Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20131218


Dossier : T-2215-12

 

Référence : 2013 CF 1258

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 décembre 2013

En présence de madame la juge Mactavish

 

ENTRE :

TIPPET-RICHARDSON LIMITED

 

demanderesse

et

GERARD LOBBE

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le 2 décembre 2010, Gerard Lobbe a eu une conversation téléphonique très animée avec son superviseur, Jeff Brennan. À la fin de la conversation, M. Lobbe ne travaillait plus pour Tippett-Richardson Ltd. (TRL). Selon TRL, M. Lobbe a démissionné. M. Lobbe dit qu’il a été congédié. Une arbitre, nommée en vertu du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2 (le Code), s’est prononcée en faveur de M. Lobbe, concluant qu’il avait été injustement congédié par son employeur.

 

[2]               TRL demande le contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre, affirmant qu’il y avait eu déni de son droit à l’équité procédurale en l’espèce, estimant évident, au vu des motifs de l’arbitre, qu’elle avait fait preuve de partialité contre l’entreprise. TRL affirme en outre que l’arbitre a commis une erreur en omettant de tirer une inférence défavorable du fait que l’épouse de M. Lobbe n’avait pas témoigné à l’audience et en négligeant de tenir compte d’éléments de preuve pertinents susceptibles d’aider Tippett‑Richardson à faire valoir sa cause. Enfin, TRL soutient que la décision de l’arbitre était déraisonnable.

 

[3]               Pour les motifs exposés ci-après, je ne suis pas convaincue que l’arbitre a vraiment fait preuve de partialité contre l’entreprise ou qu’il y a une crainte raisonnable de partialité de sa part. En outre, je suis convaincue que la décision de l’arbitre était raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

Le contexte

[4]               TRL est une entreprise de déménagement et d’entreposage. M. Lobbe a travaillé pour TRL de 1997 jusqu’au 2 décembre 2010, avec une interruption de service de trois mois en 2003. Au cours des quatre dernières années de son emploi, M. Lobbe a travaillé comme camionneur sur longue distance.

 

[5]               Les faits à l’origine de l’appel téléphonique du 2 décembre 2010 touchaient un voyage transfrontalier attribué à M. Lobbe à la fin de novembre 2010. M. Lobbe devait quitter Toronto pour se rendre au Texas et procéder à des ramassages et à des livraisons à divers endroits en cours de route. Au Texas, il devait prendre un autre chargement à rapporter à Toronto.

 

[6]               Les conducteurs de TRL doivent être munis d’un manifeste « Automated Commercial Environment » (le manifeste ACE) pour les cargaisons franchissant la frontière Canada-États‑Unis. Les manifestes ACE sont préparés par les services d’exploitation de TRL et remis aux conducteurs lorsqu’ils ont terminé leur dernier ramassage avant le poste frontalier. Il y a eu désaccord entre les parties, sur la question de savoir si le manifeste était habituellement envoyé à l’endroit du dernier ramassage ou à un endroit sûr près du poste frontalier.

 

[7]               Les parties reconnaissent que M. Lobbe a pris son dernier chargement à London, en Ontario, le 1er décembre 2010 et qu’il a expédié les détails de sa cargaison à inclure dans le manifeste ACE à Jeff Brennan (qui était directeur de l’exploitation de TRL) à 17 h, cet après‑midi‑là. Les deux parties prévoyaient que M. Lobbe recevrait le manifeste ACE rempli tôt le lendemain matin, mais cela ne s’est pas produit.

 

[8]               Il n’est pas nécessaire de récapituler en long et en large les versions contradictoires des faits données par les parties, car les deux versions sont exposées en détail dans la décision de l’arbitre. Qu’il suffise de dire que les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si M. Lobbe devait prendre son manifeste à London ou à Windsor. Jeff Brennan a présumé que M. Lobbe prendrait la route et se rendrait à Windsor le lendemain matin, tandis que M. Lobbe a compris qu’il devait demeurer à une halte routière de London et attendre que le manifeste ACE lui soit envoyé.

 

[9]               Le matin du 2 décembre 2010, M. Lobbe communiquait à un répartiteur de TRL à Ottawa un numéro de télécopieur d’une halte routière où le manifeste devait être envoyé. L’indicatif régional de London est le même que celui de Windsor, de sorte que le numéro de télécopieur ne permettait pas de savoir où M. Lobbe se trouvait.

 

[10]           M. Lobbe, n’ayant pas reçu le manifeste à la mi-journée du 2 décembre, a communiqué avec M. Brennan. Il semble que TRL avait des difficultés avec le logiciel servant à générer le manifeste et que ce dernier n’avait pas encore été envoyé à M. Lobbe.

 

[11]           Le document a finalement été envoyé à M. Lobbe à 13 h 04 le 2 décembre 2010. M. Lobbe a déclaré que l’usage était de communiquer avec le conducteur, lorsque le manifeste était envoyé, afin qu’il puisse aller le prendre. Toutefois, il dit qu’il n’a pas reçu d’appel le 2 décembre 2010 et ne savait donc pas que le document lui avait été envoyé par télécopieur.

 

[12]           Dans l’intervalle, M. Lobbe craignait que le retard à recevoir le manifeste nuise à sa capacité de respecter son horaire. Par conséquent, il a communiqué avec un agent de TRL à Madison, au Wisconsin, première destination sur son itinéraire pour reporter du 4 au 6 décembre 2010 l’horaire de la main-d’œuvre qui l’aiderait à décharger le camion. TRL soutient que M. Lobbe a fait cela unilatéralement, à l’insu de l’entreprise et sans son autorisation.

 

[13]           M. Lobbe, n’ayant pas encore reçu le manifeste à 14 h 30 le 2 décembre, a communiqué avec Mike Donnachie, directeur du Centre de l’exploitation de TRL, pour l’informer de la situation. M. Donnachie est ensuite allé voir M. Brennan pour savoir ce qui se passait et l’a informé, à ce moment‑là, que M. Lobbe était encore à London. M. Brennan fut étonné et contrarié en apprenant cela, car il supposait que M. Lobbe était déjà à Windsor.

 

[14]           M. Brennan craignait que le retard de M. Lobbe à franchir la frontière compromette son horaire et, notamment, l’empêche de procéder au ramassage au Texas au moment prévu pour le voyage de retour. Cet aspect l’inquiétait particulièrement, car une bonne partie du bénéfice de telles cargaisons est fait sur le voyage de retour.

 

[15]           M. Lobbe ne se souvenait pas qu’on lui ait demandé de conduire jusqu’à Windsor ou d’y prendre le manifeste. Il a expliqué qu’il avait choisi de ne pas déplacer le camion de London à Windsor le matin du 2 décembre, parce qu’il voulait retarder [traduction] l’« ouverture de son carnet de route » jusqu’à ce qu’il ait bel et bien reçu le manifeste. M. Lobbe a expliqué qu’aux termes des règles du ministère des Transports, il ne pouvait conduire plus de 14 heures par jour et qu’il ne voulait pas commencer le décompte avant d’avoir en main le manifeste, afin de disposer de suffisamment d’heures de conduite pour faire ses livraisons à temps.

 

[16]           En apprenant que M. Lobbe était encore à London, M. Brennan a communiqué avec lui par téléphone, ce qui a donné lieu à la discussion à l’origine de la présente demande.

 

[17]           TRL soutient que, pendant cet échange, M. Lobbe a qualifié M. Brennan de [traduction] « maudit crétin », notamment, et qu’il a donné sa démission en disant : [traduction] « Écoute-moi, maudit crétin, je gare ce maudit camion ici, et vous pouvez venir le prendre. » Selon Terry Cochrane, l’un des témoins de TRL, tous chez TRL savaient que, si un conducteur [traduction] « remettait ses clés », cela équivalait à une démission.

 

[18]           En revanche, M. Lobbe a déclaré dans son témoignage que M. Brennan avait commencé l’appel en disant : [traduction] « Mais qu’est-ce que tu foutes encore à London? ». Et, dans le cours de la discussion qui a suivi, il a dit à M. Lobbe qu’il était congédié. Par la suite, le directeur de l’exploitation de TRL à London est ensuite venu prendre le camion de M. Lobbe, et des dispositions ont été prises pour que M. Lobbe soit ramené à Ottawa. Un autre conducteur a alors repris l’itinéraire jusqu’au Texas.

 

[19]           À l’appui de son affirmation selon laquelle TRL avait mis fin à son emploi, M. Lobbe a fait mention d’un document interne de TRL intitulé [TRADUCTION] « Avis de cessation d’emploi ». Ce document, préparé par le service des Ressources humaines de TRL, mentionne le motif de la cessation d’emploi de M. Lobbe comme étant : « M – congédiement ».

 

[20]           Le 4 mars 2011, M. Lobbe déposait une plainte en vertu de l’article 240 du Code, dans laquelle il alléguait qu’il avait été injustement congédié par TRL. Une arbitre a par la suite été nommée pour entendre sa plainte.

 

La décision de l’arbitre

[21]           L’audience en arbitrage a duré cinq jours. Onze témoins ont déposé, neuf au nom de TRL et deux au nom de M. Lobbe, et un volume appréciable de documents a été déposé en preuve devant l’arbitre.

 

[22]           Tôt dans sa décision, l’arbitre a souligné que le président de TRL, John Novak, avait été le premier témoin pour l’entreprise et qu’il était demeuré dans la salle pendant le reste de l’audience. Selon l’arbitre, sa présence [traduction] « semblait envoyer un message ferme, à tous ceux qui rendaient témoignage, quant à l’importance de celui‑ci ainsi qu’à l’intérêt et à la préoccupation que cela suscitait pour lui ». L’arbitre a de plus fait remarquer que des sentiments de loyauté envers TRL [traduction] « ressortaient fortement » des dépositions des employés de l’entreprise : au paragraphe 4 de sa décision.

 

[23]           Il était également évident pour l’arbitre que le déménagement à longue distance est une industrie difficile et que conduire des camions sur de longs trajets est un mode de vie qui ne va pas sans difficulté. L’arbitre a relevé que les conducteurs, souvent, sont un peu frustes et que le recours fréquent aux jurons dans la discussion dont il était question devait être considéré dans ce contexte : au paragraphe 5.

 

[24]           L’arbitre a souligné que la question clé à trancher était de savoir si M. Lobbe avait démissionné, reconnaissant que, s’il avait démissionné, elle n’aurait plus compétence pour entendre l’affaire : au paragraphe 44.

 

[25]           L’arbitre a relevé qu’il y avait eu un [traduction] « malentendu » entre MM. Brennan et Lobbe sur la question de savoir où celui-ci devait prendre le manifeste et qu’ils [traduction] « avaient une divergence d’interprétation » : aux paragraphes 8 et 47. Elle a aussi relevé que rien ne prouvait que M. Lobbe ait eu le moindre intérêt à retarder délibérément le voyage ou qu’il ait eu le moindre avantage à attendre le manifeste à London plutôt qu’à Windsor. Elle a également conclu qu’il était « important » que M. Lobbe n’ait pas ouvert son carnet de route de façon à conserver pleinement ses 14 heures de temps de conduite, pour commencer le décompte après avoir reçu son manifeste : au paragraphe 28.

 

[26]           L’arbitre a également constaté que M. Brennan connaissait une mauvaise journée. En plus des difficultés avec le serveur qui devait préparer les manifestes, [traduction] « c’était, dans l’ensemble, un matin particulièrement mouvementé à TRL-Ottawa » : au paragraphe 12. De plus, M. Brennan sentait une terrible pression, croyant, comme il l’affirmait, que le chargement de retour était désormais perdu : au paragraphe 25.

 

[27]           L’arbitre a aussi conclu que M. Brennan était manifestement en colère lorsqu’il avait appris que M. Lobbe était encore à London à 14 h 30 le 2 décembre, en particulier du fait qu’il croyait, à tort, que le manifeste lui avait été envoyé par télécopie des heures auparavant.

 

[28]           En ce qui a trait à l’appel téléphonique en cause, l’arbitre a tenu compte du témoignage des trois parties à la communication, à savoir M. Brennan, qui avait passé l’appel, le répartiteur de la succursale d’Ottawa, Trevor Butler (un des témoins de TRL) qui était présent au moment de l’appel, ainsi que M. Lobbe.

 

[29]           Se basant sur ces éléments de preuve, l’arbitre a conclu que M. Brennan [traduction] « frustré et énervé s’en [était] pris » à M. Lobbe : au paragraphe 23. M. Lobbe, pour sa part, estimait n’avoir rien fait de mal et il [traduction] « s’[était] hérissé et [avait] immédiatement répliqué » : au paragraphe 23. L’arbitre a fait la remarque que les propos de M. Lobbe pendant l’appel étaient [traduction] « selon toute probabilité [...] beaucoup plus pittoresques » qu’il ne voulait l’admettre : au paragraphe 49. L’arbitre, par contre, n’a pas admis le fait que M. Lobbe avait démissionné au cours de l’appel ou que les mots qu’il avait utilisés donnaient à penser que son intention était de démissionner.

 

[30]           L’arbitre a expressément fait mention du témoignage de Terry Cochrane, qui donnait à penser que tous savaient, chez TRL, que, si un conducteur « remettait ses clés », cela équivalait à une démission. Elle a par contre conclu que M. Lobbe n’avait pas remis ses clés, mais plutôt qu’elles lui avaient été prises : au paragraphe 50. Se fondant sur la prépondérance des probabilités, l’arbitre a conclu que M. Lobbe n’avait pas démissionné, mais qu’en fait, il avait plutôt été congédié.

 

[31]           Ayant conclu que M. Lobbe avait été congédié par TRL, l’arbitre a fait remarquer qu’il incombait à l’entreprise de produire des éléments de preuve établissant que, selon la prépondérance des probabilités, le congédiement était juste.

 

[32]           En ce qui concerne le dossier disciplinaire antérieur de M. Lobbe, l’arbitre a jugé qu’un incident mineur ayant eu lieu en 2001 était [traduction] « trop ancien pour être équitablement pris en compte dans la présente appréciation » : au paragraphe 53. Un deuxième incident, qui se serait produit une semaine avant le dernier voyage de M. Lobbe, n’a été soulevé qu’après le 2 décembre 2010 et n’a jamais été porté à l’attention de celui‑ci. Par conséquent, l’arbitre n’a accordé que peu de poids à cet incident. Malgré l’existence de plaintes de nature générale concernant M. Lobbe, aucune de ces plaintes n’avait été documentée, et l’arbitre a conclu qu’elles [traduction] « n’étaient aucunement de nature disciplinaire » : au paragraphe 55. Il existait toutefois des éléments de preuve positifs concernant les compétences et l’intégrité de M. Lobbe à titre d’employé.

 

[33]           Par conséquent, l’arbitre a apprécié le caractère juste du congédiement de M. Lobbe uniquement d’après les faits du 2 décembre 2010, s’interrogeant à savoir si la conversation téléphonique qui avait eu lieu à cette date donnait à TRL un motif pour congédier M. Lobbe.

 

[34]           Après une récapitulation des principes juridiques concernant les motifs valables de congédiement, l’arbitre a conclu que M. Lobbe n’aurait pas dû réagir comme il l’avait fait au cours de l’appel téléphonique du 2 décembre, mais que l’attaque de M. Brennan à l’endroit de M. Lobbe était déplacée : au paragraphe 64. L’arbitre, admettant quand même que le comportement de M. Lobbe aurait pu justifier certaines mesures disciplinaires, n’était pas convaincue qu’il s’agissait, de la part de M. Lobbe, d’une insubordination assimilable à une inconduite justifiant un congédiement.

 

[35]           En tirant cette conclusion, l’arbitre a rappelé qu’il faut que l’inconduite soit grave pour que l’employeur puisse renvoyer un employé sans préavis et qu’il faut tenir compte du contexte. En l’espèce, il n’y avait qu’un seul incident et une série de circonstances atténuantes. La décision de congédier était rationnelle et inspirée par le désir de l’employeur de sauvegarder la cargaison de retour, mais elle était hors de proportion avec l’inconduite de M. Lobbe.

 

[36]           L’arbitre a refusé de réintégrer M. Lobbe à son poste, estimant que la relation entre lui et son employeur ne pouvait désormais redevenir normale. Par contre, elle a adjugé à M. Lobbe l’équivalent de sept mois de salaire à titre d’indemnisation tenant lieu de préavis, soit au total 37 975 $. De ce montant, un mois a été déduit, en partie pour tenir compte des mesures disciplinaires qui auraient pu être imposées à M. Lobbe, soit un montant total octroyé de 32 550 $.

 

[37]           Dans une ordonnance subséquente relative aux dépens, l’arbitre a conclu à l’absence de [traduction] « circonstances exceptionnelles » justifiant l’octroi de dépens procureur‑client, mais que certains dépens s’imposaient, fixant ceux de M. Lobbe à 10 000 $ : Lobbe c. Tippet Richardson Ltd., [2013] CLAD No. 12.

 

Analyse

[38]           Avant de passer aux arguments de TRL concernant le bien‑fondé de sa demande, il faut d’abord considérer les objections de M. Lobbe concernant l’affidavit de John Novak produit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire de TRL.

 

La recevabilité de l’affidavit de M. Novak

[39]           M. Lobbe soutient que l’affidavit de M. Novak contient des éléments de preuve dont ne disposait pas l’arbitre et qu’il est donc irrecevable. De plus, M. Lobbe affirme qu’une bonne partie du contenu de l’affidavit ne devrait pas être pris en considération, car il contient une argumentation et une opinion.

 

[40]           J’admets que certaines parties de l’affidavit de M. Novak constituent une argumentation et une opinion : voir, à titre d’exemple, les paragraphes 13, 14, 20, 21, 25, 29, 49, 50, 53, 54, 55, 58, 61, 62, 67 et 80 à 82. Toutefois, puisque ces arguments ont été repris par l’avocat de TRL dans ses observations, ils seront examinés dans ce contexte.

 

[41]           M. Lobbe affirme que l’affidavit contient des éléments de preuve dont ne disposait pas l’arbitre, mais on ne m’a présenté aucune preuve appuyant cette assertion. Le seul affidavit produit par M. Lobbe à l’appui de sa réponse à la demande émane d’un technicien juridique du cabinet de son avocate. Sont annexées à l’affidavit des copies de documents dont disposait l’arbitre, mais on n’y aborde pas la question de savoir si l’arbitre disposait ou non des éléments de preuve mentionnés dans l’affidavit de M. Novak.

 

[42]           Les procédures devant l’arbitre n’ont pas été transcrites. Toutefois, tel que je l’ai mentionné précédemment, M. Novak était présent pendant toute la durée de l’audience et est donc à même de confirmer ce qui s’y est passé.

 

[43]           Plus fondamentalement, la démarche moderne concernant l’analyse relative à la norme de contrôle exige que la Cour établisse le caractère raisonnable d’une décision, compte tenu des motifs présentés par le décideur et des motifs « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 48.

 

[44]           La Cour doit aussi déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59. Pour y parvenir, la Cour doit avoir une connaissance du dossier dont le décideur de première instance était saisi.

 

[45]           Par conséquent, je suis disposée à tenir compte des renseignements que renferme l’affidavit de M. Novak, dans la mesure où ils portent sur le contenu du dossier de la preuve dont disposait l’arbitre.

 

[46]           Les parties de l’affidavit de M. Novak qui concernent l’allégation de partialité de la part de l’arbitre sont également recevables, étant donné qu’elles portent sur une question d’équité procédurale : Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, 428 NR 297, au paragraphe 20. Nous traitons de cet aspect ci‑dessous.

Les arguments concernant l’équité procédurale

[47]           TRL avance trois arguments qui, à ses dires, touchent l’équité de la procédure dont était saisie l’arbitre.

 

[48]           Lorsque surgit une question d’équité procédurale, il incombe à la Cour d’établir si le processus suivi par le décideur atteint le niveau d’équité nécessaire dans l’ensemble des circonstances de l’affaire : voir l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 43.

 

Y a-t-il crainte raisonnable de partialité de la part de l’arbitre?

[49]           La première observation de TRL est que les critiques excessives de l’arbitre concernant le personnel de gestion de TRL et ses commentaires à propos de la présence constante de M. Novak dans la salle d’audience sont la preuve qu’elle avait vraiment un parti pris ou, à tout le moins, suscitent une crainte raisonnable de partialité à l’encontre de TRL.

 

[50]           Si je saisis bien l’observation de TRL, elle allègue que le témoignage de ses témoins soit n’a pas été cru, soit a reçu moins de poids de la part de l’arbitre parce que M. Novak était présent lorsque les témoins avaient fait leur déposition et que l’arbitre croyait que la présence de M. Novak avait influé sur leur témoignage.

 

[51]           TRL déclare qu’elle n’était pas au courant des préoccupations de l’arbitre à cet égard avant de recevoir sa décision. Par conséquent, elle n’a eu aucune possibilité de dissiper ces préoccupations au cours de l’audience.

[52]           TRL souligne aussi le fait que M. Novak a fait sa déposition avant tous les autres témoins de TRL et qu’il avait tout à fait le droit d’être présent à l’audience. Non seulement il était le client donneur d’instructions, mais l’ordonnance d’exclusion rendue par l’arbitre au début de l’audience exemptait expressément M. Novak de son champ d’application.

 

[53]           Le critère permettant d’établir s’il y a vraiment partialité ou crainte raisonnable de partialité relativement à un décideur en particulier consiste à se demander à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? Voir l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la page 394, 68 DLR (3d) 716.

 

[54]           Une allégation de partialité, particulièrement de partialité réelle, par opposition à une crainte de partialité, constitue une allégation grave. En fait, cela met en doute l’intégrité de l’administration de la justice ainsi que l’intégrité même de l’arbitre dont la décision est en cause. Par conséquent, le seuil pour établir s’il y a partialité est élevé : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 RCS 484, 151 DLR (4th) 193, au paragraphe 113.

 

[55]           Je ne vois pas clairement pour quelle raison l’arbitre a formulé des observations sur la présence constante de M. Novak dans la salle d’audience, si ce n’est que pour signaler son intérêt dans l’affaire et son importance pour l’entreprise. Cela dit, je ne suis pas convaincue que la partialité, réelle ou crainte, a été établie en l’espèce.

[56]           Je traiterai de la question de l’omission alléguée selon laquelle l’arbitre n’aurait pas fait mention de certains éléments de preuve lorsque je traiterai du caractère raisonnable de la décision. Qu’il suffise de dire que le fait que l’arbitre n’ait pas fait expressément mention de ces éléments de preuve dans ses motifs ne me permet aucunement, à mon avis, de conclure que l’arbitre était partiale.

 

[57]           Qui plus est, le fait que l’arbitre ait préféré une version des faits à une autre ne permet pas de tirer une conclusion de partialité, car il entre dans les attributions mêmes de l’arbitre d’apprécier les éléments de preuve contradictoires afin d’arriver à une décision. Plus particulièrement, rien ne donne à penser, dans les motifs de l’arbitre, que le témoignage de l’un ou l’autre des témoins ait été affecté par la présence constante de M. Novak dans la salle d’audience ou ait obtenu moins de valeur probante pour cette raison.

 

[58]           En étudiant l’affaire « de façon réaliste et pratique », une personne bien renseignée aurait bien de la difficulté à déceler de la partialité. En fait, à de multiples reprises, l’arbitre réprimande M. Lobbe pour ses « expressions colorées » et sa réponse à l’appel de M. Brennan dans l’après‑midi du 2 décembre 2010. En fait, elle va jusqu’à retrancher un mois de rémunération au dédommagement accordé à M. Lobbe pour son congédiement injuste, en partie compte tenu du fait que sa conduite n’était pas totalement irréprochable.

 

[59]           TRL soulève deux autres arguments qu’elle qualifie de problèmes d’équité procédurale, l’arbitre n’ayant pas tiré d’inférence défavorable du fait que l’épouse de M. Lobbe n’avait pas témoigné à l’audience et ayant omis, allègue l’entreprise, de régler convenablement la question de l’atténuation des dommages.

 

[60]           À mon sens, il ne s’agit aucunement d’équité procédurale, car cela touche plutôt le caractère raisonnable de la décision de l’arbitre. Ainsi, je traiterai ces questions dans la prochaine partie des présents motifs.

 

La décision de l’arbitre était-elle raisonnable?

[61]           L’arbitre devait trancher une question préjudicielle, à savoir si M. Lobbe avait été « congédié » au sens de l’article 240 du Code ou s’il avait démissionné. Il fallait également trancher la question de savoir si TRL avait un motif valable de congédier M. Lobbe et, dans le cas contraire, établir la mesure appropriée quant aux dommages‑intérêts.

 

[62]           Chacun de ces aspects suppose des questions mixtes de fait et de droit, et chacun repose lourdement sur les faits. Ainsi, la décision de l’arbitre est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[63]           Lorsqu’elle contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit prendre en considération la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 59.

 

[64]           En ce qui a trait au fait que M. Lobbe n’a pas appelé son épouse à témoigner, TRL souligne que, dans ses propos liminaires devant l’arbitre, l’avocate de M. Lobbe a mentionné que l’épouse serait appelée à témoigner. Toutefois, je n’ai reçu aucune information sur ce qu’elle était censée dire.

 

[65]           On n’a fourni à l’arbitre aucune explication quant aux raisons pour lesquelles, en fin de compte, l’épouse de M. Lobbe n’a pas témoigné. Selon TRL, dans ces circonstances, l’arbitre aurait dû conclure que son témoignage n’aurait pas aidé M. Lobbe.

 

[66]           Je ne suis pas d’accord.

 

[67]           Mentionnons tout d’abord que l’épouse de M. Lobbe n’était pas un témoin sans lien de dépendance, et on ne peut que supposer que M. Lobbe et son avocate étaient tous deux très au fait de ce qu’elle aurait dit, et ce, bien avant l’introduction de l’affaire. De plus, il peut y avoir un certain nombre de raisons pour lesquelles ils auraient décidé de ne pas la faire témoigner.

 

[68]           Qui plus est, l’épouse de M. Lobbe n’était pas partie à l’appel téléphonique au cœur de la présente affaire, pas plus qu’elle n’était un témoin direct de l’un ou l’autre des faits pertinents. Ainsi, je me demande quel témoignage elle aurait pu rendre, si ce n’est de confirmer ce que M. Lobbe pouvait lui avoir dit, après le fait. On pourrait en fait raisonnablement prévoir que l’avocat de TRL se serait opposé à ce qu’elle témoigne, parce que son témoignage aurait été entièrement composé de ouï-dire.

 

[69]           Par conséquent, il était raisonnable que l’arbitre ne tire pas d’inférence défavorable du fait que l’épouse de M. Lobbe n’avait pas témoigné.

 

[70]           TRL s’insurge en outre contre le fait que l’arbitre n’a pas traité certaines parties de la preuve dans son analyse. Plus particulièrement, TRL se réfère à la conduite de M. Lobbe qui, unilatéralement, a modifié les arrangements concernant le déchargement du camion à Madison, au Wisconsin, le reportant du 4 au 6 décembre 2010 et compromettant ainsi, affirme TRL, le calendrier du reste du voyage.

 

[71]           Je relèverais que, même si M. Lobbe avait mentionné la possibilité de modifier les arrangements concernant la main-d’œuvre pour le 4 décembre 2010 plus tôt au cours de la journée, personne chez TRL n’était au courant que le changement avait déjà été fait au moment de l’appel téléphonique au cœur de la présente affaire. Le résultat est que cela n’a joué aucun rôle dans les discussions entre MM. Lobbe et Brennan et était donc largement étranger à la question de savoir si M. Lobbe a démissionné ou a été congédié au cours de l’appel en question.

 

[72]           J’admets que ce « motif après le fait » pourrait être pertinent dans une affaire de congédiement injuste. C’est‑à‑dire qu’il existe des cas où il serait approprié, pour un employeur, de se fonder sur des circonstances qu’il ne connaissait pas au moment d’un congédiement pour appuyer ses allégations, s’il affirme que le congédiement était justifié.

 

[73]           Cela dit, il ne m’appartient pas de trancher la question, mais il faudrait se demander si les actes de M. Lobbe, lorsqu’il a unilatéralement modifié les dispositions de livraison au Wisconsin, pouvaient éventuellement justifier le congédiement sommaire d’un employé ayant 23 ans de service et un bon dossier en matière de discipline.

 

[74]           Plus fondamentalement, cependant, on présume qu’un arbitre a soupesé et examiné toute la preuve dont il est saisi : voir l’arrêt Florea c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1993] ACF no 598 (CAF), au paragraphe 1.

 

[75]           En outre, « on ne s’attend pas à de la perfection ». L’arbitre, dans ses motifs, n’a pas à traiter de la totalité des éléments de preuve et des arguments, et il n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui a mené à sa conclusion finale : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, aux paragraphes 14 à 18.

 

[76]           Par conséquent, on ne m’a pas convaincue que l’omission, par l’arbitre, de mentionner expressément cet élément de preuve rendait ses conclusions, selon lesquelles M. Lobbe avait été congédié et que TRL n’avait pas de motif valable pour ce faire, déraisonnables.

 

[77]           TRL soutient également que l’arbitre a tenu compte de points non pertinents, notamment de faits qui s’étaient produits après l’appel téléphonique du 2 décembre 2010. On ne m’a pas convaincue que ces faits étaient totalement étrangers à la tâche que devait assumer l’arbitre, car l’ensemble de la relation entre M. Lobbe et TRL était pertinent à l’égard de la question de savoir si la réintégration était en l’espèce une réparation appropriée.

 

[78]           Je ne suis pas convaincue, non plus, que l’arbitre a commis une erreur dans le traitement d’autres décisions au titre du Code, concernant le congédiement de camionneurs et sur lesquelles TRL se fondait pour appuyer sa cause. Chacune de ces affaires était manifestement un cas d’espèce, et l’arbitre devait apprécier le témoignage de chaque témoin à l’égard des faits en litige dans la présente affaire et en tirer ses propres conclusions. C’est ce qu’elle a fait.

 

[79]           Enfin, TRL soutient que l’arbitre a commis une erreur en ne traitant pas adéquatement de la question de l’atténuation des dommages.

 

[80]           M. Lobbe est demeuré sans emploi de décembre 2010 à juillet 2011. L’arbitre a conclu que M. Lobbe [traduction] « a[vait] fait certains efforts pour minimiser ses pertes [...] mais qu’il aurait pu en faire davantage » : au paragraphe 71 de la décision de l’arbitre. Il ressort des motifs de l’arbitre que sa décision de réduire d’un mois de rémunération le montant adjugé à M. Lobbe visait, du moins en partie, à tenir compte du fait qu’il n’avait pas déployé suffisamment d’efforts pour se chercher un autre emploi.

 

[81]           Dans une affaire comme celle-ci, il appartient à l’employé de prouver qu’il a subi des dommages. Toutefois, la position de l’employeur est que l’ancien employé n’a pas minimisé suffisamment ses pertes et qu’il y avait d’autres emplois qui lui étaient raisonnablement offerts, de sorte qu’il incombe à l’employeur d’établir que tel était effectivement le cas : Red Deer College c. Michaels, [1976] 2 RCS 324, 57 DLR (3d) 386. On ne m’a pas signalé le moindre élément de preuve figurant au dossier qui appuierait pareille conclusion. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que l’arbitre a commis l’erreur alléguée.

 

 

Conclusion

[82]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de TRL est rejetée, avec dépens en faveur de M. Lobbe, lesquels sont fixés à 4 250 $.

 

La demande de paiement d’intérêts de M. Lobbe

[83]           Dans ses observations de vive voix, l’avocate de M. Lobbe a demandé que j’ordonne à TRL de verser des intérêts sur le montant de l’indemnisation accordée par l’arbitre, de la date de sa décision jusqu’à la date de l’ordonnance de la Cour. Non seulement M. Lobbe n’a pas cité le moindre précédent autorisant la Cour à rendre une ordonnance en ce sens, mais cette réparation n’a pas été mentionnée dans son mémoire des faits et du droit. Par conséquent, je refuse de rendre une telle ordonnance.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.                  Les dépens de la présente demande sont adjugés à M. Lobbe et sont fixés à 4 250 $.

 

 

 

« Anne L. Mactavish »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-2215-12

 

INTITULÉ :

TIPPET-RICHARDSON LIMITED c. GERARD LOBBE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 26 NOVEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

                                                            LE 18 DÉCEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

Bruce R. Jaeger

Lillian Ferreira

 

pour lA DEMANDERESSE

 

Terri H. Semanyk

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fluxgold Izsak Jaeger, LLP

Avocats

Richmond Hill (Ontario)

 

pour lA DEMANDERESSE

 

Shanbaum Semanyk Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.