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Date : 20140108

Dossier : T-229-12

Référence : 2014 CF 19

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

ENTRE :

GENOVEVA WATZKE, RALPH WATZKE ET JEFFREY WATZKE (UN MINEUR)

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION DU CANADA, DIRECTION GÉNÉRALE DU RÈGLEMENT DES CAS DE CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION, PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET STELLA HOLLIDAY

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d'une demande présentée en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 (la LCF), en vue du contrôle judiciaire d'une décision d'une déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (l'agente) rendue le 21 décembre 2011 (la décision) par laquelle l'agente a refusé la demande de certificat de citoyenneté présentée par Genoveva Watzke et Ralph Watzke (les demandeurs) pour le compte de Jeffrey Watzke (le demandeur mineur) en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29 (la Loi). Les demandeurs demandent l'annulation de la décision et une ordonnance de délivrance du certificat de citoyenneté ou, subsidiairement, le renvoi de l'affaire devant un tribunal dûment constitué afin qu'une audience soit tenue.

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur mineur est né aux Philippines le 17 décembre 2005. Sa mère, Genoveva Watzke (Mme Watzke), est citoyenne des Philippines. Dans la demande de certificat de citoyenneté, il est indiqué que Ralph Watzke (M. Watzke), citoyen canadien, est le père de l'enfant. Il en résulterait que Jeffrey est un citoyen canadien au sens du paragraphe 3(1) de la Loi. Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a estimé qu'il n'existait pas de preuve suffisante que M. Watzke est le père biologique de Jeffrey et, pour ce motif, a rejeté la demande de certificat de citoyenneté.

 

[3]               Monsieur Watzke a séjourné aux Philippines du 10 mars 2005 au 25 mars 2005, soit environ neuf mois avant la naissance du demandeur mineur, puis encore une fois du 21 décembre 2005 au 9 janvier 2006, peu après la naissance de Jeffrey. Les demandeurs se sont mariés lors de ce dernier séjour, soit le 7 janvier 2006. M. Watzke a demandé à parrainer à la fois Mme Watzke et Jeffrey en vue de leur immigration au Canada, mais il a été informé que, vu l'allégation indiquant que Jeffrey était citoyen canadien, ce dernier ne pouvait être visé par la demande de parrainage. Il fallait plutôt demander un certificat de citoyenneté pour l'enfant. Mme Watzke est arrivée au Canada en avril 2007, pendant que Jeffrey, semble‑t‑il, est resté aux Philippines en attendant l'issue de la demande de certificat de citoyenneté.

 

[4]               Il ressort du dossier que les demandeurs se sont d'abord adressés à l'ambassade du Canada à Manille et qu'ils y ont été informés qu'une preuve génétique serait exigée pour confirmer que M. Watzke était bel et bien le père de Jeffrey, parce que la naissance s'était déroulée à domicile, sous la supervision d'une sage‑femme, et non dans un hôpital. Ils ont choisi de ne pas faire la demande de certificat par l'intermédiaire de l'ambassade à Manille, et ont plutôt déposé la demande au Canada en juin 2007, dans l'espoir d'un traitement plus rapide et d'une issue plus favorable. Ils ont allégué craindre que le traitement de leur demande soit entravé par la mauvaise volonté du personnel non canadien à l'ambassade de Manille, qu'ils jugeaient corrompu, parce qu'ils n'avaient pas offert de pot‑de‑vin.

 

[5]               Les fonctionnaires au Canada ont alors consulté des fonctionnaires de l'ambassade à Manille au sujet de la demande et il leur a été suggéré d'exiger une preuve génétique. Cette exigence a été transmise à M. Watzke dans une lettre du 17 février 2009, puis rappelée dans d'autres pièces de correspondance du 23 juillet 2009, du 1er juin 2010 et du 8 septembre 2010. Dans une lettre du 30 juin 2010, M. Watzke s'est opposé à la demande de preuve génétique, soutenant qu'elle était illégale et discriminatoire. Par la suite, il n'a fourni aucune autre réponse aux demandes en ce sens. En décembre 2011, plus de quatre ans après le dépôt de la demande initiale, les défendeurs ont rendu leur décision définitive et ont informé les demandeurs que la demande avait été rejetée.

 

LA DÉCISION FAISANT L'OBJET DU CONTRÔLE

[6]               Monsieur Watzke a été informé du refus de la demande présentée pour le compte de Jeffrey par une lettre du 21 décembre 2011 signée par Stella Holliday, analyste à la Direction générale du règlement des cas de CIC. Voici les paragraphes pertinents de la lettre :

[TRADUCTION]

 

Aux fins de l'établissement de la citoyenneté d'un enfant par la naissance à l'extérieur du Canada d'un parent canadien (citoyenneté acquise par filiation), la politique actuelle reconnaît uniquement les parents génétiques (les parents qui ont un lien génétique parental avec l'enfant en cause). Dans tous les cas où de l'information donne à penser que le parent par lequel une demande de citoyenneté acquise par filiation est présentée n'est pas le parent génétique, une preuve génétique est demandée.

 

Le 17 février 2009, ma collègue du centre de traitement des demandes, Denise Aucoin, vous a écrit pour vous demander une preuve génétique. Il était expliqué dans la lettre que nous avions besoin de ce renseignement pour prendre une décision. Le 8 septembre 2010, elle vous a écrit de nouveau pour vous informer qu'en l'absence de nouvelles dans les 60 jours, une décision serait rendue selon les documents dont nous disposons. Or, aucune réponse n'a été reçue à ce jour.

 

Étant donné que vous avez déclaré ne pas avoir l'intention de donner suite à cette demande de preuve génétique en réponse à la première lettre et que vous n'avez pas répondu à la seconde, je dois rendre une décision selon l'information dont je dispose.

 

Parce que vous avez été incapable de démontrer l'existence d'un lien génétique parental avec l'enfant, la demande de certificat de citoyenneté pour votre enfant a été refusée.

 

[7]               Voici un extrait des notes de Mme Holliday entrées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), qui font aussi partie de la décision :

[TRADUCTION]

 

Demande de certificat de citoyenneté faite par le père du client. Demande refusée aujourd'hui, 21 déc. 2011. Lien parental mis en doute. Ralph Frank Watzke, mentionné comme le père à l'A.N. [acte de naissance], a refusé de fournir comme demandé la preuve génétique pour attester le lien génétique parental mis en doute vu la naissance à la maison aux Philippines, etc. Lettre de refus de la citoyenneté annexée au dossier SMGC [...]

 

[8]               D'autres notes dans le SMGC, et d'autres documents incorporés au dossier dont était saisi le décideur final, peuvent à bon droit être considérés comme des éléments de la justification de la décision : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 15 (Newfoundland Nurses). Il en sera traité au besoin ci‑après. Pour bien comprendre la demande de preuve génétique, le paragraphe suivant d'une lettre de CIC à M. Watzke du 17 février 2009 est particulièrement pertinent :

[TRADUCTION]

 

Les demandes de preuve de citoyenneté canadienne déposées pour des enfants vivant à l'extérieur du Canada le sont habituellement à l'ambassade du Canada la plus proche du lieu de résidence de l'enfant. Lorsqu'une demande que nous traitons n'a pas été déposée à l'une de nos ambassades, nous sommes tenus de communiquer avec notre ambassade pour obtenir des conseils sur les documents et les renseignements fournis à l'appui de la demande. Nous avons communiqué avec notre ambassade responsable des Philippines et, après examen du dossier, elle nous a conseillé de demander une preuve génétique en vue d'établir le lien biologique parental entre le parent canadien et l'enfant.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]               Les questions suivantes se posent en l'espèce :

a.         Est‑ce que la demande de preuve génétique était déraisonnable?

b.         Est‑ce que l'agente a omis de tenir compte d'éléments de preuve pertinents d'une façon qui rend la décision déraisonnable?

c.         Y a‑t‑il eu manquement à l'équité procédurale?

d.         Est‑ce que les motifs fournis par l'agente pour justifier la décision ou son comportement soulèvent une crainte raisonnable de partialité?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[10]           La Cour suprême du Canada, dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), a conclu qu'il n'est pas nécessaire d'effectuer dans chaque cas une analyse de la norme de contrôle. Lorsque la norme de contrôle s'appliquant à une question donnée dont la cour de révision est saisie est établie de façon satisfaisante par la jurisprudence, la cour peut adopter cette norme de contrôle. C'est uniquement lorsque cette recherche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble être incompatible avec l'évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision doit examiner les quatre facteurs qui entrent en jeu dans l'analyse de la norme de contrôle : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[11]           Voici un extrait des motifs du juge Martineau dans une instance portant sur le contrôle d'une décision semblable rendue par une agente de la citoyenneté, Azziz c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2010 CF 663 (Azziz) :

27        Ayant procédé à une analyse de la norme de contrôle en fonction des critères habituels, je suis d'avis que la norme de la décision correcte régit les questions de droit soulevées dans le dossier, tandis que la norme de la décision raisonnable s'applique aux conclusions d'ordre factuel pour lesquelles l'analyste possède une expertise reconnue. D'autre part, les questions d'équité procédurale ou de partialité sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte.

 

28        À cet égard, la décision d'une analyste concernant la suffisance de la preuve présentée par un requérant pour confirmer la citoyenneté d'une personne est celle de la décision raisonnable (Worthington v. Canada, 2008 CF 409, [2009] 1 F.C.R. 311 au paragraphe 63) [...]

 

[12]           À mon avis, le caractère suffisant des éléments de preuve présentés par les demandeurs en vue de confirmer la citoyenneté de Jeffrey est la question au coeur de la présente demande; cette question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[13]           Lors du contrôle d'une décision selon la norme de la décision raisonnable, l'analyse du caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59. En d'autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision était déraisonnable, en ce sens qu'elle n'appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[14]           Les questions d'équité procédurale font l'objet d'une analyse selon la norme de la décision correcte : S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100; Procureur général du Canada c. Sketchley, 2005 CAF 404, au paragraphe 53.

 

[15]           Lorsque les allégations des demandeurs portant sur les points de vue et les méthodes discriminatoires adoptés par CIC soulèvent la question d'une crainte raisonnable de partialité, l'analyse du juge Martineau sur la norme de contrôle dans la décision Azziz, précitée, est aussi éclairante :

29        Quant à la question de la crainte de partialité d'un décideur administratif, elle doit recevoir la réponse qu'y donnerait « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». La crainte de partialité doit donc « être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet » (Committee for Justice and Liberty c. L'Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369 à la page 394, juge de Grandpré, dissident; voir aussi Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673 à la page 685).

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

[16]           Les dispositions suivantes de la Loi s'appliquent en l'espèce :

Définitions

 

2.(1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

 

[...]

 

« enfant » Tout enfant, y compris l'enfant adopté ou légitimé conformément au droit du lieu de l'adoption ou de la légitimation.

 

[...]

 

Definitions

 

2.(1) In this Act,

 

. . .

 

“child” includes a child adopted or legitimized in accordance with the laws of the place where the adoption or legitimation took place;

 

. . .

 

Citoyens

 

3.(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, a qualité de citoyen toute personne :

 

[...]

 

b) née à l'étranger après le 14 février 1977 d'un père ou d'une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance;

 

[...]

 

Persons who are citizens

 

3.(1) Subject to this Act, a person is a citizen if

 

. . .

 

(b) the person was born outside Canada after February 14, 1977 and at the time of his birth one of his parents, other than a parent who adopted him, was a citizen;

 

. . .

 

Demandes émanant de citoyens

 

12. (1) Sous réserve des règlements d'application de l'alinéa 27i), le ministre délivre un certificat de citoyenneté aux citoyens qui en font la demande.

 

[...]

 

Application for certificate of citizenship

 

12. (1) Subject to any regulations made under paragraph 27(i), the Minister shall issue a certificate of citizenship to any citizen who has made application therefor.

 

. . .

 

Règlements

 

27. Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

 

a) fixer les modalités des demandes et avis prévus par la présente loi, le lieu où ils doivent se faire ou se donner et préciser les éléments de preuve à produire à leur appui;

 

[...]

Regulations

 

27. The Governor in Council may make regulations

 

(a) prescribing the manner in which and the place at which applications are to be made and notices are to be given under this Act and the evidence that is to be provided with respect to those applications and notices;

 

. . .

 

 

[17]           Les dispositions suivantes du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246 (le Règlement), s'appliquent en l'espèce :

10. La demande présentée par un citoyen en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi en vue d'obtenir un certificat de citoyenneté doit :

 

a) être faite selon la formule prescrite;

 

b) être déposée auprès du greffier, accompagnée des documents suivants :

 

(i) une preuve établissant que le demandeur est un citoyen,

 

(ii) deux photographies du demandeur correspondant au format et aux indications figurant dans la formule prescrite en application de l'article 28 de la Loi.

 

[...]

 

10. An application by a citizen for a certificate of citizenship made under subsection 12(1) of the Act shall be

 

(a) made in prescribed form; and

 

(b) filed with the Registrar, together with

 

(i) evidence that establishes that the applicant is a citizen, and

 

(ii) two photographs of the applicant of the size and type shown on a form prescribed under section 28 of the Act.

 

. . .

 

28. Malgré les autres dispositions du présent règlement, la personne qui présente une demande en vertu de la Loi doit fournir toute preuve supplémentaire qui pourrait être nécessaire pour établir qu'elle remplit les conditions prévues dans la Loi et le présent règlement.

28. Notwithstanding anything in these Regulations, a person who makes an application under the Act shall furnish any additional evidence in connection with the application that may be required to establish that the person meets the requirements of the Act and these Regulations.

 

 

LES PLAIDOIRIES

Les demandeurs

[18]           Les demandeurs soutiennent que la présente demande ne concerne pas les faits, mais plutôt l'interprétation de la loi et, plus précisément, la question de savoir si les défendeurs étaient [TRADUCTION] « tenus de reconnaître la validité d'un document officiel délivré par le bureau du registre de l'état civil de la République des Philippines, soit un acte de naissance [visant le demandeur mineur] ». Selon les demandeurs, il s'agit de la seule question en litige dans la présente instance.

 

[19]           Cependant, en plus de cet argument relatif au fond de la décision, les demandeurs allèguent que CIC ne les a pas traités équitablement et ne leur a accordé aucune protection à caractère procédural, y compris la communication complète de toute la preuve et la possibilité de procéder à des contre‑interrogatoires. Ils allèguent aussi qu'il y a eu abus de procédure en ce sens que l'agente a pris en compte des facteurs non pertinents, a limité l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et a utilisé ce dernier à des fins non appropriées.

 

[20]           Les règles établies en vertu de la Loi et du Règlement, telles qu'elles figurent dans la formule de demande, exigent expressément un acte de naissance officiel délivré par un État; selon les demandeurs, ce document a été dûment fourni. Aucune disposition de la loi n'exige une preuve génétique ou n'autorise qu'elle soit demandée. La demande était donc tout à fait illégale. Il ressort très nettement du Règlement que d'autres éléments de preuve relatifs à la naissance d'un enfant peuvent être exigés uniquement s'il est impossible d'obtenir un acte de naissance. Le motif donné en l'espèce pour justifier le rejet d'un document authentique était le fait que l'enfant était [TRADUCTION] « né à domicile », ce qui est un motif arbitraire, frivole et purement conjectural. Aucun élément de l'acte de naissance ne précise si la naissance a eu lieu à domicile ou ailleurs; le document indique simplement que l'accouchement s'est déroulé sous la supervision d'une sage‑femme. De plus, l'agente a fondé la décision sur une [TRADUCTION] « politique » qui n'a pas été précisée, ce qui est contraire à la loi.

 

[21]           Selon les demandeurs, en vertu du principe de la courtoisie internationale, les documents délivrés par un État étranger, y compris les pièces d'identité, sont présumés valides et doivent être acceptés comme faisant la preuve de leur contenu, à moins qu'il existe des motifs valables de mettre en doute leur authenticité. Le refus de reconnaître leur validité sans éléments de preuve à l'appui constitue une erreur susceptible de contrôle : Rasheed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 587, au paragraphe 19; Azziz, précité; Ramalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 7241 (ordonnance du 8 janvier 1998 dans le dossier IMM‑1298‑97) (C.F. 1re inst.); Gur, Jorge P. (1971), 1 I.A.C. 384 (C.A.I.). Le Canada ne saurait critiquer la façon dont les naissances se déroulent légitimement dans d'autres pays. Aux Philippines, selon les demandeurs, les sages‑femmes sont des professionnelles de la santé très respectées; titulaires de permis, elles sont encadrées par l'État et satisfont à des normes de déontologie professionnelle exigeantes.

 

[22]           En l'espèce, l'agente a déclaré que la preuve génétique est exigée [TRADUCTION] « [d]ans tous les cas où de l'information donne à penser que le parent canadien [...] n'est pas le parent génétique », mais CIC n'a jamais dévoilé aux demandeurs l'existence d'information de ce genre. Le ministère a donc manqué à son obligation de communication complète de la preuve et à l'obligation d'entendre les deux parties (audi alteram partem), ce qui constitue une violation de l'équité procédurale, et il a probablement fondé la décision sur un élément de preuve secret. L'agente pouvait uniquement rejeter le document officiel en s'appuyant sur une preuve solide et non sur une preuve secrète dont l'existence était alléguée ou sur [TRADUCTION] « de l'information qui donne à penser ». Il incombe aux défendeurs de démontrer que le document est un faux, ce qu'ils sont fort probablement incapables de faire.

 

[23]           Le fait que l'enfant est né à domicile et non dans un hôpital a été le seul motif fourni pour justifier l'exigence d'une preuve génétique et le refus d'accepter l'acte de naissance. Selon les demandeurs, il s'agit d'un comportement tout à fait discriminatoire et raciste dont tous les pays ne sont pas la cible. Ce sont les pays pauvres ou [TRADUCTION] « dont les habitants ont la peau foncée » et rarement les pays riches ou [TRADUCTION] « dont les habitants sont de race blanche » qui se heurtent à un tel comportement. Un nombre disproportionné de demandeurs nés aux Philippines, pays où une bonne partie des naissances se déroulent à domicile, se voient imposer une telle exigence. Ce faisant, on contrevient donc au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte), et à l'article 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6. On contrevient aussi à la liberté de circulation prévue au paragraphe 6(1) de la Charte.

 

[24]           Aucune disposition de la Loi, du Règlement ou des politiques publiées de CIC (qui n'ont de toute façon pas force de loi) n'indique qu'un acte de naissance précisant que l'accouchement a été supervisé par une sage‑femme est invalide ou doit être refusé. La politique pertinente prévoit ce qui suit : « Le test de l'ADN est une méthode acceptable pour établir la filiation dans les cas où la preuve documentaire est insuffisante ou impossible à trouver » (voir CP 3 Établissement de l'identité des demandeurs, La politique et les procédures sur le test par l'ADN, 5.1). En l'espèce, la preuve documentaire est suffisante et la preuve génétique n'a aucun rôle à jouer. Selon les demandeurs, la règle inventée de toutes pièces contre la reconnaissance d'actes de naissance pour des naissances supervisées par des sages‑femmes sert de prétexte à la discrimination fondée sur le pays d'origine, et elle est de toute évidence raciste et discriminatoire. Une décision fondée sur une telle politique est complètement arbitraire et frivole. Elle est aussi entachée de partialité et son maintien ne saurait être toléré.

 

[25]           Les demandeurs ajoutent que l'agente a aussi complètement laissé de côté les préoccupations exprimées par les demandeurs au sujet de la corruption à l'ambassade du Canada à Manille. Plus précisément, ils allèguent que la demande initiale d'une preuve génétique était une mesure de représailles prise par un employé non canadien de l'ambassade en raison du fait que les demandeurs n'avaient pas fourni de pot‑de‑vin. Le rejet de la demande servait donc une fin inappropriée et illégale.

 

Les défendeurs

[26]           Les défendeurs soutiennent que l'agente qui a traité la demande avait des motifs raisonnables d'exiger des éléments de preuve supplémentaires établissant que M. Watzke est le parent biologique de Jeffrey, y compris une preuve génétique et que, par conséquent, la décision de refuser la demande était raisonnable.

 

[27]           Selon les inscriptions dans le dossier certifié, l'agente craignait que M. Watzke ne soit pas le père biologique de Jeffrey en raison du fait que l'enfant est né à domicile ainsi qu'en raison de l'âge de la mère et de l'absence de preuve selon laquelle M. Watzke avait été en relation avec Mme Watzke avant leur mariage le 7 janvier 2006. L'agente a aussi souligné que les documents fournis à l'appui de la demande ne suffisaient pas à démontrer l'existence de la citoyenneté.

 

[28]           L'acte de naissance qui se trouve dans le dossier des demandeurs ne mentionne pas le nom du père. Un commentaire ajouté par la suite fait plutôt état du mariage subséquent des parents de l'enfant, les demandeurs. Donc, l'argument des demandeurs selon lequel CIC aurait dû reconnaître la validité de ce document n'est pas utile : rien ne permet de mettre en doute la validité du document lorsqu'il fait état de la naissance de Jeffrey le 17 décembre 2005, mais le nom du père n'y figure pas, et cela suffit à justifier que des renseignements supplémentaires soient exigés des demandeurs. Bien que des remarques supplémentaires, ajoutées sur l'acte de naissance après le mariage du couple, désignent M. Watzke comme l'un des parents, cela ne signifie pas nécessairement qu'il soit un parent biologique. Selon les défendeurs, le délai écoulé avant l'enregistrement de M. Watzke comme père de Jeffrey justifie les inquiétudes de l'agente.

 

[29]           Le document fourni par les demandeurs à l'appui de leur demande de certificat de citoyenneté et décrit par eux dans la présente instance comme un acte de naissance n'en est pas un. Il s'agit plutôt d'une simple copie papier de renseignements provenant du registre des naissances, qui indique que M. Watzke est le père de Jeffrey. Les demandeurs n'ont pas expliqué de quelle façon ces renseignements ont été incorporés au registre et ils n'ont ni mentionné leur origine ni la date de l'inscription desdits renseignements au registre.

 

[30]           Les défendeurs soutiennent que, même si les documents désignent M. Watzke comme le père biologique de Jeffrey, un agent de la citoyenneté chargé de l'administration de la Loi et du Règlement peut contester la véracité de leur contenu.

 

[31]           Monsieur Watzke n'affirme ni dans sa correspondance avec CIC relative à son refus de fournir une preuve génétique ni dans son affidavit versé au dossier de la présente instance qu'il est le parent biologique de Jeffrey, et il n'a pas présenté d'autres éléments de preuve pour étayer cette conclusion, malgré des demandes répétées de CIC. M. Watzke était bien au fait des préoccupations de l'agente quant à savoir s'il était le parent biologique ou adoptif de Jeffrey, mais il n'a fourni aucun élément de preuve ou renseignement supplémentaire, et plus précisément aucune photographie de lui‑même et de Mme Watzke avant leur mariage, aucun renseignement au sujet de la grossesse de Mme Watzke, ni même de déclaration selon laquelle il est en fait le parent biologique de l'enfant.

 

[32]           À l'égard de l'affirmation des demandeurs selon laquelle la demande d'une preuve génétique équivaut à une violation de l'équité procédurale, les défendeurs soutiennent que le caractère incertain des éléments de preuve présentés par les demandeurs justifiait cette demande. La décision M.A.O. c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2003 CF 1406 (M.A.O.), établit qu'il existe des circonstances dans lesquelles une preuve génétique peut être exigée. Étant donné l'incertitude qui existe quant à savoir si les demandeurs avaient entretenu des liens avant leur mariage, le retard à procéder à l'enregistrement de M. Watzke comme père, et l'absence d'explications détaillées sur les circonstances inhabituelles de cette affaire, il s'agit d'une des situations relativement rares dans lesquelles une demande de preuve génétique constitue une mesure raisonnable pour s'assurer qu'un demandeur a droit à la citoyenneté en vertu de la Loi.

 

ANALYSE

[33]           Les deux parties ont modifié et étoffé leurs observations écrites lors de l'audition de la présente affaire à Regina. Les demandeurs ont soulevé devant la Cour un vaste éventail de questions. Cependant, à mon avis, la question déterminante en l'espèce est celle de savoir si l'agente a agi de façon déraisonnable en rejetant l'acte délivré par le bureau du registraire de l'état civil comme preuve que Jeffrey avait droit à la citoyenneté acquise par filiation en vertu de l'alinéa 3(1)b) de la Loi ou si, en rejetant l'acte en question, l'agente s'est appuyée sur des renseignements et des facteurs auxquels n'avaient pas accès les demandeurs, ce qui ferait en sorte que la décision serait inéquitable sur le plan procédural.

 

[34]           Comme l'indique sans ambiguïté la lettre envoyée le 21 décembre 2011 par l'agente à M. Watzke, sous le régime de l'alinéa 3(1)b) :

[TRADUCTION]

 

[...] la politique actuelle reconnaît uniquement les parents génétiques (les parents qui ont un lien génétique parental avec l'enfant en cause). Dans tous les cas où de l'information donne à penser que le parent par lequel une demande de citoyenneté acquise par filiation est présentée n'est pas le parent génétique, une preuve génétique est demandée.

 

[35]           En l'espèce, la demande a été refusée parce que M. Watzke a été [TRADUCTION] « incapable de démontrer l'existence d'un lien génétique parental avec l'enfant [...] ».

 

[36]           La lettre envoyée à M. Watzke le 8 septembre 2010 rappelait les faits suivants :

[TRADUCTION]

 

[...] les documents que vous avez fournis afin d'établir l'existence d'un lien parental biologique entre vous et l'enfant ne sont pas acceptables aux fins de l'établissement de la citoyenneté. Par conséquent, au lieu d'une preuve documentaire acceptable, nous nous satisferions des résultats d'une analyse génétique effectuée par un laboratoire accrédité par le Conseil canadien des normes (CCN) en matière de tests génétiques.

 

[37]           Une lettre envoyée précédemment à M. Watzke, le 23 juillet 2009, donnait des précisions à ce sujet :

[TRADUCTION]

 

En ce qui a trait aux enfants nés aux Philippines, nous exigeons l'original ou une copie certifiée conforme d'un acte de naissance délivré directement par le bureau national de la statistique (NSO). La série actuelle est imprimée sur un papier de sécurité de couleur bleu‑vert portant un code à barres et un numéro de série au coin inférieur gauche. Cependant, étant donné que votre fils est né à domicile, ce document n'a pas été demandé. L'acte de naissance que vous avez fourni n'est pas acceptable à des fins d'établissement de la citoyenneté.

 

Avant d'être en mesure de procéder, nous exigeons une preuve acceptable de la relation parent‑enfant afin de conclure que vous êtes le père biologique. En l'absence de documents acceptables, nous avons pour politique d'accepter les résultats d'une analyse génétique effectuée par un laboratoire autorisé. Par conséquent, comme nous l'avons souligné dans notre lettre précédente, si vous voulez que nous traitions votre demande, nous accepterons les résultats d'une analyse génétique effectuée par un laboratoire autorisé. Une liste des laboratoires accrédités qui offrent ce service au Canada est cette fois aussi annexée à la présente lettre; leurs résultats sont reconnus par Citoyenneté et Immigration Canada. Veuillez noter qu'il vous incombe d'assumer les coûts relatifs aux tests. Le gouvernement du Canada n'assume aucune responsabilité quant aux résultats.

 

[38]           Les motifs de la demande de preuve génétique en l'espèce sont exposés dans la lettre envoyée à M. Watzke le 17 février 2009 :

[TRADUCTION]

 

Les demandes de preuve de citoyenneté canadienne déposées pour des enfants vivant à l'extérieur du Canada le sont habituellement à l'ambassade du Canada la plus proche du lieu de résidence de l'enfant. Lorsqu'une demande que nous traitons n'a pas été déposée à l'une de nos ambassades, nous sommes tenus de communiquer avec notre ambassade pour obtenir des conseils sur les documents et les renseignements fournis à l'appui de la demande. Nous avons communiqué avec notre ambassade responsable des Philippines et, après examen du dossier, elle nous a conseillé de demander une preuve génétique afin d'établir le lien biologique parental entre le parent canadien et l'enfant.

 

[39]           Un courriel interne du 23 février 2009 expose les motifs qui sous‑tendent la décision d'exiger un test génétique [je souligne] :

[TRADUCTION]

 

Il semble que les parents se soient d'abord rendus à l'ambassade à Manille afin de déposer une demande de preuve de citoyenneté pour l'enfant. À ce moment‑là, ils ont été informés par le personnel de l'ambassade qu'un test génétique serait exigé parce que l'enfant est né à domicile. L'ambassade nous a transmis ce renseignement, à CTD‑Sydney, et une note au dossier a été ajoutée dans le SMGC le 18 avril 2007, soit quelque sept mois avant la réception de cette nouvelle demande à Sydney, le 20 novembre 2007, déposée au Canada par le père.

 

[40]           Donc, le test génétique en l'espèce a été exigé parce que [TRADUCTION] « l'enfant est né à domicile ». C'est pourquoi aucune valeur n'est accordée à l'acte délivré par le registraire municipal de l'état civil et que, comme l'indique sans ambiguïté la lettre du 23 juillet 2009, un acte de naissance n'a pas non plus été demandé en l'espèce. Ni l'acte du registraire municipal de l'état civil ni un acte de naissance n'auraient été suffisants en raison du fait que Jeffrey est né à domicile.

 

[41]           La raison pour laquelle une preuve génétique est exigée pour un enfant né à domicile n'est pas donnée dans la décision ou dans le dossier. Rien ne démontre que les raisons à l'origine de cette exigence aient été expliquées aux demandeurs ou qu'il ait été possible d'en prendre connaissance dans le manuel des politiques ou ailleurs. Rien n'indique que les demandeurs aient été informés qu'il aurait été possible de satisfaire aux exigences de l'alinéa 3(1)b) d'une autre façon qu'au moyen d'un test génétique. Ils ont été informés qu'à cause du fait que Jeffrey était né à domicile, même une copie certifiée d'un acte de naissance ne serait pas suffisante. Cependant, comme le juge Noël l'a souligné dans la décision Martinez‑Brito, le Guide de traitement des demandes à l'étranger (OP 1 — Procédures) contient notamment l'énoncé suivant au paragraphe 5.10 [je souligne] : « L'analyse de l'ADN pour vérifier un lien de filiation constitue une solution de derniers [sic] recours. S'il subsiste des doutes au sujet de l'authenticité d'un lien de parenté après l'examen des preuves documentaires, les agents peuvent aviser les demandeurs que les résultats positifs d'une analyse de l'ADN réalisée par un laboratoire (dont la liste figure à l'appendice E) sont acceptables en remplacement de documents ».

 

[42]           Aucun élément du dossier ne me permet de déterminer pourquoi ni en vertu de quel pouvoir une preuve génétique a été exigée par l'ambassade à Manille, et ensuite par le CTD‑Sydney.

 

[43]           Sans ce renseignement, la décision ne répond pas aux critères d'intelligibilité et de transparence énoncés au paragraphe 47 de l'arrêt Dunsmuir qui en feraient une décision raisonnable. De plus, parce que les motifs et les fondements juridiques de l'exigence d'une preuve génétique n'ont jamais été expliqués aux demandeurs, ces derniers n'ont pas eu l'occasion de la contester ou d'expliquer pour quelles raisons elle n'aurait pas dû leur être imposée; ils n'ont pas eu non plus l'occasion d'offrir une preuve de rechange qui leur aurait permis, raisonnablement, de satisfaire aux exigences de l'alinéa 3(1)b) de la Loi. C'était donc inéquitable sur le plan procédural. La Cour a fait des mises en garde contre l'imposition intransigeante de tests génétiques : voir la décision M.A.O., précitée, aux paragraphes 83 et 84; Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile c. Martinez‑Brito, 2012 CF 438 (Martinez‑Brito), aux paragraphes 46 à 50.

 

[44]           Comme dans les affaires M.A.O. et Martinez‑Brito, précitées, en l'espèce, l'agente n'a pas tenu compte de solutions de rechange au test génétique comme moyen de démontrer l'existence du lien parent‑enfant, et elle n'a pas offert de solutions de rechange. Comme dans le cas des lettres dans ces affaires (voir M.A.O., précité, au paragraphe 81; Martinez‑Brito, précité, aux paragraphes 43 et 44), la lettre envoyée le 1er juin 2010 par l'agente à M. Watzke ne laissait aux demandeurs aucun autre choix s'ils souhaitaient donner suite à leur demande :

[TRADUCTION]

 

Comme il a été précisé dans notre correspondance antérieure, les résultats d'un test génétique seront exigés pour que soit établi le lien biologique entre vous‑même et votre fils […]

 

Veuillez nous informer par écrit le plus tôt possible de votre décision d'accepter ou de refuser de nous transmettre les documents requis qui nous permettront de traiter la demande. Si nous ne recevons pas de réponse de votre part dans les 90 jours de la date de la présente, le dossier sera fermé.

 

[Souligné dans l'original.]

 

 

Comme mes collègues la juge Heneghan et le juge Noël, je conclus que cette insistance inexpliquée à demander un test génétique sans envisager des solutions de rechange, ce qui ne laissait d'autre choix aux demandeurs que de se soumettre à un tel test, a entraîné en l'espèce une violation de l'équité procédurale : Martinez‑Brito, précité, au paragraphe 50; M.A.O., précité, aux paragraphes 83 et 84.

 

[45]           Les demandeurs mettent aussi en cause le fait qu'en l'espèce on ait fait entrer en jeu l'exigence d'un [TRADUCTION] « lien génétique » pour l'application de l'alinéa 3(1)b) de la Loi. Le juge Blanchard a récemment traité cette question de façon approfondie dans la décision Kandola c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2013 CF 336 (Kandola) :

31        Le ministre soutient que depuis les modifications apportées par le projet de loi C‑14, les enfants nés à l'étranger et adoptés après le 14 février 1977 par des citoyens canadiens ont droit à la citoyenneté de la même façon que les enfants biologiques nés à l'étranger de citoyens canadiens. Il soutient qu'en faisant expressément référence aux enfants adoptés dans la version anglaise de la Loi, le législateur avait l'intention de conférer aux termes « père ou mère » contenus ans [sic] la Loi une interprétation restrictive exigeant une relation de sang entre le père ou la mère et l'enfant. Autrement, la modification visant à permettre aux parents adoptifs de transmettre à leurs enfants la citoyenneté acquise par filiation serait superflue. Le ministre soutient donc que le législateur avait l'intention d'adopter la définition plus traditionnelle et restrictive des termes « père ou mère » reposant sur le concept du jus sanguinis, et que tout changement à cette définition nécessiterait une modification de la Loi.

 

32        L'argument du ministre n'est pas dénué de fondement. Toutefois, il omet de tenir compte d'un point important, à savoir le fait que le législateur a estimé nécessaire de définir le terme « enfant » dans la Loi. L'article 2 de la Loi dispose : « Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi. [...] « [E]nfant » Tout enfant, y compris l'enfant adopté ou légitimé conformément au droit du lieu de l'adoption ou de la légitimation ». Lorsqu'il définit ainsi le terme « enfant », le législateur donne un indice de ce qu'il entend par parents légitimes d'un tel enfant.

 

33        En l'espèce, le dossier établit que le tuteur de la demanderesse, un citoyen canadien, et la mère naturelle de la demanderesse sont mariés et sont enregistrés comme les parents de la demanderesse. Ils sont inscrits comme ses parents dans son certificat de naissance de l'Inde. En l'absence de preuve contraire, le dossier suffit à établir cette relation sous le régime du droit indien. Il ne semble pas y avoir de contestation sur ce point. Pour les besoins de la demande, je suis convaincu que la demanderesse est l'enfant légitimée de sa mère naturelle et de son tuteur légal canadien sous le régime du droit indien.

 

34        En tant qu'enfant légitimée, la demanderesse est donc incluse dans la définition du terme « enfant » pour l'application de la Loi. Si elle avait été une enfant adoptée, le ministre aurait été obligé, sur demande, de lui attribuer la citoyenneté en application de l'article 5.1 de la Loi. La question consiste donc à savoir si elle devrait être soumise à un traitement différent, au motif qu'elle est une enfant légitimée et non pas adoptée. Selon moi et pour les motifs exposés ci‑dessous, il ne devrait pas en être ainsi.

 

35        Vu la façon dont les termes « père ou mère » sont définis pour l'application de l'alinéa 3(1)b), si le législateur avait eu l'intention de traiter différemment un enfant légitimé d'un enfant adopté, il l'aurait fait de façon expresse, et n'aurait pas inclus l'enfant légitimé dans la même définition. Les deux sont définis comme des « enfant[s] » pour l'application de la Loi.

 

36        Les tribunaux se sont servis de la définition du terme « enfant » pour discerner le sens visé des termes « père ou mère » dans des lois qui ne définissent pas de façon expresse ces termes, parce que leurs concepts « correspondent » ou sont naturellement liés. (Voir : Ogg‑Moss c La Reine, [1984] 2 RCS 173). Le juge en chef Laskin a tenu compte du caractère correspondant de ces termes dans l'arrêt Gingell, à la page 95. Le juge en chef a déclaré que la recherche du sens des mots « père ou mère » dans une loi précise devrait commencer par une étude du mot « enfant » comme il est utilisé dans la même loi.

 

37        En l'espèce, les termes père ou mère et enfant « correspondent ». Si un enfant mineur est « adopté » ou « légitimé », une relation de père ou mère à enfant découle nécessairement de cet acte. En raison de la nature de la relation, laquelle repose essentiellement sur les soins et la dépendance, il serait incongru de reconnaître un enfant dans de telles circonstances, mais pas le père ou la mère de l'enfant.

 

38        Sur la base de la définition du terme « enfant » dans la Loi, et vu le caractère correspondant des termes « père ou mère » et « enfant », il serait incompatible avec l'objet et l'esprit de la Loi de ne pas reconnaître les père ou mère de ce même enfant comme des père ou mère pour l'application de la Loi. Si le législateur n'avait pas voulu que ces termes « correspondent », il aurait adopté une définition précise pour les termes « père ou mère ». Il ne l'a pas fait.

 

39        En outre, l'interprétation faite par le ministre de la Loi est incompatible avec le texte de la Loi. La définition du terme « enfant » à l'article 2 de la Loi inclut les enfants adoptés ou légitimés. L'alinéa 3(1)b) de la Loi dispose qu'il s'agit d'une personne « née à l'étranger [...] d'un père ou d'une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance » (dans la version anglaise, « born outside Canada [...] and at the time of his birth one of his parents, other than a parent who adopted him, was a citizen ». [Non souligné dans l'original.] Vu que le législateur créé [sic] une exception uniquement pour les père ou mère adoptifs à cet alinéa, il est possible d'inférer que tout autre type de père ou mère (génétique ou légitimé) suffit à satisfaire aux exigences de l'alinéa 3(1)b). Si le législateur avait aussi eu l'intention d'exclure les père ou mère légitimés, il aurait dû le faire expressément.

 

40        En outre, la légitimation rend l'adoption impossible. Le ministre ne conteste pas fait [sic]. Par conséquent, si la légitimation par un processus étranger d'un père ou d'une mère ayant la qualité de citoyen n'entraîne pas, soit une relation de « père ou mère », soit une relation de « père ou mère adoptif » avec l'enfant, et que la légitimation exclut l'adoption, l'obtention de la citoyenneté canadienne pour l'enfant n'est pas possible sauf au moyen de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre, ou par le processus d'acquisition de la citoyenneté conçu pour les étrangers. Selon moi, un tel résultat rendrait sans effet la partie « légitimation » de la définition du terme enfant, et cela aurait un effet discriminatoire à l'égard des enfants légitimés qui ne sont pas génétiquement liés à leurs parents. La Loi ne peut pas être interprétée de cette façon.

 

41        Par conséquent, j'interprète les termes « père ou mère » contenus à l'alinéa 3(1)b) de la Loi comme incluant les pères ou mère reconnus légalement d'un enfant légitimé en conformité avec les lois de l'endroit où la légitimation a eu lieu : en l'espèce, il s'agit de l'Inde. L'interprétation ci‑dessus est conforme aux termes de la Loi lus dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur. L'interprétation restrictive faite par le ministre des termes « père ou mère » ne l'est pas.

 

42        Vu que l'un des parents de la demanderesse, son tuteur légal, est un citoyen canadien, par application de l'alinéa 3(1)b) de la Loi, la demande de la demanderesse ne peut pas être refusée au motif que la demanderesse n'a pas de lien génétique avec son père canadien.

 

43        Pour les motifs exposés ci‑dessus, je conclus que l'agent de citoyenneté a commis une erreur dans son interprétation de la Loi, lorsqu'il a exigé un tel lien génétique, et qu'il a donc refusé de considérer les père ou mère par légitimation comme les père ou mère pour l'application de l'alinéa 3(1)b) de la Loi.

 

[46]           La décision Kandola, précitée, rendue par le juge Blanchard est actuellement en appel devant la Cour d'appel fédérale. Si elle est maintenue, le fait d'exiger un lien génétique en l'espèce serait de toute évidence une erreur susceptible de contrôle et la décision devrait aussi faire l'objet d'un nouvel examen sous cet angle. Cependant, même en faisant abstraction de la décision Kandola, j'estime qu'une erreur susceptible de contrôle a été commise en l'espèce en raison du caractère déraisonnable de la décision et de la violation de l'équité procédurale, comme il a été démontré précédemment. Par conséquent, l'affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

[47]           En raison des erreurs commises dans la présente affaire, Jeffrey a déjà été séparé de ses parents pendant une longue période. Par conséquent, attention doit être donnée aux questions que soulève la présente affaire sans délai, dans la perspective de l'intérêt supérieur de l'enfant. Je ne juge pas nécessaire d'imposer une ordonnance de la Cour à cet effet et je fais confiance au sens habituel des responsabilités des défendeurs pour résoudre la situation rapidement. Aucune demande de mandamus n'a été présentée en l'espèce. Cependant, si des retards déraisonnables nuisent aux intérêts de Jeffrey, les demandeurs pourront demander l'aide de la Cour.

 


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est accueillie. La décision est annulée et l'affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

2.         Les dépens sont adjugés aux demandeurs.

 

« James Russell »

juge

 

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-229-12

 

INTITULÉ :

GENOVEVA WATZKE ET AUTRES c. MCI ET AUTRES

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              REGINA (SASKATCHEWAN)

DATE DE L'AUDIENCE :             LE 8 OCTOBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS :                     LE 8 JANVIER 2014

COMPARUTIONS :

Ralph Watzke

POUR SON PROPRE COMPTE

 

 

Michael Brannen

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ralph Watzke

POUR SON PROPRE COMPTE

 

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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