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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20131220

Dossier : T‑2292‑12

Référence : 2013 CF 1274

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

YASMIN RAHMAN

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’un appel, présenté en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi sur la citoyenneté] et de l’article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les Cours fédérales], de la décision du 8 novembre 2012 [la décision] par laquelle un juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté de la défenderesse conformément au paragraphe 5(1) de la Loi sur la citoyenneté.

 

CONTEXTE

[2]               La défenderesse est une citoyenne du Bangladesh qui est d’abord venue au Canada en août 2006 à titre de résidente permanente. Le 30 août 2010, elle-même et deux de ses enfants ont présenté une demande de citoyenneté canadienne. Le présent appel ne concerne que la décision liée à la demande de citoyenneté de la défenderesse, et non celle de ses enfants.

 

[3]               Dans le cadre du processus de citoyenneté, la défenderesse a été priée, en novembre 2011, de fournir ses antécédents de voyage ainsi que ceux de ses enfants provenant de l’Agence des services frontaliers du Canada (antécédents de voyageurs du SIED), des photocopies de toutes les pages de tous les passeports valides durant la période en question ainsi que certains autres documents liés aux impôts, aux études et à son domicile, et de remplir un Questionnaire sur la résidence. Le 5 octobre 2012, on lui a demandé de soumettre les demandes présentées au ministère de la Santé du 30 août 2006 au 30 août 2010 [la période d’examen], un rapport de ses entrées au Bangladesh et de ses sorties durant la période d’examen et une lettre des autorités compétentes au Bangladesh précisant tous les passeports délivrés en son nom avec les dates de délivrance et d’expiration.

 

[4]               La défenderesse a fourni le rapport de ses entrées au Bangladesh et de ses sorties sur une seule feuille de papier, attestant qu’elle l’avait elle‑même préparé en fonction des timbres dateurs apposés dans ses passeports et qu’il n’avait jamais été présenté comme étant autre chose qu’un rapport. Elle a indiqué que ce registre est censé provenir du ministre de l’Intérieur du Bangladesh, mais cet argument ne semble pas être l’élément central de l’appel.

 

[5]               La liste des passeports de la défenderesse fournie par le Service de l’immigration et des passeports du Bangladesh révèle qu’elle a eu deux passeports de ce pays pendant une partie de la période d'examen — plus précisément du 30 août 2006 au 12 octobre 2007. La défenderesse a expliqué que c’est parce qu’elle a utilisé toutes les pages pour les tampons avant que son premier passeport (R0476041) n’expire, et que, par conséquent, elle a présenté une demande et en a obtenu un nouveau (Z0326827). Le demandeur déclare que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte des passeports qui se chevauchaient, et qu’il s’agit d’une erreur susceptible de révision.

 

[6]               Avec sa propre demande, la défenderesse a présenté des demandes de citoyenneté pour deux de ses enfants. Cependant, ces enfants allaient à l’école au Bangladesh pendant presque toute la période d’examen, et la défenderesse reconnaît maintenant qu’elle a commis une « erreur » en présentant une demande de citoyenneté pour eux puisqu’ils n’auraient jamais pu répondre aux exigences en matière de résidence. Elle déclare qu'elle a fait une erreur en indiquant seulement leur première absence prolongée du Canada durant la période d’examen alors que, en fait, ils ont passé très peu de temps au Canada durant cette période.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               La décision du juge de la citoyenneté a été consignée sur la formule habituelle, laquelle révèle que les exigences du paragraphe 5(1) de la Loi ont été respectées. Voici, dans leur intégralité, les motifs manuscrits fournis à l’appui de la décision :

[traduction]

Après avoir examiné attentivement tous les documents au dossier, j’estime que la demanderesse respecte, selon la prépondérance de la preuve, les exigences en matière de résidence. Plus précisément, le SIED confirme les entrées déclarées au Canada. Conformément à la lettre provenant des autorités responsables des passeports au Bangladesh, il semble que la demanderesse n’avait pas un deuxième passeport durant la période d’examen. À la question de savoir pourquoi les enfants allaient à l’école au Bangladesh, la demanderesse a répondu que les enfants étaient inscrits dans une école semblable à une grande université américaine et que ce type d’école n’était pas disponible pour eux au Canada à ce moment‑là. Les absences sont également confirmées par les passeports pertinents.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[8]               Le demandeur soutient qu’il y a deux questions en litige en l’espèce :

1.                  Le juge de la citoyenneté a‑t‑il conclu à tort que la défenderesse avait respecté les exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté?

2.                  La décision du juge de la citoyenneté était‑elle suffisamment motivée?

 

[9]               Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a affirmé, au paragraphe 14, que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Elle indique que « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». Compte tenu de ma conclusion ci‑dessous selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce, toute question qui pourrait se poser en ce qui a trait au caractère suffisant des motifs sera examinée en fonction du caractère raisonnable de la décision.

 

[10]           Par conséquent, la seule question en litige dans le cadre du présent appel consiste à déterminer si le juge de la citoyenneté a appliqué l’exigence en matière de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté de manière à rendre la décision déraisonnable.

 

NORME DE CONTRÔLE

[11]           Comme il s’agit d’un appel prévu par la loi à l’encontre de la décision d’un juge de la citoyenneté et non d’un contrôle judiciaire, la jurisprudence a établi que ce sont les principes de droit administratif qui régissent la norme de contrôle qui s’appliquent : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, aux paragraphes 16 à 39 [Takla].

 

[12]           La Cour suprême du Canada a affirmé dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle dans tous les cas. En fait, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question en litige est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que lorsque cette recherche se révèle infructueuse, ou lorsque la jurisprudence en la matière semble être incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision doit examiner les quatre éléments de l’analyse relative à la norme de contrôle. Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48 [Agraira].

 

[13]           Citant le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, au paragraphe 12 [Jeizan], le demandeur fait valoir que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique en l’espèce et, malgré que la défenderesse ne se prononce pas directement sur la question, ses arguments démontrent qu’elle est du même avis. Je souscris à l’observation de ma collègue, la juge Gagné, selon laquelle « [i]l est généralement admis par la jurisprudence que l’appréciation de la preuve par un juge de la citoyenneté, au regard du critère de résidence que l’on retrouve à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, soulève des questions mixtes de fait et de droit, et est ainsi susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable » : Saad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 570, au paragraphe 18.

 

[14]           Lorsque le juge examine une décision suivant la norme de la décision raisonnable, son analyse doit s’attacher « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59 [Khosa]. En d’autres termes, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable au sens où elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[15]           En l’espèce, les dispositions suivantes de la Loi sur la citoyenneté s’appliquent :

Attribution de la citoyenneté

 

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

a) en fait la demande;

 

 

b) est âgée d’au moins dix‑huit ans;

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

 

(i) un demi‑jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

 

 

 

 

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

 

 

 

 

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

 

[…]

 

14 […]

 

Appel

 

(5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d’appel au greffe de la Cour dans les soixante jours suivant la date, selon le cas :

 

 

a) de l’approbation de la demande;

 

 

b) de la communication, par courrier ou tout autre moyen, de la décision de rejet.

 

 

(6) La décision de la Cour rendue sur l’appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l’article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.

Grant of citizenship

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

 

 

(a) makes application for citizenship;

 

(b) is eighteen years of age or over;

 

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one‑half of a day of residence, and

 

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

[…]

 

14 […]

 

Appeal

 

(5) The Minister or the applicant may appeal to the Court from the decision of the citizenship judge under subsection (2) by filing a notice of appeal in the Registry of the Court within sixty days after the day on which

 

(a) the citizenship judge approved the application under subsection (2); or

 

(b) notice was mailed or otherwise given under subsection (3) with respect to the application.

 

(6) A decision of the Court pursuant to an appeal made under subsection (5) is, subject to section 20, final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

 

[16]           Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquent en l’espèce :

Appels en matière de citoyenneté

 

21. La Cour fédérale a compétence exclusive en matière d’appels interjetés au titre du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté.

Citizenship appeals

 

 

21. The Federal Court has exclusive jurisdiction to hear and determine all appeals that may be brought under subsection 14(5) of the Citizenship Act.

 

ARGUMENTS

Le demandeur

[17]           Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la défenderesse avait respecté les exigences en matière de résidence pour obtenir la citoyenneté sans avoir analysé adéquatement les éléments de preuve et sans avoir précisé quel critère de résidence il avait appliqué.

 

[18]           Les motifs n’indiquent pas clairement quel critère de résidence le juge de la citoyenneté a appliqué. Le demandeur fait valoir que cet élément à lui seul rend la décision déraisonnable. La Loi sur la citoyenneté ne définit pas le terme « résidence » ni « résident », et la jurisprudence de la Cour est divisée, entre trois critères différents, quant au critère juridique qui doit s’appliquer : Zhao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1536, aux paragraphes 50 et 51. Ces trois critères sont les suivants : le premier est fondé sur le degré d’attachement du demandeur au Canada (voir Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208, 88 DLR (3d) 243, aux paragraphes 15 à 17); le deuxième, sur la présence effective au Canada pendant le nombre de jours requis (voir Re Pourghasemi (1993), 62 FTR 122; 19 Imm L.R. (2d) 259); et le troisième combine des éléments des deux critères susmentionnés et porte principalement sur le lieu où la personne « vit régulièrement, normalement ou habituellement, ou a centralisé son mode d'existence » (voir Re Koo, [1993] 1 CF 286, 19 Imm LR (2d) 1, au paragraphe 10). Le demandeur fait valoir que même si un juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’un ou l’autre des critères de résidence susmentionnés, il doit clairement indiquer lequel il a appliqué (Cardin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 29, aux paragraphes 12 et 18 [Cardin]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Saad, 2011 CF 1508, aux paragraphes 14, 18, 19 et 21; Jeizan, précité, au paragraphe. 18). Le demandeur pr.tend que le juge de la citoyenneté ne l’a pas fait en l’espèce.

 

[19]           De plus, le demandeur fait valoir qu’une personne qui demande la citoyenneté doit fournir suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’elle a respecté les exigences en matière de résidence, quel que soit le critère qu’appliquera le juge de la citoyenneté (Vega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1079, au paragraphe 13; Farrokhyar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 697, au paragraphe 17; Rizvi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1641, au paragraphe 21; Abbas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 145, aux paragraphes 8, 9 et 11). Selon le demandeur, le juge de la citoyenneté a, en l’espèce, eu tort de conclure que les exigences en matière de résidence avaient été respectées en l’absence de tels éléments de preuve.

 

[20]           Plus particulièrement, le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur de fait importante lorsqu’il a conclu, d’après la lettre fournie par les autorités responsables des passeports au Bangladesh, que [traduction] « la demanderesse n’avait pas un deuxième passeport durant la période d’examen ». En fait, la défenderesse ayant eu deux passeports valides du Bangladesh (Z0326827 et R0476041) durant 407 jours de la période d’examen (du 30 août 2006 au 12 octobre 2007), sa résidence ne pouvait pas être évaluée adéquatement sans le deuxième passeport. Le demandeur affirme que, si ces 407 jours sont déduits de la période de résidence en plus des absences déclarées de la défenderesse, celle‑ci n’aurait que 697 jours de résidence durant la période d’examen, ce qui est bien en deçà des 1 095 jours requis.

 

[21]           Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a également eu tort de s’appuyer sur un registre des entrées au Bangladesh et des sorties de ce pays non authentifié et dont la source n’était pas déterminée. De plus, le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte des incohérences dans le témoignage de la défenderesse en ce qui a trait à sa résidence en juin et juillet 2007, et les observations de la défenderesse en ce qui a trait à la résidence de ses deux enfants qui l’accompagnent, selon lesquelles ils ne se sont absentés du Canada pendant plus de six mois qu’une seule fois, n’étaient pas compatibles avec le fait qu’ils fréquentaient une école au Bangladesh.

 

[22]           Enfin, le demandeur fait valoir que les motifs du juge de la citoyenneté n’étaient pas suffisamment clairs, précis et intelligibles. Bien qu’il reconnaisse que cela ne constitue plus un motif de contrôle en soi, le demandeur affirme que les motifs fournis en l’espèce ne permettent pas d’évaluer le caractère raisonnable de la décision : Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 14; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Al‑Showaiter, 2012 CF 12, aux paragraphes 21 à 23 [Al‑Showaiter]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El‑Koussa, 2012 CF 13, au paragraphe 22 à 24. Plus précisément, le juge de la citoyenneté n’explique pas suffisamment dans ses motifs les raisons pour lesquelles la demande a été approuvée, ni ne fait-il une analyse sérieuse de la façon dont la défenderesse a respecté les exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Par conséquent, les motifs ne permettent pas à une cour de révision de comprendre pourquoi le juge de la citoyenneté a rendu sa décision, ni de déterminer si la conclusion fait partie des issues raisonnables : Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16.

 

La défenderesse

[23]           La défenderesse fait valoir que le demandeur n'a pas réussi à démontrer que la décision était entachée d’une erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

 

[24]           La défenderesse réitère que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision (Newfoundland Nurses, précité; Hannoush c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 945, au paragraphe 6 [Hannoush]). Elle fait valoir que la brièveté des motifs n’est pas en lui-même un motif suffisant pour contester la décision du juge de la citoyenneté. Il faut plutôt fournir un fondement suffisant pour que le tribunal de révision puisse comprendre pourquoi une telle décision a été rendue et en évaluer le caractère raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Lee, 2013 CF 270, au paragraphe 37 [Lee]; SRI Homes Inc c Canada, 2012 CAF 208 [SRI Homes].

 

[25]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté a indiqué les fondements de la décision et les éléments de preuve sur lesquels il s’est appuyé lorsqu’il a écrit : [traduction] « Plus précisément, le SIED confirme les entrées déclarées au Canada. » La présente affaire est semblable au jugement Lee, où les motifs étaient également brefs, mais où il était indiqué clairement que la décision était principalement fondée sur le rapport du SIED dans lequel figuraient les entrées au Canada (Lee, précité, aux paragraphes 34 et 38). Il y a lieu d’établir une distinction entre la présente espèce et d’autres affaires dans lesquelles les appels ont été accueillis sur le principe qu’aucun motif n’a été donné (voir Hannoush, précité; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298 [Elzubair]; Salim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 975, au paragraphe 23 [Salim]; Al‑Showaiter, précité, au paragraphe 17).

 

[26]           Dans le jugement Lee, précité, la Cour a conclu que même si le rapport du SIED n’établissait pas à lui seul la résidence, il corroborait au moins les déclarations de la défenderesse et ne mettait pas en doute les éléments de preuve ou ses déclarations. La défenderesse fait valoir que c’est la même chose en l’espèce puisque les dates du rapport du SIED correspondent à celles qu’elle a fournies dans les documents au soutien de sa demande et que ses éléments de preuve ou déclarations ne sont pas mis en doute. De plus, la Cour, dans le jugement Lee a constaté que la Loi sur la citoyenneté n’exige pas que les éléments de preuve soient corroborés et qu’il revient au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise : Lee, précité, au paragraphe. 38. Il faut respecter les choix du décideur lorsqu’il apprécie la preuve, et le fait que, en l’espèce, le juge de la citoyenneté a choisi de se concentrer sur le rapport du SIED n’est pas une erreur susceptible de révision : Khosa, précité, aux paragraphes 25 et 61; Lee, précité, au paragraphe 48.

 

[27]           La défenderesse affirme qu’il est maintenant bien établi en droit qu’un juge de la citoyenneté n’est pas obligé de préciser expressément le critère appliqué. Si le dossier révèle plutôt que le demandeur a été au Canada pendant la période requise et qu’aucune évaluation qualitative n’a été réalisée, il est raisonnable de conclure que le juge de la citoyenneté a appliqué le critère de la présence effective ou le critère « quantitatif », lequel est le plus strict des trois critères : Hannoush, précité, au paragraphe 13; Lee, précité, au paragraphe 30; SRI Homes, précité, aux paragraphes 13 à 15; Elzubair, précité, au paragraphe 14; Salim, précité, au paragraphe 10; Imran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 756, au paragraphe 22. En l’espèce, compte tenu du fait que le juge de la citoyenneté a clairement fait référence au rapport du SIED et aux passeports de la demanderesse et n’a évalué aucun des critères de l’évaluation qualitative, il est très raisonnable de conclure que le critère « quantitatif » a été appliqué. De plus, la justification de l'application de l’un ou l’autre des critères peut être déduite à partir des faits de l’affaire (Cardin, précité, au paragraphe 18). En l’espèce, la justification de l’application du critère « quantitatif » est présente dans les faits établis par la preuve.

 

[28]           La défenderesse prétend que la seule contradiction relative aux faits dans ses éléments de preuve concernant sa résidence au Canada découle d’une erreur typographique, selon laquelle il était indiqué qu’elle se trouvait au Bangladesh du 14 août 2006 au 21 juillet 2007 alors que la dernière date aurait dû être le 21 juin 2007. Cette erreur explique les éléments contradictoires dans son témoignage selon lequel elle se trouvait aux États-Unis du 28 juin au 8 juillet 2007. Elle affirme que, compte tenu de tous les éléments de preuve fournis au soutien de sa demande et de la clarification susmentionnée, elle a passé 1 131 jours au Canada durant la période d’examen et qu’ainsi elle dépasse les 1 095 jours requis conformément au critère quantitatif.

 

[29]           Ainsi que je l’ai déjà souligné, la défenderesse reconnaît que ses enfants n’auraient pas pu répondre aux exigences en matière de résidence et que c’était une erreur de présenter une demande de citoyenneté pour eux. Cependant, elle fait valoir que cela ne devrait avoir aucune incidence sur sa propre demande de citoyenneté puisqu’elle respecte les exigences en matière de résidence.

 

[30]           Comme je l’ai également indiqué, la défenderesse affirme qu’elle avait deux passeports du Bangladesh en même temps parce qu’elle avait utilisé toutes les pages pour les tampons dans le premier passeport avant qu’il n’expire. Elle fait valoir que le deuxième passeport n’aurait pas pu être utilisé à des fins malhonnêtes quant à sa demande de citoyenneté puisqu’elle a elle-même déclaré avoir été au Bangladesh durant la majeure partie de la période où les passeports se chevauchent (c.-à-d. du 14 août 2006 au 21 juin 2007) et qu’elle n’a pas prétendu s’être trouvée au Canada.

[31]           Par conséquent, la défenderesse fait valoir qu’aucune des erreurs alléguées par le demandeur concernant les faits n’ayant eu d’importance lorsque le juge de la citoyenneté a déterminé qu’elle respectait les exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, l’appel devrait être rejeté.

 

ANALYSE

[32]           L’insuffisance des motifs ne constitue pas en soi un fondement justifiant la révision dans ce genre d’affaires (voir Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 22, et Hannoush, précité, au paragraphe 6), et la question que la Cour doit trancher est celle de savoir si les motifs lui permettent de comprendre pourquoi le juge de la citoyenneté a rendu une telle décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables comme l’exige l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47. Voir Lee, précité, au paragraphe 37.

 

[33]           La défenderesse s’appuie fortement sur le jugement Lee, précité, dans lequel la décision du juge de la citoyenneté repose surtout sur le rapport du SIED. La juge Strickland a souligné ce qui suit aux paragraphes 34 et 38 du jugement Lee :

34       Dans ses motifs, le juge de la citoyenneté a déclaré qu’[traduction] « après avoir minutieusement examiné toute la preuve documentaire, ainsi que de la preuve orale présentée à l’audience », il était [traduction] « convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la défenderesse satisfai[sai]t aux exigences de l’alinéa 5(1)c) » de la Loi sur la citoyenneté. Le juge de la citoyenneté a aussi écrit qu’il fondait sa décision [traduction] « principalement sur la force probante du rapport du SIED ne faisant état d’aucune entrée au Canada durant la période examinée ». Mises ensemble, l’étendue et la nature d’une telle preuve l’ont convaincu que la défenderesse satisfaisait aux exigences de résidence.

 

[…]

 

38     En l’espèce, il appert que le rapport du SIED a formé la base principale de la décision. Le demandeur affirme qu’à lui seul, le rapport du SIED n’établit pas la résidence de la défenderesse durant la période pertinente de quatre ans. Bien que cela puisse être exact, au moins le rapport corrobore la déclaration de la défenderesse selon laquelle elle n’a pas quitté le Canada durant la période pertinente. En outre, il ne jette de doute sur aucun des éléments de preuve ou aucune des déclarations de la défenderesse (Tanveer, précitée, au paragraphe 11). Comme la Cour l’a déclaré au paragraphe 19 de El Bousserghini, précitée, la Loi sur la citoyenneté « n’exige pas une corroboration. Il en revient au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise ».

 

[34]           La défenderesse reconnaît que ses enfants n’auraient pas pu répondre aux exigences en matière de résidence aux fins de leurs demandes de citoyenneté. Cependant, elle déclare que leur inadmissibilité ne devrait pas avoir d’incidence sur sa propre demande de citoyenneté. Je suis d’accord, et je ne crois pas que le juge en a tenu compte pour rendre sa décision. Le juge de la citoyenneté semble avoir admis que le fait que les enfants au Bangladesh fréquentaient une école de grande renommée ne constituait pas un motif pour remettre en question la période de résidence au Canada de la défenderesse.

 

[35]           À mon avis, le seul aspect problématique des motifs est la mention de la lettre provenant du Bangladesh qui, contrairement aux motifs, révèle que la défenderesse avait un deuxième passeport qui chevauche bel et bien une partie de la période d’examen.

 

[36]           La défenderesse a expliqué à la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle qu’elle a eu deux passeports entre le 30 août 2006 et le 12 octobre 2007 parce que son premier passeport (R0476041) était valide jusqu’au 12 octobre 2007, mais comme elle a utilisé toutes les pages pour les tampons avant la date d’expiration, elle a présenté une demande pour obtenir un nouveau passeport et l'a obtenu (Z0326827). En d’autres termes, elle admet avoir eu deux passeports « valides ».

 

[37]           Elle déclare également que le deuxième passeport n’est pas important parce qu’elle a elle-même déclaré qu’elle se trouvait au Bangladesh durant la majeure partie de la période couverte par le deuxième passeport (plus précisément du 14 août 2006 au 21 juin 2007), et qu’elle n’a pas prétendu s’être trouvée au Canada.

 

[38]           Cependant, nous ne savons pas quelle partie de la période de validité du deuxième passeport la défenderesse a passée au Bangladesh ou ailleurs, à l’extérieur du Canada. S’il s’agit de toute la période couverte, cela signifie qu'elle s’est absentée 100 jours de plus. Lorsque ce nombre est déduit des 1 131 jours que la défenderesse affirme avoir passés au Canada, on arrive à 1 031 jours de résidence durant la période applicable, ce qui est inférieur au seuil quantitatif de 1 095 jours que le juge de la citoyenneté a, dit-elle, appliqué en l’espèce.

 

[39]           Si la défenderesse affirme avoir passé la majeure partie de la période où les passeports se chevauchent au Bangladesh, elle n’a toutefois pas démontré à la Cour qu’elle a respecté les exigences en matière de résidence de 1 095 jours.

 

[40]           La défenderesse a dû présenter des copies de toutes les pages de tous les passeports couvrant la période du 30 août 2006 à la date de la demande. L’exigence est claire et sans équivoque. La défenderesse devait fournir une [traduction] « lettre des autorités appropriées au Bangladesh précisant tous les passeports délivrés en son nom avec les dates de délivrance et d’expiration ». La lettre du Service de l’immigration et des passeports du Bangladesh révèle que deux passeports ont été délivrés pour la période pertinente :

R0476041       ‑           Du 13 octobre 2002 au 12 octobre 2007

Z0326827        ‑           Du 10 avril 2006 au 12 octobre 2012

 

[41]           La période pertinente s’appliquant à sa demande de citoyenneté est celle du 30 août 2006 au 30 août 2010. Cela signifie qu’entre le 30 août 2006 et le 12 octobre 2007, la défenderesse avait deux passeports qui étaient pertinents pour la décision.

 

[42]           Au cours de sa plaidoirie, le conseil de la défenderesse a affirmé que le chevauchement de trois mois des passeports n’est pas lié à la période d’examen, que le juge de la citoyenneté savait pertinemment qu’il y avait deux passeports et que le deuxième passeport n’était pas important. Ces affirmations ne sont pas défendables. Le chevauchement est bel et bien lié à la période d’examen. Par conséquent, il est clair que le juge de la citoyenneté a eu tort d’affirmer ce qui suit :

[traduction]

Conformément à la lettre provenant des autorités responsables des passeports au Bangladesh, il semble que la demanderesse n’avait pas un deuxième passeport durant la période d’examen.

 

[43]           La défenderesse tente de surmonter ce problème en soulignant que, dans la lettre du 20 octobre 2012 du Service de l’immigration et des passeports du Bangladesh, il est indiqué que ces passeports ont été délivrés [traduction] « par le présent bureau conformément aux règles et règlements du gouvernement ». Selon la défenderesse, cela signifie que le deuxième passeport doit avoir été délivré parce qu’il n’y avait plus de pages dans le premier passeport. Je ne crois pas que cela explique l’erreur.

 

[44]           Le problème qui se pose est celui de comprendre ce qu’a voulu dire le juge de la citoyenneté lorsqu’il a dit que la lettre provenant des autorités au Bangladesh révélait que la défenderesse n’avait pas un deuxième passeport durant la période d’examen (ce qui est clairement faux), et de déterminer si cette erreur est importante aux fins de la décision.

 

[45]           Conformément aux directives, la défenderesse a dû fournir des copies de toutes les pages des passeports pertinents. Voir le dossier de la demanderesse à la page 172. Or, la défenderesse a seulement fourni des copies du passeport no Z0326827. Les tampons dans ce passeport et le rapport du SIED qu’a dû fournir la défenderesse révèlent les absences suivantes du Canada :

Du 30 août 2006 au 21 juin 2007

Bangladesh

 

296 jours

Du 28 juin au 7 juillet 2007

États‑Unis

 

10 jours

Du 22 février au 6 mars 2008

Bangladesh

 

14 jours

Du 16 au 27 août  2009

Bangladesh

 

12 jours

Du 30 mai au 10 juin 2010

Bangladesh

 

12 jours

 

[46]           La défenderesse n’a pas fourni de copies du deuxième passeport (no R0476041) au juge de la citoyenneté. Il n’y a pas non plus de telles copies dans le dossier dont je dispose. Nous ignorons ce que ce passeport révèle quant à la présence au Canada ou aux absences de la défenderesse durant la période d’examen.

 

[47]           Si le juge de la citoyenneté avait été su qu’il y avait deux passeports, il est impossible de prédire quelle aurait été sa décision. Les passeports sont clairement importants pour le calcul lié à l’exigence en matière de résidence, et le juge de la citoyenneté a manifestement conclu qu’il n’y avait qu’un seul passeport pertinent.

 

[48]           Le problème porte sur les allées et venues de la défenderesse durant les deux périodes suivantes : du 22 au 27 juin 2007 (6 jours) et du 9 juillet au 12 octobre 2007 (95 jours). C’est ce que révèle le tableau ci‑dessous.

 

Dates

Lieu

Nombre de jours au Canada

Nombre de jours à l’extérieur du Canada

Nombre de jours lorsque le lieu est incertain

Notes

Du 30 août 2006 au 21 juin 2007

Bangladesh

 

296

 

La défenderesse a déclaré cette absence, et le SIED confirme qu’elle est rentrée au Canada le 22 juin 2007.

Du 22 au 27 juin 2007

Inconnu

 

 

6

Ces dates sont couvertes par la période durant laquelle la défenderesse avait deux passeports valides.

Du 28 juin au 7 juillet 2007

États‑Unis

 

10

 

La défenderesse a déclaré cette absence, et le SIED confirme qu’elle est rentrée au Canada le 8 juillet 2007.

Les 8 et 9 juillet 2007

Canada

1

 

 

Le SIED confirme que la défenderesse est entrée au Canada en provenance des États‑Unis le 8 juillet 2007, et le dossier révèle qu’elle s’est présentée à un rendez‑vous médical le 9 juillet 2007.

Du 10 juillet au 12 octobre 2007

Inconnu

 

 

94

Ces dates sont couvertes par la période durant laquelle la défenderesse avait deux passeports valides.

Du 13 octobre 2007 au 21 février 2008

Canada

132

 

 

Durant cette période, la défenderesse n’avait qu’un seul passeport valide. Il aurait fallu qu’elle revienne au Canada en utilisant son ancien passeport avant le 12 octobre 2007.

Du 22 février au 6 mars 2008

Bangladesh

 

14

 

La défenderesse a déclaré cette absence, et le SIED révèle qu’elle est rentrée au Canada le 7 mars 2008.

Du 7 mars 2008 au 15 août 2009

Canada

527

 

 

La défenderesse n’avait qu’un seul passeport valide, selon lequel il n’y a eu aucun départ ni retour durant cette période.

Du 16 au 27 août 2009

Bangladesh

 

12

 

La défenderesse a déclaré cette absence, et le SIED révèle qu’elle est rentrée au Canada le 28 août 2009.

28 août 2009 au 29 mai 2010

Canada

275

 

 

La défenderesse n’avait qu’un seul passeport valide, selon lequel il n’y a eu aucun départ ni retour durant cette période.

Du 30 mai au 10 juin 2010

Bangladesh

 

12

 

La défenderesse a déclaré cette absence, et le SIED révèle qu’elle est rentrée au Canada le 11 juin 2010.

Du 11 juin au 30 août 2010

Canada

81

 

 

La défenderesse n’avait qu’un seul passeport valide, selon lequel il n’y a eu aucun départ ni retour durant cette période.

 

 

1 016

344

100

Total = 1 460

 

[49]           Bien que les parties, dans leurs observations postérieures à l’audience, aient continué de souligner les irrégularités et les erreurs antérieures (apparemment dans le but de miner la crédibilité de l’autre et de défendre leur propre crédibilité), je ne crois pas qu’à ce stade-ci les parties contestent sérieusement les dates indiquées ci‑dessus. Le seul point litigieux concerne les conclusions que nous pouvons tirer et qui doivent être tirées à partir des éléments de preuve concernant les allées et venues de la défenderesse pendant la centaine de jours où elle déclare avoir été au Canada, car elle avait accès à un deuxième passeport valide qui n'a pas été présenté en tant qu’élément de preuve au juge de la citoyenneté.

 

[50]           Comme l’illustre le tableau ci‑dessus, si les 100 jours supplémentaires sont ajoutés au nombre de jours de résidence, le nombre total de jours devient 1 116, ce qui dépasse l’exigence minimale de 1 095 jours. Si ces 100 jours sont ajoutés aux jours d’absence, la défenderesse ne satisfait pas au critère quantitatif de résidence.

 

[51]           Le demandeur fait valoir qu’il est impossible de savoir où se trouvait la défenderesse durant ces 100 jours (selon lui, il s’agit de 102 jours) parce qu’un seul des deux passeports a été présenté à titre d’élément de preuve au juge de la citoyenneté. La défenderesse affirme qu’il n’est pas raisonnable de dire qu’elle aurait pu se trouver à l’extérieur du pays ces jours‑là puisque rien dans la preuve ne le justifie. À mon avis, il revenait à la défenderesse de présenter au juge de la citoyenneté des éléments de preuve établissant qu’elle respectait le critère de résidence (Vega, au paragraphe 13; Farrokhyar, au paragraphe 17; Rizvi, au paragraphe 21; Abbas, aux paragraphes 8 et 9, tous précités). Compte tenu de l’analyse qui suit, j’estime que la défenderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau.

 

[52]           L’examen que j’ai fait du dossier révèle ce qui suit :

a.         Le passeport R0476041 était valide du 13 octobre 2002 au 12 octobre 2007. La partie de la période d’examen durant laquelle ce passeport était valide était du 30 août 2006 au 12 octobre 2007. Les copies des pages de ce passeport n’ont pas été fournies au juge de la citoyenneté. Par conséquent, elles ne figurent pas dans le DCT ou dans le dossier dont je dispose. Nous ignorons ce que ce passeport révèle au sujet des présences ou des absences de la défenderesse durant les périodes contestées. Je l’appellerai le passeport no 1 parce qu’il a été le premier à être délivré;

b.         Des copies des pages du passeport ZO326827 ont été fournies au juge de la citoyenneté. Ce passeport était valide durant toute la période d’examen (il a été valide du 10 avril 2006 au 12 octobre 2012). Je l’appellerai le passeport no 2 parce qu’il a été le second à être délivré;

c.         La défenderesse fait valoir que, selon les lois et règlements du Bangladesh, un nouveau passeport ne peut être délivré que si le premier passeport est perdu, rempli ou expiré, et que la lettre provenant du Service de l’immigration et des passeports du Bangladesh indique que les passeports en question ont été délivrés conformément aux règles et règlements du gouvernement (voir la copie dans le dossier de la défenderesse, à la page 31). Par conséquent, on ne lui aurait jamais délivré le passeport no 2 si le passeport no 1 avait encore été utilisable. Cependant, le demandeur souligne que la lettre ne mentionne pas qu’un nouveau passeport ne peut être délivré que si l’ancien passeport est perdu, rempli ou expiré. De plus, je ne dispose d’aucun élément de preuve au sujet des règles et des règlements du Bangladesh en ce qui a trait à la délivrance de passeports. Je suis d’accord avec le demandeur. La défenderesse aurait dû prouver qu’il s’agit d'une question de droit étranger (c.‑à‑d. une question de fait), et elle ne l’a pas fait. La Cour ne peut pas prendre connaissance d’office des lois et des règlements du Bangladesh;

d.         La défenderesse a été tenue (voir la page 172 du dossier du demandeur) de fournir des copies de tous les passeports couvrant la période d’examen. Voici un extrait pertinent de la lettre du 15 novembre 2011 provenant de V. Huang, agent de citoyenneté de la défenderesse [souligné dans l’original] :

[traduction]

[…] Après un examen plus approfondi de votre demande et des documents connexes, nous vous demandons de fournir une photocopie des documents suivants avant qu’une décision puisse être rendue en ce qui a trait à votre demande […]

 

Assurez‑vous de produire des photocopies CLAIRES et LISIBLES.

 

[…]

 

2.  Toutes les pages, y compris les pages blanches, de tous les passeports ou documents de voyage (valides, expirés ou annulés) couvrant la période de 2006 à AUJOURD’HUI. La présente demande s’applique à vous‑même et à vos enfants.

 

 

La défenderesse a fait valoir dans des observations postérieures à l’audience qu’elle avait divulgué l’existence des deux passeports pertinents puisqu’ils figuraient dans la lettre provenant du gouvernement du Bangladesh. Le conseil a admis que la défenderesse [traduction] « n’a pas fourni une copie du [passeport no 1] » au juge de la citoyenneté et a expliqué qu’elle « était justifiée de ne pas le faire parce qu’elle n’a pas utilisé ledit passeport durant la période d’examen puisqu’il a été rempli avant le 30 août 2006 et, par conséquent, ne pouvait plus être utilisé aux fins de voyage ». Je ne puis admettre que la défenderesse avait une bonne raison de ne pas fournir des copies du passeport no 1 au juge de la citoyenneté. Les directives précitées ci‑dessous semblent claires et sans équivoque, et la défenderesse ne s’y est pas conformée. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il n’y a aucun élément de preuve au dossier selon lequel la défenderesse [traduction] « n’a pas utilisé ledit passeport durant la période d’examen puisqu’il a été rempli avant le 30 août 2006 et, par conséquent, ne pouvait plus être utilisé aux fins de voyage ». Le passeport no 1 pourrait très bien révéler exactement ce que la défenderesse affirme, mais le juge de la citoyenneté n’aurait pas pu le savoir, ni la Cour, parce qu’il n’a pas été versé en preuve.

e.         Le demandeur déclare que le SIED ne contient que les données concernant les voyages par avion, tandis que les passeports permettent de suivre toutes les entrées et les sorties relatives au Canada (réponse aux observations postérieures à l’audience de la demanderesse au paragraphe 20). Il ne s’agit pas d’un renseignement facilement vérifiable que je peux admettre d’office (c.‑à-d. une question pour laquelle il est possible de trouver facilement des renseignements d’une fiabilité incontestée). Je ne dispose d’aucun élément de preuve direct sur ces points, mais il est possible de tirer certaines conclusions à partir des éléments de preuve dont je dispose;

f.          En ce qui a trait à la dernière déclaration (les passeports permettent de suivre toutes les entrées et les sorties relatives au Canada), le dossier semble indiquer que le Canada ne fait pas le suivi des sorties (ou du moins ne fournit pas de tampons de sortie dans les passeports). Par conséquent, cette déclaration tient au fait que d’autres pays apposent toujours un tampon dans les passeports à l’entrée (voir le dossier du demandeur, à la page 48, où est fourni un résumé des tampons apposés dans le passeport fourni par la défenderesse : pour bon nombre de pays, nous voyons à la fois les tampons d’entrée et de sortie, mais pour le Canada, la colonne « sortie » est toujours vide);

g.         En ce qui a trait à la première déclaration (le SIED ne contient que les données relatives aux voyages par avion), la défenderesse ne semble pas la contester. Elle fait plutôt valoir qu’il n’est pas logique de prétendre qu’elle aurait pu empêcher que des données soient consignées dans le SIED pour les 100 jours en question en utilisant un passeport différent alors que, en fait, elle aurait pu le faire n’importe quand durant la période d’examen de quatre ans en traversant la frontière par voie terrestre pour aller aux États‑Unis et en revenir, et prendre l’avion à partir de là. Par conséquent, la défenderesse fait valoir que les décisions relatives à la citoyenneté doivent être fondées sur ses absences « déclarées » et non sur les absences « possibles ». Je pense que cet argument passe à côté de la question. Le demandeur ne dit pas que le passeport non divulgué (passeport no 1) aurait pu permettre à la défenderesse de ne pas avoir à consigner dans le SIED d’autres données du passeport no 2, mais plutôt que les passeports eux‑mêmes fournissent d’importants éléments de preuve d’entrée et de sortie que la défenderesse devait soumettre;

h.         Le SIED semble contenir des données sur certaines activités aux postes frontaliers terrestres. Le formulaire de demande fourni à la défenderesse avec la lettre datée du 15 novembre 2011 de CIC, afin de lui permettre de demander les rapports du SIED à l’ASFC, comprend les choix suivants, qui sont déjà cochés (dossier du demandeur, page 174) :

[traduction]

J’aimerais obtenir mes antécédents de voyageur du SIED pour la période de 2006 à AUJOURD'HUI.

 

J'aimerais que mes dossiers relatifs aux antécédents des voyageurs du SIED me soient remis au complet.

 

Si vous êtes passé par un poste frontalier terrestre pour vous rendre aux États-Unis, ou pour en sortir, veuillez inclure une preuve supplémentaire de votre retour ET de votre départ.

 

            Toutes les données saisies pour la défenderesse concernaient des voyages par avion (voir le dossier du demandeur, à la page 37);

i.          Dans sa réponse datée du 13 mars 2012 (voir le dossier du demandeur, à la page 35), l’ASFC indique que seul le passeport Z0326827 divulgué (passeport no 2) ‑ et non le passeport no 1 ‑ a fait l’objet d’une recherche. Voici un passage pertinent de la réponse :

La présente est en réponse à votre demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Voici comment vous avez formulé votre demande :

 

[traduction]

Le rapport des antécédents des voyageurs, qui comprend les entrées et sorties aux postes frontaliers terrestres de 2006 à aujourd'hui de RAHMAN, Yasmin; DN : 6 février 1965; No de SSOBL : 5631‑4623; passeport no ZO326827…

 

Le traitement de votre demande est maintenant terminé. Sachez que les dossiers vous seront remis au complet.

 

Sachez que lorsque vous voyagez par autocar, les documents de voyage des passagers ne sont pas toujours numérisés dans le Système intégré d’exécution des douanes de l’Agence des services frontaliers du Canada.

 

Sans en savoir davantage au sujet de ce système (et il appert que je ne dispose d’aucun élément de preuve à cet égard), il semble impossible de savoir si, d’après les autres champs (c.-à-d. date de naissance, no de SSOBL), ce rapport contiendrait également les entrées et les sorties pour lesquelles le passeport no 1 a été utilisé.

[53]           Compte tenu de tous les éléments de preuve, je ne crois pas qu’il y ait suffisamment de renseignements pour affirmer que la défenderesse était au Canada durant les 100 jours en question, ou qu’elle n’était pas au Canada. Les éléments suivants sont clairs : a) il incombait à la défenderesse de s’acquitter du fardeau de la preuve; et b) elle a reçu des directives selon lesquelles elle devait soumettre des copies de [traduction] « tous les passeports ou documents de voyage (valides, expirés ou annulés) » couvrant la période d’examen, et ne l’a pas fait. Elle n’a pas affirmé qu’elle avait perdu ce passeport ou qu’elle ne pouvait, en quelque sorte, y avoir accès, mais elle a tout simplement dit qu’elle était [traduction] « justifiée » de ne pas le fournir. Dans de telles circonstances, je crois qu’il est approprié de conclure que la défenderesse n’a pas respecté le critère quantitatif de résidence.

 

[54]           À mon avis, une distinction doit être établie avec le jugement Lee, précité, invoqué par la défenderesse. Dans cette affaire, la Cour a conclu que le fait que le juge de la citoyenneté s’est appuyé principalement sur le SIED, lequel n’établissait pas en soi que la défenderesse avait satisfait à l’exigence en matière de résidence durant la période de quatre ans pertinente, n’était pas un motif suffisant pour renverser la décision (voir Lee, au paragraphe 38). La Cour s’est appuyée sur le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, au paragraphe 19, pour affirmer que la Loi sur la citoyenneté « n’exige pas une corroboration. Il en revient au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise ». Si le juge de la citoyenneté avait tenu compte adéquatement des éléments de preuve en l’espèce et avait décidé qu’ils étaient suffisants pour rendre une décision favorable, je conviendrais que la Cour ne devrait pas intervenir. Cependant, une erreur dans l’appréciation de la preuve est en cause en l’espèce. Il ne revient pas à la Cour de dire quelle conclusion le juge aurait tiré s’il avait tenu compte adéquatement des éléments de preuve.

 

[55]           À mon avis, le juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’il a évalué les éléments de preuve, et cette erreur a eu une incidence sur la décision. On ne saurait dire que la décision n’aurait pas été différente si l’erreur n’avait pas été commise parce que la défenderesse n’a pas prouvé qu’elle a respecté le critère quantitatif de résidence pour obtenir la citoyenneté.

 

[56]           Il n’est pas possible de dire quelle aurait été la décision du juge de la citoyenneté s’il avait été informé du deuxième passeport et de son contenu. Par conséquent, j’estime que la décision manque de transparence et d’intelligibilité et doit être renvoyée pour un nouvel examen.

 

[57]           Le demandeur fait également valoir que les motifs n’indiquent pas clairement quel critère de résidence le juge de la citoyenneté a appliqué. Cependant, comme la défenderesse le souligne, le juge Harrington a conclu, dans le jugement Hannoush, précité, au paragraphe 13, que si le dossier démontre que le critère de présence effective de 1 095 jours a été respecté et que le juge de la citoyenneté n’a pas effectué une analyse qualitative, il est possible de conclure que le critère de présence effective a été appliqué :

13        Cependant, m’appuyant sur l’arrêt Newfoundland Nurses, ci‑dessus, rendu par la Cour suprême et sur l’arrêt SRI Homes, ci‑dessus, rendu très récemment par la Cour d’appel fédérale, il est raisonnable de conclure, s’il ressort du dossier que le demandeur prétend avoir été présent au Canada pendant au moins 1 095 jours et qu’aucune analyse n’a pris en compte le fait que le cœur du demandeur était ici alors qu’il se trouvait physiquement ailleurs, que le critère de la présence physique – le plus exigeant – a été appliqué. Il a été décidé à un certain nombre de reprises qu’une fois qu’il est établi que le demandeur a été présent au Canada pendant 1 095 jours il n’est pas nécessaire de considérer les autres critères (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, [2010] ACF no 330; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salim, 2010 CF 975, [2010] ACF no 1219 (QL), et Imran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 756).

 

[58]           Le juge Harrington a également souligné ce qui suit dans le jugement Imran, précité, au paragraphe 22 :

22        Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salim, 2010 CF 975, [2010] ACF no 1219 (QL), j’ai souscrit à la décision du juge Mainville dans Takla, ajoutant, comme le juge Zinn l’a fait dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, [2010] ACF no 330 (QL), qu’il était satisfait au critère relatif à la résidence lorsque le demandeur avait été physiquement présent au Canada pendant au moins 1 095 jours au cours de la période pertinente, sans qu’il soit nécessaire de procéder à un examen plus poussé.

 

[59]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté n’a pas précisé de quelle façon la défenderesse avait établi avoir été effectivement présente au Canada pendant au moins 1 095 jours. Comme je l’ai expliqué plus haut, l’examen que j’ai fait du dossier révèle qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour soutenir que la défenderesse a respecté l’exigence minimale de 1 095 jours. Par conséquent, la défenderesse ne peut s’appuyer sur les jugements Hannoush et Imran, précités. On ne sait pas sur quel critère le juge de la citoyenneté s’est fondé pour conclure que l’exigence en matière de résidence avait été respectée. Là encore, la décision manque de transparence et d’intelligibilité sur cette question.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est accueillie. La décision est annulée et le dossier est renvoyé à un autre juge de la citoyenneté pour nouvel examen.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑2292‑12

 

INTITULÉ :                                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c YASMIN RAHMAN

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 12 SEPTEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 décembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Suranjana Bhattacharyya

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Subodh S. Bharati

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Subodh S. Bharati

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

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