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Date : 20131220

Dossier : T-8-12

Référence : 2013 CF 1270

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Barnes

 

ENTRE :

 

GILEAD SCIENCES, INC. ET

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LA MINISTRE DE LA SANTÉ ET

TEVA CANADA LIMITÉE

 

 

 

défenderesses

 

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) DORS/93-133 tel que modifié (Règlement AC) visant à obtenir une ordonnance interdisant à la ministre de la Santé (la ministre) de délivrer un avis de conformité (AC) à Teva Canada limitée (Teva) à l’égard d’une version générique du médicament TruvadaMD des demanderesses (collectivement Gilead).

 

[2]               Les brevets en litige en l’espèce sont le brevet canadien no 2,261,619 (le brevet 619) et le brevet canadien no 2,298,059 (le brevet 059). Teva prétend que les deux brevets sont invalides.

 

[3]               Le principe actif faisant l’objet des deux brevets est le ténofovir, ou PMPA. Le ténofovir disoproxil, ou bis(POC)PMPA, un promédicament du ténofovir, est revendiqué par le brevet 619, et sa forme saline, le fumarate de ténofovir disoproxil (FTD), est l’objet du brevet 059.

 

[4]               Le FTD est indiqué, seul ou en association avec d’autres composés pharmaceutiques, dans le traitement de l’infection à VIH/sida. Gilead commercialise deux différents médicaments contenant du FTD : TruvadaMD et VireadMD. Bristol Myers Squibb (BMS) commercialise AtriplaMD, qui renferme aussi du FTD. Chacun de ces produits porte un numéro d’identification du médicament (DIN) différent et a reçu son propre AC conformément à la partie C, titre 8 du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, ch. 870. Teva a signifié à Gilead deux avis d’allégation (AA) distincts concernant TruvadaMD et VireadMD. Un autre AA a été signifié à BMS en ce qui concerne AtriplaMD. En réponse, Gilead et BMS ont présenté trois demandes distinctes (dossiers de la Cour T-8-12, T-280-12 et T-1708-12) visant à obtenir des ordonnances pour interdire à la ministre de délivrer à Teva des AC jusqu’à l’expiration des brevets 619 et 059.

 

[5]               Bien que ces demandes aient été présentées séparément et demeurent distinctes, elles soulèvent des problèmes et des arguments identiques. Les parties ont donc accepté, et le protonotaire a ordonné, que les demandes soient regroupées et que les questions de validité soient examinées dans le dossier T‑8‑12. Les parties ont aussi accepté que ma décision et mes motifs concernant le dossier T-8-12 s’appliquent également aux dossiers T‑280‑12 et T‑1708‑12, même si des ordonnances distinctes seront rendues pour chacune de ces demandes.

 

[6]               La plus grande partie de la preuve pertinente en l’espèce a été fournie par les témoins experts. MM. Ronald Borchardt, Allan Myerson, Hans Maag et le Dr Richard Elion ont témoigné au nom de Gilead. MM. Robert Zamboni, Lawrence Kruse, Larry Sternson, Michael Parniak et Peter Ford ont quant à eux témoigné au nom de Teva. Une preuve factuelle a aussi été fournie au nom de Teva par MM. William Lee et Reza Oliyai. Cette preuve concernait principalement l’histoire de la mise au point du ténofovir disoproxil. Tous les témoins experts étaient qualifiés pour donner leur opinion sur les sujets dont ils ont traité, et aucun problème majeur de crédibilité n’a été soulevé.

 

[7]               Parmi les arguments formulés, Teva soutient que les découvertes revendiquées du ténofovir disoproxil et du FTD auraient été évidentes pour la personne versée dans l’art et que les brevets en litige « perpétuent » en fait le brevet maintenant expiré du ténofovir. Teva allègue aussi que le brevet 619 est invalide parce que la découverte revendiquée du ténofovir disoproxil était antériorisée par une demande de brevet antérieure. Gilead soutient quant à elle que la découverte d’un promédicament convenable et d’une forme saline du promédicament du ténofovir était délicate, complexe, imprévisible et, par conséquent, inventive.

 

Le contexte médicinal

[8]               Le ténofovir était connu comme un agent antiviral efficace contre l’infection à VIH et le sida. Il fait partie de la classe des composés connus sous le nom d’analogues nucléotidiques phosphonates acycliques, et son efficacité contre les virus est due à sa capacité à perturber la réplication virale (transcriptase inverse) dans les cellules humaines. Ainsi, le ténofovir agit comme un inhibiteur nucléosidique de la transcriptase inverse, ou INTI. Bien que le ténofovir se soit révélé un composé très prometteur pour le traitement de l’infection à VIH/sida, son utilisation à des fins médicinales n’a pas été approuvée avant qu’il n’ait été converti en un promédicament ou en une forme intermédiaire (ténofovir disoproxil), puis en une forme saline (FTD).

 

[9]               Il est indéniable que la découverte du ténofovir dans les années 1990 répondait à un besoin critique non satisfait pour le traitement de l’infection à VIH/sida. Ce point est abordé dans l’affidavit du Dr Elion, témoin expert de Gilead.

 

[10]           Le Dr Elion est un médecin spécialiste qui prodigue depuis 1984 des soins cliniques à des patients atteints d’une infection à VIH/sida. Depuis 2007, le Dr Elion est directeur de la recherche clinique au Whitman Walker Health de Washington, D.C. De 1984 à 2007, il a occupé plusieurs postes qui ont contribué à sa compréhension du traitement passé de l’infection à VIH/sida, dont celui de conseiller médical du département de la santé publique de New York (1990-1991) et celui de membre de l’équipe d’élaboration de protocoles pour le Community Research Program on AIDS du National Institute of Health (1993-1994). Le Dr Elion a aussi agi à titre d’investigateur principal ou de coinvestigateur dans plusieurs essais cliniques sur le traitement de l’infection à VIH (1998‑2007).

 

[11]           Selon le Dr Elion, la première trousse commerciale de détection du VIH a été approuvée en 1985, mais, comme il n’existait alors aucun moyen de traiter la cause de l’infection, les cliniciens ne pouvaient traiter que les symptômes sous-jacents (affidavit du Dr Elion, aux paragraphes 33 et 34). La recherche a permis de découvrir que :

[traduction]

38.       …le VIH est un rétrovirus dont le matériel génétique est encodé dans l’ARN plutôt que dans l’ADN, comme c’est le cas pour la plupart des cellules. Lorsqu’il pénètre dans la cellule, l’ARN du VIH est converti en ADN par une enzyme virale, la transcriptase inverse. L’ADN viral nouvellement transcrit est intégré dans le code génétique de la cellule hôte. L’ADN viral utilise le mécanisme de réplication de la cellule hôte pour produire des copies du virus. La cellule infectée se multiplie ensuite, ce qui crée une infection incurable et mortelle.

 

 

[12]           Les chercheurs tentaient de mettre au point des médicaments qui stopperaient la réplication à diverses étapes, y compris à celle où la transcriptase inverse entre en jeu.

 

[13]           En 1987, le premier médicament contre le VIH, la zidovudine (AZT), a été approuvé par la Food and Drug Administration des États-Unis (la « FDA »). En 1996, la FDA avait approuvé neuf médicaments contre le VIH. Malheureusement, tous ces médicaments étaient toxiques et entraînaient des effets secondaires qui étaient désagréables ou mettaient parfois la vie en jeu. Le respect du schéma thérapeutique était aussi un problème, car les patients étaient souvent réticents à prendre des médicaments qui les rendaient malades afin de traiter un virus qui ne les rendait pas encore malades (affidavit du Dr Elion, aux paragraphes 42 à 51). La capacité du virus à acquérir une résistance aux antiviraux disponibles était elle aussi préoccupante (affidavit du Dr Elion, aux paragraphes 52 à 56).

 

[14]           Le FTD, qui a été approuvé en 2001, représentait une amélioration majeure par rapport aux traitements précédents, car il était administré une fois par jour, avait un meilleur profil de toxicité/effets secondaires et était associé à une résistance moindre (affidavit du Dr Elion, aux paragraphes 76 à 78). D’après ses expériences cliniques, le Dr Elion croyait que le FTD était plus efficace que les traitements précédents (affidavit du Dr Elion, aux paragraphes 81 et 82). Le FTD, en association avec d’autres traitements, est depuis devenu le « traitement de référence » contre l’infection à VIH (affidavit du Dr Elion, au paragraphe 85).

 

[15]           Le principal problème d’ordre médicinal que posait le ténofovir était sa biodisponibilité limitée (la capacité d’atteindre la cellule ciblée) lorsqu’il était pris par voie orale. Pour le traitement au long cours de l’infection à VIH/sida, l’administration efficace par voie orale de tout médicament était considérée comme essentielle, et l’administration par voie intraveineuse (i.v.) était quant à elle jugée irréaliste.

 

[16]           M. Borchardt décrit la faible biodisponibilité du ténofovir au paragraphe 65 de son affidavit :

[traduction]

62.       Le PMPA [ténofovir] traverse mal ces membranes cellulaires parce que toutes les membranes cellulaires des animaux et de l’humain sont formées de lipides, qui sont huileux par nature. Les composés chargés, comme la forme ionisée du PMPA, s’associent avec l’eau plutôt qu’avec les lipides huileux. Cette association fait en sorte qu’ils se séparent mal dans les membranes cellulaires et à l’intérieur des cellules. La biodisponibilité orale du PMPA est faible chez les animaux et l’humain. Pour cette raison, le PMPA est peu utile comme agent pharmaceutique antiviral administré par voie orale.

 

[Notes de bas de page omises]

 

 

[17]           M. Kruse a aussi confirmé que les médicaments tels que le ténofovir qui contiennent des phosphonates [traduction] « sont très polaires et ne peuvent donc pas traverser les membranes cellulaires » (affidavit de M. Kruse, au paragraphe 37).

 

[18]           Une façon bien connue d’augmenter la biodisponibilité d’un principe actif est de mettre au point un promédicament. M. Borchardt explique ce qu’est un promédicament dans le passage suivant de son affidavit :

[traduction]

43.       Un promédicament est généralement défini comme un médicament modifié obtenu en fixant un profragment au médicament mère. En règle générale, le promédicament est pharmacologiquement inactif. Après une administration par voie orale, il est métabolisé par une série d’enzymes, ce qui libère le médicament mère pharmacologiquement actif dans l’organisme. Ce procédé était bien connu avant le 26 juillet 1996, et il en est question dans de nombreux documents de référence.

 

44.       Pour pouvoir combattre une infection, après sa prise par voie orale, le promédicament doit demeurer stable en milieu acide chargé d’enzymes lorsqu’il passe dans le tube digestif, traverse la muqueuse intestinale pour rejoindre la circulation sanguine et pénètre dans les cellules infectées. À l’intérieur des cellules infectées, plusieurs enzymes doivent transformer le promédicament afin de libérer le médicament pharmacologiquement actif.

 

[Notes de bas de page omises]

 

 

[19]           Dans son affidavit, M. Kruse explique ainsi ce qu’est un promédicament :

[traduction]

24.       Un promédicament est un médicament qui est inactif en soi, mais qui est transformé dans l’organisme en composé actif (le « médicament mère »). Le terme « promédicament » [ou « prodrogue »] a été créé par Adrien Albert en 1958. La transformation peut être attribuable à une activation enzymatique ou simplement à une réaction chimique (par exemple, le clivage d’un lien chimique lorsque le promédicament gagne un milieu plus réactif sur le plan chimique).

 

Drug = Médicament

Pro-Drug = Promédicament

Cell membrane = Membrane cellulaire

Transformation = Transformation

Drug + Pro-moiety = Médicament + profragment

 

 

25.       Un promédicament est utilisé pour une ou plusieurs des raisons suivantes :

 

a.         pour augmenter la stabilité ou la solubilité du médicament mère;

 

b.         pour augmenter la biodisponibilité du médicament mère;

 

c.         pour allonger les effets pharmacologiques;

 

d.         pour augmenter la capacité du composé à cibler un site spécifique;

 

e.         pour réduire la toxicité et les effets indésirables du médicament mère.

 

26.       Un promédicament devrait posséder un certain nombre de propriétés :

 

a.         une stabilité chimique adéquate du point de vue de la formulation;

 

b.         une stabilité chimique au pH du tube digestif;

 

c.         une solubilité adéquate dans le tube digestif;

 

d.         la capacité de résister au clivage enzymatique dans le tube digestif;

 

e.         une bonne perméation cellulaire;

 

f.          la capacité de se reconvertir en médicament mère une fois qu’il a passé dans la circulation sanguine ou atteint sa cible cellulaire;

 

g.         des sous-produits de dégradation non toxiques.

 

 

Le brevet 619 – la validité

[20]           J’admets que la preuve fournie par Teva au sujet du brevet 619 et du brevet 059 est suffisante pour satisfaire à l’obligation de réfuter la présomption de validité créée par le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, ch P-4; le fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités incombe donc à Gilead.

 

[21]           La personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet 619 est titulaire d’un diplôme d’études supérieures en biochimie, chimie pharmaceutique, chimie médicinale, chimie organique ou génie chimique et possède une expérience pratique en mise au point de médicaments, y compris des connaissances générales sur la conception des promédicaments.

 

[22]           Seule la revendication 32 du brevet 619 est en litige. Nul ne conteste que cette revendication vise le ténofovir disoproxil et ses sels. L’idée originale de la revendication 32 est l’utilisation du disoproxil, qui comporte un profragment de type carbonate, avec le ténofovir, le composé antiviral. Teva reconnaît qu’elle tente d’obtenir un avis de conformité à l’égard d’un produit pharmaceutique contenant du ténofovir disoproxil, et il est admis que ce produit constituera un produit de contrefaçon si la revendication 32 est valide.

 

La revendication 32 du brevet 619 est-elle antériorisée par la demande 214?

[23]           Dans l’arrêt Free Word Trust c Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024, au paragraphe 26, la Cour applique l’énoncé classique du juge Hugessen formulé dans Beloit Canada Ltd. c Valmet OY au sujet des éléments qui doivent être divulgués dans les documents de l’art antérieur pour que l’antériorité découlant d’une publication antérieure soit établie :

Il est donc difficile de satisfaire au critère applicable en matière d’antériorité :

 

Il faut en effet pouvoir s’en remettre à une seule publication antérieure et y trouver tous les renseignements nécessaires, en pratique, à la production de l’invention revendiquée sans l’exercice de quelque génie inventif. Les instructions contenues dans la publication antérieure doivent être d’une clarté telle qu’une personne au fait de l’art qui en prend connaissance et s’y conforme arrivera infailliblement à l’invention revendiquée.

 

(Beloit Canada Ltd. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.), le juge Hugessen, à la p. 297)

 

 

[24]           Cet énoncé demeure la norme juridique sur cette question (voir Bell Helicopter c Eurocopter, 2013 CAF 219, aux paragraphes 109 et 110, [2013] ACF no 1043).

 

[25]           Le document de l’art antérieur sur lequel s’appuie Teva pour établir l’antériorité est la demande 214. Cette demande a été déposée par Bristol-Myers Squibb Co. (BMSC) le 10 septembre 1991. Elle décrit l’invention de [traduction] « nouveaux promédicaments actifs par voie orale d’analogues nucléotidiques phosphonates » et de leurs sels permettant de contrer les problèmes de biodisponibilité associés [traduction] « aux nucléotides et aux autres esters d’organophosphates ioniques ». Selon l’AA de Teva, la demande 214 [traduction] « divulgue des formes promédicaments, entre autres le PMPA, et, en particulier, des promédicaments dans lesquels on a estérifié le groupe phosphate afin d’augmenter la biodisponibilité orale » (dossier des demanderesses, volume 1, onglet 1, page 32).

 

[26]           Tous les témoins conviennent que le ténofovir disoproxil n’est pas expressément mentionné dans la demande 214, point que reconnaît Teva à la page 18 de son AA. En contre‑interrogatoire, M. Kruse a aussi admis que la demande 214 ne donne pas comme exemple un promédicament contenant un groupe carbonate (voir le dossier des demanderesses, volume 28, onglet 238, page 8249). Néanmoins, selon M. Kruse, la personne versée dans l’art comprendrait à la lecture de la demande 214 que celle‑ci englobe le ténofovir disoproxil d’après les éléments suivants :

[traduction]

56.       R4 est défini comme un groupe ester physiologiquement hydrolysable, et bien que des exemples de ces groupes soient donnés, un chimiste médicinal comprendrait que R4 ne se limite pas à eux parce que l’expression employée à la ligne 1 de la page 5 est « tels que ». De plus, le chimiste médicinal comprendrait que les groupes cités en exemple ne sont pas tous des esters classiques (c.‑à‑d. CH2C(O)NR52, qui est un ester substitué par un amide). Par conséquent, le chimiste médicinal comprendrait que le terme est plus large et englobe tous les groupes fonctionnels qui agiront comme un ester. Aussi, la personne versée dans l’art comprendrait‑elle que tous ces groupes répondent à la définition de R4 tel qu’il est défini à la page 5 de la demande 214.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Selon ce point de vue, le ténofovir disoproxil fait partie de la classe des « groupes fonctionnels » qui agissent comme un ester et est donc divulgué au lecteur versé dans l’art. Voir aussi l’affidavit de M. Zamboni au paragraphe 58.

 

[27]           M. Borchardt a répondu à cette preuve de la façon suivante :

[traduction]

96.       Selon la définition dans la demande de brevet européen 214, R4 est un « ester physiologiquement hydrolysable ». Un carbonate n’est pas un ester physiologiquement hydrolysable au sens de la demande 214 et ne serait pas considéré comme tel par la personne versée dans l’art.

 

97.       Au paragraphe 56 de son affidavit, M. Kruse s’appuie sur l’expression « tels que » figurant dans la définition de R4 de la demande 214 pour élargir la définition d’un « ester physiologiquement hydrolysable » au-delà des groupes cités en exemple de façon qu’elle englobe « tous les groupes fonctionnels qui agiront comme un ester ». Se fondant ensuite sur cette définition élargie, il ajoute des composés qui ne sont pas expressément divulgués dans la demande 214. Selon l’interprétation de Teva, la définition de R4 engloberait des milliers, voire des millions, de composés.

 

98.       M. Kruse fournit un tableau des profragments qu’il considère comme des [traduction] « esters facilement hydrolysables » selon le paragraphe 56 de son affidavit. Les esters de carbonate des analogues nucléotidiques phospohonates [sic] n’étaient pas reconnus comme des « esters facilement hydrolysables » dans le contexte de la demande 214 (c.‑à‑d. utiles comme promédicaments). Au paragraphe 59, M. Kruse indique que la demande 214 donne expressément en exemple 47 composés, qu’il énumère dans la pièce no 2 de son affidavit. Le ténofovir disoproxil ne figure pas parmi les exemples de la demande 214.

 

99.       C’est sur cette même interprétation erronée que reposent les déclarations de M. Zamboni aux paragraphes 58(c) et 71 de son affidavit selon lesquelles la définition des « groupes ester hydrolysables » dans la demande 214 englobe les carbonates. En effet, M. Zamboni corrige plus loin, au paragraphe 97, son interprétation erronée lorsqu’il établit une distinction fondée sur la stabilité chimique entre un ester et un carbonate. Je reprends ici ses mots : « J’ai toujours considéré qu’un carbonate était plus stable qu’un ester ».

 

100.     Le ténofovir disoproxil n’est pas antériorisé par la demande 214. Comme je l’ai mentionné plus haut, la définition de R4 dans la demande 214 n’englobe pas de carbonate.

 

101.     Le mot « carbonate » est un terme chimique clair et non ambigu parce qu’il représente une structure unique, -OC(O)O-, qui était connue des personnes versées dans l’art au moment pertinent. Si les inventeurs de la demande 214 avaient voulu inclure les carbonates, ils l’auraient fait explicitement en divulguant cette structure et en donnant un exemple de composé contenant un carbonate (c.‑à‑d. en permettant la réalisation d’un promédicament à groupe carbonate d’un analogue nucléotidique phosphonate).

 

102.     Sans une telle divulgation, la personne versée dans l’art n’aurait pas cru que la demande 214 divulguait des carbonates.

 

 

[28]           M. Maag était lui aussi en désaccord avec les témoins de Teva pour les raisons suivantes :

[traduction]

79.       L’analyse que font MM. Kruse et Zamboni de la demande 214 et leurs allégations relativement à la nouveauté reposent sur la définition du groupe R4 figurant à la page 5 de la demande 214.

 

80.       MM. Kruse et Zamboni ont interprété de façon erronée la définition de R4 dans la demande 214 afin d’y inclure tous les groupes fonctionnels qui agiront comme un ester (y compris les carbonates divulgués dans le brevet 619).

 

81.       Il s’agit d’une interprétation inexacte. Les carbonates ne font pas partie des groupes ester qui répondent à la définition de R4 dans la demande 214. MM. Kruse et Zamboni tentent d’élargir la définition de R4 à cause de l’expression « tels que » (voir par exemple l’affidavit de M. Kruse au paragraphe 56). Cette définition élargie permettrait d’inclure n’importe quoi dans les groupes ester, y compris des composés non décrits. La personne versée dans l’art ne croirait pas que la définition de R4 englobe des carbonates.

 

82.       MM. Kruse et Zamboni ont concédé ce fait dans leurs affidavits en s’appuyant sur l’expression « tels que » pour élargir la définition des groupes ester limités très spécifiques correspondant à R4.

 

83.       Il est clair que, si les inventeurs avaient voulu inclure des carbonates, ils en auraient donné une définition chimique adéquate, ils les auraient divulgués et ils en auraient permis la réalisation, ce qu’ils n’ont pas fait.

 

 

[29]           La preuve de Teva repose fortement sur la signification des mots « tels que » qui figurent dans la demande 214. MM. Kruse et Zamboni affirment que la personne versée dans l’art aurait interprété la demande 214 d’une façon large à la lumière de son libellé non limitatif et aurait facilement conclu que le ténofovir disoproxil était inclus.

 

[30]           La personne versée dans l’art « est censée tenter de comprendre ce que l’auteur de la description [dans le brevet antérieur] a voulu dire » (Apotex c Sanofi, 2008 CSC 61, [2008] 3 RCS 265, au paragraphe 25). En cas de doute au sujet de ce que le document de l’art antérieur englobe, ce document ne peut pas être pris en considération pour satisfaire à la définition de l’antériorité. Devant l’incertitude, la personne versée dans l’art n’aurait pas l’idée d’élargir la portée du libellé du document de l’art antérieur ou de tirer des conclusions grammaticales du type de celles qu’ont tirées les témoins de Teva. En l’espèce, l’incertitude serait multipliée par l’absence de tout document antérieur existant décrivant un promédicament à groupe carbonate d’un analogue nucléotidique phosphonate. Je rejette l’hypothèse des témoins de Teva, et en particulier celle de M. Kruse au paragraphe 56 de son affidavit, selon laquelle l’énumération de quelques composés précédés de l’expression « tels que » inciterait la personne versée dans l’art à conclure que l’expression « groupe ester physiologiquement hydrolysable » englobe « tous les groupes fonctionnels qui agissent comme un ester ». Il m’apparaît que, vu l’absence de toute preuve de mauvaise foi ou de tromperie et vu le désaccord profond entre les témoins experts à savoir si la personne versée dans l’art considérerait que la demande 214 englobe le ténofovir disoproxil, ce qui reste est l’incertitude et non pas l’antériorité. La juge Judith Snider était essentiellement du même avis dans Merck & Co. Inc. c Apotex Inc., 2010 CF 1265, au paragraphe 602, [2010] ACF no 1646, où elle écrit que [traduction] « lorsque l’existence du composé censé être antérieur ne peut pas être raisonnablement ou inévitablement prédite parmi une myriade de possibilités, je ne vois pas comment le critère de la divulgation pourrait être satisfait ». Je ne crois pas que, à la lecture de la demande 214, la personne versée dans l’art croirait que cette dernière englobe le ténofovir disoproxil. La demande ne traite nullement d’un promédicament à groupe carbonate qui permettrait de contrer le problème de la biodisponibilité limitée du ténofovir. Gilead a satisfait au fardeau de la preuve sur cette question.

 

[31]           Il s’ensuit nécessairement que la revendication 32 du brevet 619 n’est pas une sélection du ténofovir disoproxil parmi les composés de la demande 214 et que l’affirmation de Teva selon laquelle le brevet est invalide aux motifs de sélection n’est pas recevable.

 

Le brevet 619 – l’évidence

[32]           Les principes de l’évidence sont énoncés à l’article 28.3 de la Loi sur les brevets. Les parties conviennent que la date pertinente pour l’examen relatif à l’évidence de la revendication 32 du brevet 619 est la date de revendication du 26 juillet 1996.

 

[33]           Dans Sanofi, précité, la Cour suprême du Canada a établi la démarche à quatre volets suivante pour déterminer si une revendication de brevet est évidente :

(a)        Identifier la « personne versée dans l’art » et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

 

(b)        Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

 

(c)        Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

 

(d)       Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent-­­elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent­-elles quelque inventivité?

 

 

Les quatre volets de l’examen de l’évidence peuvent devoir s’accompagner de l’examen du critère de l’« essai allant de soi », que la Cour, dans Sanofi, a décrit ainsi :

(1)         Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux? Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

 

(2)        Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

 

(3)        L’art antérieur fournit‑[il] un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

 

 

Une contestation aux motifs d’évidence n’aura aucune chance de succès si l’art antérieur établit seulement qu’un essai pourrait être fructueux. Elle ne peut pas reposer non plus sur une analyse sélective de l’art antérieur.

 

[34]           Tout comme le juge Roger Hughes dans la décision Novartis Pharmaceuticals Canada inc. v Teva Canada Limited, 2013 CF 283, au paragraphe 161, 2013 ACF no 303, je souscris au point de vue sur l’évidence et l’essai allant de soi exprimé par le juge Kitchin dans le passage suivant de la décision MedImmune Ltd. c Novartis Pharmaceuticals UK, [2012] EWCA Civ 1234 :

[traduction]

90.       Il peut y avoir lieu de se demander s’il allait de soi de se lancer sur une voie particulière pour obtenir un produit ou un procédé amélioré. Il n’y a peut‑être aucune garantie de succès, mais la personne versée dans l’art peut néanmoins l’estimer suffisamment probable pour justifier un essai. Cela pourrait suffire dans certains cas à rendre une invention évidente. Il existe par ailleurs des domaines technologiques, comme les sciences pharmaceutiques et la biotechnologie, qui dépendent grandement des recherches et dans lesquels plusieurs avenues possibles sont ouvertes à l’exploration des inventeurs, sans qu’ils sachent cependant si l’une d’elles sera fructueuse. Ils s’y engagent néanmoins dans l’espoir de trouver de nouveaux produits utiles. Il est clair qu’ils ne se lanceraient pas dans ces travaux si les chances de succès étaient minces au point qu’ils n’en vaudraient pas la peine. Cependant, refuser dans tous ces cas la protection d’un brevet aurait un effet dissuasif important sur la recherche.

 

91.       Pour ces raisons, les jugements des Cours d’Angleterre et du pays de Galles et ceux des chambres de recours de l’OEB révèlent souvent un examen mené par le tribunal afin de déterminer s’il allait de soi de s’engager dans des travaux particuliers avec des chances raisonnables ou bonnes de succès, par opposition à un espoir de succès. Les chances raisonnables ou bonnes de succès d’une voie dépendent de toutes les circonstances, notamment la capacité de prédire rationnellement des résultats favorables, la durée possible du projet, la mesure dans laquelle le domaine est inexploré, la complexité des expériences à réaliser, la possibilité de réaliser ces expériences par des moyens courants et la prise d’une série de décisions correctes par la personne versée dans l’art tout au long des travaux. Lord Hoffmann a résumé sa position comme suit dans Conor, au paragraphe 42 :

 

« À la Cour d’appel, le juge Jacob a traité de façon exhaustive de la question de savoir quand une invention peut être considérée comme évidente parce qu’il s’agit d’un essai allant de soi. Il a résumé correctement les autorités, en commençant par la décision du juge Diplock dans Johns-Manville Corporation’s Patent [1967] RPC 479, en disant que la notion d’essai allant de soi n’est p que lorsque les chances de succès sont bonnes. Et les chances dépendent des faits particuliers de l’affaire. »

 

92.       Par ailleurs, la question de savoir si une voie va ou non de soi n’est qu’un des nombreux facteurs qu’il pourrait être approprié pour la Cour de considérer. Dans Generics (UK) Ltd c H Lundbeck, [2008] EWCA Civ 311, [2008] RPC 19, au paragraphe 24, et dans Conor [2008] UKHL 49, [2008] RPC 28, au paragraphe 42, Lord Hoffmann a souscrit à l’énoncé de principe que j’ai formulé en première instance dans Lundbeck :

 

« La question de l’évidence doit être examinée en s’appuyant sur les faits de chaque affaire. La Cour doit déterminer le poids à accorder à chaque facteur particulier à la lumière de toutes les circonstances pertinentes, par exemple la motivation à trouver une solution au problème dont traite le brevet, le nombre et l’étendue des possibles avenues de recherche, les efforts déployés pour l’exploration de ces avenues et les chances de succès. »

 

93.       Au bout du compte, la Cour doit évaluer toutes les circonstances pertinentes afin de répondre à une seule question relativement simple sur les faits : allait-il de soi pour la personne versée dans l’art mais dénuée de toute imagination à qui s’adresse le brevet de fabriquer un produit ou de réaliser un procédé qui tombe sous le coup de la revendication …

 

 

Voir aussi Eli Lilly and Company c Janssen Alzheimer Immotherapy, [2013] EWHC 1737, au paragraphe 232.

 

[35]           C’est la mesure dans laquelle le succès peut être prédit qui est la pierre angulaire de l’examen du critère de l’essai allant de soi, et non pas nécessairement la question de savoir si les moyens ou les méthodes employés pour parvenir au résultat étaient bien connus. Ce point a été souligné récemment par le juge Pelletier dans le passage suivant de l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186, [2013] ACF no 856 :

78        Le juge de première instance s’est donc trouvé exactement dans la même position que la Cour suprême dans l’arrêt Plavix précité. Dans cet arrêt, l’analyse de l’évidence ne portait pas sur la difficulté de séparer les racémates visés par le brevet de genre 875 – lesquels incluaient le PCR 4099 –, mais sur les propriétés inconnues des énantiomères résultants :

 

Les moyens de parvenir à l’objet du brevet 777 faisaient partie des connaissances générales courantes. On peut supposer qu’il existait un motif de chercher un produit efficace et non toxique inhibant l’agrégation des plaquettes dans le sang. Cependant, ni le brevet 875 ni les connaissances générales courantes ne rendaient éviden[tes] les propriétés […], de sorte qu’il n’était pas évident que l’essai serait fructueux.

 

Plavix, précité, au paragraphe 92

 

79        Les motifs du juge de première instance montrent bien qu’il n’était pas possible, comme dans Plavix, de prédire les propriétés des énantiomères séparés : motifs, aux paragraphes 673 et 676. C’est précisément l’ignorance de ces propriétés qui a amené la Cour suprême à conclure dans Plavix qu’il n’était pas évident que l’essai serait fructueux (Plavix, paragraphe 92, précité). En somme, la personne versée dans l’art n’aurait pas pensé à séparer le PCR 4099 et à analyser ses énantiomères de manière à tirer profit de leurs propriétés quand leur existence et leur nature n’étaient pas connues.

 

80        Il s’ensuit que même si la résolution du PCR 4099 faisait partie des connaissances générales courantes, cela ne prête pas à conséquence, car c’est à cause des propriétés inconnues des énantiomères que l’invention n’était pas évidente.

 

81        Comme le juge de première instance a adopté le critère de l’évidence énoncé dans Plavix, et qu’il l’a appliqué aux mêmes faits importants présentés devant la Cour suprême, il aurait dû parvenir à la même conclusion. Son erreur vient de ce qu’il n’a pas reconnu que les propriétés inconnues des énantiomères du PCR 4099, ou des autres composés du brevet 875, faisaient échouer l’analyse de l’« essai allant de soi ». En d’autres termes, l’écart entre les connaissances générales courantes et l’idée originale du brevet 777 ne pouvait être comblé par des expériences de routine puisque les résultats à venir étaient incertains. Le fait que les inventeurs, dont les connaissances étaient supérieures à celles de la personne moyennement versée dans l’art, aient tenté de résoudre un certain nombre d’autres composés avant de s’attaquer au PCR 4099, le confirme d’ailleurs: voir les motifs, aux paragraphes 752 à 759.

 

82        Le juge de première instance a donc commis une erreur lorsqu’il a conclu que l’invention du brevet 777 était évidente.

 

[Souligné dans l’original.]

 

 

[36]           Le ténofovir disoproxil était le premier exemple d’un promédicament à groupe carbonate sur un analogue nucléotidique phosphonate. Comme il n’existait pas de produit de comparaison direct, le dossier de Teva repose principalement sur plusieurs suppositions qu’aurait faites la personne versée dans l’art d’après les documents de l’art antérieur traitant des promédicaments d’autres médicaments mères, documents dans lesquels les tentatives avaient été fructueuses.

 

[37]           Lorsqu’ils ont appliqué l’art antérieur à la découverte du ténofovir disoproxil, MM. Kruse et Zamboni ont essentiellement isolé chaque choix qu’aurait dû faire la personne versée dans l’art et, ce faisant, n’ont pas réussi à voir le problème en contexte. En procédant de cette façon, ils n’ont pas reconnu que, si un élément d’incertitude surgit au carrefour de chaque voie de recherche ou à chaque choix, l’effet cumulatif de l’incertitude doit être pris en considération. Dans une très grande mesure, les témoins de Teva ont fait des extrapolations indéfendables en passant sous silence ou en négligeant le degré d’incertitude scientifique auquel auraient dû faire face la personne versée dans l’art et les inventeurs à plusieurs étapes de la voie menant au ténofovir disoproxil. Je ne crois pas que l’art antérieur illuminait la voie aussi clairement que les témoins de Teva le laissent entendre. Selon moi, la preuve fournie par ces témoins est sélective et témoigne d’une analyse classique faite avec l’avantage du recul.

 

[38]           M’appuyant sur la preuve qui m’a été soumise, je conclus que la personne versée dans l’art aurait considéré le ténofovir comme un bon candidat pour la mise au point d’un promédicament et que, dans la recherche de profragments, cette personne aurait envisagé l’utilisation des carbonates à un moment ou à un autre. Cependant, je ne souscris pas à la thèse de Teva selon laquelle la personne versée dans l’art aurait considéré les carbonates ou les carbomates comme les seules options raisonnables ou viables. Je ne crois pas non plus que la personne versée dans l’art aurait pu prédire directement et sans difficulté que l’un ou l’autre des profragments potentiels aurait été utilisable. En effet, l’histoire de la mise au point des promédicaments décrite dans les antériorités comporte de nombreux échecs et résultats imprévisibles.

 

[39]           En contre‑interrogatoire (dossier des demanderesses, volume 28, onglet 238), M. Kruse a été interrogé au sujet des propriétés requises pour la mise en point d’un promédicament utilisable et, en particulier, au sujet du paragraphe 26 de son affidavit. Ses réponses témoignent de la complexité générale du problème qui se posait à la personne versée dans l’art :

[traduction]

199      Q.        Je crois que vous commencez vers le paragraphe 24. Vous avez des dessins à cet endroit, et vous décrivez au paragraphe 25 certaines situations où un promédicament pourrait être utilisable, mais je lis le paragraphe 26, et vous dites qu’un promédicament devrait posséder un certain nombre de propriétés. Je crois que vous en énumérez sept. Les voyez‑vous?

R.        Oui.

200      Q.        Ai-je raison de croire que ce que vous dites ici est que, pour qu’un promédicament soit utilisable en pratique, il doit, par exemple, avoir une bonne stabilité chimique lorsque vous le fabriquez?

R.        Pour qu’un promédicament soit utilable, il doit posséder un nombre suffisant des propriétés énumérées dans la liste pour pouvoir atteindre la cible dans l’organisme.

201      Q.        D’accord. Vous les mettez, je crois, dans cet ordre, donc la première étape serait que, chimiquement, il soit assez stable pour que vous puissiez en faire une préparation qui conservera l’état chimique que vous souhaitez qu’elle conserve?

R.        Oui.

202      Q.        Si vous avez réussi, le promédicament pénètre ensuite dans l’organisme, s’il est pris par voie orale, puis dans l’estomac, dans la lumière, et il est exposé aux sucs gastriques, etc. Je crois que la deuxième propriété est qu’il doit être stable dans ce milieu?

R.        Cela varie d’un composé à l’autre, selon l’endroit où le médicament est absorbé, mais on présume qu’il devrait résister au pH acide de l’estomac.

203      Q.        Oui, car si, au moment où il atteint l’estomac, il perdait sa stabilité à ce pH et se dégradait, il n’y aurait plus de promédicament.

R         C’est exact.

204      Q.        Ce que vous auriez alors est le composé actif - -

R         C’est exact.

205      Q.        Ai-je raison de croire que, lorsqu’on parle de promédicaments, nous avons généralement un composant que j’appellerai le « fragment actif »?

R.        Oui.

206      Q.        Les scientifiques savent que ce fragment actif aura certaines propriétés souhaitables s’il atteint une cellule et fait quelque chose. Est-ce généralement ce qui se passe?

R.        Oui.

207      Q.        Pour une raison ou une autre, le fragment actif ne peut pas être fabriqué adéquatement par un procédé chimique, ne pénètre pas dans l’organisme, ou ne demeure pas dans le plasma, mais ne peut pas pénétrer dans la cellule pour une raison ou une autre?

R.        Pour une raison ou une autre; c’est exact.

208      Q.        Certaines de ces raisons pourraient inciter un chercheur à dire « Peut-être pourrions-nous utiliser un promédicament pour faire en sorte que cette chose qui ne peut pas d’elle-même se rendre où nous voulons qu’elle aille puisse s’y rendre. »

R.        Oui.

209      Q.        Nous en étions au point b), donc il fallait que ce promédicament que vous avez fabriqué soit assez stable pour résister au pH de l’estomac et du tractus digestif, autrement c’est là qu’il se serait dégradé. Et vous auriez encore votre fragment actif qui, comme le sait le chercheur, ne peut pas se rendre où il faut qu’il aille?

R.                 Oui.

210      Q.        Au point c), lorsque vous dites « solubilité adéquate », je présume qu’il s’agit d’une condition indispensable puisqu’il n’a aucune solubilité. Je crois que l’expression que vous utilisez est qu’il s’agit de « poussière de brique » [brick dust], il ne fait que traverser le tube digestif?

R.        Vous fréquentez des chercheurs depuis trop longtemps. C’est exactement le terme d’argot que nous employons; oui.

211      Q.        Il doit être assez soluble pour pouvoir au moins traverser la paroi intestinale?

R.        Oui.

212      Q.        Ensuite, bien sûr, lorsque vous parlez au point e) de « perméabilité » - - je veux m’assurer de bien comprendre - - vous parlez de perméabilité au niveau de la paroi intestinale qui, je présume, serait l’endothélium?

R.        Oui. Il pourrait s’agir de n’importe quelle perméabilité cellulaire. Ce pourrait être la paroi intestinale; ce pourrait être la cellule cible; ce pourrait être le noyau de la cellule cible. Si c’était le système nerveux central, ce pourrait être la barrière hémato-encéphalique. Il s’agit en fait d’une sorte de liste de souhaits, et un bon promédicament devrait posséder certaines de ces propriétés. C’est presque comme un menu dans lequel certaines seront probablement nécessaires pour un médicament en particulier, mais elles peuvent varier selon la cible ou d’autres facteurs.

213      Q.        En ce qui concerne la perméabilité, je crois que vous avez raison, car, pour traverser l’endothélium de l’intestin, il doit pénétrer dans les cellules de l’intestin. Il doit donc être perméable à ce niveau. Est-ce exact?

R.        Oui.

214      Q.        Ensuite, comme vous le mentionnez, s’il aboutit dans la circulation et est exposé à la cellule cible qui vous intéresse, il doit traverser une autre membrane.

R.        Il y a beaucoup de cas où le clivage du promédicament se produit dans le plasma ou même assez rapidement dans l’intestin et où il s’agit tout de même d’un assez bon promédicament. Une quantité suffisante se retrouve dans le plasma ou, parfois, le médicament mère du promédicament est clivé - - le médicament mère dans le plasma, et il atteint tout de même la cellule cible.

215      Q.        Je crois, pour en revenir à votre premier point, qu’une fois arrivé à la cellule cible, il y a généralement une autre membrane à traverser. Est-ce exact?

R.        Oui.

216      Q.        Ensuite, vous mentionnez le noyau, et il y a aussi une - - membrane, est-ce le terme exact - - autour du noyau?

R.        Oui.

217      Q.        Donc, si ce médicament en particulier devait agir dans le noyau pour quelque raison que ce soit, il devrait traverser une autre barrière?

R.        Oui.

218      Q.        Donc, lorsque vous parlez de « perméabilité » au point e), il peut s’agir d’une perméabilité à bien des niveaux - -

R.        - - ou à un seul.

219      Q.        C’est vrai; selon le médicament et l’endroit où il doit agir dans l’organisme?

R.        Oui.

 

 

[40]           Lorsqu’on l’a interrogé plus tard au sujet de la capacité à prédire l’efficacité des phosphonates en extrapolant d’après les stratégies faisant appel à des promédicaments qui sont utilisées avec les acides carboxyliques, il a répondu qu’il ne pourrait pas le faire sans expérimentation (dossier des demanderesses, volume 28, onglet 238, pages 8225, 8252 et 8253). Cette preuve ne diffère pas de façon appréciable de celle de M. Borchardt, au paragraphe 148 de son affidavit :

[traduction] Il est inutile de dire que cette interaction complexe entre des propriétés chimiques et métaboliques opposées défie la conception rationnelle des médicaments, car elle est totalement imprévisible et complètement empirique.

 

 

Voir aussi l’affidavit de M. Maag au paragraphe 100.

 

[41]           Malgré la preuve susmentionnée, M. Kruse fait plusieurs extrapolations importantes en concluant que la découverte du ténofovir disoproxil était évidente (voir le paragraphe 124 de son affidavit). Par exemple, il conjecture que la personne versée dans l’art comprendrait, à la lecture de la demande 214, qu’une stratégie faisant appel à un promédicament pour les analogues nucléotidiques phosphonates engloberait « un carbonate ». M. Kruse présume aussi que les stratégies faisant appel à un promédicament qui avaient été utilisées avec l’adéfovir pourraient l’être avec le ténofovir. Parce que des profragments carbonate avaient été utilisés avec succès pour masquer le groupe hydroxyle d’acides carboxyliques, M. Kruse présume là encore que la même stratégie pourrait être employée avec succès avec les acides phosphoniques. Même s’il reconnaît les différences structurales entre les fragments de promédicaments POM et POC, il maintient que la personne versée dans l’art s’attendrait à ce que ces fragments réagissent de la même façon. Ces suppositions sont résumées au paragraphe 138 de son affidavit :

[traduction]

138.     La personne versée dans l’art s’attendrait à ce que, d’après l’art antérieur, le fragment de promédicament [(alkoxycarbony1)oxy]alkyle se dégrade de la même façon que les fragments de promédicament acyloxyalkyle et que la vitesse d’hydrolyse soit à peu près la même. De plus, la personne versée dans l’art s’attendrait à ce qu’un promédicament contenant un fragment [(alkoxycarbonyl)oxy]alkyle soit utile avec un phosphonate vu son utilisation avec des antibiotiques dans l’art antérieur. Plus précisément, considérant que 1) tant le groupe de promédicament acyloxyalkyle que le groupe [(alkoxycarbonyl)oxy]alkyle ont été employés avec succès avec des antibiotiques et que 2) le groupe acyloxyalkyle est reconnu comme utile avec l’adéfovir et le ténofovir (phosphonates), le groupe [(alkoxycarbonyl)oxy]alkyle devrait lui aussi être utile avec le ténofovir.

 

 

[42]           Il est inutile de se pencher sur tous les points de désaccord entre les témoins experts en l’espèce puisque la preuve comporte assez d’éléments importants témoignant de l’incertitude des prédictions pour que l’allégation d’évidence formulée par Teva soit rejetée.

 

L’expérience avec l’acide carboxylique

[43]           M. Kruse affirme au paragraphe 77 de son affidavit que la personne versée dans l’art aurait examiné les fragments de promédicaments qui s’étaient révélés utiles avec les acides carboxyliques pour trouver un promédicament du ténofovir. Il allègue que l’art antérieur enseignait que les fragments de promédicament utilisés avec les acides carboxyliques pouvaient être employés avec les acides phosphoniques. Étant donné que les carbonates avaient été employés avec un certain succès avec les acides carboxyliques, M. Kruse soutient qu’ils pouvaient aussi l’être avec le ténofovir.

 

[44]           Il m’apparaît que cette preuve simplifie à outrance les similitudes comparées des phosphonates et des acides carboxyliques. Au paragraphe 40 de son affidavit, M. Kruse soutient vaguement que les deux classes sont [traduction] « assez similaires ». De là, il conclut que la personne versée dans l’art à la recherche d’un promédicament de phosphonate aurait examiné les stratégies employées avec succès avec les acides carboxyliques. Cette généralisation est répétée aux paragraphes 138 et 139 de son affidavit et est suivie de l’affirmation selon laquelle les méthodes d’essai requises pour prouver l’efficacité espérée étaient bien connues et courantes. Au paragraphe 157, il reprend de plus belle :

[traduction]

157.     À priori, il n’y a aucune raison pour laquelle un fragment de promédicament qui fonctionne avec un médicament contenant un acide carboxylique ne fonctionne pas avec des médicaments qui contiennent un phosphonate. C’est particulièrement vrai considérant que le fragment de promédicament pivaloyloxyinéthyle (POM) était utilisé avec succès avec plusieurs antibiotiques contenant des groupes carboxyliques (comme la pivampicilline), ainsi qu’avec des antiviraux contenant des groupes phosphonate (comme l’adéfovir et le PMPA). Par conséquent, les groupes [(alkoxycarbonyl)oxy]alkyle, utilisés avec succès avec des antibiotiques, devraient aussi fonctionner avec les antiviraux contenant un phosphonate.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Il s’agit là d’une étrange façon d’exposer le problème. Le simple fait qu’une chose fonctionne dans un contexte ne signifie pas nécessairement qu’elle fonctionnera dans un autre contexte. L’absence de motif pour rejeter une conclusion n’est pas une raison suffisante pour tirer une telle conclusion.

 

[45]           Les témoins de Gilead soutiennent que, même si une personne regardait dans la direction des acides carboxyliques, très peu d’éléments l’orienteraient vers la solution des carbonates et encore moins vers le choix du ténofovir disoproxil. Gilead soutient que les expériences menées avec les acides carboxyliques en vue de mettre au point des promédicaments n’offraient aucune valeur prédictive dans la recherche de promédicaments, que ce soit avec cette classe de composés ou à l’extérieur de cette classe (c.‑à‑d. la classe des phosphonates). M. Brochardt présente cet argument aux paragraphes 218 à 220 de son affidavit :

[traduction]

218.     Teva formule cette allégation afin de rationaliser l’application de l’art antérieur relatif aux acides carboxyliques (p. ex. les antibiotiques) aux groupes phosphonate en litige en l’espèce. L’art antérieur (Ferres (1983)) met plutôt en garde contre la généralisation d’une classe structurale à l’autre : « [d]e toute évidence, une tentative de généralisation de l’ampleur de celle qu’évoque la figure 27 est périlleuse… Les tentatives d’appliquer aux céphalosporines les idées concernant les promédicaments de la pénicilline n’ont certainement obtenu qu’un succès partiel. » Ferres (1983) fait cette affirmation concernant deux promédicaments différents contenant un groupe acide carboxylique, lesquels sont bien plus similaires entre eux que ne le sont les promédicaments contenant un groupe acide carboxylique et ceux contenant un phosphonate.

 

219.     L’allégation de Teva selon laquelle les propriétés des promédicaments contenant un groupe acide carboxylique permettent de prédire les propriétés des promédicaments contenant un phosphonate n’est pas valable pour les motifs suivants :

 

a.         Les acides carboxyliques et les phosphonates sont assez différents sur les plans chimiques et biochimiques :

 

(i)         Les acides carboxyliques contiennent un atome de carbone, alors que les phosphonates contiennent un atome de phosphore. Le carbone et le phosphore sont des atomes différents dotés de propriétés chimiques et physiques différentes, et leur présence dans des structures se traduit naturellement par des effets et des activités différents;

 

(ii)        Même si les acides carboxyliques et les phosphonates contiennent tous deux des atomes d’oxygène à double liaison et des groupes hydroxyle, la personne versée dans l’art ne présumerait pas que leur nature chimique est la même, et, de fait, elle ne l’est pas;

 

(iii)       Le groupe phosphonate contient deux hydroxyles (‑OH), et deux modifications chimiques sont donc nécessaires pour masquer la charge négative. Par contre, le groupe acide carboxylique ne contient qu’un seul hydroxyle, et une seule modification chimique est donc requise;

 

(iv)       Les enzymes qui cliveraient les profragments des promédicaments à groupe acide carboxylique et celles qui cliveraient les profragments des promédicaments à groupe phosphonate afin de libérer le médicament mère dans l’organisme seraient différentes;

 

(v)        Il y avait un grand scepticisme quant à la possibilité même de fabriquer ces composés, en particulier parce qu’aucun dérivé carbonate des phosphates nucléotidiques n’était connu au moment pertinent.

 

b.         Rien dans la littérature n’aurait incité la personne versée dans l’art à évaluer des promédicaments contenant un acide carboxylique en s’attendant à ce que les profragments puissent être appliqués avec succès aux promédicaments contenant un phosphonate ou puissent permettre de prédire les propriétés de ces derniers :

 

(i)         Par exemple, le PMPA est un bisphosphonate et, selon la description ci-dessus, deux profragments doivent être présents pour masquer les charges négatives. Ainsi, sa nature chimique n’a rien à voir avec celle des acides carboxyliques. Selon moi, la littérature sur l’estérification des acides carboxyliques ne laisse nullement croire à la personne versée dans l’art que les promédicaments contenant un phosphonate auraient des chances de succès;

 

(ii)        Il n’existait aucune publication laissant raisonnablement croire que le fait de prendre le profragment d’un acide carboxylique et de l’appliquer à un phosphonate afin d’obtenir un antiviral chimiquement stable et biodisponible par voie orale aurait une quelconque chance de succès.

 

c.         Fait notable, les exemples et les publications cités par Teva et ses experts contredisent la proposition même qu’avance Teva. Les enseignements concernant les promédicaments contenant un acide carboxylique ne peuvent pas être appliqués aux promédicaments contenant un phosphonate comme le prétend Teva.

 

d.         En effet, et comme il est indiqué ci-dessous, l’art antérieur enseigne qu’on ne peut généraliser l’application d’une stratégie concernant :

 

(i)         un promédicament contenant un acide carboxylique à un autre promédicament contenant un acide carboxylique;

 

(ii)        un promédicament contenant un acide carboxylique à un promédicament contenant un phosphonate; et même

 

(iii)       un promédicament contenant un phosphonate à un autre promédicament contenant un phosphonate;

 

en présumant que le premier promédicament aura les mêmes propriétés que le deuxième, notamment, par exemple, une stabilité chimique ou une meilleure biodisponibilité orale.

 

220.     En résumé, Teva n’a pas reconnu que les propriétés des promédicaments d’un type (p. ex. les analogues nucléotidiques phosphonates) ne sont pas interchangeables ou prévisibles d’après les promédicaments déjà connus (p. ex. les acides carboxyliques); elles doivent plutôt être déterminées de façon empirique.

 

[Notes de bas de page omises]

 

 

[46]           M. Maag a aussi contesté la preuve de Teva en identifiant les différences chimiques et biologiques « importantes » entre les phosphonates et les acides carboxyliques :

[traduction]

170.     Paragraphe 40 : Selon M. Kruse, « un phosphonate est passablement similaire sur les plans chimique et biochimique à un acide carboxylique ». Cette affirmation est trompeuse et inexacte. Il existe des différences chimiques et biologiques importantes entre un phosphonate et un acide carboxylique. Par exemple, les acides carboxyliques possèdent un atome d’oxygène qui peut être modifié par le profragment d’un promédicament, alors qu’un phosphonate possède deux atomes d’oxygène, qui doivent être modifiés pour éliminer la double charge négative du phosphonate dans les conditions physiologiques. Les promédicaments de type esters d’acide carboxylique sont habituellement métabolisés par des estérases, alors que les esters de phosphonate sont métabolisés par une phosphodiestérase ou une phosphotriestérase. Ainsi, les enzymes qui métabolisent les esters d’acide carboxylique sont différentes de celles qui métabolisent les esters de phosphonate. La personne versée dans l’art ne pouvait donc pas prédire le comportement des promédicaments de type esters de phosphonate en s’appuyant sur celui des promédicaments de type esters d’acide carboxylique. Par conséquent, le chimiste médicinal n’aurait pas examiné les profragments de promédicaments qui contiennent un acide carboxylique pour concevoir des profragments de promédicaments contenant un groupe phosphonate.

 

171.     Paragraphe 42 : M. Kruse prétend que la personne versée dans l’art aurait examiné les profragments de promédicaments qui avaient été employés avec succès avec les acides carboxyliques pour concevoir des profragments de promédicaments pour les groupes acide phosphonique. En particulier, il affirme que « .... vu les similitudes entre un groupe acide carboxylique et un groupe acide phosphonique, la personne versée dans l’art aurait examiné les profragments de promédicaments qui avaient été utilisés avec succès avec les acides carboxyliques et les aurait utilisés avec les acides phosphoniques ». Je ne suis pas d’accord. La personne versée dans l’art aurait compris que les enzymes métaboliques sont différentes dans les deux cas (estérases c. phosphodiestérases) et aurait plutôt examiné des profragments qui sont métabolisés de préférence par des phosphodiestérases. La personne versée dans l’art ne se serait pas attendue à ce que ces profragments soient les mêmes que ceux utilisés avec les groupes métabolisés par des estérases.

 

 

Voir aussi la preuve fournie par M. Borchardt aux paragraphes 121 et 122 de son affidavit et la preuve fournie par M. Maag aux paragraphes 158 à 165 et 174 de son affidavit.

 

[47]           M. Borchardt a aussi fait état des échecs subis lorsqu’on a utilisé des promédicaments contenant un acide carboxylique avec le PMEA (voir les paragraphes 28 à 30 de son affidavit). Ces échecs sont racontés dans un article de Ferres paru en 1983, qui met en garde contre la généralisation des stratégies employées pour les promédicaments, et ce, même dans le groupe des composés des acides carboxyliques :

[traduction] De toute évidence, une tentative de généralisation de l’ampleur de celle qu’évoque la figure 27 est périlleuse. Le plan fournit au moins un point de départ utile. Il existe probablement un certain nombre de nouvelles pénicillines possédant des chaînes latérales complexes qui défieront les tentatives simplistes de prédire l’absorption orale de la façon suggérée à la figure 27. Les tentatives d’appliquer aux céphalosporines les idées concernant les promédicaments de la pénicilline n’ont certainement obtenu qu’un succès partiel.

 

 

[48]           Les esters de carbonate ne fonctionnaient pas non plus dans les essais chez les animaux des anti-inflammatoires ibuprofène et naproxène, qui sont de type acide carboxylique. C’est la conclusion à laquelle sont parvenus Samara et ses collaborateurs dans un article de 1995 : « Pharmacokinetic Analysis of Diethylcarbonate Prodrugs of Ibuprofen and Naproxen » [Analyse pharmacocinétique des promédicaments de type diéthylcarbonate de l’ibuprofène et du naproxène], Biopharmaceutics and Drugs Disposition, volume 16, 201-210, à la page 209 (dossier des demanderesses, volume 9, onglet 107, page 2615) :

[traduction] Les esters de diéthylcarbonate de l’ibuprofène et du naproxène évalués dans le cadre de cette étude, l’ibudice et le napdice, n’offraient aucun avantage sur les plans pharmacocinétique et pharmacodynamique par rapport aux médicaments mères. Ils se sont révélés instables dans le tube digestif et étaient donc rapidement reconvertis en médicaments mères. Par conséquent, ni l’ibudice ni le napdice ne possédaient de caractéristiques de libération prolongée après une administration par voie orale chez des chiens.

 

 

[49]           Bien que les témoins experts ne s’entendent pas au sujet de l’importance de certaines antériorités (Samara, précité, et Safadi 1993 (dossier des demanderesses, volume 15, onglet 55)), à leur lecture, j’estime que la personne versée dans l’art aurait au moins été au fait des problèmes qu’ils soulevaient et, contrairement à M. Kruse, ne les aurait pas rejetées du revers de la main prétextant leur manque de pertinence.

 

[50]           En contre‑interrogatoire, M. Kruse a reconnu l’existence d’un certain nombre de différences structurales entre les phosphonates et les acides carboxyliques (voir le dossier de demande, aux pages 8221 et 8222). Plus important encore, la preuve fournie par les témoins de Teva n’abordait pas, ni ne contredisait, la plupart des points soulevés par MM. Borchardt et Maag, qui rejetaient la valeur comparative des stratégies utilisées avec les promédicaments de type acide carboxylique. Par conséquent, j’admets la preuve des témoins de Gilead dans la mesure où elle nie l’importance des modèles utilisés avec les promédicaments de type acide carboxylique dans la recherche d’un profragment pour le ténofovir.

 

Comparaison de l’adéfovir, du ténofovir et du POM/POC

[51]           Il est généralement admis que l’adéfovir et le ténofovir étaient des antiviraux de type phosphonate connus. Leur structure est similaire, mais non identique. Contrairement à l’adéfovir, le ténofovir renferme un groupe méthyle sur sa chaîne latérale. Les deux composés étaient reconnus comme ayant une faible biodisponibilité. BMS avait tenté de corriger les problèmes de biodisponibilité de l’adéfovir et du ténofovir racémique en mettant à l’essai un certain nombre de profragments, dont le (pivaloyloxy)méthyle, ou POM. Un problème de toxicité était cependant associé au POM : il produit de l’acide pivalique et épuise les réserves naturelles de carnitine dans le corps humain. La diminution de la carnitine pouvait être contrée au moyen de suppléments alimentaires, mais il valait mieux découvrir un profragment qui permettait d’éviter totalement le problème.

 

[52]           Les témoins de Teva affirment que les antériorités concernant la recherche de promédicaments de l’adéfovir auraient amené directement et facilement la personne versée dans l’art à choisir le ténofovir disoproxil. Je ne souscris pas à ce point de vue.

 

[53]           La prétendue facilité, selon MM. Kruse et Zamboni, d’extrapoler à partir des antériorités concernant l’adéfovir est démentie dans une large mesure par le grand nombre de suppositions requises (voir par exemple le paragraphe 124 de l’affidavit de M. Kruse). Dans la mesure où les témoins de Teva s’appuient sur les enseignements apparents de la demande 214 et sur les expériences avec les acides carboxyliques dont il est question dans les antériorités, leurs thèses sont, comme je l’ai déjà mentionné, indéfendables. En effet, la demande 214 donne en exemple 47 composés parmi lesquels ne figure aucun carbonate. La prétendue simplicité de l’exercice que décrivent les témoins de Teva est également démentie par les nombreuses tentatives de mise au point de promédicaments d’analogues nucléotidiques phosphonates, tentatives n’ayant permis de trouver aucun profragment carbonate utile (voir par exemple Starrett 1994 (dossier des demanderesses, volume 15, onglet 66) et Krise et Stella 1996 (dossier des demanderesses, volume 28, onglet 246)). Si l’exercice était aussi simple et non inventif que l’affirme Teva, on peut se demander pourquoi la solution que constitue le carbonate au problème de biodisponibilité des analogues nucléotidiques phosphonates n’avait pas été exposée sans équivoque dans les antériorités.

 

[54]           Même si M. Kruse avait indiscutablement raison d’affirmer que l’adéfovir et le ténofovir ont une structure très similaire, son témoignage en contre‑interrogatoire a soulevé certains doutes. Ainsi, il a été en mesure d’affirmer seulement que [traduction] « de petites modifications structurales ne perturbent pas beaucoup une grosse molécule complexe » et que le groupe méthyle additionnel du ténofovir est [traduction] « à un point où il n’affecte pas beaucoup les choses »[1]. Ce témoignage n’est pas assez convaincant pour contrer l’opinion de M. Maag selon laquelle la personne versée dans l’art ne présumerait pas [traduction] « que l’expérience avec les promédicaments de l’adéfovir pouvait être appliquée au ténofovir » (voir le paragraphe 109 de l’affidavit de M. Maag et les paragraphes 235 et 236 de l’affidavit de M. Borchardt). Même si Teva allègue que les propres recherches de Gilead sur le ténofovir ont commencé par un examen des profragments de promédicaments qui avaient fonctionné avec l’adéfovir, les résultats, selon M. Lee, n’ont pas permis d’établir une corrélation utile (voir l’affidavit de M. Lee, au paragraphe 39).

 

[55]           Les témoins de Teva soutiennent aussi que les profragments POM et POC auraient été considérés à l’époque comme interchangeables et que la personne versée dans l’art aurait présumé qu’ils se comportaient de la même façon en améliorant la biodisponibilité orale des médicaments mères. Dans la mesure où les témoins de Teva s’appuient sur la demande 214 et sur les antériorités relatives aux acides carboxyliques, ces opinions sont inacceptables. La preuve de M. Kruse sur ce point est par ailleurs minée par une déclaration factuelle inexacte dans son affidavit, où il indique qu’il existait dans les antériorités des exemples de promédicaments du ténofovir réputés accroître la biodisponibilité orale. En contre‑interrogatoire, il est revenu sur cette affirmation et a concédé ce qui suit :

[traduction]

667      Q.        M. Kruse, pouvez-vous aller à « b) Idée originale, au paragraphe 125. Je le lis pour vous :

 

« Le ténofovir, médicament mère actif, était déjà connu, tout comme l’étaient les promédicaments des dérivés des analogues nucléotidiques phosphonates, dont l’adéfovir et le PMPA, dont la biodisponibilité orale était améliorée. » (Tel que lu.)

 

Pouvez-vous m’indiquer, M. Kruse, à quel endroit dans les antériorités que vous citez à la fin de votre affidavit on trouve des exemples de promédicaments du PMPA dont la biodisponibilité orale est améliorée?

R.        Je pourrais certainement citer le brevet en litige.

668      Q.        Le seul exemple que vous pouvez nous donner au sujet d’une biodisponibilité orale améliorée est le document désigné comme le brevet 619? Y a‑t‑il des exemples dans les antériorités?

R.        C’est peut-être le seul exemple concernant la biodisponibilité orale, mais l’article de Srinavas traite de la biodisponibilité du PMPA en général.

669      Q.        Encore une fois, nous parlons de l’activité anti-VIH observée lors des essais réalisés sur des cultures in vitro?

R.        Oui.

670      Q.        C’est ce que vous utilisez pour dire que - -

R.        Cela montre une amélioration - -

671      Q.        Que les promédicaments du PMPA avaient une meilleure biodisponibilité orale que le médicament mère?

R.        Une meilleure biodisponibilité, mais pas une meilleure biodisponibilité orale.

672      Q.        Il n’y a donc aucun exemple concernant la biodisponibilité orale dans les antériorités?

R.        Je suis incapable de m’en rappeler.

673      Q.        Dans la phrase suivante, vous dites :

« En effet, la biodisponibilité de ces promédicaments connus de l’adéfovir et du PMPA était comparable à celle des promédicaments du ténofovir divulgués dans le brevet 619 [»].

 

Essentiellement, le seul exemple que vous pouvez me donner est ce qui est divulgué dans le brevet, donc, vous ne comparez rien?

R.        Je crois que c’est exact.

674      Q.        Enfin, vous dites :

« Il n’y aucune mention dans le brevet 619 d’avantages particuliers des promédicaments divulgués par rapport aux promédicaments du ténofovir connus dans l’art antérieur. »

Cependant, nous venons d’établir que vous êtes incapable de donner des exemples de promédicaments du ténofovir dont la biodisponibilité orale avait été évaluée avant le brevet 619.

R.        Je crois que c’est exact en ce qui concerne la voie orale, mais je ne parle pas de biodisponibilité « orale » ici.

675      Q.        D’accord; mais en ce qui concerne la voie orale, la biodisponibilité orale seulement, êtes-vous d’accord avec moi?

R.        Oui.

 

 

[56]           En l’absence de données fiables, je ne crois pas que la personne versée dans l’art aurait présumé d’emblée que la biodisponibilité des promédicaments comportant un profragment POM serait la même que celles des promédicaments comportant un profragment POC. Je souscris plutôt à la thèse de M. Borchardt figurant au paragraphe 188 de son affidavit. J’admets aussi la preuve de M. Maag selon laquelle la personne versée dans l’art serait à tout le moins préoccupée au sujet des problèmes possibles de stabilité associés à ces classes de profragments (voir l’affidavit de M. Maag aux paragraphes 112 à 117 et l’article de Srinivas de 1993 (dossier des demanderesses, volume 15, onglet 65, page 4424)).

 

Ce que nous enseignent les antériorités

[57]           La complexité globale du problème auquel devait faire face la personne versée dans l’art à l’époque est évoquée avec justesse dans un article de synthèse de Jeffrey Krise et Valentino Stella, « Prodrugs of phosphates, phosphonates, and phosphinates » [Promédicaments des phosphates, phosphonates et phosphinates], publié en 1996 dans Advanced Drug Delivery Reviews, volume 19, p. 281 à 310 (dossier des demanderesses, volume 28, onglet 246). Les auteurs décrivent l’article comme une synthèse des documents publiés [traduction] « concernant l’utilisation de promédicaments pour surmonter les obstacles qui s’opposent à la délivrance des médicaments contenant un groupe fonctionnel phosphate, phosphonate ou phosphinate ». L’article débute par une affirmation selon laquelle la [traduction] « capacité de délivrer ces médicaments par voie orale et de les faire cibler les sites désirés n’a entraîné qu’un succès limité ». Les auteurs décrivent avec moult détails les stratégies faisant appel à des promédicaments qui avaient été utilisées pour ces groupes de composés et les résultats mitigés qui avaient été obtenus. Les problèmes à régler pour obtenir un promédicament viable sont décrits ainsi dans l’article :

[traduction]

Bien que les modifications des taux de clairance apparents puissent être importantes, la plupart des tentatives de modifier les promédicaments des phosphates, phosphonates et phosphinates visaient principalement à altérer la perméabilité membranaire afin d’améliorer la délivrance orale (perméabilité du tube digestif), cérébrale, tumorale et cellulaire (principalement dans les cellules infectées par un virus) de ces agents.

 

Lorsque ces promédicaments sont utilisés pour améliorer la biodisponibilité orale, plusieurs problèmes concernant leur absorption gastro‑intestinale doivent être pris en considération. La capacité de contrer ces problèmes déterminera au bout du compte le choix du promédicament et son succès probable. Le meilleur scénario pour améliorer la délivrance dans tout l’organisme des promédicaments après une administration par voie orale est le suivant :

 

1.         Le promédicament doit avoir une stabilité chimique suffisante aux fins de la formulation et être stable dans le milieu à pH variable du tube digestif.

2.         Le promédicament devrait être assez soluble dans le tube digestif pour être dissout.

3.         Une fois dissout, le promédicament devrait résister aux enzymes présentes dans la lumière intestinale et aux enzymes de la bordure en brosse.

4.         Le promédicament devrait posséder des propriétés conférant une bonne perméabilité (généralement associée avec une valeur de log P adéquate).

5.         Après sa perméation à travers la membrane bordant la lumière intestinale, le promédicament peut se reconvertir en médicament mère dans les entérocytes ou une fois arrivé dans la grande circulation. La réversion au-delà des entérocytes est souhaitable parce que la conversion à leur niveau permettrait une rétrodiffusion du médicament dans la lumière intestinale, problème qui n’est généralement pas reconnu.

 

Lorsque le promédicament est formulé de façon à pouvoir mieux pénétrer dans les cellules infectées par un virus ou dans les cellules tumorales ou à pouvoir traverser plus facilement des barrières telles que la barrière hémato-encéphalique, les caractéristiques souhaitables peuvent être différentes. Au lieu de souhaiter une conversion complète et rapide après l’absorption, on doit tenir compte de la labilité. Le meilleur scénario, bien qu’il soit irréaliste, serait que le promédicament résiste totalement aux enzymes et ait une stabilité chimique totale pendant l’absorption et dans le sang, mais puisse facilement se reconvertir en médicament mère une fois qu’il est entré dans la cellule ciblée, ce qui aurait pour effet d’« emprisonner » le médicament à l’intérieur de la cellule (plan 2).

 

À la lumière de ces deux scénarios, des promédicaments pour améliorer la biodisponibilité orale et des promédicaments pour améliorer la délivrance dans les cellules ciblées, la vitesse de bioréversion est un facteur très important qui doit être examiné en détail lorsqu’on conçoit des promédicaments. Par exemple, si la bioréversion du promédicament est très rapide et non spécifique, la réversion pourrait se produire avant que les barrières limitatives n’aient été franchies. Par contre, si la réversion est lente et inefficace à tous les sites, le promédicament pourra atteindre facilement le site d’action, mais sans jamais pouvoir libérer une quantité suffisante du médicament mère pour induire une réponse pharmacologique. Compte tenu de ces facteurs, le choix d’un groupe protecteur bioréversible convenable pour les phosphates, phosphonates et phosphinates présente des difficultés majeures.

 

[Dossier des demanderesses, pages 8282 et 8283]

 

L’article se termine par une reconnaissance des percées dans le domaine et la constatation que [traduction] « des recherches plus innovatrices devront être menées pour lever les obstacles à la délivrance des molécules médicamenteuses polaires » :

[traduction] De grands pas ont été franchis vers la résolution des problèmes relatifs à la délivrance in vivo et au ciblage des médicaments contenant un groupe fonctionnel phosphate, phosphonate ou phosphinate à l’aide de promédicaments. À quelques exceptions près, la plupart des travaux réalisés ont fait appel à des technologies visant à modifier la polarité d’autres groupes fonctionnels tels que les acides carboxyliques. De nouvelles données de nature chimique et des approches innovatrices ont toutefois été présentées. Des méthodes chimiques différentes et des approches plus imaginatives pourraient être nécessaires si l’on veut obtenir un meilleur succès. Nous espérons que, grâce à notre synthèse, les lecteurs seront raisonnablement au fait des publications récentes dans cet important domaine de la recherche sur des promédicaments. Nous espérons aussi que la synthèse incitera des chercheurs à mener des recherches plus poussées et innovatrices afin de créer des promédicaments qui permettront de lever les obstacles à la délivrance des molécules médicamenteuses polaires.

 

[Dossier des demanderesses, page 8297]

 

 

[58]           Je ne crois pas, contrairement à Teva, que la personne versée dans l’art n’aurait pas pris au sérieux l’article de Krise et Stella parce que ces auteurs étaient probablement motivés par le désir d’obtenir du financement de recherche. Il s’agit là d’une pure spéculation. Il n’y a aucune raison de croire que ces chercheurs apparemment compétents auraient exagéré l’incertitude des prévisions dans les antériorités. À mon avis, à la lecture d’un article de synthèse d’actualité écrit par des chercheurs respectés, la personne versée dans l’art n’aurait pas éprouvé moins de confiance qu’à la lecture d’un article rédigé par une personne travaillant dans l’industrie. En effet, un examen approfondi des recherches récentes sur un sujet donné est probablement plus informatif pour la personne versée dans l’art que tout article traitant d’une seule recherche visant à régler un problème parmi tant d’autres.

 

[59]           Un article de synthèse de David Fleisher et al. publié en 1995 dans Advanced Drug Delivery Review et intitulé « Improved oral drug delivery: solubility limitations overcome by the use of prodrugs » [Délivrance améliorée des médicaments pris par voie orale : problèmes de solubilité résolus par l’utilisation de promédicaments] (Fleisher, David et al., « Improved oral drug delivery: solubility limitations overcome by the use of pro drugs » (1996) 19 Advanced Drug Delivery Reviews 115, p. 128; dossier des demanderesses, volume 8, onglet 89(19)) traite aussi des problèmes associés à la mise au point de promédicaments à l’époque. Les auteurs attribuent l’absence relative de succès dans la mise au point de promédicaments oraux au choix du [traduction] « mauvais médicament candidat » et à la nécessité de relever le [traduction] « formidable défi » consistant à trouver un équilibre entre [traduction] « d’une part, les propriétés que sont la stabilité chimique du promédicament et sa résistance aux enzymes et, d’autre part, la solubilité du promédicament et la perméabilité intestinale au médicament mère ou au promédicament ».

 

[60]           Il n’y avait ni consensus ni certitude scientifiques dans l’art antérieur, et les profragments de type carbonate ne semblaient pas faire particulièrement l’objet d’études. L’article de Starrett (1994), précité, décrit bien l’état des connaissances au moment pertinent, et il vient à l’encontre de la preuve d’opinion sur laquelle s’appuie Teva :

[traduction] Il n’existe dans la littérature que peu d’exemples de promédicaments de phosphonates ou de promédicaments d’analogues étroitement apparentés de phosphonates. Farquhar et ses collaborateurs ont fait état de l’utilisation de promédicaments à groupe (acyloxy)alkyle d’organophosphates avec des phosphates pour augmenter la perméation à travers les membranes biologiques. L’ester d’acyloxyalkyle de phosphonoformate a été préparé, et Krapcho et al. ont employé des promédicaments à groupe (acyloxy)alkyle pour augmenter la biodisponibilité des phosphinates. Un promédicament du PMEA a été synthétisé en liant au PMEA un polymère synthétique portant des résidus mannosylés1. Contrairement à ce qui s’observe avec les phosphonates, un bien plus grand nombre de promédicaments ont été utilisés avec succès pour la préparation de promédicaments contenant un acide carboxylique. Des esters d’acyloxyalkyle, ainsi que des esters de glycolamide, des esters d’alkyle et des amides, ont été abondamment utilisés. Le but de la présente étude était de s’appuyer sur l’expérience avec les acides carboxyliques afin d’évaluer une vaste gamme de types structuraux qui pourraient constituer des promédicaments de la fonction phosphonate. Les résultats préliminaires décrivant l’activité antivirale in vitro du promédicament à groupe bis[(pivaloyloxy)méthyle] du PMEA (10a) contre le VIH, le cytomégalovirus humain (CMVH) et les virus Herpes simplex (VHS) de type 1 et 2 ont récemment été publiés sous forme de communication. Nous traitons ici de la synthèse, de la biodisponibilité orale et de l’activité antivirale de plusieurs classes différentes de promédicaments du PMEA dérivés de phosphonates.

 

[Dossier des demanderesses, page 4434] [Notes de bas de page omises] [Non souligné dans l’original]

 

 

Les auteurs concluent l’article en disant que leurs données [traduction] « devraient fournir l’impulsion nécessaire à l’exploration plus approfondie de cette classe prometteuse de composés » (le POM, pas le POC).

 

[61]           Les antériorités contredisent la thèse de Teva selon laquelle la création d’un promédicament efficace du ténofovir était un simple exercice linéaire ne nécessitant aucun esprit inventif. Selon moi, la preuve que fournit M. Maag aux paragraphes 98 à 100 expose bien le problème auquel faisait face la personne versée dans l’art à la recherche d’un profragment pour le ténofovir et établit que la découverte du ténofovir était inventive :

[traduction]

98.       Lorsqu’on cherche à concevoir un promédicament pour un médicament mère donné, il faut souvent choisir parmi un grand nombre de possibilités. Il n’y a aucune façon de prédire quel profragment de promédicament sera assez stable pour que le médicament traverse le tube digestif et pénètre dans la circulation sanguine et sera aussi assez labile pour être clivé et pour ainsi libérer le médicament mère dans les cellules où il pourra être efficace. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’exercice devient naturellement plus complexe lorsque, comme c’est le cas avec le ténofovir, le médicament mère possède plusieurs charges négatives devant être masquées par plusieurs profragments, qui doivent chacun être clivés au bon endroit par différents mécanismes enzymatiques. De plus, vu les répercussions que peuvent avoir les modifications structurales sur les propriétés du médicament mère, la connaissance des fragments utilisés dans les promédicaments d’un médicament mère donné est peu utile lorsqu’on recherche un promédicament pour un composé différent. L’ajout d’un fragment pour obtenir un promédicament peut modifier l’ensemble des propriétés chimiques et biologiques de la molécule, y compris sa solubilité et sa capacité d’être reconnue par les enzymes.

 

99.       L’autre facteur qui ajoute à la complexité de la conception de profragments de promédicaments est qu’il faut aussi tenir compte des produits de dégradation qui seront libérés lorsque le fragment sera clivé du médicament mère. Ces produits ne devraient pas être toxiques étant donné qu’ils seront libérés dans l’organisme.

 

100.     En résumé, la conception des promédicaments est un problème complexe à multiples facettes auquel il n’existe pas de solution simple et prévisible. Si la personne versée dans l’art avait tenté de concevoir un promédicament des composés décrits dans le brevet 619, elle aurait dû évaluer et mettre à l’essai de nombreuses stratégies de conception. Il n’existait aucun moyen de prédire quels fragments de promédicament fonctionneraient.

 

 

L’histoire de l’invention

[62]           L’ampleur des travaux qu’a réalisés Gilead pour mettre au point le ténofovir disoproxil fait aussi pencher la balance de la preuve en sa faveur. Les professionnels du domaine ne sont pas portés outre mesure à consacrer du temps et des ressources à l’exploration d’avenues non prometteuses. Tout comme l’hypothétique personne versée dans l’art, ils sont généralement bien informés et raisonnablement à jour dans leur domaine de travail, et, dans bien des cas – contrairement à la personne versée dans l’art – ils font preuve d’inventivité dans leur travail. Gilead disposait d’une telle équipe compétente et motivée composée de chercheurs qui avaient travaillé avec le ténofovir chez BMS. À l’époque, Gilead était une entreprise relativement petite sans produit commercialisable. Si quiconque était motivé à régler rapidement les problèmes de biodisponibilité du ténofovir, ce sont bien les chercheurs de Gilead.

 

[63]           Rien dans le dossier qui m’a été soumis ne m’incite à croire que l’équipe de Gilead était intellectuellement inférieure à la personne versée dans l’art ou que l’histoire de l’invention racontée dans les affidavits de MM. Lee et Oliyia est exagérée ou fallacieuse. Il est vrai que les instances relatives à des AC ne sont pas la meilleure tribune pour vérifier toute la preuve pertinente, et, en l’espèce, le dossier est peut‑être incomplet. Ce dossier est néanmoins tout ce dont je dispose.

 

[64]           [omis]

 

[65]           [omis] Au début de 1994, Gilead a déposé une présentation de drogue nouvelle de recherche aux États‑Unis afin d’obtenir l’homologation de l’adéfovir dipivoxil pour le traitement de l’infection à VIH. Bien que les études qui ont suivi aient démontré que l’adéfovir dipivoxil possédait des propriétés antivirales, sa toxicité soulevait des inquiétudes. En 1999, ces inquiétudes ont amené la FDA à refuser l’homologation de l’adéfovir dipivoxil pour le traitement de l’infection à VIH.

 

[66]           [omis] Le ténofovir avait présenté une activité antivirale comparable à celle de l’adéfovir et avait été choisi comme composé tête de série en vue de la mise au point d’un promédicament. Grâce à son expérience avec l’adéfovir dipivoxil, Gilead savait qu’elle devait éviter d’utiliser le POM comme fragment du promédicament. Selon M. Lee, les critères qu’avait adoptés Gilead pour la mise au point d’un promédicament du ténofovir étaient une stabilité et une solubilité satisfaisantes, une labilité métabolique et la capacité de se dégrader pour libérer le médicament mère à l’endroit où il exercerait l’effet voulu sur les cellules. L’affidavit de M. Lee explique avec force détails les étapes qu’a ensuite suivies Gilead pour mettre au point le ténofovir disoproxil :

[traduction]

 

38.       [omis]

 

39.       Il s’agissait d’un processus empirique qui consistait à synthétiser les promédicaments, à les mettre à l’essai dans divers modèles in vitro et in vivo, et à analyser les résultats. Au cours de nos travaux visant à trouver un promédicament du PMPA, nous avons commencé par synthétiser des promédicaments du PMPA en nous servant des profragments qui fonctionnaient avec le PMEA, et nous nous attendions à ce qu’il y ait peut-être une certaine corrélation entre les profragments qui fonctionnaient avec le PMEA et ceux qui fonctionneraient avec le PMPA. Nous avons été surpris de découvrir que de nombreux fragments de promédicament qui fonctionnaient avec le PMEA ne fonctionnaient pas avec le PMPA.

 

40.       [omis]

 

41.       [omis]

 

42.       Dès 1996, aucun des promédicaments du PMPA que nous avions synthétisés ne présentait l’équilibre dont nous croyions avoir besoin en ce qui concerne la stabilité chimique, la solubilité, les propriétés pharmacocinétiques acceptables, l’innocuité et le métabolisme. Malgré tous les tests que nous avons réalisés (criblages chimiques, évaluation du métabolisme tissulaire chez plusieurs espèces et évaluation de la biodisponibilité chez plusieurs animaux), nous n’avons pas réussi à trouver une molécule qui possédait les propriétés physiques et la stabilité métabolique nécessaires pour conférer une biodisponibilité suffisante chez l’humain.

 

43.       Gilead a donc consulté un éminent chimiste pharmaceutique, M. Valentino Stella de l’Université du Kansas. M. Stella était un expert reconnu à l’échelle nationale dans le domaine de la conception de produits pharmaceutiques et de promédicaments. En février 1996, M. Stella s’est rendu dans les locaux de Gilead afin de jeter un regard neuf sur le programme de conception de promédicaments du PMPA. Nous lui avons décrit les travaux sur les promédicaments du PMPA que nous avions menés, travaux qui, à ce stade, n’avaient pas permis de découvrir un promédicament acceptable.

 

44.       [omis]

 

45.       [omis]

 

46.       M. Murty Arimilli, M. Joseph Dougherty et d’autres personnes travaillant sous la supervision de M. Chung Kim (maintenant à la retraite) ont synthétisé une gamme de promédicaments du PMPA contenant un carbonate ou un carbamate. Des exemples des promédicaments qui ont été inventés à ce moment figurent au tableau 1 du brevet canadien no 2,261,619.

 

47.       [omis]

 

48.       Plusieurs carbonates d’alkyle ont été synthétisés et se sont révélés résistants à l’hydrolyse chimique, propriété qui avait été mise en doute précédemment. De plus, ces composés avaient un bon rendement dans les tests de stabilité métabolique que nous avons réalisés. Le promédicament à fragment POC affichait une biodisponibilité satisfaisante chez les animaux. Étant donné que le fragment POC ne se transforme pas en acide pivalique, nous n’avions aucune inquiétude au sujet de l’épuisement des réserves de carnitine, comme c’était le cas avec le POM.

 

49.       Le bis(POC)PMPA (ténofovir disoproxil) a été choisi en vue de la mise au point clinique comme agent anti-VIH en raison de sa meilleure perméation cellulaire, sa solubilité, son efficacité, sa très faible toxicité, sa stabilité et sa meilleure biodisponibilité orale par rapport au PMPA. Un fumarate cristallin stable du bis(POC)PMPA a été identifié à l’automne de 1996, et nous sommes passés à l’étape de la formulation et de la mise au point clinique.

 

50.       Le fumarate de ténofovir disoproxil a fait l’objet d’une approbation réglementaire par la FDA le 26 octobre 2001 pour le traitement de l’infection à VIH et est vendu sous la marque nominative VireadMD.

 

 

[67]           L’importance de la preuve concernant l’histoire d’une découverte a récemment été soulignée dans l’arrêt Apotex Inc. c Sanofi-Aventis, 2013 CAF 186, [2013] ACF no 856, où la juge Johanne Gauthier conclut ce qui suit aux paragraphes 137 à 139 :

137      Le juge de première instance a estimé que la preuve dont il disposait au sujet de la séparation des énantiomères était très différente de celle qui avait été présentée à la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Plavix, car : (i) d’après lui, une limite avait été tracée au moment du dépôt de la demande, et les commanditaires de médicaments racémiques auraient été motivés, dans le cadre du processus de mise au point, à séparer les énantiomères pour en tirer des données et déjouer de nouvelles exigences réglementaires (voir les motifs, aux paragraphes 748 et 749); (ii) à son avis, la séparation en elle-même ne soulevait pas de difficultés importantes et relevait de la routine. Cependant, le juge Rothstein a bien indiqué dans l’arrêt Plavix que la question de savoir si la séparation ou la résolution des énantiomères était un exercice de routine ou un travail difficile n’aurait que peu de poids en l’occurrence si l’on considère tout l’arrière-plan de la décision de séparer ces énantiomères (voir l’arrêt Plavix, au par. 89).

 

138      Il me semble que le juge de première instance n’a pas réellement évalué l’étendue et la nature des efforts requis pour parvenir à la décision de mettre effectivement au point le PCR 4099, par opposition à tout autre composé racémique visé par le brevet 875, avant de rendre cette séparation pertinente. Comme le juge Pelletier l’a fait remarquer au paragraphe 73, le juge Rothstein a estimé dans l’arrêt Plavix que le brevet 875 n’établissait pas de distinction entre l’efficacité et la toxicité des composés qui y étaient revendiqués. Le juge de première instance, pour l’essentiel, a reconnu cela et a estimé que le brevet 875 ne désignait ni directement ni indirectement le PCR 4099, même s’il figurait parmi les 21 composés cités dans les exemples du brevet 875.

 

139      Le juge de première instance n’a pas conclu qu’il était évident que la personne versée dans l’art se lancerait dans un projet de fabrication basé sur le PCR 4099 du brevet 875 à l’exclusion de tout autre composé, y compris les 21 autres expressément cités dans les exemples. À vrai dire, la ligne d’action réellement adoptée par Sanofi est incompatible avec cette conclusion.

 

 

[68]           Le processus long et à plusieurs étapes qu’a suivi Gilead pour mettre au point le ténofovir disoproxil vient à l’encontre de l’affirmation de Teva selon laquelle la personne versée dans l’art serait arrivée à cette solution « allant de soi » sans difficulté. J’estime que la découverte du ténofovir disoproxil était inventive et, par définition, non évidente. Gilead a donc droit à une ordonnance interdisant à la ministre de délivrer un AC jusqu’à l’expiration du brevet 619.

 

Le brevet 059 – la validité

[69]           Il n’y pas de désaccord marqué au sujet des compétences de la personne versée dans l’art pour ce qui est du brevet 059. Ce brevet s’adresse à un expert en préformulation qui possède une expérience dans la sélection et la préparation de formes salines et de formes solides de composés pharmaceutiques. Une telle personne pourrait être titulaire d’un diplôme d’études supérieures en pharmacie physique, en chimie organique ou dans un domaine connexe et posséder quelques années d’expérience en milieu universitaire, industriel ou les deux.

 

[70]           Le brevet 059 décrit les qualités supérieures du fumarate (sel) de ténofovir disoproxil dans une préparation pharmaceutique. La validité des revendications 3 et 4 du brevet 059 est en litige en l’espèce. Essentiellement, les parties s’entendent quant à l’interprétation des revendications. La revendication 3 décrit des formes cristallines du fumarate des composés décrit à la revendication 1 du brevet. La revendication 4 décrit quant à elle les composés dont il est question à la revendication 1 enrichis ou résolus à un centre de chiralité particulier.

 

[71]           Teva affirme que, à la date prioritaire du 25 juillet 1997, le brevet 059 était invalide pour cause d’évidence. Les parties conviennent que l’idée originale du brevet 059 est le choix du fumarate (forme saline) du ténofovir disoproxil. Selon le mémoire descriptif, le fumarate de ténofovir disoproxil, affichait [traduction] « une combinaison supérieure inattendue de propriétés physico-chimiques comparativement à la base libre et à d’autres sels ».

 

Le choix du fumarate de ténofovir disoproxil était-il inventif?

[72]           Le fumarate est une forme saline qui avait déjà été approuvée dans des préparations pharmaceutiques et qui aurait donc été jugée sûre chez l’humain. Tant le PMPA (ténofovir) que le bis(POM)PMPA (ténofovir disoproxil) étaient connus et avaient été divulgués dans les antériorités. La différence entre l’idée originale et l’état de la technique en juillet 1997 est le fumarate des composés décrits à la revendication 1 du brevet, ce qui comprend le fumarate de bis(POM)PMPA (fumarate de ténofovir disoproxil), lequel est spécifiquement en litige en l’espèce. Nul ne conteste ces points. La validité du brevet tourne autour de la question de savoir si l’utilisation de l’acide fumarique pour former un sel de bis(POM)PMPA « allait de soi » et s’il était plus ou moins évident qu’un sel pharmaceutiquement acceptable en résulterait.

 

[73]           Teva soutient que la méthodologie employée pour sélectionner un sel acceptable pour une préparation pharmaceutique est courante. Elle allègue que l’acide fumarique allait de soi, car il était déjà utilisé dans plusieurs autres médicaments approuvés par la FDA et était énuméré dans les antériorités comme un acide formateur de sel parmi d’autres acides faibles pour d’autres composés étroitement apparentés. De plus, la personne versée dans l’art se serait fortement attendue à ce que l’acide fumarique forme un sel adéquat lorsqu’il serait combiné au ténofovir disoproxil; à ce que la synthèse du sel résultant et les tests sur ce sel ne nécessitent que peu d’efforts; et à ce que la personne versée dans l’art soit incitée à choisir l’acide fumarique comme acide formateur de sel à la lumière des antériorités.

 

[74]           Gilead allègue que, même si le fumarate était connu, il était rarement utilisé dans les produits pharmaceutiques approuvés par la FDA et que toute référence à ce sel dans les antériorités ne concerne pas le brevet 059. Gilead affirme que, au moment pertinent, il aurait été impossible de prédire si un sel se formerait en utilisant l’acide fumarique. De plus, si un sel s’était bel et bien formé, il aurait été impossible de prédire s’il aurait eu les propriétés voulues pour la préparation pharmaceutique.

 

[75]           Gilead avance la [traduction] « règle du deux sur trois » pour étayer sa thèse que l’acide fumarique n’allait pas de soi. Dans son affidavit, M. Myerson, l’expert de Gilead, explique ceci :

[traduction]

27.       Des sels de composés pharmaceutiques se forment lorsqu’on fait réagir la forme mère ou « libre » du composé avec un acide ou une base. Si le composé mère est basique, le médicament réagira avec un acide; s’il est acide, il réagira avec une base. Les acides sont définis comme des composés qui, en solution aqueuse, peuvent céder un proton solvaté; les bases sont des composés qui acceptent un proton.

 

28.       La dissociation d’un acide monoprotique peut être décrite comme une relation d’équilibre entre l’acide et l’ion de l’acide et un ion hydrogène. L’équilibre entre l’acide non ionisé et les deux ions est caractérisé par une constante d’équilibre Ka. Comme les valeurs des constantes d’équilibre sont de très petits nombres, elles sont normalement exprimées sous forme de logarithmes négatifs, ou pKa.

 

29.       Dans le cas d’un composé monobasique, l’équilibre de dissociation est défini comme l’équilibre entre la base protonée et un ion hydrogène et la base neutre, et une pKa est donc aussi définie pour cet équilibre. La pKa est très importante pour le choix des contre‑ions potentiels si l’on souhaite former un sel d’un médicament acide ou basique.

 

30.       La sélection de sels entre dans la catégorie générale de sélection d’une forme solide. La sélection d’une forme solide consiste à décider du type de forme cristalline (ou amorphe) du principe actif qui sera employé dans le produit médicamenteux final.

 

31.       Au moment pertinent, la personne versée dans l’art qui souhaitait trouver des sels stables devait procéder à une sélection de sels. Cette sélection de sels pour une base libre consistait à choisir des acides formateurs de sels dont la pKa était inférieure par deux ou trois unités, ou plus, à celle de la base libre. La personne versée dans l’art aurait aussi choisi des solvants ou des mélanges de solvants permettant la dissolution de la base libre et de l’acide formateur de sels.

 

 

[76]           M. Myerson signale que la différence de pKa entre la base libre, le ténofovir disoproxil, et l’acide fumarique est de 0,73. À la lumière de cette donnée, la personne versée dans l’art n’aurait pas pu prédire qu’un sel stable se formerait. Par conséquent, une telle personne n’aurait pas choisi l’acide fumarique comme acide formateur de sel (voir l’affidavit de M. Myerson, au paragraphe 98).

 

[77]           Selon M. Sternson, l’expert de Teva, la « règle du deux sur trois » n’est pas une règle absolue; c’est plutôt [traduction] « l’un des nombreux facteurs qui peuvent être pris en considération lorsqu’on choisit une potentielle forme saline d’un composé » (voir l’affidavit en réponse de M. Sternson, au paragraphe 2). Teva fait remarquer que, en juillet 1997, les articles cités par M. Myerson comportaient des exemples où la règle ne s’appliquait pas. De plus, l’art enseignait que des acides faibles pouvaient être utilisés pour former des sels avec des composés structuralement apparentés.

 

[78]           Je souscris à l’opinion de l’expert de Teva sur ce point. Il existe dans l’art assez de mentions d’exceptions à la « règle du deux sur trois » pour laisser croire qu’il ne s’agit pas d’une règle absolue. Même si les sels de fumarate n’étaient pas les sels pharmaceutiques les plus courants, la FDA avait approuvé des préparations contenant ces sels au moment pertinent. En outre, il était connu que l’acide fumarique formait des sels acceptables avec des composés apparentés (voir l’affidavit de M. Sternson, au paragraphe 70). Étant donné qu’un chercheur en préformulation aurait probablement examiné les acides formateurs de sels déjà approuvés par la FDA, c’est suffisant pour établir que l’acide fumarique aurait au moins figuré parmi les quelques acides formateurs de sel évidents pour la personne versée dans l’art qui tentait de mettre au point un sel pharmaceutiquement acceptable du ténofovir disoproxil.

 

[79]           L’examen de la question de l’inventivité ne s’arrête toutefois pas là. Je dois aussi évaluer s’il allait plus ou moins de soi que les inventeurs auraient réussi à mettre au point un sel pharmaceutiquement acceptable du ténofovir disoproxil.

 

[80]           Teva cite la décision Ratiopharm Inc c Pfizer Ltd, 2009 CF 711, [2009] ACF no 967 conf. 2010 CAF 204, [2010] ACF no 968 [Amlodipine] pour justifier la prémisse que la sélection de sels est un travail courant. Dans la décision Amlodipine, le juge Hughes a examiné la validité d’un brevet revendiquant le sel bésylate du composé amlodipine. La date de dépôt au Canada du brevet dans cette affaire était le 2 avril 1987. Par conséquent, la date servant à évaluer les connaissances de la personne versée dans l’art dans cette affaire était d’environ dix ans antérieure à celle servant à évaluer les connaissances de la personne versée dans l’art en l’espèce. Le juge Hughes a conclu que le brevet était invalide pour cause d’évidence. Il a tiré des conclusions factuelles concernant la motivation de la personne versée dans l’art à essayer des acides formateurs de sels précis et la capacité de prédire la réussite (au paragraphe 170). Particulièrement pertinent en l’espèce, il décrit la sélection de sels comme un « procédé de préformulation comportant une étape courante appelée “processus de sélection des sels” » qui était « bien connu » de la personne versée dans l’art (aux paragraphes 155 et 167).

 

[81]           En juillet 1997, la sélection de sels n’était pas un exercice moins courant qu’il ne l’était dans l’affaire Amlodipine. M. Sternson, l’expert de Teva, explique dans son affidavit que le ténofovir disoproxil pouvait en théorie former des sels avec de nombreux acides différents. Il concède qu’il est important de trouver le « meilleur » sel et qu’il faut pour ce faire vérifier les diverses propriétés afin de trouver une formulation adéquate (stabilité, vitesse de dissolution, solubilité, etc.). M. Sternson poursuit cependant en expliquant que les procédures servant à sélectionner les formateurs de sels potentiels et à vérifier si les sels qui en résultent possèdent les propriétés souhaitées [traduction] « font appel à des méthodes courantes qui étaient bien connues des personnes versées dans l’art » (affidavit de M. Sternson, au paragraphe 65). Fait à noter, M. Myerson a admis en contre‑interrogatoire que, une fois les sels formés, la caractérisation de leurs propriétés peut être réalisée en quatre à six semaines par sélection des sels (dossier des demanderesses, volume 23, onglet 190, page 6903).

 

[82]           Gilead allègue que de nombreux choix s’offraient à la personne versée dans l’art qui souhaitait concevoir un sel de ténofovir disoproxil adéquat, de sorte qu’il n’existait pas de voie toute tracée qui menait à l’acide fumarique. Le fait que de nombreuses voies s’offraient à la personne versée dans l’art ne signifie pas nécessairement que l’invention revendiquée n’était pas évidente : voir la décision Hoffman-La Roche Ltd c Apotex Inc, 2013 CF 718, [2013] ACF no 844, paragraphes 316 à 341. Même si la personne versée dans l’art ne pouvait peut‑être pas prédire avec une grande certitude que l’acide fumarique pourrait être utilisé pour produire un sel acceptable du ténofovir disoproxil, en procédant à une sélection courante parmi une poignée d’acides formateurs de sels, elle se serait tout de même attendue à trouver un ou plusieurs composés acceptables. L’idée que l’acide fumarique était un candidat peu probable est contredite en partie par le fait que Gilead n’a inclus qu’un seul autre acide dans son processus de sélection, soit l’acide citrique. Et, selon M. Myerson, la personne versée dans l’art aurait su à l’époque que l’acide citrique serait probablement instable (dossier des demanderesses, volume 23, onglet 190, pages 6944 et 6945).

 

[83]           Dans cette affaire, il est intéressant de constater que, malgré son affirmation que le choix de l’acide fumarique était illogique et que l’utilité de cet acide comme formateur de sel était imprévisible, Gilead n’a présenté aucun élément de preuve concernant l’histoire de l’invention ayant mené au brevet 059. Plus précisément, Gilead n’a produit aucune preuve montrant qu’elle avait mis à l’essai sans succès un grand nombre d’acides formateurs de sels prometteurs et qu’elle ne s’était tournée vers l’acide fumarique qu’en dernier ressort. Il m’apparaît que, si des éléments de preuve historiques du type de ceux qu’a produits Gilead à l’appui du brevet 619 se doivent d’être pris sérieusement en considération, l’absence de tels éléments de preuve pourrait bien mener à une inférence contraire (voir AstraZeneca Canada Inc c Teva Canada Ltd, 2013 CF 245, [2013] ACF no 241, au paragraphe 64).

 

[84]           Devant une contestation fondée sur l’évidence, l’absence d’une preuve uniquement en la possession de Gilead m’amène à conclure que la mise au point du FTD était un exercice courant et non pas le produit final d’un processus de découverte onéreux ou inventif. Compte tenu de la preuve dont je suis saisi, le choix d’une forme saline du ténofovir disoproxil qui satisfaisait aux besoins de Gilead et qui, après une sélection courante, s’est avérée meilleure que la base libre et qu’une autre forme saline dont la valeur est douteuse n’est ni surprenant ni inventif.

 

Conclusion

[85]           Pour ces motifs, la demande est accueillie en partie. Une déclaration interdisant à la ministre de délivrer un avis de conformité à Teva à l’égard de son produit proposé de fumarate de ténofovir disoproxil est accordée jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2, 261,619.

 

[86]           À la demande des parties, la question des dépens est différée. Si les parties ne peuvent s’entendre sur les dépens, des observations écrites ne dépassant pas 10 pages de longueur seront examinées. J’accorde 21 jours à Gilead pour produire ses observations et 14 jours à Teva pour répondre.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

 

a)                  La demande est accueillie en partie;

 

b)                  Il est interdit à la ministre de délivrer un avis de conformité à Teva à l’égard de son produit de fumarate de ténofovir disoproxil jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2, 261,619;

 

c)                  La question des dépens sera tranchée lorsque les parties auront présenté d’autres observations écrites à ce sujet.

 

 

« R.L. Barnes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Renée Lebeuf, B. A.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                          T-8-12

 

 

INTITULÉ :                                       GILEAD SCIENCES, INC. et al. c LA MINISTRE DE LA SANTÉ et al.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :              Du 9 au 16 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            Juge BARNES

 

DATE DES MOTIFS ET                 

DU JUGEMENT :                             Le 20 décembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Patrick E. Kierans

Louisa Pontrelli

Brian Daley

Nisha Anand

Brian John Capogrosso

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Jonathan Stainsby

William P. Mayo

Lesley Caswell

Andrew McIntyre

 

POUR LA DÉFENDERESSE

TEVA CANADA LIMITÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LES DEMANDERESSES


 

Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., SRL

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

TEVA CANADA LIMITÉE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

LA MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

 



[1]               Voir aussi son témoignage à la page 8262 où il affirme que, même en l’absence de données sur la biodisponibilité orale du bis POM PMPA, il s’attendrait à ce que la biodisponibilité orale soit similaire ou identique.

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