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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20140107

Dossier : IMM-9844-12

Référence : 2014 CF 16

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2014

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

ALEJANDRO MARIANO CHUNG

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c. 27 [la Loi], visant la décision de la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en date du 6 septembre 2012 [la décision] déclarant le demandeur interdit de territoire au Canada en tant que personne visée à l’alinéa 37(1)a) de la Loi.

 

CONTEXTE

[2]               Le demandeur, un citoyen chilien âgé de 47 ans, est résident permanent au Canada. Il est arrivé ici en 1979, à l’âge de 13 ans et, à la date de la décision, il n’était jamais retourné au Chili.

 

[3]               Le demandeur possède un long casier judiciaire couvrant une période d’une trentaine d’années. Il a joint les rangs des Hells Angels en 2010, et démissionné en 2011, mais il avait des liens avec l’organisation depuis des années. Il n’est pas contesté que les Hells Angels sont une organisation criminelle. Le demandeur admet avoir été membre « candidat » (prospect), soit la dernière étape avant de devenir membre à part entière (full-patch).

 

[4]               Le détective Wes Law du Service de police de Winnipeg a fait part de son opinion sur les relations du demandeur avec les Hells Angels (dossier du demandeur, page 14). Le demandeur a été vu en compagnie de membre des Hells Angels à la fête donnée par l’organisation pour l’Halloween, le 27 octobre 2000. Il a été arrêté le 28 janvier 2002 pour des voies de fait commises avec un autre homme qui portait une casquette et un T‑shirt des Hells Angels; la victime hésitant à coopérer avec la police parce qu’elle savait que ses agresseurs appartenaient aux Hells Angels, il y a finalement eu arrêt des procédures. Entre 2003 et 2011, le demandeur a aussi été vu en compagnie de membres des Hells Angels ainsi qu’à des activités sociales de l’organisation. En 2011, il a confirmé verbalement au détective Law qu’il était membre candidat et, plus tard, qu’il avait été rétrogradé au rang de « parasite » (hangaround), sans toutefois expliquer les raisons de cette rétrogradation. Sur ce fondement, le détective Law a formulé l’opinion que le demandeur avait [traduction] « des liens profonds avec le Hell’s Angels Motorcycle Club, et il a[vait] activement adhéré au mode de vie des motards criminalisés au cours des deux dernières décennies ».

 

[5]               Le 6 septembre 2012, la SI a déclaré le demandeur interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)a) de la Loi et elle a ordonné son expulsion.

 

QUESTION PRÉLIMINAIRE

[6]               Le défendeur prie la Cour de modifier l’intitulé de la cause en remplaçant le « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » défendeur par le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », conformément au paragraphe 4(1) de la Loi.

 

DÉCISION SOUMISE AU CONTRÔLE

[7]               La SI a indiqué que la norme de preuve applicable aux faits allégués était celle des « motifs raisonnables de croire », soit une norme moins élevée que celle de la « prépondérance des probabilités » mais exigeant plus que de simples soupçons. Elle a signalé aussi qu’elle ne présidait pas un procès criminel et qu’il n’était pas nécessaire d’établir que le demandeur était coupable d’une infraction criminelle.

 

[8]               Lors de l’audience devant la SI, le demandeur a témoigné qu’il avait joint les rangs des Hells Angels en 2010 et qu’il était ensuite devenu candidat, mais qu’il avait démissionné au mois d’octobre 2011. À la question de savoir pourquoi il voulait faire partie du club, le demandeur a répondu qu’il voulait simplement faire de la moto avec eux et qu’un ami qu’il fréquentait beaucoup, Shane Kirton, en était membre depuis 10 ans. Le demandeur a reconnu avoir été rétrogradé de candidat à parasite, expliquant que c’était parce qu’il avait été absent à certains événements et qu’il ne s’était pas présenté à un poste de travail au repaire club. Il a dit avoir démissionné parce qu’il manquait de temps et qu’il voyait moins sa fille à cause de cela et en raison du harcèlement policier. Il a affirmé ignorer pourquoi la police harcelait les Hells Angels.

 

[9]               Il a été établi en preuve que, pour conférer le statut de « parasite », [traduction] « [l]es membres à part entière doivent être certains que la personne est systématiquement impliquée dans le crime avant d’approuver sa promotion à ce grade. Sa candidature doit aussi être approuvée par une majorité des membres ». Le « candidat » est [traduction] « un individu qui acquiert la confiance des membres qui portent les couleurs. Il démontre sa loyauté et sa capacité d’exécuter les ordres et d’y obéir. Il s’est impliqué activement dans des activités criminelles ». Le demandeur n’a pas contesté cette preuve.

 

[10]           Le demandeur a nié avoir la moindre connaissance d’activités criminelles des Hells Angels. Selon ses dires, ses tâches en tant que parasite consistaient à servir des boissons et à nettoyer au repaire. Il a témoigné qu’il n’a jamais entendu un membre parler d’infraction criminelle ni vu un membre en commettre une. Son avocat a fait valoir que la seule atteinte du statut de candidat ne signifiait pas que le demandeur était au courant du caractère criminel des activités de l’organisation, et que les Hells Angels étaient d’un naturel secret.

 

[11]           La SI a signalé qu’il ressortait d’observations policières que le demandeur avait déjà des liens avec les Hells Angels en 2000 et qu’il avait lui‑même témoigné qu’un ami de longue date, M. Kirton, était membre de l’organisation depuis 10 ans. Un autre ami du demandeur, Dale Paggett, a témoigné qu’il connaissait quelques personnes ayant des liens avec les Hells Angels, mais qu’il ne considérait pas qu’il s’agissait d’une organisation criminelle, mais la SI n’a pas jugé ce témoignage utile, parce que le témoin, contrairement au demandeur, n’était ni parasite ni candidat.

 

[12]           La SI a déclaré que les Hells Angels étaient une organisation criminelle notoire. Elle a jugé l’explication du demandeur selon laquelle il voulait devenir membre à part entière des Hells Angels simplement pour pouvoir faire de la moto avec eux non crédible, parce que ce dernier avait été intercepté par la police lors de sorties à moto avec le groupe alors qu’il était parasite et candidat, ce qui indiquait qu’il pouvait faire de la moto avec eux sans être membre à part entière.

 

[13]           Le détective Law a témoigné que l’activité des Hells Angels est le crime et, principalement, le trafic de drogue. Selon lui, nul ne pouvait penser qu’il s’agissait simplement d’un groupe aimant se réunir et faire de la moto. Pour accéder au grade de candidat, il fallait avoir démontré son engagement envers l’organisation et en être un rouage actif. Même pour être « ami officiel », grade inférieur à celui de parasite, il fallait avoir été impliqué activement dans des activités criminelles.

 

[14]           La SI a cité le paragraphe 30 de la décision Amaya c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 549 [Amaya], selon lequel : « [e]n résumé, même si le demandeur ne s’est pas livré à des activités criminelles, s’il était au courant des activités, il semble qu’il satisfait aux critères de l’appartenance. Le fait d’être au courant des activités de la bande semblerait suffisant pour satisfaire à l’exigence de l’élément moral ».

 

[15]           S’exprimant au sujet de l’argument du demandeur que le contre-interrogatoire n’avait pas sérieusement ébranlé son témoignage selon lequel il n’était pas au courant de l’activité criminelle d’autres Hells Angels, la SI a indiqué qu’elle n’était pas tenue de conclure à la crédibilité du témoignage pour cette seule raison et qu’elle pouvait prendre en compte les probabilités raisonnables découlant des autres éléments. Selon elle, le témoignage du demandeur était « entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce, et je ne crois pas son témoignage ». Elle a aussi signalé que, suivant l’alinéa 173c) de la Loi, elle n’était pas liée par les règles légales ou techniques de la présentation de la preuve.

 

[16]           Elle a indiqué qu’il suffisait de démontrer que le demandeur avait fait preuve d’ignorance volontaire à l’égard de la nature criminelle de l’organisation, ce qui se faisait en établissant qu’il savait qu’il devait se renseigner mais avait décidé de demeurer dans l’ignorance. Elle a fait état d’une descente de police effectuée le 29 juillet 2010 au repaire de Winnipeg des Hells Angels, alors que le demandeur s’y trouvait, et lors de laquelle des négociateurs ont convaincu le demandeur de quitter calmement les lieux, signalant que cet incident particulier, ainsi que de nombreuses autres rencontres avec la police, auraient dû indiquer au demandeur que, pour que la police manifeste un tel intérêt, quelque chose d’illégal devait se passer.

 

[17]           La SI a conclu que le demandeur était au courant de l’activité criminelle des Hells Angels et que, s’il ne l’était pas, il avait fait preuve d’ignorance volontaire. Elle l’a donc déclaré interdit de territoire en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Interprétation

 

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

 

[...]

 

Activités de criminalité organisée

 

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

 

 

[...]

Rules of interpretation

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[...]

 

Organized criminality

 

 

37. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern;

 

[...]

 

QUESTIONS EN LITIGE

[19]           Le demandeur avait soulevé les questions suivantes dans ses observations écrites, mais il a quelque peu modifié sa position à l’audience :

a.                   La norme de preuve applicable sous le régime des articles 34 à 37 de la Loi à la réfutation d’un témoignage donné sous serment est‑elle celle des « motifs raisonnables de croire » ou celle de la « prépondérance des probabilités »?

b.                  Si l’on répond par la norme des « motifs raisonnables de croire », la réponse diffère‑t‑elle sous le régime de la Charte canadienne des droits et libertés?

c.                   Le principe établi dans Browne c Dunn, (1893) 6 R 67 (HL), s’applique‑t‑il aux instances devant la SI?

d.                  La SI a-t-elle manqué à l’équité procédurale en concluant que des parties du témoignage du demandeur n’étaient pas crédibles sans que ce dernier ait été contre‑interrogé sur ces éléments?

 

[20]           À l’audience, le demandeur a abandonné son argument fondé sur la Charte (question b.) et il a prié la Cour de faire porter son examen sur les questions suivantes :

a.                   La SI a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale en concluant que des aspects importants du témoignage du demandeur sur lesquels celui‑ci n’avait pas été contre‑interrogé n’étaient pas crédibles, contrairement au principe établi dans Browne c Dunn?

b.                  La SI a-t-elle erré en omettant de donner dûment effet à la présomption de crédibilité du témoignage donné sous serment ou en n’appliquant pas la bonne norme de preuve à la réfutation de cette présomption?

 

NORME DE CONTRÔLE

[21]           Suivant l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], de la Cour suprême du Canada, la cour de révision n’a pas à procéder chaque fois à l’analyse relative à la norme de contrôle; lorsque la norme applicable à la question en cause est bien établie en jurisprudence, elle peut l’adopter. Ce n’est que lorsque la jurisprudence est muette ou qu’elle semble incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que l’examen des quatre facteurs de cette analyse est nécessaire : Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

 

[22]           Il est bien établi en jurisprudence que les décisions de la Commission en matière d’interdiction de territoire pour appartenance à une organisation criminelle « repose[nt] essentiellement sur son appréciation des faits et que, par conséquent, [elles] appelle[nt] la norme de contrôle de la raisonnabilité » : Lennon c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1122, au paragraphe 13; voir aussi M'Bosso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 302, au paragraphe 53 [M’Bosso]; Castelly c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 788, aux paragraphes 10‑12; He c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 391, aux paragraphes 24‑25 [He]; Tang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 292, au paragraphe 17. Cela inclut l’évaluation de la preuve, notamment la crédibilité des témoins et le poids à attribuer au témoignage : voir Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, aux paragraphes 38‑42.

 

[23]           Comme d’autres l’ont signalé, l’application de la norme de la décision raisonnable en matière d’interdiction de territoire sous le régime des articles 34 à 37 de la Loi est fonction de la norme de preuve régissant les faits donnant lieu à l’interdiction, c’est‑à‑dire la norme des « motifs raisonnables de croire » : voir l’art. 33 de la Loi. Pour résumer clairement les choses, il fallait donc que la SI conclue raisonnablement à l’existence de motifs raisonnables de croire que : a) les Hells Angels sont une organisation criminelle (ce qui n’est pas contesté en l’espèce) et b) que le demandeur était « membre » de cette organisation au sens donné à ce mot par la jurisprudence : voir Tjiueza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1260, aux paragraphes 22‑24; Rizwan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 781, au paragraphe 29; M’Bosso, précité, aux paragraphes 4 et 24.

 

[24]           La tentative du demandeur d’isoler des questions juridiques subsidiaires portant sur le traitement de la preuve par la SI, comme celle de la « norme de preuve » applicable à la réfutation de présomptions de crédibilité, est sans effet sur la norme de contrôle. L’appréciation de la preuve faite par la SI, et l’évaluation de la crédibilité des témoins que cela suppose nécessairement, appelle la déférence : Mugesera, précité.

 

[25]           L’application correcte de la règle formulée dans Browne c Dunn soulève une question d’équité procédurale. En effet, la mauvaise application de la règle, lorsque celle‑ci s’applique, peut compromettre le droit d’une partie d’être informée et de réfuter – souvent appelé principe audi alteram partem. Les questions d’équité procédurale se contrôlent selon la norme de la décision correcte : Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, au paragraphe 100. Comme la Cour d’appel fédérale l’a exposé dans Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 53, « [s]oit le décideur a respecté l’obligation d’équité dans les circonstances propres à l’affaire, soit il a manqué à cette obligation ». Cette question appelle la déférence.

 

[26]           Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse a trait à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59.  En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

ARGUMENTATION DES PARTIES

Les arguments du demandeur

[27]           Le demandeur fait valoir que, les Hells Angels déployant des efforts concertés pour dissimuler la nature criminelle de leur organisation, on ne peut présumer qu’une personne qui gravite dans leur entourage sera automatiquement au courant de leurs activités criminelles. L’article 37 de la Loi est précisément conçu pour que les membres d’organisations criminelles qui ignorent l’existence d’activités criminelles ne soient pas réputés interdits de territoire (Stables c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1319 [Stables]). Dans Stables, la Cour a conclu que l’intéressé était membre des Hells Angels, mais il s’agissait d’un membre à part entière très élevé dans la hiérarchie, non d’un membre secondaire comme le demandeur.

 

[28]           Le demandeur soutient que sa connaissance de l’activité criminelle des Hells Angels n’a pas été établie. Le détective Law reconnaît lui aussi que les Hells Angels s’emploient à donner l’impression qu’il s’agit uniquement d’un club de moto. Seuls les membres à part entière assistent à toutes les réunions; les parasites et les candidats n’ont pas la pleine confiance de l’organisation. Ce type d’appartenance s’oppose intrinsèquement à la connaissance du caractère criminel de l’organisation.

 

[29]           Même les documents du Ministre indiquent qu’un candidat [traduction] « ne peut voter ni assister aux réunions ». Un candidat doit avoir une activité criminelle, mais il peut s’agir d’activités personnelles. Le statut du demandeur dans le club n’était pas suffisant en soi pour démontrer sa connaissance de l’activité criminelle du groupe, et aucun autre fait n’établit cette connaissance.

 

[30]           Le demandeur a témoigné devant la SI qu’il ne savait rien des activités criminelles des Hells Angels, et il n’a pas été contre‑interrogé sur ce point. Le Ministre n’a pas non plus soutenu que la criminalité des Hells Angels était connue du demandeur. Selon Browne c Dunn, précité, il doit y avoir contre‑interrogatoire pour que la crédibilité soit mise en doute, et la Cour suprême du Canada a confirmé la validité de ce principe au paragraphe 65 de R. c Lyttle, 2004 CSC 5 [Lyttle].

 

[31]           Selon le demandeur, il ressort clairement de décisions comme Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, et Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 103, qu’en matière d’interdiction de territoire, on ne peut considérer une personne ignorante des activités criminelles de l’organisation à laquelle on l’associe comme membre de cette organisation, autrement l’alinéa 37(1)a) contreviendrait à la Charte.

 

[32]           Au paragraphe 41 de sa décision, la SI a dit estimer qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait la connaissance requise pour être considéré comme membre. Le demandeur soutient que la norme de preuve à appliquer n’était pas celle des motifs raisonnables mais celle de la prépondérance des probabilités car, autrement, la présomption de crédibilité des témoignages serait privée d’effet fonctionnel et il importerait peu qu’un intéressé témoigne ou non. En l’absence de preuve contraire, pour que la présomption de crédibilité ait un sens, la norme de preuve à appliquer à sa réfutation doit différer de celle qui s’applique aux faits sous‑jacents.

 

[33]           Relativement à la conclusion d’ignorance volontaire tirée par la SI, le demandeur souligne qu’on ne lui a jamais demandé s’il s’était renseigné ou non. Il fait valoir que le postulat de la SI, selon lequel le demandeur aurait découvert la nature criminelle de l’organisation s’il s’était renseigné, ne concorde pas avec d’autres éléments de preuve indiquant que les Hells Angels cultivent le secret et ont mis en place un processus de recrutement méticuleux à multiples étapes faisant en sorte que seuls les membres à part entière sont au courant de tous les détails des activités du club.

 

[34]           Si le demandeur avait été contre‑interrogé au sujet de démarches pour obtenir des renseignements, il aurait peut‑être répondu qu’il en avait fait. Le demandeur, tout en convenant que la SI n’a pas à observer de règles formalistes de preuve, soutient qu’elle est liée par la règle formulée dans Browne c Dunn, qui relève de l’obligation d’équité. Dans T.H.S.B. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 354, la Cour a déclaré que cette règle s’appliquait aux instances devant la SI. En outre, la Cour suprême du Canada a jugé, dans l’arrêt Lyttle, précité, que le principe énoncé dans Browne c Dunn était un principe valide d’application générale, non une règle technique de preuve.

 

[35]           La SI a mentionné dans sa décision que le principe formulé dans Browne c Dunn ne s’applique pas lorsque l’intéressé « a [...] par ailleurs été clairement informé à l’avance de l’intention de mettre en doute la crédibilité de l’histoire qu’il raconte ». Le demandeur soutient qu’il n’a pas été ainsi informé. Des observations se rapportant au droit et à la question de la connaissance ont été présentées, mais on ne pouvait y voir l’argument que le témoignage du demandeur au sujet de la connaissance qu’il avait n’était pas crédible. Le demandeur n’ayant présenté sa version des faits qu’à l’audience, il n’y avait aucun motif préexistant permettant d’attaquer sa crédibilité, de sorte que l’exception au principe de Browne c Dunn sur laquelle la SI se fondait n’était pas applicable.

 

[36]           En outre, le Ministre savait que le demandeur avait l’intention de témoigner de son ignorance des activités criminelles des Hells Angels, parce qu’il en avait été question dans les observations préalables à l’audience. C’est effectivement ce que le demandeur a fait, et le Ministre s’est montré inéquitable à son égard en ne le contre‑interrogeant pas sur ce point et en attaquant ensuite sa crédibilité, alors qu’il aurait été possible de clarifier la question à l’audience. C’est la situation même que la règle de Browne c Dunn visait à éviter.

 

Les arguments du défendeur

[37]           Le défendeur cite l’arrêt R. c Palmer, [1980] 1 RCS 759, de la Cour suprême du Canada, statuant que la règle de Browne c Dunn n’est pas absolue; si la situation peut être « prévu[e] », il n’est pas nécessaire d’informer le témoin de chaque détail. Le défendeur soutient que tel était le cas en l’espèce; le demandeur ayant argué de son ignorance des activités criminelles des Hells Angels, on ne peut dire qu’il n’était pas informé que la question de la connaissance était en jeu.

 

[38]           En outre, bien que le contre‑interrogatoire du demandeur n’ait pas porté sur tous les détails de son témoignage, il y a longuement été question de ses liens avec les Hells Angels, notamment de ses fonctions au sein de l’organisation, des échelons qu’il a gravis dans la hiérarchie, de la durée de son association, des incidents avec la police, de ce qui le motivait à devenir membre et à devenir membre à part entière et de ses liens d’amitié avec certains membres. Le défendeur affirme en conséquence que l’obligation d’équité a été respectée.

 

[39]           Il ajoute que la SI pouvait raisonnablement conclure que le demandeur était au courant des activités criminelles des Hells Angels. Une preuve volumineuse de ces activités lui avait été soumise et, se fondant sur cette preuve, elle a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur savait que le groupe dont il était un membre actif se livrait à de telles activités.

 

[40]           Au sujet de l’ignorance volontaire, le défendeur souligne que le demandeur a été arrêté ou intercepté par la police à maintes occasions alors qu’il était en compagnie de membres des Hells Angels et qu’il a même dit avoir quitté leurs rangs, notamment, parce qu’il était « trop souvent harcelé par la police ». Il était présent également lors d’une descente policière au repaire du club, et il est resté membre pendant plus d’un an encore. Au vu de ces faits, la SI a conclu que, s’il n’était pas au courant des activités criminelles du groupe, c’est parce qu’il avait refusé de s’en informer et avait délibérément choisi de rester dans l’ignorance. Selon le défendeur, il s’agit là d’une conclusion raisonnable dans les circonstances.

 

[41]           Le demandeur invoque le témoignage du détective Law pour affirmer que les Hells Angels s’efforcent de camoufler leur nature criminelle et que ses membres ne lui auraient pas répondu franchement s’il avait posé des questions au sujet de leurs activités criminelles, mais le témoignage du détective n’étaye pas cet argument. Selon ce témoignage, les membres des Hells Angels tentent de tromper la population et les organismes d’application de la loi, mais il [traduction] « a été prouvé que les Hells Angels sont une organisation criminelle, et l’expérience m’a indiqué que des membres des Hells Angels n’essaient même plus de tromper la police ». Si les membres ne cherchent même plus à tromper la police, il est raisonnable de conclure qu’ils ne chercheraient pas à tromper un candidat ayant des liens avec l’organisation depuis 20 ans.

 

[42]           Le demandeur conteste sans fondement la norme de preuve appliquée par la SI, parce que cette norme est prévue par le législateur. L’article 33 de la Loi énonce qu’en matière d’interdiction de territoire sous le régime des articles 34 à 37, la norme applicable est celle des « motifs raisonnables ». Ses arguments relevant de la Charte ne sont pas fondés non plus, parce que la SI a conclu à la connaissance du demandeur.

 

La réplique du demandeur

[43]           Le demandeur souligne que si les conclusions relatives à la connaissance et à l’ignorance volontaire sont juridiquement erronées, les exigences relatives à l’appartenance ne sont pas remplies.

 

[44]           Pour ce qui est de la norme de preuve énoncée à l’article 33 de la Loi, elle se rapporte aux faits emportant l’interdiction de territoire et non à la présomption de crédibilité. La SI peut tirer une conclusion de fait relative à l’appartenance en fonction de la norme de la probabilité raisonnable, mais l’article ne dit rien sur la norme de preuve exigée pour réfuter la présomption de crédibilité. Il faut que cette norme soit supérieure à celle de la probabilité raisonnable, sinon la présomption n’aurait aucun sens. Qui plus est, la SI n’a même pas reconnu qu’une présomption de crédibilité s’appliquait au témoignage sous serment du demandeur.

 

[45]           Soulignant que la SI n’a pas directement abordé le sujet de la norme de preuve qu’elle a appliquée pour conclure à l’ignorance volontaire, le demandeur fait valoir que si elle a commis l’erreur qu’il soulève à l’égard de la norme de preuve applicable à la connaissance, elle a dû commettre la même erreur pour l’ignorance volontaire. La SI a également indiqué que l’ignorance volontaire équivalait à la connaissance, ce qui sous-entend qu’elle a appliqué la même norme de preuve.

 

[46]           Le demandeur affirme en outre qu’il n’a pas à convaincre la Cour qu’une norme de preuve erronée a été appliquée; il suffit d’établir qu’on ne peut dire avec certitude quelle norme a été employée (Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, au paragraphe 9). Le moins qu’on puisse dire est que la SI n’a pas été claire au sujet de la norme qu’elle a appliquée pour conclure à l’ignorance volontaire. Elle a indiqué, au paragraphe 53 de sa décision, que le témoignage du demandeur « est entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce, et je ne crois pas son témoignage », ce qui indique qu’elle aurait employé deux normes de preuve, celle de la prépondérance des probabilités et celle des motifs raisonnables de croire.

 

[47]           S’agissant de la règle formulée dans Browne c Dunn, le demandeur précise que le problème ne provient pas de ce qu’il n’a pas été informé que la connaissance était un enjeu, mais bien de ce que le Ministre a attaqué son témoignage au sujet de la connaissance dans ses observations, sans qu’il ait eu la possibilité de répondre en contre‑interrogatoire. Bien que le défendeur soutienne que le demandeur a été longuement contre‑interrogé, les questions ont porté sur d’autres points, non sur la connaissance de la criminalité des Hells Angels. Le demandeur soutient que la règle formulée dans Browne c Dunn et l’obligation d’équité exigent toutes deux beaucoup plus qu’un avis des points pertinents, et qu’il fallait, en l’espèce, [traduction] « que le contre‑interrogatoire porte sur ce qui fondait la contestation de la crédibilité du témoignage du demandeur, pour donner à celui‑ci la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées » (réplique du demandeur, au paragraphe 47).

 

[48]           Le demandeur fait valoir qu’il n’a pas été contre‑interrogé au sujet des questions qui avaient un lien direct avec la conclusion défavorable de la SI en matière de crédibilité. Cette conclusion reposait sur la notoriété publique de la nature criminelle des Hells Angels, mais aucune question au sujet de cette notoriété n’a été posée au demandeur. La SI a également jugé que le statut de membre à part entière devait apporter d’autres avantages que la possibilité de faire de la moto avec le club, sans que le demandeur soit interrogé sur ces avantages. Nulle question ne lui a été posée non plus au sujet de ce que son ami Shane Kirton lui avait dit à propos de l’organisation.

 

[49]           En outre, le défendeur ne fonde pas l’inapplicabilité de la règle formulée dans Browne c Dunn sur les mêmes motifs que la SI. Le raisonnement de la SI n’était pas que la règle n’exige pas que le témoin soit informé de chaque détail, et le demandeur soutient qu’il était évident pour la SI que le demandeur n’avait pas été informé de [traduction] « plus que de simples détails ». Elle n’a pas non plus considéré que le demandeur avait été soumis à un long contre‑interrogatoire qui équivalait à l’observation de la règle. Elle a plutôt jugé que, puisqu’elle n’était pas liée par les règles strictes de preuve, la règle de Browne c Dunn ne s’appliquait pas. Ce n’est pas le raisonnement soutenu par le défendeur, et ce dernier ne cherche pas à défendre cette position; il affirme plutôt qu’il y a eu contre‑interrogatoire, alors que la SI a déjà reconnu que ce n’est pas le cas.

 

[50]           Le demandeur soutient également que les conclusions de la SI en matière de connaissance et d’ignorance volontaire ne sont pas raisonnables. Le détective Law avait témoigné que les Hells Angels n’essaient même plus de tromper la police, mais cette affirmation n’avait trait qu’à la police. Le demandeur n’appartient pas à la police. Le défendeur présume du fait que l’organisation ne cherche pas à tromper la police qu’elle ne cherche pas non plus à tromper d’autres personnes, mais elle peut avoir renoncé à tromper la police parce qu’elle suppose que celle‑ci connaît déjà la nature de l’organisation, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle ne tenterait pas de tromper d’autres personnes qui ne sont pas au courant de cette nature. En fait, le détective Law a déclaré, dans son témoignage : [traduction] « je crois qu’il serait exact de dire que certaines personnes impliquées dans l’organisation criminelle des Hells Angels pourraient essayer de faire croire qu’elles aiment simplement faire de la moto et qu’il n’y a pas d’organisation criminelle ».

 

[51]           Selon le demandeur, le raisonnement de la SI comportant des incohérences internes, il ne saurait être raisonnable.

 

Observations supplémentaires du défendeur

[52]           Le défendeur souligne que la SI disposait d’éléments de preuve documentaire et testimoniale établissant que le demandeur était membre des Hells Angels et qu’il savait que c’était une organisation criminelle. Le demandeur a reconnu à l’audience la nature criminelle du groupe de même que le statut d’expert du détective Law en la matière, lequel a indiqué dans son témoignage :

[traduction] Dans le cas des Hells Angels, un ami peut, avec le temps, être promu au rang de parasite, puis à celui de candidat et de membre à part entière. Je peux dire que, dans tous les cas, si vous portez les couleurs, vous êtes membre de l’organisation criminelle et vous êtes impliqué dans ses activités criminelles.

 

[53]           Selon le défendeur, la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » s’applique aux questions de fait visées à l’alinéa 37(1)a) : Mugesera, précité, au paragraphe 116. Le défendeur reconnaît que, pour qu’il y ait interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a), l’intéressé doit être au courant de l’activité criminelle de l’organisation ou faire preuve d’ignorance volontaire sur ce point (Amaya, précité, au paragraphe 30), mais il fait valoir que l’existence de la connaissance requise est une question de fait à laquelle s’applique la norme des « motifs raisonnables de croire », de sorte que la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur connaissait les activités criminelles des Hells Angels appelle une grande déférence : He, précité, au paragraphe 25.

 

[54]           Le défendeur soutient aussi que le demandeur confond norme de preuve et poids de la preuve. La norme de preuve applicable à chacun des éléments factuels de l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 37(1)a) est celle des motifs raisonnables de croire, et la dénégation dans un témoignage sous serment d’un ou de plusieurs de ces éléments ne modifie pas cette norme. S’agissant du poids à attribuer au témoignage sous serment du demandeur, la norme de preuve n’est pas un facteur pertinent.

 

[55]           Bien que la véracité d’un témoignage sous serment non contredit se présume, cette présomption est réfutable : on peut avec raison rejeter un tel témoignage si on l’estime non plausible. Une telle conclusion doit être tirée de façon cohérente et explicitement exprimée, et sa justification doit se dégager des motifs : Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 44. Selon le défendeur, la SI a bien défini la question à trancher – celle de la crédibilité de l’affirmation du demandeur selon laquelle il ne savait pas que les Hells Angels était une organisation criminelle – et elle a indiqué qu’elle n’ajoutait pas foi à ce témoignage. Elle a conclu qu’il était en fait « entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce », et le fondement de cette conclusion était « apparent, cohérent et explicitement exprimé », et rien ne justifie que la Cour reprenne l’appréciation de ce témoignage. La SI s’est explicitement demandé si elle était tenue de conclure à la crédibilité du témoignage parce qu’il avait été donné sous affirmation solennelle et qu’il n’avait pas été sérieusement contesté en contre‑interrogatoire, et elle a appliqué, pour statuer sur la crédibilité du demandeur, le critère bien établi formulé dans la décision Faryna c Chorny, [1951] BCJ No 152 (QL). Le fondement de la conclusion ne laisse donc place à aucune confusion, et la Cour n’a aucune raison d’intervenir.

 

[56]           Au sujet de l’argument du demandeur concernant l’équité procédurale et la règle énoncée dans Browne c Dunn, le défendeur fait valoir que, dès le début de l’audience, il était clair que [traduction] « la question déterminante serait celle de la connaissance ». Le Ministre a soumis sa preuve le premier, et le demandeur était présent lors du témoignage du détective Law. Il savait donc ce qui était allégué contre lui. Il n’a fait état d’aucun élément de preuve supplémentaire qu’il aurait pu soumettre si l’absence de connaissance qu’il invoquait avait été explicitement contestée.

 

[57]           Le défendeur complète la réponse déjà soumise à l’encontre des arguments du demandeur relatifs à la Charte en soulignant que la constitutionnalité de l’alinéa 37(1)a) a déjà été reconnue par la Cour : Stables, précité.

 

ANALYSE

[58]           Lors de l’instruction de la demande de contrôle judiciaire, le 29 août 2013, l’avocat du demandeur a indiqué à la Cour qu’il retirait les arguments fondés sur la Charte invoqués dans ses observations écrites. Il a invité la Cour à faire porter son examen sur les aspects de la décision relatifs à la connaissance de la nature criminelle du chapitre du Manitoba des Hells Angels et sur l’omission de statuer sur la présomption de crédibilité applicable au témoignage sous serment du demandeur selon lequel il ignorait que les Hells Angels étaient une organisation criminelle.

 

[59]           Relativement à l’allégation d’ignorance de la nature criminelle de l’organisation, la SI a reconnu la nécessité d’une forme de mens rea, mais elle a estimé que cette condition était remplie du fait que le témoignage du demandeur selon lequel il n’était pas au courant des activités criminelles du chapitre du Manitoba n’était pas crédible, étant « entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce, et je ne crois pas son témoignage ». Ou bien le demandeur était vraiment au courant de l’activité criminelle du chapitre manitobain ou bien il a fait preuve d’ignorance volontaire à ce sujet, et comme « l’ignorance volontaire équivaut à la connaissance, [le demandeur] était au courant des activités illégales ». Cela signifiait, selon la SI, que le Ministre avait établi l’élément moral de l’appartenance à une organisation criminelle.

 

[60]           Le demandeur a soulevé deux questions principales en rapport avec les conclusions de la SI relatives à la mens rea ou à la connaissance, et ce sont à mon avis les deux seules questions sérieuses soumises à la Cour en l’espèce.

 

[61]           Le demandeur se réclame d’abord de l’équité procédurale en invoquant Browne c Dunn, précité. Son avocat a abordé cette question dans les observations écrites soumises à la SI, laquelle s’est exprimée ainsi à ce sujet :

[63]      Dans ses observations écrites, le conseil a fait valoir que, au cours de l’interrogatoire principal, M. Chung avait dit qu’il n’était pas au courant des activités criminelles des membres des Hells Angels. De plus, il a souligné que le ministre n’avait pas questionné M. Chung pendant son contre‑interrogatoire au sujet de la connaissance qu’il avait des activités criminelles du chapitre du Manitoba. Il soutient que, étant donné que le ministre n’a pas mentionné à M. Chung que sa preuve sur cette question était invraisemblable, il ne peut dire maintenant que la preuve de M. Chung relative à la connaissance des activités du chapitre du Manitoba n’est pas crédible. Il se fonde sur la décision Browne c. Dunn (1893), 6 R. 67 (H.L.), aux paragraphes 70 et 71, pour étayer son argument.

 

[64]      Je rejette cet argument. Premièrement, au titre de l’alinéa 173c) de la LIPR, la Section de l’immigration n’est pas liée par des règles de droit ou des règles techniques en matière de preuve.

                    

[65]      Deuxièmement, je souscris à l’opinion du conseil du ministre selon laquelle la dernière partie de la citation extraite de la décision Browne c. Dunn s’applique en l’espèce : [traduction] « Toutefois, il me semble que le contre‑interrogatoire excessif d’un témoin peut être beaucoup plus équitable pour lui que le fait de ne pas être contre‑interrogé et d’être considéré comme un témoin qui ne dit pas la vérité, c’est‑à‑dire s’il n’a pas par ailleurs été clairement informé à l’avance de l’intention de mettre en doute la crédibilité de l’histoire qu’il raconte. » (Je souligne.)

 

[66]      M. Chung et son conseil avaient été avisés que le ministre ferait valoir que M. Chung savait que les Hells Angels et le chapitre du Manitoba étaient des organisations criminelles. La question de la connaissance en tant que facteur à prendre en compte quant à l’appartenance à une organisation criminelle a été soulevée avant l’audience, et les deux conseils ont formulé des observations à ce sujet. Le conseil de M. Chung s’est alors exprimé en ces termes : [traduction] « [...] dans ses observations, le ministre semble donner à penser au paragraphe 15 qu’il souscrit à cette opinion et que la question visant à déterminer si le demandeur savait ou ignorait volontairement le modèle d’activité criminelle des Hells Angels n’est qu’une question de fait ».

 

[67]      M. Chung et son conseil devaient savoir que, s’il disait qu’il n’était pas au courant des activités criminelles du chapitre du Manitoba, le ministre affirmerait que cette affirmation n’était pas croyable. Le ministre a présenté son argument avant que M. Chung témoigne. En conséquence, la décision Brown c. Dunn ne s’applique pas.

 

[62]           Essentiellement, le demandeur prétend que, puisqu’il avait témoigné sous serment qu’il n’était pas au courant des activités criminelles du chapitre du Manitoba et que le Ministre ne l’avait pas contre‑interrogé sur ce point de son témoignage, la SI a manqué à l’équité procédurale en se fondant sur la prépondérance des probabilités se dégageant rationnellement de l’ensemble de la preuve pour conclure que l’appelant mentait ou qu’il faisait preuve d’ignorance volontaire.

 

[63]           La décision Browne c Dunn, précitée, portait sur une question d’équité procédurale. En voici un passage pertinent :

 

[traduction] Bien, vos Seigneuries, je ne peux m’empêcher d’affirmer qu’il m’apparaît absolument essentiel au déroulement régulier d’une instance, lorsqu’un avocat entend suggérer qu’un témoin ne dit pas la vérité sur un point en particulier, d’attirer l’attention de ce témoin sur ce fait en lui posant en contre‑interrogatoire certaines questions indiquant qu’on fera cette imputation, et non d’accepter son témoignage et d’en faire abstraction comme s’il était absolument incontesté puis, lorsqu’il lui est impossible d’expliquer — ce qu’il aurait peutêtre pu faire si ces questions lui avaient été posées — les circonstances qui, prétend-on, montrent que sa version des faits ne doit pas être retenue, de soutenir qu’il n’est pas un témoin digne de foi.  Vos Seigneuries, il m’a toujours semblé que l’avocat qui entend mettre en doute le témoignage d’une personne doit, lorsque cette personne se trouve à la barre des témoins, lui donner l’occasion d’offrir toute explication qu’elle est en mesure de présenter.  De plus, il me semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une règle de pratique professionnelle dans la conduite d’une affaire, mais également d’une attitude essentielle pour agir de façon loyale envers les témoins.  On souligne parfois le caractère excessif du contreinterrogatoire auquel un témoin est soumis, reprochant à ce contre-interrogatoire d’être abusif.  Toutefois, il me semble qu’un contreinterrogatoire mené par un avocat péchant par excès de zèle peut se révéler beaucoup plus équitable pour le témoin que le fait de ne pas le contreinterroger puis de suggérer qu’il ne dit pas la vérité, je veux dire sur un point à l’égard duquel il n’est par ailleurs pas clair qu’il a été pleinement informé au préalable qu’on entendait mettre en doute la crédibilité de sa version des faits. Naturellement, je ne nie d’aucune façon qu’il arrive qu’un témoin ait été informé de façon si claire et certaine et que la question mise en doute soit si évidente qu’il n’est pas nécessaire de perdre du temps à l’interroger à ce sujet. Je dis uniquement qu’il est inacceptable de mettre en doute la crédibilité d’un témoin à l’égard d’un point qu’il n’a pas eu la possibilité d’expliquer parce qu’à aucun moment de l’instance on n’a donné à penser que sa version des faits n’était pas acceptée.

[Je souligne.]

 

[64]           Dans l’arrêt Lyttle, précité, la Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 65, que la « règle susmentionnée établie dans l’arrêt Browne c Dunn demeure un principe valable d’application générale ... ».

 

[65]           En l’espèce, le demandeur savait très bien que la principale question qui serait soulevée lors de l’audience devant la SI était celle de sa connaissance ou de son ignorance volontaire de la nature criminelle du chapitre manitobain des Hells Angels. Le Ministre avait présenté sa preuve avant que le demandeur ne témoigne, laquelle comprenait des éléments clairs et convaincants concernant la longue association du demandeur avec le chapitre du Manitoba et les efforts qu’il avait déployés pour s’élever dans la hiérarchie et devenir membre « à part entière ». Le demandeur n’a pas accédé à ce statut, mais il a atteint l’échelon de « candidat », soit le rang précédant immédiatement celui de membre à part entière. La preuve ne pouvait indiquer plus clairement que la thèse du Ministre était que, vu la nature de l’organisation des Hells Angels, sa réputation criminelle, son système de recrutement long et exigeant, la participation criminelle des recrues parvenues aux différents paliers hiérarchiques (ami, parasite, candidat, membre à part entière), la participation et les aspirations propres du demandeur dans ce système et l’interaction de celui‑ci avec la police dans ce contexte, le demandeur avait pleinement connaissance de la nature criminelle du chapitre du Manitoba ou, si ignorance il y avait, elle était volontaire. Cela signifiait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était ou avait été membre d’une organisation criminelle au sens de la jurisprudence applicable.

 

[66]           Non seulement le demandeur était‑il pleinement informé de l’intention de mettre en doute tout ce qu’il pourrait dire concernant son ignorance de la nature criminelle du groupe, mais il savait également, compte tenu de la preuve à charge, qu’il ne pourrait expliquer sa longue relation avec le chapitre du Manitoba, son désir de devenir membre à part entière, son accession au grade de candidat et sa connaissance des démêlés du chapitre avec la police en se contentant de nier toute connaissance d’activité criminelle et d’affirmer qu’il voulait simplement faire de la moto. Autrement dit, le demandeur était informé et devait pleinement savoir, avant de témoigner, que la question à laquelle il devait répondre n’était pas seulement « étiez-vous au courant des activités criminelles du chapitre du Manitoba » mais également « compte tenu de votre longue relation avec le chapitre du Manitoba, comment est-il possible que vous en ignoriez les activités criminelles ». Il était évident qu’une explication était nécessaire sur ce point.

 

[67]           L’avocat du demandeur, au fait des enjeux de l’instance, a procédé à un très court interrogatoire principal. Sur la question de la mens rea, voici ce à quoi se résumait le témoignage du demandeur :

[traduction]

Q.        Étiez-vous au courant d’actes criminels d’autres Hells Angels – de personnes membres des Hells Angels?

 

R.        Non, je n’étais pas au courant.

 

Q.        Vous en parlaient‑ils?

 

R.        Non.

 

[68]           L’avocat du demandeur fait valoir qu’il n’avait pas à contre‑interroger son propre client sur cette réponse. J’en conviens, mais je ne crois pas qu’il s’agisse de la question dont je suis saisi. Lorsque ces brèves questions ont été posées, le demandeur et son avocat étaient pleinement informés de la preuve relative à la mens rea présentée par le Ministre. Ils savaient également qu’il ne s’agissait pas d’une instance criminelle et que, pour se prononcer sur l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur avait la mens rea nécessaire pour être considéré comme membre d’une organisation criminelle, la SI devrait soupeser la preuve présentée par l’une et l’autre partie. Sachant cela, ils ont décidé de ne pas soumettre de preuve expliquant, dans le contexte global de la preuve déjà présentée, comment le demandeur pouvait ignorer l’évidence. Le demandeur n’a fourni aucune explication réelle sur une question dont il était pleinement informé quand il a témoigné. Il a simplement nié toute connaissance.

 

[69]           La Cour ne peut se livrer à des suppositions au sujet de la raison pour laquelle aucune autre explication n’a été fournie, et s’il existe une explication à l’ignorance du demandeur de la nature criminelle du chapitre du Manitoba, le demandeur a choisi de ne pas la révéler à la Cour. Quoi qu’il en soit, le demandeur a décidé de répondre à l’ensemble de la preuve à charge soumise au sujet de la mens rea en niant simplement toute connaissance. Comme les observations soumises à la SI et à la Cour l’indiquent, le demandeur a décidé de simplement nier et de s’en remettre à la présomption de crédibilité pour convaincre la SI qu’il n’était pas membre d’une organisation criminelle.

 

[70]           Je ne puis dire, toutefois, qu’au vu de tout le déroulement de l’audience, il s’est produit un manquement à l’équité procédurale que la règle formulée dans Browne c Dunn visait à prévenir. Le demandeur était pleinement informé de la preuve présentée contre lui – notamment à l’égard de la mens rea et de l’ignorance volontaire – et il a décidé de ne pas expliquer, lors de son interrogatoire principal, comment il pouvait ignorer ce qui était évident.

 

[71]           Comme la Cour suprême du Canada l’a clairement indiqué, la règle formulée dans Browne c Dunn ne s’applique pas automatiquement, même en matière criminelle, à toute omission d’aborder un point particulier en contre‑interrogatoire. Les conséquences d’un contre‑interrogatoire succinct ou de l’absence de contre‑interrogatoire varient selon les circonstances de chaque espèce. Voir R c Palmer, [1980] 1 RCS 759, à la p 780-782.

 

[72]           En l’espèce, le demandeur a été contre‑interrogé par le Ministre. Vu l’extrême brièveté de l’interrogatoire principal, on ne peut se surprendre de celle du contre‑interrogatoire. J’estime toutefois que les questions posées par l’avocat du Ministre avaient un rapport direct avec la mens rea et avec la négation par le demandeur de toute connaissance d’activités criminelles. L’échange suivant, par exemple, se rapporte manifestement à la crédibilité de l’affirmation du demandeur qu’il ignorait ces activités.

[traduction]

Q.        Quel était votre but final dans l’organisation?

 

R.        Vous savez, je voulais simplement faire de la moto.

 

Q.        Mais vous avez commencé par être ami, puis vous êtes devenu parasite et ensuite candidat.

 

R.        Mm-hmm.

 

Q.        De toute évidence, vous grimpez les échelons; est‑ce exact?

 

R.        Oui.

 

Q.        Vous allez vers le haut?

 

R.        Oui.

 

Q.        Un témoignage a expliqué la structure hiérarchique des Hells Angels. La prochaine étape était celle de membre à part entière. Était‑ce votre intention?

 

R.        À un moment donné.

 

Q.        Pourquoi vouliez-vous être membre à part entière?

 

R.        Je voulais juste faire de la moto avec eux. C’est à peu près ça.

 

Q.        Pourquoi les Hells Angels en particulier?

 

R.        Parce que j’ai un ami qui en fait partie.

 

Q.        Est-ce Shane Kirton?

 

R.        Oui.

 

Q.        Est-ce que vous et M. Kirton avez été visés par une enquête criminelle de la police de Winnipeg?

 

R.        Pas que je me souvienne.

 

[73]           La preuve établit clairement que le demandeur et M. Kirton ont fait l’objet d’enquêtes policières. De plus, les autres questions portant sur les raisons des liens du demandeur avec les Hells Angels se rapportaient manifestement à la question de la mens rea, le Ministre ayant déposé des éléments de preuve directe indiquant que les membres ne pouvaient devenir « candidats » sans être impliqués dans des activités criminelles. Cette preuve est mentionnée au paragraphe 26 de la décision. Le détective Law a témoigné que [traduction] « si vous portez les couleurs, vous êtes membre de l’organisation criminelle et vous êtes impliqué dans des activités criminelles pour le compte de l’organisation ». Le statut du demandeur dans le groupe et la durée de son association avec lui ont un lien direct avec les questions de la mens rea et de la connaissance.

 

[74]           En conséquence, je ne puis retenir les arguments du demandeur sur ce point. À mon avis, la SI n’a pas commis d’erreur touchant à l’équité procédurale.

 

[75]           L’autre point principal soulevé par le demandeur est que la SI a commis une erreur susceptible de contrôle en ne reconnaissant pas qu’une présomption de crédibilité s’attachait à son témoignage sous serment qu’il n’avait pas connaissance d’activités criminelles.

 

[76]           Il ressort toutefois à la lecture de la décision que, bien que la SI n’emploie pas les mots « présomption de crédibilité », elle explique pourquoi une telle présomption ne peut s’appliquer en l’espèce :

[50]      Le conseil souligne que la preuve de M. Chung n’a pas été contestée sérieusement en contre‑interrogatoire. Dois-je donc accepter le témoignage de M. Chung comme étant crédible? Non, je ne suis pas tenu d’accepter son témoignage comme étant crédible simplement parce qu’il a été donné sous serment et qu’il n’a pas été contesté sérieusement en contre‑interrogatoire.

 

[51]      Dans l’affaire Faryna c. Chorny [1951] B.C.J. 152, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a examiné l’évaluation d’un juge selon laquelle un témoin n’était pas crédible et a formulé le propos suivant :

 

[traduction]

11     La crédibilité des témoins intéressés ne peut être évaluée, surtout en cas de contradiction des dépositions, en fonction du seul critère consistant à se demander si le comportement du témoin permet de penser qu’il dit la vérité. Il convient d’examiner de manière raisonnable la cohérence de l’exposé des faits du témoin à la lumière des probabilités se rapportant aux conditions qui existent à l’heure actuelle. Bref, le vrai critère utilisé pour déterminer la véracité du témoignage d’une personne dans une situation donnée doit être celui de savoir s’il correspond bien à la prépondérance des probabilités selon ce qu’une personne pratique et informée reconnaîtrait facilement comme étant raisonnable si elle se trouvait au même endroit et dans les mêmes circonstances. Il n’existe pas d’autre moyen, pour un tribunal, d’évaluer de manière satisfaisante le témoignage des témoins qui ont de l’expérience, de l’assurance et de la vivacité d’esprit, de ces personnes astucieuses, habiles à formuler des demi‑vérités et qui, avec le temps, ont su maîtriser l’art d’exagérer la vérité ou de l’occulter partiellement. Là encore, une personne peut témoigner de ce qu’elle croit sincèrement être la vérité tout en étant honnêtement dans l’erreur. Le juge du fond qui dirait : «  Je le crois parce que je suis convaincu de sa véracité » tirerait une conclusion fondée sur l’examen de la moitié seulement du problème. Le juge qui agit ainsi s’expose en réalité à faire fausse route.

 

12     Le juge du fond doit aller plus loin et se demander si les dires du témoin qu’il croit sont compatibles avec la prépondérance des probabilités en l’espèce et, pour que son avis puisse imposer le respect, le juge doit également motiver sa conclusion. La loi n’attribue pas au juge du fond la capacité de sonder comme par magie le cœur et l’esprit des témoins. De plus, la cour d’appel doit être convaincue que les conclusions que le juge de première instance a tirées au sujet de la crédibilité ne reposent pas sur un seul élément à l’exclusion de tout autre, mais qu’elles sont fondées sur tous les éléments qui permettent de vérifier la crédibilité dans un cas donné.

 

13     M. le juge Stephen a formulé son propos autrement dans General View of the Criminal Law, 2nd ed., p. 191 [aperçu général du droit pénal] : [traduction] « le plus grand résultat que la preuve judiciaire peut donner, c’est un degré très élevé de probabilité [...] La plus grande probabilité qu’une cour de justice peut calculer dans des circonstances ordinaires est la probabilité qu’un témoin ou un ensemble de témoins disent la vérité quand ils affirment l’existence d’un fait ».

 

[52]      En définitive, la Cour d’appel a conclu que le témoignage [traduction] « est entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce; la conclusion tirée par l’éminent juge ne peut donc pas être contestée ».

 

[53]      La situation est la même en l’espèce; même si M. Chung affirme qu’il n’était pas au courant des activités criminelles réalisées par le chapitre du Manitoba, son témoignage est entièrement incompatible avec la prépondérance des probabilités qui se dégage de façon rationnelle de l’ensemble de la preuve en l’espèce, et je ne crois pas son témoignage.

 

[77]           En d’autres termes, la SI exprime clairement que, compte tenu du reste de la preuve, le témoignage sous serment du demandeur, quel que soit le poids qu’on puisse lui attribuer, ne peut être accepté. Il n’y a aucune erreur susceptible de contrôle dans ce raisonnement. La SI a donné l’effet voulu à la présomption de crédibilité et elle a appliqué la bonne norme de preuve à la réfutation de cette présomption.

 

[78]           Ce sont là les points sur lesquels le demandeur a insisté à l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Ils concernent en fait le fond de la décision, et je ne vois rien de déraisonnable ou de procéduralement inéquitable dans la façon dont ils ont été examinés par la SI. Dans ses observations écrites, le demandeur a soulevé d’autres points, se rapportant notamment à la norme de preuve ou à la clarté. Après avoir examiné chacun d’eux par rapport à la décision et à la jurisprudence applicable, j’estime que les arguments du demandeur ne sont pas convaincants. Je comprends donc que l’avocat du demandeur ait décidé de ne pas aborder ces questions à l’audience et ait attiré l’attention de la Cour sur la décision Browne c Dunn et sur la présomption de crédibilité.

 

Certification

[79]           Dans les observations écrites postérieures à l’audience autorisées par la Cour, le demandeur soutient que la SI aurait dû évaluer les exigences relatives à la connaissance énoncées à l’alinéa 37(1)a) de la Loi en fonction des principes formulés par la Cour suprême du Canada dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, et il soumet la question suivante pour certification :

Quel est le degré de connaissance exigé en matière d’appartenance à une organisation criminelle selon l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, compte tenu de l’arrêt Ezokola de la Cour suprême du Canada [Ezokola c Canada (Cioyenneté et Immigration), 2013 CSC 40]?

[80]           Le demandeur n’a invoqué les questions qu’il soulève à présent au sujet de la pertinence de l’arrêt Ezokola pour la décision ni devant la SI ni dans sa demande d’autorisation. Il demande donc à la Cour de statuer sur une nouvelle question et de renvoyer l’affaire pour réexamen sur le fondement de nouveaux points de droit et arguments.

[81]           Comme le signale le demandeur, la disposition en cause dans l’affaire Ezokola était l’article 1Fa) de la Convention relative aux réfugiés, non l’article 33 et l’alinéa 37(1)a) de la Loi. Toutefois, le demandeur fait valoir que la question examinée par la Cour suprême, à savoir le « degré de connaissance d’une activité criminelle [...] qui justifie le refus à l’acteur secondaire de la protection accordée aux réfugiés », est pertinente pour l’évaluation du degré de connaissance de la criminalité d’une organisation entraînant une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)a) de la Loi.

[82]           L’avocat du demandeur a soutenu avec exhaustivité et compétence que l’arrêt Ezokola s’applique en l’espèce et que cette application fait conclure au caractère déraisonnable de la décision. Après examen minutieux de l’argumentation, toutefois, je ne suis pas convaincu que l’arrêt puisse s’appliquer de la façon proposée. J’estime en outre que, pour arriver au résultat qui découlerait selon lui d’une telle application, le demandeur analyse très mal le dossier de la preuve soumise à la SI.

[83]           Je conviens pour l’essentiel avec le défendeur que la complicité dans les crimes d’une organisation (1Fa)) diffère sensiblement de l’appartenance à une organisation (37(1)a)).  La connaissance ou la mens reas est un élément important des deux dispositions, mais, ainsi que le fait remarquer la Cour suprême au paragraphe 89 de l’arrêt Ezokola, la complicité au sens de l’article 1Fa) exige que l’intéressé soit « au courant de [la] perpétration [des crimes] ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel ».

[84]           L’alinéa 37(1)a), quant à lui, exige uniquement que l’intéressé membre d’une organisation criminelle ait connaissance de la nature criminelle de l’organisation. Voir Stables, précité, au paragraphe 37. Rien dans l’arrêt Ezokola ne permet de penser qu’en s’exprimant ainsi, la Cour suprême visait aussi l’alinéa 37(1)a) de la Loi ou voulait modifier le principe juridique circonscrit et appliqué dans cette affaire. Le demandeur soutient que l’arrêt Ezokola devrait être appliqué en l’espèce, mais je ne puis me rallier à son argument d’équivalence entre l’article IFa) de la Convention relative aux réfugiés et l’alinéa 37(1)a) de la Loi, parce que le libellé des deux dispositions est différent et qu’il ressort clairement que les exigences relatives à la connaissance ne sont pas les mêmes.

[85]           En l’espèce, la SI s’est fondée sur la jurisprudence applicable à l’alinéa 37(1)a), et rien dans l’arrêt Ezokola ne permet selon moi de conclure que cette démarche est erronée ou déraisonnable.

[86]           Je pense également que, dans son application en l’espèce des facteurs énoncés dans Ezokola, le demandeur fait subir à plusieurs éléments de preuve importants présentés à la SI des distorsions substantielles. Par exemple, cette preuve n’établit pas que, les Hells Angels étant une organisation très diversifiée, la criminalité n’est qu’un des nombreux objets qu’ils poursuivent. Le détective Law a déclaré sans équivoque que l’organisation n’est pas un groupe qui [traduction] « aime [] tout simplement se retrouver et faire de la moto [...] La personne qui s’engage [...] sait que ce que font les Hells Angels, ce sont des crimes, et que leurs activités sont criminelles ». Le demandeur affirme aussi que ce n’est pas parce qu’il était « candidat » qu’il était impliqué dans des activités criminelles ou qu’il savait que d’autres membres l’étaient. Comme la SI l’a indiqué dans ses motifs, le sergent‑détective Isnor a témoigné qu’un « candidat » est un individu qui [traduction] « démontre sa loyauté et sa capacité d’exécuter les ordres et d’y obéir. Il s’est impliqué activement dans des activités criminelles ». Le détective Law a également déclaré que [traduction] « si vous portez les couleurs, vous êtes membre de l’organisation criminelle et vous êtes impliqué dans ses activités criminelles ». Le demandeur persiste également à dire que la durée de son association avec le chapitre du Manitoba a été [traduction] « relativement brève », alors que, selon la preuve présentée à la SI, il avait [traduction] « des liens profonds avec le Hell’s Angels Motorcycle Club, et il a[vait] activement adhéré au mode de vie des motards criminalisés au cours des deux dernières décennies ».

[87]           Je suis d’avis que, même dans l’hypothèse où la SI aurait été obligée de tenir compte des facteurs énumérés dans Ezokola, son examen des facteurs en litige était raisonnable compte tenu de la preuve dont elle disposait.

[88]           En conséquence, je ne considère pas que la question proposée par le demandeur soit une question grave de portée générale. En effet, on ne peut, à mon avis, considérer que l’arrêt Ezokola influe, même pas analogie, sur la jurisprudence relative à l’alinéa 37(1)a), jurisprudence que la SI a appliquée de façon raisonnable et, le pourrait‑on, il demeure que la SI, vu la preuve qui lui a été présentée, a examiné les éléments pertinents des facteurs énumérés dans cet arrêt.

 


JUGEMENT

 

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

3.                  L’intitulé de la cause est modifié en remplaçant le « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » défendeur par le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-9844-12

 

INTITULÉ :                                      ALEJANDRO MARIANO CHUNG c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 29 août 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 7 janvier 2014

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Charlene Telles-Langdon

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat et procureur

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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