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Date : 20140107


Dossier :

IMM-9693-12

 

Référence : 2014 CF 13

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

BRANISLAV DJORDEVIĆ

 

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle d’une décision défavorable découlant d’un examen des risques avant renvoi [ERAR].

 

[2]               Le dossier présenté à la Cour contient un certain nombre de divergences et d’incohérences en ce qui concerne les dates et le moment où des événements ont eu lieu. Par exemple, la décision de l’agent commence avec cette déclaration : [traduction] « Le demandeur est un demandeur de la Serbie âgé de 29 ans. » Or, M. Djordevic est né le 10 juin 1976 et, à la date de la décision relative à l’ERAR, il avait 36 ans.

 

[3]               La Cour serait négligente si elle ne soulignait pas les retards extrêmement longs et inexpliqués imputables à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] dans le traitement de la présente demande et d’autres demandes faites par M. Djordevic.

 

[4]               M. Djordevic a quitté la Serbie et est arrivé au Canada le 19 août 2002, et il a demandé l’asile. Sa demande a été rejetée le 19 février 2004, et la Cour a rejeté une demande d’autorisation et de contrôle le 23 juin 2004.

 

[5]               Il s’est écoulé plus de 9 ans jusqu’à ce que CIC signifie à M. Djordevic l’Avis relatif à l’ERAR le 28 octobre 2010. M. Djordevic a produit sa demande d’ERAR rapidement, le 10 novembre 2010. La demande a trainé, puis la décision de trois pages visée par le contrôle a été rendue, plus de 21 mois plus tard, le 1er août 2012.

 

[6]               Pendant cette longue période, le 19 décembre 2005, M. Djordevic a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH]. Le traitement de la demande CH a commencé le 5 avril 2006, et celle‑ci a été envoyée au bureau d’Etobicoke le 24 avril 2006. Près de huit ans se sont écoulés depuis son dépôt, et pourtant CIC n’a pas encore rendu de décision à son égard.

 

[7]               Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la demande, et la demande d’ERAR de M. Djordevic doit être tranchée par un autre agent. CIC voudra peut‑être envisager de traiter la demande CH en premier lieu. Sur la foi du dossier dont dispose la Cour et du fait que M. Djordevic a désormais passé 11 de ses 37 années au Canada, la demande semble des plus méritoires.

 

Contexte

[8]               M. Djordevic est Serbe (anciennement un citoyen de la Yougoslavie). Le 4 septembre 1999, il a été enlevé en vue du paiement d’une rançon pendant une vingtaine d’heures. Au cours de sa captivité, il a été enfermé dans le coffre arrière d’une voiture. Puis, ses ravisseurs l’ont fait sortir pour le violer, le battre et proférer à son endroit des insultes antisémites. Il a été libéré après que sa famille a payé une rançon.

 

[9]               Les ravisseurs ont fini par être arrêtés; l’un d’eux a été tué lors d’une fusillade policière. Devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR], M. Djordevic a témoigné que trois membres du gang criminel qui l’ont enlevé ont reçu des sentences de douze, neuf et quatre ans d’emprisonnement. Huit autres ont été reconnus coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement allant de six mois à trois ans et demi.

 

[10]           Après avoir témoigné contre ses ravisseurs, M. Djordevic a quitté son pays pour le Canada, où il a demandé l’asile. Il allègue qu’il a été enlevé parce qu’il est juif et parce que sa famille est riche.

 

[11]           La SPR a accepté que M. Djordevic a été enlevé, mais n’a pas cru que l’enlèvement était essentiellement motivé par ses origines juives. Elle a conclu que la richesse de sa famille « [a] joué le rôle le plus important dans la décision de l’enlever » (non souligné dans l’original). La SPR n’était non plus pas convaincue que les ravisseurs posaient une menace constante à son endroit ou qu’ils le blâmeraient pour le décès de leur complice. Enfin, la SPR a examiné la question de savoir s’il existait des circonstances impérieuses justifiant l’octroi du statut de réfugié aux termes du paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, étant donné que le demandeur a été contaminé par le VIH, après avoir été violé, prétend‑il, par ses ravisseurs. En fin d’analyse, la SPR a conclu que « bien qu’elles aient été odieuses, [ses expériences] ne correspondent pas à la norme élevée relative à des événements atroces et épouvantables » et que l’exception relative aux circonstances impérieuses énoncée au paragraphe 108(4) de la Loi ne s’applique pas.

 

[12]           Dans sa demande d’ERAR, M. Djordevic énonce trois motifs de risque :

[Traduction]

Les éléments de preuve fournis dans le présent ERAR indiquent que M. Dordevic [sic] s’exposerait à de nombreuses et graves violations de ses droits fondamentaux en Serbie en raison d’actes de persécution passés, de son appartenance ethnique juive et de sa séropositivité. Plus particulièrement, M. Dordevic [sic] s’exposerait à de la discrimination dans l’emploi et dans l’évaluation des soins de santé en raison de sa séropositivité. Les éléments de preuve, tel qu’ils seront analysés plus loin, révèlent aussi un bon nombre d’autres mauvais traitements et actes de discrimination sociétaux contre les groupes vulnérables auxquels appartient M. Dordevic [sic]. Nous soutenons que, même si la discrimination à laquelle il serait exposé pour un seul motif ne correspondait pas à de la persécution, l’effet cumulatif de la discrimination pour chacun des motifs équivaudrait certainement à de la persécution. Cela est particulièrement vrai étant donné qu’il serait marginalisé à cause de sa séropositivité. (Souligné dans l’original.)

 

[13]           L’agent a établi que l’alinéa 113a) de la Loi s’appliquait aux éléments de preuve présentés par M. Djordevic. L’alinéa prévoit :

Il est disposé de la demande comme il suit :

 

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

Consideration of an application for protection shall be as follows:

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

 

Questions en litige

[14]           M. Djordevic a soulevé un certain nombre de questions; toutefois, les questions déterminantes et inextricablement liées ont trait à l’interprétation par l’agent de l’alinéa 113a) de la Loi et son appréciation des éléments de preuve produits dans la demande d’ERAR.

 

Analyse

[15]           M. Djordevic soutient que l’agent d’ERAR a cru, à tort, qu’il ne pouvait prendre en compte que les nouveaux risques recensés, et non pas les preuves nouvelles d’anciens risques survenues après l’audience de la SPR. Un agent d’ERAR peut prendre en compte des preuves nouvelles survenues après l’audience devant la SPR ou qui ne pouvaient pas avoir été raisonnablement présentées à l’audience de la SPR, même si ces nouveaux éléments de preuve concernent des facteurs de risque examinés par la SPR : Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, 289 DLR (4th) 675, aux paragraphes 12 et 13 [Raza].

 

[16]           Le défendeur soutient que l’agent d’ERAR a appliqué le critère Raza, mais a établi que [traduction] « les nouveaux éléments de preuve produits devant l’agent ne présentaient pas un risque qui n’a pas pu être examiné à l’audience devant la SPR ».

 

[17]           Il est écrit dans l’arrêt Raza qu’une demande d’ERAR ne peut pas être rejetée au seul motif qu’elle concerne le même risque examiné par la SPR. La restriction, comme elle est clairement énoncée à l’alinéa 113a) de la Loi, prévoit qu’un demandeur « ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet » (non souligné dans l’original).

 

[18]           Le défendeur souligne que l’agent a deux fois énoncé le critère qui s’appliquait : [traduction] « J’estime qu’il n’a pas présenté de nouvelles preuves ou des éléments de preuve de nouveaux risques susceptibles de m’amener à rendre une conclusion différente de celle de la SPR » et [traduction] « J’estime que le demandeur n’a pas fourni de nouvelles preuves ou d’éléments de preuve de nouveaux risques survenus depuis que la SPR a rejeté sa demande d’asile ».

 

[19]           Cependant, entre ces deux énoncés exacts du droit, on découvre cet énoncé incorrect du droit lequel, d’après M. Djordevic, montrerait que l’agent a appliqué un critère erroné quand il a examiné la question de savoir si le demandeur avait soulevé un nouveau motif de risque ou un risque qui n’avait pas pu être soulevé devant la SPR :

[traduction]

J’estime que les risques relevés par le demandeur dans sa demande d’ERAR auraient pu raisonnablement être présentés à la SPR à l’audience ou au moment où la demande a été rejetée. Cela comprend les risques associés à ses origines juives et à sa séropositivité. Ces deux éléments étaient connus du demandeur au moment de l’audience. Celui‑ci ne m’a pas présenté d’explication raisonnable des raisons pour lesquelles il n’a pas fait état des risques devant la SPR; il ne m’a pas non plus expliqué les raisons pour lesquelles il lui avait été raisonnablement impossible de faire état des risques en question devant la SPR. (Non souligné dans l’original.)

 

 

[20]           L’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, enseigne que la cour de révision peut examiner le dossier dont disposait l’instance administrative afin de déterminer si la décision est justifiée. Dunsmuir n’oblige pas ou n’autorise pas un tribunal à mener l’analyse que l’instance décisionnelle n’a pas effectuée. En l’espèce, l’agent ne fournit aucun commentaire ni analyse que ce soit au sujet des 350 pages d’observations et d’éléments de preuve que M. Djordevic a produits avec sa demande d’ERAR, sinon les affirmations contradictoires mentionnées plus haut. En raison de l’absence totale d’analyse par l’agent, la Cour et les parties n’ont rien d’autre à faire que deviner quel énoncé du critère l’agent a utilisé. Ce facteur justifie à lui seul l’annulation de la décision étant donné qu’elle n’est ni transparente ni intelligible.

 

[21]           Dans la mesure où l’on peut affirmer que l’agent a bel et bien évalué les éléments de preuve, je conviens avec M. Djordevic qu’il a commis une erreur. L’agent disposait de nouveaux éléments de preuve concernant la question de savoir si M. Djordevic était toujours menacé par les hommes qui l’avaient enlevé et violé; soit les éléments de preuve selon lesquels ils sont tous désormais sortis de prison, l’affidavit de la mère de M. Djordevic, selon qui la famille continue de recevoir des appels téléphoniques anonymes concernant M. Djordevic, et un refus de la police de prendre quelque mesure proactive que ce soit devant la menace.

 

[22]           Même si la SPR était au courant des peines qui ont été prononcées contre les ravisseurs, je conviens avec M. Djordevic que l’affidavit de sa mère et la libération récente des derniers ravisseurs (MM. Dejan et Oljeg) constituent des éléments de preuve qui ne pouvaient pas raisonnablement être présentés à la SPR parce qu’ils se rapportent à des événements qui sont survenus après l’audience de la SPR. De plus, ce sont des éléments de preuve pertinents parce qu’ils peuvent contredire la conclusion de la SPR selon laquelle l’organisation criminelle qui a enlevé M. Djordevic ne pose aucun risque permanent à celui‑ci.

 

[23]           L’agent d’ERAR n’avait aucune raison d’exclure les éléments de preuve se rapportant au moment où MM. Dejan et Oljeg sont sortis de prison. Ces éléments de preuve étaient crédibles – il s’agissait de documents officiels de la cour municipale de Novi Sad. Ces éléments de preuve étaient pertinents – ils pouvaient montrer que M. Djordevic était exposé à un risque auquel il ne s’exposait pas au moment où s’est tenue l’audience de la SPR, en 2004; et les éléments de preuve sont nouveaux, pour la même raison. Ces preuves sont importantes parce que, si ces deux ravisseurs, en particulier, avaient été remis en liberté au moment où se tenait l’audience de la SPR, celle‑ci aurait pu conclure que M. Djordevic avait qualité de personne à protéger.

 

[24]           Parmi tous les ravisseurs, MM Dejan et Oljeg ont reçu les peines d’emprisonnement les plus longues; bien que cette affirmation soit de nature spéculative et n’ait pas été avancée par l’avocat, il est probable qu’ils étaient les deux principaux acteurs de l’enlèvement. M. Djordevic affirme que M. Dejan était [traduction] « l’un des capitaines de l’organisation criminelle » dans son affidavit. Par conséquent, même si la remise en liberté des ravisseurs occupant un rang moins élevé dans l’organisation pouvait ne pas entraîner pour le demandeur un risque supplémentaire, la SPR aurait pu conclure que la libération des têtes dirigeantes ou des responsables de l’enlèvement constituerait un risque accru au point où le demandeur avait qualité de personne à protéger.

 

[25]           Malgré tout ce qui précède, l’agent d’ERAR ne renvoie à ces éléments de preuve dans toute la décision. Il ne renvoie même pas au risque d’une menace constante que l’organisation criminelle pourrait poser à M. Djordevic. Le plus près que l’agent d’ERAR soit venu d’aborder expressément le risque est lorsqu’il affirme [traduction] : « J’estime que les risques recensés par le demandeur dans sa demande d’ERAR auraient raisonnablement pu être présentés à la SPR pendant l’audience ou au moment où la demande d’asile a été rejetée. Cela comprend les risques se rapportant à ses origines juives et à sa séropositivité. »

 

[26]           Le défendeur soutient que l’expression « comprend » signifie que les origines juives et la séropositivité n’étaient que des exemples des affirmations qui auraient raisonnablement pu être soumises à la SPR et, par conséquent, l’agent d’ERAR doit avoir aussi pris en compte le risque posé par les ravisseurs.

 

[27]           Je ne suis pas d’accord. Comme l’a signalé M. Djordevic à l’audience, si l’expression « comprend » signifie que les risques posés par les ravisseurs ont aussi été pris en compte, la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle cet élément de preuve aurait raisonnablement pu être présenté à la SPR est absurde – parce que c’était le risque principal qui a été présenté à la SPR.

 

Conclusion

[28]           Pour ces motifs, la décision de l’agent d’ERAR est annulée. La demande d’ERAR doit être tranchée par un autre agent qui, s’il juge que l’alinéa 113a) s’applique pour refuser les 350 pages d’éléments de preuve présentées, est chargé d’énoncer des motifs expliquant pourquoi il en juge ainsi, particulièrement à la lumière des 10 années qui se sont écoulées depuis la décision de la SPR.

 

[29]           Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la demande d’ERAR du demandeur doit être tranchée par un autre agent conformément aux présents motifs, et aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Line Niquet.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-9693-12

 

INTITULÉ :

BRANISLAV DJORDEVIĆ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 20 NovembRe 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

                                                            LE 7 JANVIER  2014

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Jamie Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MAMANN, SANDALUK & KINGWELL

LLP I MIGRATION LAW CHAMBERS

Avocats

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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