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Date : 20140110


Dossier :

IMM‑10702‑12

 

Référence : 2014 CF 28

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2014

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

JOHN LIE LIM

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle D. Takhar, agente principale de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), a refusé la deuxième demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) présentée par John Lie Lim (le demandeur). Cette décision a été rendue le 27 août 2012.

 

Les faits

[2]               Le demandeur est né le 30 décembre 1954 en Indonésie; il est chrétien et d’origine ethnique chinoise.

 

[3]               La population de l’Indonésie est en majeure partie musulmane, et le demandeur soutient qu’il a été victime de diverses agressions en raison de ses croyances religieuses et de son origine ethnique. Il prétend avoir été agressé verbalement et physiquement à trois reprises dans des lieux publics, en 1971, 1974 et 1979 respectivement. En 1989, des hommes en uniforme militaire auraient fouillé sa maison sans mandat, et l’auraient agressé verbalement et physiquement. Le demandeur déclare qu’il n’a pas signalé l’incident de 1971 parce qu’il ne voulait pas inquiéter sa mère, et qu’il a rapporté celui de 1974 à la police, mais que celle‑ci n’a jamais enquêté. Quant à l’incident de 1979, il affirme qu’un garde de sécurité en a été témoin, mais qu’il n’est pas intervenu et qu’il lui a reproché de causer des problèmes. Il n’a pas signalé le dernier incident de 1989.

 

[4]               En 1991, le demandeur a quitté l’Indonésie pour les États‑Unis, où il a vécu comme visiteur et demandeur d’asile. En juin 1996, il a regagné l’Indonésie après avoir été sommé par les autorités américaines de quitter le pays. Il est resté en Indonésie jusqu’en octobre 1997, puis est ensuite retourné aux États‑Unis, toujours comme visiteur et demandeur d’asile, et a vécu là jusqu’à ce que sa demande soit rejetée en 2006.

 

[5]               Le 25 mai 2006, le demandeur s’est vu refuser un visa de résident temporaire par les autorités canadiennes à New York. Il a tout de même décidé d’entrer au Canada, à partir des États‑Unis, en traversant à pied un passage frontalier non surveillé en juillet 2006.

 

[6]               Après son arrivée au Canada, le demandeur a revendiqué le statut de réfugié. Il a présenté ensuite une première demande fondée sur des motifs CH ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Ces trois tentatives n’ont pas abouti, et ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision défavorable de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et celle qui concernait sa demande fondée sur des motifs CH, ont également été rejetées. Le demandeur n’a pas contesté la décision d’ERAR défavorable.

 

[7]               Le demandeur a soumis une deuxième demande fondée sur des motifs CH dans laquelle il invoquait en substance les mêmes arguments que dans la première. Dans cette deuxième demande, il soutenait ce qui suit :

a)         le gouvernement indonésien avait révoqué sa citoyenneté, ce qui l’empêchait de regagner son pays pour y présenter une demande de résidence permanente selon la procédure normale. Le demandeur prétend s’être rendu à trois reprises au consulat indonésien et avoir fourni aux autorités les renseignements requis, sans avoir jamais reçu de nouvelles de leur part;

b)         il se heurterait à des difficultés excessives du fait de la discrimination généralisée dont sont victimes les Chinois et les chrétiens en Indonésie, et ne pourrait pas y pratiquer sa religion aussi librement qu’au Canada;

c)         il s’est si bien établi au Canada depuis son arrivée en 2006, et l’angoisse et le stress que provoque l’idée de son renvoi sont tels que l’obliger à présenter une demande de visa de résident permanent depuis l’étranger revient à lui causer des difficultés excessives. Le demandeur ajoute qu’il souffre de dépression, qu’il prend des antidépresseurs et qu’il a envisagé le suicide;

d)         il n’a pas de liens familiaux en Indonésie. Le demandeur prétend que ses parents et deux de ses frères sont décédés, et il croit que sa sœur est également décédée, car il n’a pas eu de nouvelles d’elle depuis plus de dix ans. Il n’a ni parents ni amis vivants en Indonésie;

e)         l’espérance de vie en Indonésie est inférieure à celle au Canada.

 

[8]               L’agente CH a examiné la preuve et les observations du demandeur et a conclu, le 27 août 2012, que l’obliger à présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger ne lui causerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

Décision contrôlée

[9]               L’agente a d’abord évalué la demande d’asile du demandeur en fonction de ses croyances religieuses et de son origine ethnique. Elle a estimé dans l’ensemble que la preuve était insuffisante pour étayer les arguments soulevés par le demandeur. Quant aux observations du demandeur touchant l’extrémisme religieux en Indonésie, l’agente a conclu que :

a)         en vertu du paragraphe 25(1.2) de la Loi, les facteurs se rapportant à l’application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi) ne peuvent entrer dans l’analyse des difficultés excessives que requièrent les demandes fondées sur des motifs CH;

b)         les personnes qui reçoivent un traitement moins favorable du fait de certaines différences ne sont pas nécessairement victimes de persécution;

c)         la Constitution indonésienne et d’autres lois protègent la liberté de religion et n’établissent pas de discrimination à l’égard de groupes religieux reconnus.

 

[10]           S’agissant des observations du demandeur touchant son origine chinoise, l’agente a fondé sa conclusion sur le fait que la situation juridique des Chinois nés en Indonésie ne cesse de s’améliorer. Elle a noté que les Chinois indonésiens jouissent désormais d’une reconnaissance légale, et que l’Assemblée indonésienne a adopté en 2008 une loi antidiscriminatoire en vertu de laquelle les actes discriminatoires sont passibles d’une peine d’emprisonnement minimale.

 

[11]           L’agente a examiné ensuite l’observation du demandeur concernant son établissement au Canada, et a conclu qu’il n’avait pas fourni assez d’éléments de preuve démontrant que son établissement allait au‑delà de ce qu’on pouvait normalement attendre chez des personnes qui ont vécu six ans au pays. Pour ce qui est de l’intégration du demandeur dans la collectivité, l’agente a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que son départ causerait des difficultés excessives à l’église dont il est membre, ainsi qu’il le prétend, ni d’expliquer pourquoi il ne pourrait pas poursuivre de pareilles activités à son retour en Indonésie. L’agente a reconnu les efforts et les progrès du demandeur ayant trait à la maîtrise de la langue, tout en notant qu’un certain degré d’intégration au sein de la collectivité était normal durant le processus de demande d’asile. Quant aux trois années où il a été employé à temps partiel comme gardien de nuit de son église, l’agente a conclu qu’elles n’étaient pas un indice suffisant de stabilité professionnelle, tout en notant qu’il avait assez de moyens pour pouvoir se rétablir en Indonésie.

 

[12]           L’agente a examiné en troisième lieu les problèmes psychologiques du demandeur. Même si ce dernier prétend souffrir de dépression et prendre des antidépresseurs, l’agente a observé que ces nouvelles allégations n’étaient pas étayées par d’autres éléments de preuve pertinents indiquant que son fonctionnement mental est altéré, que son état de santé a perturbé ses activités sociales, ou qu’en cas de besoin, il ne pourra pas obtenir de soutien ou de traitement, notamment des médicaments, dans son pays d’origine. L’agente a donc conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté du fardeau de prouver que l’Indonésie n’était pas en mesure de lui fournir un traitement médical.

 

[13]           L’agente s’est ensuite penchée sur l’observation du demandeur selon laquelle il n’avait ni famille ni amis en Indonésie. S’il est vrai que cette situation occasionnerait des difficultés au demandeur, l’agente a estimé que celles‑ci ne pouvaient être tenues pour inhabituelles, injustifiées ou excessives, puisque le demandeur avait réussi à s’adapter aux États‑Unis et au Canada sans l’aide de parents ni d’amis. Le demandeur a d’ailleurs passé la majorité de sa vie en Indonésie, si bien qu’il ne retournerait pas dans un milieu inconnu.

 

[14]           Enfin, l’agente a examiné l’observation du demandeur concernant son apatridie et a conclu qu’il n’avait pas établi par des preuves suffisantes qu’il avait perdu sa citoyenneté indonésienne, ou qu’il avait épuisé tous les recours lui permettant de la récupérer.

 

Questions à trancher

[15]           La présente demande soulève une seule question essentielle : la conclusion de l’agente selon laquelle l’obtention d’un visa depuis l’étranger ne représentait pas une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive était‑elle raisonnable?

 

[16]           Bien que l’agente ait analysé dans sa décision de nombreux motifs se rapportant aux difficultés excessives, les observations écrites et orales des parties n’abordent que trois d’entre eux en détail : la perte de citoyenneté, la discrimination et les problèmes psychologiques.

 

Analyse

[17]           Je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un agent CH est celle de la raisonnabilité. Il faut donc traiter la décision de l’agente avec une grande retenue : voir Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 802, au paragraphe 10; Gelaw c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1120, au paragraphe 14. La question en l’espèce n’est pas de savoir si la Cour aurait rendu la même décision, mais plutôt si celle‑ci appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 89.

 

[18]           Le principe le plus fondamental du droit de l’immigration est que les non‑citoyens ne jouissent pas d’un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer : Chiarelli c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711. En vertu du paragraphe 11(1) de la LIPR et de l’article 6 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, les étrangers doivent demander un visa avant d’entrer au Canada :

Visa et documents

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

Application before entering Canada

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

Résident permanent

 

6. L’étranger ne peut entrer au Canada pour s’y établir en permanence que s’il a préalablement obtenu un visa de résident permanent.

Permanent resident

 

6. A foreign national may not enter Canada to remain on a permanent basis without first obtaining a permanent resident visa.

 

[19]           Aux termes des paragraphes (1) et (1.3) de l’article 25 de la LIPR, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’autoriser, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire (CH) le justifient, que la demande soit traitée au Canada. Cependant, lorsqu’il examine une demande CH, le ministre ne tient pas compte des facteurs servant à établir la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

Non‑application de certains facteurs

 

(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.

Non‑application of certain factors

 

(1.3) In examining the request of a foreign national in Canada, the Minister may not consider the factors that are taken into account in the determination of whether a person is a Convention refugee under section 96 or a person in need of protection under subsection 97(1) but must consider elements related to the hardships that affect the foreign national.

 

[20]           D’après les directives ministérielles précisant le sens à donner aux motifs CH, les demandeurs doivent établir qu’ils se heurteraient à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient présenter leur demande de résidence permanente depuis l’étranger : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, chapitre IP 5 (Directives IP‑5), articles 1.4 et 5.10; Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356 [Serda], au paragraphe 20; Doumbouya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1186, au paragraphe 6. La Cour d’appel fédérale et la Cour ont systématiquement conclu que l’exemption fondée sur l’article 25 de la LIPR était bien un recours exceptionnel et discrétionnaire : Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 15; Serda, précitée, au paragraphe 20.

 

Perte de citoyenneté

[21]           Je conviens avec l’avocat du défendeur que l’allégation du demandeur selon laquelle l’agente s’est trompée en déterminant qu’il pouvait réacquérir sa citoyenneté indonésienne est infondée. L’agente s’est appuyée sur la Indonesian Nationality Act [la loi sur la nationalité indonésienne], et en particulier sur l’article 32, en vertu duquel les Indonésiens qui perdent leur citoyenneté de la manière décrite par le demandeur peuvent demander à ce qu’elle soit rétablie

 

[22]           Dans sa première demande CH, le demandeur prétendait aussi qu’il ne pouvait pas récupérer sa citoyenneté indonésienne et qu’il avait appris par un agent consulaire que les démarches entourant le rétablissement de sa citoyenneté « seraient compliquées et prendraient beaucoup de temps », et qu’il devait produire les documents se rapportant à sa demande d’asile et aux motifs CH invoqués pour montrer quels arguments il avait fait valoir contre le gouvernement indonésien. L’agent saisi de cette demande CH avait conclu, en se reportant à la loi sur la nationalité indonésienne, que les déclarations de l’agent consulaire n’étaient pas étayées par la loi. La Cour a estimé que l’agent pouvait raisonnablement s’appuyer sur la législation indonésienne en matière de citoyenneté plutôt que sur les déclarations d’un agent consulaire.

 

[23]           Le demandeur soutient maintenant qu’il n’était pas déraisonnable que l’agente conclue, après avoir consulté la loi indonésienne, qu’il pouvait récupérer sa citoyenneté, mais qu’elle a commis une erreur en estimant qu’il n’avait pas épuisé tous ses recours en la matière et en ne tenant pas compte d’un courriel de sa thérapeute confirmant que le consulat indonésien l’avait appelé pour l’aviser qu’il avait écrit à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), et qu’il le rappellerait quand celle‑ci lui aurait répondu.

 

[24]           Dans son affidavit, la thérapeute du demandeur affirme avoir accompagné ce dernier au consulat indonésien le 27 mai 2011 pour demander le renouvellement de sa citoyenneté et de son passeport, après que la Cour eut rendu sa décision relativement à la première demande CH. Ils ont été informés que le demandeur devait remettre son passeport actuel au consulat pour que celui‑ci puisse traiter sa demande de renouvellement. Comme il a indiqué que son passeport était en la possession de l’ASFC, l’agent consulaire a demandé le nom de la personne qu’il devait contacter à l’ASFC pour l’obtenir.

 

[25]           Le demandeur et sa thérapeute se sont entretenus avec le superviseur intérimaire de l’ASFC, M. Zavoianu, qui a accepté que le consulat indonésien communique avec lui au sujet du passeport. Le demandeur a transmis cette information à un agent consulaire le 7 juin 2011 : celui‑ci lui aurait assuré qu’on communiquerait M. Zavoianu et qu’on appellerait le demandeur dans l’après‑midi.

 

[26]           Il est vrai que la thérapeute du demandeur a envoyé un courriel à l’avocat de celui‑ci deux jours plus tard, le 9 juin 2011, pour lui signaler que le consulat indonésien avait appelé leur client et lui avait laissé un message indiquant qu’il avait envoyé une lettre à la personne‑ressource de l’ASFC et qu’il l’informerait dès qu’il aurait des nouvelles. Cependant, il n’y a rien dans la preuve susmentionnée qui démontre que le demandeur ne peut pas récupérer sa citoyenneté indonésienne comme le prévoit la loi sur la nationalité indonésienne. En outre, il n’était pas déraisonnable que l’agente conclue que la preuve était insuffisante pour établir que le demandeur avait épuisé tous les recours lui permettant de récupérer sa nationalité, à supposer qu’il l’ait perdue. À mon avis, l’agente pouvait conclure à bon droit que le demandeur n’a pas été diligent et qu’il aurait pu effectuer un suivi auprès du consulat indonésien ou de l’ASFC après avoir constaté que sa demande était restée sans réponse.

 

Difficultés fondées sur les croyances religieuses et l’origine ethnique

[27]           L’avocat du demandeur soutient que l’agente a commis une erreur en excluant des éléments de preuve documentaire pertinents attestant que les chrétiens et les Indonésiens d’origine chinoise étaient victimes d’une discrimination intense, et en rejetant un rapport du International Crisis Group (ICG) qui reprochait au gouvernement indonésien de ne pas empêcher les incitations à la haine et l’intimidation contre les minorités religieuses, et de ne pas poursuivre efficacement les responsables. Invoquant la décision de la Cour dans Caliskan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1190 [Caliskan], l’avocat soutient que l’agente a mal interprété le paragraphe 25(1.3) de la LIPR en ne comprenant pas que les éléments de preuve exclus pouvaient s’avérer pertinents au regard des facteurs de risque énoncés aux articles 96 et 97 de la LIPR, aussi bien que de la discrimination comme source de difficultés pour l’application de l’article 25, dans le contexte d’une demande CH.

 

[28]           Bien que le paragraphe 25(1.3) soit entré en vigueur il y a plus de trois ans (le 29 juin 2010), il reste qu’il y a très peu de jurisprudence portant sur l’interprétation de cette nouvelle disposition. Dans la décision Caliskan, mon collègue le juge Hughes a conclu que l’agente s’était concentrée à tort sur les risques que courait le demandeur et non sur les difficultés, comme l’exige l’article 25.

 

[29]           Dans le cas qui nous occupe, on ne peut pas dire que les motifs de l’agente mettaient indûment l’accent sur le risque. Bien au contraire, l’agente a axé son évaluation sur les difficultés auxquelles le demandeur pourrait se heurter en Indonésie en tant que chrétien d’origine chinoise. Elle a exclu les rapports concernant des cas spécifiques de chrétiens pratiquants ayant été victimes de violences de la part de radicaux islamiques, ainsi que le rapport du ICG critiquant le gouvernement pour son inaction au regard de l’incitation à la haine et de l’intimidation contre les minorités religieuses, au motif que ces facteurs s’appliquaient à la crainte de persécution et/ou à la menace à la vie et/ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. Elle a justement précisé, en citant le paragraphe 25(1.3), que l’évaluation de ces facteurs sortait du cadre des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Elle a ensuite examiné la preuve documentaire concernant la discrimination fondée sur les croyances religieuses et l’origine ethnique, et a conclu :

[traduction] J’ai étudié le profil du demandeur de manière cumulative. J’estime, dans l’ensemble, compte tenu des renseignements dont je dispose, que le demandeur n’a pas présenté assez d’éléments de preuve objectifs – notamment des renseignements démontrant une discrimination fondée sur son profil de chrétien d’origine chinoise – susceptibles de constituer des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives dans le cas où il retournerait en Indonésie.

 

Dossier du demandeur, page 9.

 

[30]           L’agente a également reconnu que, bien qu’elles ne puissent être assimilées à de la persécution, certaines mesures discriminatoires peuvent néanmoins équivaloir à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Dans cette optique, elle a examiné la preuve documentaire, qui lui a paru insuffisante pour établir que les chrétiens étaient soumis à une discrimination systématique en Indonésie dans les domaines de l’emploi, du logement ou des soins de santé; elle a également estimé que les réformes légales entreprises par le gouvernement indonésien avaient amélioré la situation juridique des Chinois nés en Indonésie, et que les pratiques discriminatoires restantes se limitaient à la corruption ou aux préjugés persistants. En définitive, elle a conclu que le demandeur n’avait pas présenté assez d’éléments de preuve objectifs démontrant que, s’il retournait en Indonésie, il ferait l’objet d’une discrimination fondée sur son profil de chrétien d’origine chinoise qui équivaudrait à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

[31]           Je ne peux donc pas convenir avec l’avocat du demandeur que l’agente a commis une erreur dans son interprétation et dans son application du paragraphe 25(1.3) de la LIPR. Il est troublant, cependant, que l’agente n’ait pas examiné un rapport du ICG et d’autres documents non référencés concernant les tensions entre chrétiens et musulmans et l’échec du gouvernement à prévenir les incitations à la haine et l’intimidation contre les minorités religieuses, ou à poursuivre efficacement les auteurs de ces crimes. L’agente n’a pas expliqué pas pourquoi elle estimait que ces documents se rapportent à la crainte de persécution et/ou à la menace à la vie, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, et devaient donc être exclus, alors que la documentation du département d’État américain était pertinente pour établir que les chrétiens ou les Indonésiens d’origine chinoise ne sont pas victimes de discrimination systématique. Elle n’a pas non plus expliqué pourquoi les éléments de preuve exclus, même s’ils traitaient principalement de persécution, ne pouvaient pas être utiles pour déterminer s’il y a dans le pays des conditions défavorables qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur, dans le contexte d’une demande CH.

 

[32]           Cette erreur de l’agente a des répercussions directes sur son appréciation des observations du demandeur ayant trait aux motifs CH et à la discrimination dont il serait victime en tant que chrétien d’origine chinoise. Il ne s’agit pas d’un cas où l’on peut dire, à l’instar de JMSL c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1274, que l’agent pouvait pondérer la preuve au dossier sans avoir à mentionner chaque élément examiné. En l’espèce, l’agente a explicitement exclu certains éléments de preuve sans motif valable. Cela ne signifie pas qu’elle n’aurait pas pu raisonnablement conclure, si elle avait examiné l’ensemble de la preuve, que le gouvernement faisait généralement respecter les droits de la personne et protégeait les minorités ethniques et religieuses. Il lui était certainement loisible de ne pas souscrire aux conclusions du ICG ou d’autres organisations non gouvernementales. Toutefois, elle ne pouvait pas parvenir à cette conclusion en ne considérant pas des éléments de preuve pertinents attestant le contraire. Pour cette seule raison, j’estime que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

Problèmes psychologiques

[33]           Le demandeur affirme que l’agente a mal évalué divers arguments et éléments de preuve étayant son état psychologique. Il soutient d’abord qu’elle a eu tort d’ignorer sa peur de mourir en prison parce qu’il ne s’agissait pas d’un risque objectivement vérifiable. À son avis, il n’est pas pertinent que l’agente ne perçoive pas cette crainte (fondée sur sa conviction que c’est ce qui est arrivé à son frère) de la même façon que lui. Deuxièmement, le demandeur reproche à l’agente de ne pas avoir pris en compte ses difficultés parce qu’apparemment ses aptitudes sociales étaient intactes et qu’il avait réussi à apprendre l’anglais. Troisièmement, il allègue que l’agente a entravé indûment l’exercice de son pouvoir discrétionnaire quant à la question de savoir s’il devait suivre un traitement dans son pays d’origine et s’il y avait accès. D’après le demandeur, la disponibilité des soins médicaux en Indonésie est dénuée de pertinence, car il s’agissait de savoir s’il était humain ou charitable de lui infliger des souffrances psychologiques en le renvoyant en Indonésie alors qu’il soutient y avoir été plusieurs fois victime de violences physiques.

 

[34]           Je conviens avec le défendeur que ces allégations sont infondées. L’agente a noté que le demandeur avait fourni des éléments de preuve attestant des antécédents de dépression et de stress liés à l’incertitude entourant son statut d’immigrant et à la menace d’une déportation. L’agente a également relevé que le demandeur avait déclaré dans son affidavit que sa foi l’avait empêché de se suicider lorsqu’il avait été expulsé des États‑Unis, et que la travailleuse sociale avait indiqué qu’il refusait de se laisser enfoncer par sa dépression et qu’il était déterminé à aller de l’avant. L’agente a pris acte des lettres de recommandation d’amis et de collègues le décrivant comme un homme extraverti, enthousiaste et désireux d’aider les autres sans se soucier beaucoup de lui‑même. L’agente a estimé que la preuve ne démontrait pas que l’état mental du demandeur avait nui à son fonctionnement social.

 

[35]           Le cas du demandeur doit être distingué d’autres cas, comme Davis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97, Shah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1269 et Martinez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1295, où la Cour a conclu qu’il ne suffisait pas simplement que les agents s’enquièrent de la disponibilité de soins de santé mentale dans le pays cible. En l’espèce, l’agente a cherché à savoir ce qu’il en était en Indonésie, en appliquant l’article 5.16 des Directives IP‑05, mais elle a aussi tenu compte d’autres éléments (entre autres, qu’il avait des activités sociales normales, qu’il s’efforçait d’aller de l’avant, qu’il avait réussi à se bâtir une vie sans famille ni amis au Canada comme aux États‑Unis) pour déterminer si son retour en Indonésie causerait des difficultés excessives au demandeur. Compte tenu de ces autres éléments, elle a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que le fonctionnement mental du demandeur avait été altéré ou que son état médical avait perturbé ses capacités sociales. C’est [traduction] « nonobstant ce qui précède » qu’elle a conclu que la preuve était insuffisante pour démontrer que le demandeur ne pourrait pas obtenir un soutien ou des traitements dans son pays d’origine, en cas de besoin.

 

[36]           Compte tenu du dossier dont elle disposait, et du fait que la SPR a jugé le demandeur non crédible, l’agente pouvait raisonnablement conclure que le renvoi du demandeur dans son pays d’origine ne causerait pas à celui‑ci des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, malgré ses problèmes de santé mentale et ses antécédents de dépression.

 

[37]           Comme j’ai conclu que l’agente a eu tort d’exclure certains éléments de preuve documentaire, il n’est pas nécessaire de certifier une question quant à l’interprétation à donner au paragraphe 25(1.3) de la LIPR. Même si elle a eu raison d’exclure les facteurs de risque dans son évaluation de la demande CH, ce que personne ne conteste en l’espèce, l’agente ne pouvait écarter certains rapports sur les droits de la personne susceptibles d’infléchir son analyse des difficultés en se contentant de noter qu’ils se rapportaient uniquement aux considérations liées aux articles 96 et 97, sans autre explication.

 

[38]           Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM‑10702‑12

 

INTITULÉ :

JOHN LIE LIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            Le 23 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                            Le 10 janvier 2014

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ildikó Erdei

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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