a conclu que certains documents soumis en preuve par le demandeur constituaient de faux documents sans indiquer les raisons qui l’amenaient à rejeter ces documents en particulier. Pourtant, la SPR avait l’obligation de motiver ce rejet en bloc. Elle devait en outre offrir au demandeur la possibilité d’être entendu à ce sujet. De plus, la SPR ne peut rejeter des documents officiels à moins d’un motif sérieux.

[18]           Troisièmement, la SPR a erronément conclu à l’existence d’une PRI au Bangladesh puisqu’elle n’a pas pris en considération le niveau de participation du demandeur au BNP depuis le Canada, qu’elle n’a pas tenu compte de la documentation faisant état de la possibilité pour les personnes de faire l’objet de fausses accusations et en oubliant d’examiner l’ensemble des éléments concernant le demandeur, y compris le fait que son passeport est expiré et qu’il est actif sur le plan politique au Canada. Qui plus est, le demandeur a expliqué dans son témoignage ce pour quoi il ne pouvait pas simplement déménager ailleurs au pays.

[19]           Quatrièmement, pour ce qui est du risque de persécution, la SPR aurait dû tenir compte du fait que le demandeur est associé au BNP et un opposant à l’AL, parti actuellement au pouvoir, et ce, même si elle n’a pas cru les allégations de persécution.

V.        Arguments du défendeur

[20]           Le défendeur soutient que la décision de la SPR est raisonnable et que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

[21]           D’emblée, le défendeur indique que le simple fait pour le demandeur d’avoir vécu aux États-Unis pendant cinq ans sans y avoir demandé le statut de réfugié constitue une erreur fatale pour le demandeur qui justifie le rejet de la présente demande. Le défendeur ajoute toutefois les arguments énoncés ci-dessous.

[22]           Premièrement, la SPR n’a pas omis de considérer de la documentation essentielle puisqu’elle est présumée s’être saisie de la totalité de la preuve présentée, et le fait de ne pas mentionner tous les éléments de preuve ne vicie pas sa décision. De plus, le document invoqué par le demandeur contredit les propos mêmes du demandeur puisque la SPR a résumé l’essentiel du témoignage de ce dernier dans sa décision. C’est donc dire que, dans son témoignage, le demandeur lui-même n’a pas rapporté le contenu de l’article de journal.

[23]           Deuxièmement, pour ce qui est de l’argument du demandeur sur l’existence d’une PRI au Bangladesh, les motifs de la SPR indiquent clairement qu’elle a tenu compte des allégations du demandeur, mais ne les a pas jugées crédibles notamment parce que celui-ci n’était plus au pays depuis 2006 et qu’il n’y était plus actif sur le plan politique.

[24]           Troisièmement, la SPR n’était pas tenue d’examiner de nouveaux risques à l’appui de la demande, soit le fait que le passeport du demandeur est expiré et que celui-ci est politiquement actif au Canada. En effet, ces risques ne figurent pas dans le Formulaire de renseignements personnels [FRP] du demandeur.

[25]           Quatrièmement, la SPR a bel et bien motivé les raisons pour lesquelles elle a refusé d’accorder toute force probante à certains éléments de preuve, puisqu’elle a clairement indiqué dans ses motifs qu’elle appuyait cette décision sur un examen de la preuve documentaire. De plus, contrairement à ce que prétend le demandeur, la SPR n’avait pas à soulever cet enjeu à l’audience.

VI.       Mémoire en réplique

[26]           Au sujet de la prétendue omission par la SPR de prendre en compte certains documents, le demandeur rappelle que le tribunal n’a pas commenté l’article invoqué et qu’en omettant de tenir compte de cet article et du témoignage du demandeur à l’audience, la SPR a perverti la preuve sur laquelle repose l’une de ses plus importantes conclusions d’invraisemblance, soit le fait que le demandeur ne peut lui seul avoir été visé par l’AL tandis que d’autres membres plus importants que lui du BNP n’ont pas été visés. De plus, le demandeur réfute les conclusions d’absence de vraisemblance et fait valoir que la SPR aurait dû informer le demandeur des contradictions qu’elle a relevées de manière à lui permettre d’y répondre.

[27]           Quant à l’existence de la PRI, la SPR n’aurait pas pu arriver à une telle conclusion si elle avait consulté l’ensemble de la preuve, puisque celle-ci indique, entre autres choses, que les membres du parti d’opposition peuvent faire l’objet de fausses accusations et que de telles accusations sont de portée nationale. Cela porte à croire que la SPR n’a pas tenu compte de toute la preuve.

[28]           Pour ce qui est de l’obligation pour la SPR d’examiner tous les motifs liés au risque d’un éventuel retour au Bangladesh, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas de crainte subjective au moment où il a quitté le pays, alors qu’elle aurait dû examiner l’étendue de sa crainte subjective au moment de l’audience, compte tenu des nouvelles circonstances.

VII.     Questions en litige

[29]           Les arguments des parties soulèvent deux questions en litige :

1.                  La SPR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité du demandeur et dans son appréciation de la preuve?

2.                  La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant à l’existence d’une PRI au Bangladesh?

VIII.    Norme de contrôle

[30]           Les conclusions de la SPR concernant la crédibilité du demandeur ou l’appréciation de la preuve au dossier commandent la déférence et doivent être contrôlées suivant la norme de la décision raisonnable (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 au para 4, 160 NR 315). La question de l’existence d’une PRI au Bangladesh constitue une question de fait qui doit donc, elle aussi, être examinée sous la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190).

IX.       Analyse

            A. La SPR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité du

                 demandeur et dans son appréciation de la preuve?

[31]           La décision de la SPR est déraisonnable et le dossier devra être renvoyé devant le décideur aux fins de réexamen en raison de l’appréciation de la preuve qui y est faite. Les erreurs commises par la SPR dans son analyse de la preuve sont si importantes et nombreuses qu’elles justifient l’intervention de la Cour. En effet, cette appréciation erronée de la preuve constitue, en partie, le fondement des conclusions de la SPR quant au manque de crédibilité ou de vraisemblance dans les propos du demandeur.

[32]           Dans sa décision, la SPR remet en doute la crédibilité du demandeur en insistant sur le fait qu’il est peu probable que le demandeur ait fait l’objet de violence et de menaces puisque d’autres membres importants du BNP, dont le président du parti dans le quartier du demandeur, sont toujours actifs au Bangladesh et n’ont jamais eu de motif pour fuir le pays (voir la décision de la SPR au para 17). Cette conclusion ne saurait tenir, et ce, pour deux raisons. D’une part, il serait tout à fait déraisonnable de conclure que celui-ci n’a pas de raison de quitter son pays d’origine simplement parce que d’autres personnes, qui auraient peut-être pu partir, y sont restées. D’autre part, la SPR arrive à cette conclusion en faisant fi d’un important élément de preuve au dossier qui révèle que le contexte politique au pays et les allégeances politiques du demandeur et des autres membres du BNP les exposent à de graves dangers. En effet, selon un article de journal dont la validité n’est pas mise en doute par SPR, c’est-à-dire la pièce C-24, le président du PNB dans le quartier du demandeur a été attaqué et sérieusement blessé à un point tel qu’il a dû être hospitalisé. Après avoir lu cet article, il est difficile de comprendre la façon dont la SPR a pu conclure que cette personne n’avait pas eu de raison de fuir le Bangladesh. Cette erreur dans l’appréciation de la preuve a mené à une conclusion quant au manque de crédibilité du demandeur qui n’est pas raisonnable. De plus, la preuve révèle que d’autres dirigeants du PNB ont quitté le pays en conséquence de leur activité politique (voir Dossier du tribunal, p. 163).

[33]           Plus loin, la SPR en rajoute et affirme que le demandeur aurait « [traduction] reconnu que d’autres dirigeants [du BNP] […] n’ont jamais fait l’objet de menaces de mort. » (voir la décision de la SPR au para 19). Or, à la lecture de la transcription de l’audience, on constate que le demandeur n’a jamais formulé une telle assertion. Certes, la question du sort des autres membres importants du parti a été abordée à l’audience, mais le demandeur a affirmé que, contrairement à d’autres membres, il a subi, lui, une attaque directe à sa vie. Cette conclusion de la SPR n’est donc pas conforme au témoignage du demandeur et n’est pas raisonnable.

[34]           La SPR constate, au paragraphe 18 de sa décision, « [traduction] une absence de plausibilité en ce qui concerne les principaux aspects de la preuve du demandeur. » Étant donné la formulation de cette phrase, la présente Cour doit conclure que la SPR a accordé beaucoup de poids à la conclusion qui a suivi ce passage. Cette dernière n’est toutefois pas fondée. La SPR a perçu ce qu’elle considère être une contradiction entre les renseignements fournis dans le FRP et dans le Formulaire de demande d’asile du demandeur [FDA]. Ce dernier aurait affirmé avoir joint les rangs du BNP à deux années différentes, soit en 1992 dans son FRP et en 1996 dans son FDA. Cependant, le FDA du demandeur précise que celui-ci a occupé un poste de vice-président à partir de 1996, ce qui ne contredit en rien les autres renseignements au dossier. Cette erreur dans l’appréciation de la preuve ainsi que la conclusion qui en a découlé ne sont pas raisonnables surtout compte tenu de l’importance accordée à cette conclusion par la SPR et de la portée de celle-ci pour le demandeur, dont la demande s’appuie en majeure partie sur ses activités politiques.

[35]           Au paragraphe 24 de sa décision, la SPR aborde l’élément de preuve C-11, un article de journal datant de 2001 qui témoigne d’un incident de violence entre le BNP et l’AL. La SPR conclut que, puisque des membres des deux partis ont été blessés, « [traduction] il ne s’agit pas d’une situation où le demandeur était visé. » Toutefois, il ne s’agit pas d’un article illustrant d’une manière générale la violence entre les deux partis : le demandeur figure dans l’article parmi les blessés nommés. La SPR a donc commis une erreur dans son appréciation de cet élément de preuve.

[36]           La SPR poursuit son raisonnement en s’appuyant sur le cartable national de documentation du Bangladesh, qu’elle cite en indiquant que la démocratie a été réinstaurée au pays en 2009, que les droits constitutionnels auparavant bafoués ont été rétablis et que le gouvernement élu s’était engagé à régler divers problèmes majeurs en matière de droits de la personne. Comme l’a justement soulevé le demandeur dans son mémoire des faits et du droit, force est de constater que la SPR a vraisemblablement choisi les extraits qu’elle souhaitait retenir puisque, dans le même paragraphe qu’elle a cité, on retrouve le passage suivant : « [traduction] néanmoins, des gens sont toujours victimes d’exécutions extrajudiciaires et de torture pendant leur détention et les forces de l’ordre continuent à agir en toute impunité. » La SPR ne peut pas scinder la preuve pour en extraire les passages qui appuient ses propos sans même faire mention du reste (Muzychka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] ACF no 279, au para 10, 75 ACWS (3d) 912; voir également, Mir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 235, 61 ACWS (3d) 769).

[37]           De plus, toujours selon la documentation nationale dont était saisie la SPR, la violence à caractère politique a augmenté depuis l’arrivée au pouvoir de l’AL, et les partisans du parti de l’opposition (BNP) font l’objet de harcèlement aux mains des partisans du parti au pouvoir. Cette documentation fait également état, pour 2010 seulement, de 220 décès et de quelques 14 000 blessés en lien avec la violence de nature politique.

[38]           À cet égard, il est bien évident et depuis longtemps reconnu par les tribunaux qu’un décideur administratif n’est pas tenu de commenter toute la preuve dont il est saisi. Une telle obligation représenterait un fardeau indu pour les décideurs dont la charge de travail est déjà élevée. Toutefois, les décideurs administratifs, en l’occurrence la SPR, doivent néanmoins montrer un exercice d’appréciation générale de toute la preuve. Plus la preuve qui n’est pas mentionnée ou analysée est importante vu les circonstances du dossier, plus une cour de justice, comme la présente Cour, peut être disposée à inférer que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée en ne tenant pas compte de la preuve dont il disposait (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au para 17, 157 FTR 35 [Cepeda-Gutierrez], voir par exemple CRPP c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 181 au para 35, [2012] ACF no 189).

[39]           De plus, dans le cas qui nous préoccupe, je suis d’avis que la SPR devait au moins reconnaître l’existence de preuve allant à l’encontre de ses conclusions (Cepeda-Gutierrez, précité, au para 17); si l’on se fie à son raisonnement, la démocratie est de retour au Bangladesh et le système juridique va rondement. La SPR ne fait aucune mention des grandes violences de nature politique qui persistent, bien qu’il s’agisse d’un point central et tout à fait essentiel au traitement de la demande.

[40]           Enfin, je suis également d’avis que la SPR a commis une erreur en rejetant en bloc des éléments de preuve présentés par le demandeur comme elle l’a fait (Liman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 686 au para 17, [2005] ACF no 831). La SPR cite un document tiré du cartable national de documentation sur le Bangladesh (le Country of Origin Information Report) selon lequel des documents officiels issus de ce pays peuvent être faux, et elle rejette ensuite une série d’éléments de preuve en s’appuyant sur ce seul passage. La SPR ne donne aucune indication quant aux motifs qui l’ont mené à rejeter ces documents en particulier. Pourquoi ceux-là et pas d’autres? Bien que le document cité offre une mise en garde à la SPR sur l’existence de documents falsifiés, il ne l’autorise pas pour autant à rejeter systématiquement des éléments de preuve au seul motif qu’ils proviennent de ce pays. En retenant certains documents provenant du Bangladesh et en en rejetant d’autres, la SPR n’explique pas la raison d’être de ses choix. Dans ce contexte, elle se devait d’expliquer, ne serait-ce que sommairement, les grandes lignes des distinctions faites.

[41]           En revanche, le défendeur fait valoir, et ce, à bon droit, que le demandeur a vécu illégalement aux États-Unis pendant cinq ans avant de déménager au Canada et de demander le statut de réfugié ici. Quoique cet élément ait pu être fatal à la demande au cœur du présent contrôle judiciaire, je suis d’avis que la décision est néanmoins déraisonnable en raison du nombre élevé d’erreurs commises par la SPR dans son appréciation de la preuve et de la gravité de ces erreurs, lesquelles sous-tendent les conclusions de la SPR quant au manque de crédibilité du demandeur. Toutes ces erreurs entachent sérieusement le raisonnement de la SPR de telle sorte que la décision ne saurait tenir, et le dossier devra donc être renvoyé devant la SPR aux fins de réexamen. Étant données les lacunes de la décision touchant la crédibilité du demandeur, il se pourrait qu’en portant un regard différent sur l’ensemble du dossier l’analyse concernant le séjour de cinq ans du demandeur aux États-Unis puisse amener une différente conclusion.

B. La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant à l’existence d’une PRI au Bangladesh?

 

[42]           Compte tenu de la réponse à la première question, qui ordonne l’annulation de la décision, il n’est pas nécessaire pour la Cour de répondre à la seconde. Dans l’ensemble, la SPR a réalisé un examen déraisonnable de la preuve dans le présent dossier, y compris en ce qui concerne les éléments de preuve qui l’ont menée à conclure à l’existence d’une PRI au Bangladesh. Par conséquent, la conclusion de la SPR à cet égard ne peut être valide et la question devra être examinée de nouveau par la SPR.

[43]           Conséquemment, pour les motifs exposés ci-dessus, je suis d’avis que la décision de la SPR est déraisonnable et que le dossier doit être renvoyé devant le décideur aux fins de réexamen.

[44]           Les parties ont été invitées à présenter une question aux fins de certification, mais aucune question ne fut proposée.


ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que le dossier soit renvoyé devant un autre membre de la SPR aux fins de réexamen. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Simon Noël »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2594-13

 

INTITULÉ :                                      FERDOUS QUAZI MOHAMMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 16 décembre 2013

 

MOTIFS D’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 décembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Le Brun

POUR LE DEMANDEUR

 

Lynn Lazaroff

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Michel Le Brun

Avocat

Ile Perrot (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.