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Date : 20131218

Dossier : IMM-9659-12

Référence : 2013 CF 1262

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

SHERISA SHERMIKA PATRICIA MODESTE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), à l’encontre de la décision du 17 août 2012 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître à la demanderesse la qualité de réfugié au sens de la Convention et celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

[2]               La demanderesse est âgée de 10 ans et elle est citoyenne de Sainte‑Lucie; elle est arrivée au Canada le 11 décembre 2011 accompagnée de sa mère. Cette dernière, Agatha Shermain Gabriel (Mme Gabriel), s’est vu octroyer l’asile sur le fondement de la persécution fondée sur le sexe, parce qu’elle avait été victime de violence physique, sexuelle et psychologique aux mains de son conjoint de fait, qui est en outre le père de la demanderesse, et parce que l’État n’avait pas été en mesure de la protéger contre cette violence. Mme Gabriel a allégué que son conjoint de fait l’avait violée sous la menace d’une arme à feu, l’avait frappée avec un pistolet, l’avait attaquée avec un couteau, l’avait battue à coup de canne, et l’avait menacée et agressée à maintes reprises, et que la police n’était pas intervenue malgré les nombreux appels à l’aide. Sur le fondement des éléments de preuve présentés, la SPR a conclu que le témoignage de Mme Gabriel était crédible et qu’elle avait qualité de réfugié au sens de la Convention. La Commission a toutefois conclu que la demanderesse n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger, car elle n’avait pas été personnellement victime de violence ou la cible de menaces.

 

[3]               La demande d’asile de la demanderesse et celle de sa mère ont a été entendues en même temps, et Mme Gabriel a agi en qualité de représentante désignée de la demanderesse. Cette dernière n’a donc pas témoigné de vive voix à l’audience. Le commissaire a plutôt interrogé Mme Gabriel concernant la demande de la demanderesse. Mme Gabriel a affirmé dans son témoignage que la demanderesse et son père [traduction] « entretenaient une relation étroite », que la demanderesse n’avait pas été agressée physiquement par son père et que [traduction] « personne ne causait de problème » à la demanderesse à Sainte‑Lucie (transcription, pages 15 et 16). Mme Gabriel a toutefois déclaré dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que la demanderesse avait été témoin de certains mauvais traitements que son père avait infligés à Mme Gabriel, et que toutes les deux avaient été [traduction] « obligées de vivre comme des fugitives, car la crainte d’être tuées [les] tourmentait sans cesse » (FRP, paragraphes 2 et 12). Voici ce que Mme Gabriel a répondu lorsqu’on lui a demandé ce que la demanderesse aurait à craindre si elle retournait à Sainte‑Lucie : [traduction] « Elle craindrait de perdre sa mère » (transcription, page 16).

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[4]               Dans ses motifs écrits, la SPR a mis l’accent sur la demande de Mme Gabriel. La Commission a conclu que Mme Gabriel était crédible et elle était convaincue que, selon la prépondérance des probabilités, Mme Gabriel avait été victime d’horribles actes de violence conjugale sur une longue période à Sainte‑Lucie. La Commission a aussi conclu que Mme Gabriel avait réfuté la présomption de protection de l’État, car son témoignage de vive voix et la preuve documentaire dont la Commission a été saisie fournissaient « des éléments de preuve clairs et convaincants d’une protection de l’État inadéquate à Sainte‑Lucie pour les victimes de violence conjugale ». La Commission a conclu qu’il existait des dispositions législatives visant à lutter contre la violence conjugale à Sainte‑Lucie, mais qu’elles n’étaient pas bien appliquées; la Commission a aussi conclu que Mme Gabriel avait porté plainte à la police à de nombreuses reprises, mais que son conjoint de fait n’avait jamais été arrêté ou accusé. La Commission a donc estimé que Mme Gabriel s’était acquittée du fardeau de la preuve qui lui incombait : elle avait établi qu’il existait une possibilité sérieuse de persécution à Sainte‑Lucie pour l’un des motifs prévus dans la Convention, du fait de son sexe et de son appartenance à groupe social en tant que victime de violence conjugale. La Commission a conclu que Mme Gabriel avait donc qualité de réfugié au sens de la Convention.

 

[5]               La Commission s’est ensuite penchée sur la demande de la demanderesse, et elle l’a rejetée pour les motifs qui suivent :

[42]      La demandeure d’asile mineure n’a pas été physiquement blessée par son père lorsqu’elle habitait à Sainte‑Lucie. La demandeure d’asile principale a déclaré que la relation entre la demandeure d’asile mineure et son père était étroite. La demandeure d’asile principale a expliqué que la demandeure d’asile mineure avait été témoin des actes de violence conjugale, mais qu’elle avait été bien traitée par son père.

 

[43]      La demandeure d’asile mineure ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer une conclusion selon laquelle il existe une possibilité sérieuse que la demandeure d’asile mineure soit persécutée pour l’un des motifs prévus dans la Convention si elle retourne à Sainte‑Lucie.

 

[44]      Il n’y a pas non plus suffisamment d’éléments de preuve présentés pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est plus probable que le contraire que la demandeure d’asile mineure soit exposée, par son renvoi à Sainte‑Lucie, au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[45]      La demande d’asile présentée par la demandeure d’asile mineure est rejetée. Sherisa Shermika Patricia Modeste n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[6]               La demanderesse a soulevé les questions suivantes en l’espèce :

a)      La décision était‑elle déraisonnable, en ce que la SPR a omis de se pencher sur la question de savoir si la demanderesse, du fait qu’elle est une fille mineure originaire de Sainte‑Lucie et que son père a commis des actes de violence conjugale contre Mme Gabriel, ce qui a d’ailleurs été établi, serait exposée au risque d’être victime de violence fondée sur le sexe si elle retournait à Sainte‑Lucie?

b)      La SPR a‑t‑elle fourni des motifs insuffisants lorsqu’elle a conclu qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve » pour appuyer la demande de la demanderesse?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[7]               Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (l’arrêt Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question particulière est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision entreprendra l’analyse des quatre éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, paragraphe 48 (l’arrêt Agraira).

 

[8]               Le défendeur soutient que la question de savoir si un demandeur craint avec raison d’être persécuté est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Kulasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 543, paragraphe 23; Guerrero Moreno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 841, paragraphe 7; Jean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1014, paragraphe 9) et que les décisions rendues en application de l’article 97 sont également susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Luna Pacheco c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 682, paragraphe 12; Guerilus c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 394, paragraphe 9. Je suis d’accord : les conclusions contestées dans la présente affaire constituent des questions de fait et de droit, et la norme de contrôle applicable est la raisonnabilité : arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 53.

 

[9]               Au paragraphe 14 de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 (l’arrêt Newfoundland Nurses), la Cour suprême du Canada a conclu que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule d’annuler une décision. En fait, « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». La présente affaire sera donc examinée dans le contexte du caractère raisonnable de la décision.

 

[10]           Lorsqu’une décision est contrôlée selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse s’attache à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, paragraphe 59. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[11]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

L’ARGUMENTATION

La demanderesse

[12]           La demanderesse fait valoir que la décision était déraisonnable, parce la Commission ne s’est pas penchée sur la question de savoir si son profil, soit celui d’une fille mineure de Sainte‑Lucie dont le père est violent, l’exposerait à un risque de persécution fondée sur le sexe si elle retournait dans ce pays. La Commission était tenue de mener cette analyse dans la présente affaire, compte tenu des conclusions qu’elle a tirées relativement aux actes de violence dont Mme Gabriel avait été victime et à l’absence de protection de l’État. La demanderesse fait aussi valoir que les motifs de rejet de sa demande fournis par la SPR étaient insuffisants.

 

[13]           Selon la demanderesse, il est de jurisprudence constante que, si la preuve objective démontre qu’un groupe particulier est exposé à un risque, la SPR doit établir si le demandeur a le même profil que le groupe visé dans le cadre de l’examen d’une demande présentée au titre du paragraphe 97(1) de la Loi. L’omission de mener un tel examen constitue une erreur susceptible de contrôle : Alemu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997, paragraphe 46, citant Ramirez c Canada (Solliciteur général) (1994), 88 FTR 208 (CF 1re inst), Burgos-Rojas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 162 FTR 157 (CF 1re inst), et Kamalanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 15 Imm LR (3d) 55 (CF 1re inst). En l’espèce, une preuve considérable établissait clairement que les femmes et les enfants à Sainte‑Lucie risquaient d’être victimes de violence et que les victimes de violence familiale ne bénéficiaient pas d’une protection de l’État adéquate dans ce pays; qui plus est, la SPR a accepté cette preuve lorsqu’elle a accordé l’asile à Mme Gabriel. Or, malgré cette preuve, la SPR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la demanderesse serait exposée à un tel risque si elle retournait à Sainte‑Lucie.

 

[14]           La SPR a rejeté cet aspect de la demande de la demanderesse au motif que le père de cette dernière ne l’avait pas encore agressée physiquement. Or, la question déterminante était de savoir s’il existait une possibilité sérieuse que la demanderesse soit victime de tels sévices, compte tenu de son profil. Vu les horribles actes de violence que le père de la demanderesse a fait subir à la mère de cette dernière et, puisque l’État est incapable de protéger les femmes contre de tels mauvais traitements à Sainte‑Lucie, l’omission de la SPR de répondre à cette question déterminante fait en sorte que sa décision est imprudente et déraisonnable.

 

[15]           La demanderesse fait valoir que les motifs de la SPR sont insuffisants, parce qu’ils n’expliquent pas en des termes clairs et explicites pourquoi le profil de la demanderesse, soit celui d’une fille mineure, ne l’expose pas à un risque de persécution fondée sur le sexe. L’explication selon laquelle il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve » pour appuyer la demande de la demanderesse ne révèle aucunement pourquoi il en est ainsi, et la SPR n’a pas expressément mentionné les éléments de preuve qui faisaient défaut : Gallardo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1331, paragraphes 11 à 16; Mohacsi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 4 CF 771.

 

Le défendeur

[16]           Le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas été en mesure d’établir que la SPR avait commis quelque erreur que ce soit dans sa décision. En fait, la SPR a fait un examen complet, dans sa décision, du risque auquel la demanderesse pourrait être exposée, les motifs font adéquatement état de l’analyse de la SPR et la décision même est raisonnable.

 

[17]           La mère de la demanderesse a affirmé dans son témoignage que cette dernière n’avait jamais été battue par son père, que les deux entretenaient une relation étroite et que la demanderesse ne craignait personne d’autre à Sainte‑Lucie. En outre, rien ne donnait à penser que la demanderesse serait, en toute objectivité, exposée à un risque de violence familiale à Sainte‑Lucie. Avant que l’avocate de la demanderesse présente ses observations orales, la SPR a affirmé avoir des réserves quant à cet aspect de la demande, et l’avocate n’a présenté aucun argument de poids établissant que la demanderesse serait effectivement exposée à un risque de violence familiale.

 

[18]           Le défendeur soutient que la SPR n’est pas tenue d’effectuer des analyses distinctes au titre des articles 96 et 97 si elles ne sont pas justifiées par les allégations faites ou par les éléments de preuve produits : Valez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 923, paragraphes 46 à 48; Sida c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 901, paragraphe 15; Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 181, paragraphe 16; Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635, paragraphes 17 et 18 (la décision Brovina). En l’espèce, la preuve était la même dans les deux demandes : la demanderesse a été témoin d’actes de violence que son père a infligés à sa mère, et des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays en cause révélaient que les victimes d’actes de violence conjugale ne pouvaient bénéficier de la protection de l’État à Sainte‑Lucie. Cependant, selon le défendeur, la demanderesse n’a pas établi qu’elle était elle‑même exposée au risque d’être victime de violence familiale à Sainte‑Lucie.

 

[19]           Comme dans la décision Brovina, précitée, la SPR a tiré en l’espèce une conclusion [traduction] « succincte, mais défendable » selon laquelle la demanderesse ne serait exposée à aucun des risques énoncés à l’article 97. Selon cette disposition, la personne, par son renvoi, doit être « personnellement […] exposée » à un danger ou à un risque. La preuve sur la situation dans le pays en cause ne peut établir à elle seule un tel risque personnel : Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1070, paragraphe 25; Ayaichia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 239, paragraphes 21 et 22. La demanderesse n’a pas établi de lien concret entre sa situation personnelle et le fait que les actes de violence conjugale sont généralisés à Sainte‑Lucie. Il incombait à la demanderesse d’établir, selon la prépondérance des probabilités, le bien‑fondé de sa demande relative à l’article 97 (Karsoua c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 58, paragraphe 35), et la demanderesse ne s’est pas acquittée de ce fardeau. Les conclusions de la SPR étaient donc raisonnables.

 

[20]           Le défendeur fait valoir que les motifs de la SPR respectent la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité. La retenue, voilà le principe fondamental qu’il faut respecter dans le cadre du contrôle d’une décision selon la norme de la raisonnabilité. La Cour ne doit pas contrôler les motifs dans l’abstrait; elle doit plutôt les examiner en fonction de la preuve, des observations et du processus. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits ou exhaustifs : arrêt Newfoundland Nurses, précité, paragraphes 1, 14 et 18; arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47. Dans la présente affaire, la demanderesse peut comprendre, à la lecture de la décision, pourquoi sa demande a été rejetée et comment la SPR a apprécié la preuve pour en venir à sa conclusion. Les motifs étaient donc suffisants : Ragupathy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, paragraphes 13 à 15; VIA Rail Canada Inc c Office national des transports, [2001] 2 CF 25 (CAF), paragraphes 17 et 19.

 

ANALYSE

[21]           Comme les avocats l’ont souligné, la présente affaire sort quelque peu de l’ordinaire, car on a refusé d’accorder l’asile à la demanderesse alors qu’on l’a accordé à sa mère.

 

[22]           À mon avis, cela s’explique principalement par le fait que Mme Gabriel, la mère de la demanderesse, a affirmé dans son témoignage à l’audience que la demanderesse et son père entretenaient une relation étroite et que ce dernier n’avait pas fait subir à la demanderesse les mauvais traitements qu’il avait infligés à Mme Gabriel.

 

[23]           Le FRP jette un éclairage un peu différent sur le témoignage que Mme Gabriel a donné à l’audience. Elle a déclaré ce qui suit dans son FRP :

[traduction]

 

Lorsque Patrice Modeste consomme immodérément de l’alcool et de la drogue, il ne peut s’empêcher d’être violent et son appétit sexuel décuple. Ma fille et moi avons été obligées de vivre comme des fugitives, car la crainte d’être tuées nous tourmentait sans cesse.

 

[24]           Elle a aussi mentionné ce qui suit dans son FRP :

[traduction]

 

Ma fille en est venue à craindre instinctivement Patrice, à tel point qu’une simple allusion à ce dernier la rendait visiblement mal à l’aise.

 

[25]           Ces déclarations ne concordent pas vraiment avec celles que Mme Gabriel a faites dans son témoignage oral, et ni la SPR ni l’avocate de la demanderesse n’ont interrogé Mme Gabriel à ce sujet; il est donc difficile de saisir la véritable nature de la relation qu’entretenaient la demanderesse et son père.

 

[26]           La demanderesse avait 10 ans lors de l’audience, et il est préoccupant de constater que son sort reposait dans les mains de gens qui n’ont peut‑être pas clairement précisé les véritables risques auxquels elle était exposée.

 

[27]           J’estime toutefois que la SPR aurait dû être sensible à ces préoccupations. Les motifs que la Commission a donnés pour rejeter la demande de la demanderesse sont succincts et, à mon avis, ils ne portent aucunement sur la question fondamentale en l’espèce.

 

[28]           Il est vrai que Mme Gabriel a affirmé dans son témoignage oral que la demanderesse n’avait pas été agressée physiquement pas son père et qu’elle entretenait une relation étroite avec lui.

 

[29]           Cependant, la preuve révélait également que la demanderesse avait été obligée d’être témoin des horribles actes de violence physique et psychologique que son père avait infligés à Mme Gabriel. Le dossier montre que ces sévices étaient vraiment atroces et violents. La SPR l’a reconnu et elle n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

[30]           Ce dont la SPR n’a pas tenu compte, par contre, c’est que la demanderesse avait dû vivre dans ces horribles conditions et être témoin des sévices infligés à sa mère, ce qui constituait en soi une forme de mauvais traitement grave que le père avait fait subir à la demanderesse. Voilà le risque qui aurait dû être examiné. L’enfant témoin d’actes de violence si effroyables est lui‑même victime de mauvais traitement.

 

[31]           La relation étroite que la demanderesse et son père entretenaient accroît les risques auxquels la demanderesse serait exposée. Si cette dernière retournait dans son pays, elle retrouverait un batteur de femme et, si elle entretient une relation étroite avec lui, elle sera nécessairement témoin d’autres actes de violence. La demanderesse même serait ainsi de nouveau victime de mauvais traitements, et ce, même si son père ne lui inflige aucuns sévices physiques; en outre, compte tenu de la preuve, cet homme pourrait très bien un jour s’en prendre à sa propre fille.

 

[32]           Le problème en l’espèce, ce n’est pas que la SPR a omis de tenir compte des documents sur la situation dans le pays concernant la violence conjugale à Sainte‑Lucie, lesquels documents sont extrêmement troublants. Voici plutôt quel est le problème : la SPR n’a pas compris que la demanderesse avait déjà été victime de mauvais traitements aux mains de son père, lorsqu’il avait fait d’elle un témoin des terribles sévices qu’il a infligés à Mme Gabriel, et que la demanderesse serait exposée à la continuation de ces mauvais traitements si elle était renvoyée à Sainte‑Lucie. Elle serait aux prises avec un père avec qui elle entretenait une relation étroite et qui, assurément, lui infligerait d’autres mauvais traitements en l’obligeant à être témoin de l’extrême violence qu’il fait subir aux autres, ce dont il est parfaitement capable.

 

[33]           En fait, si la demanderesse était renvoyée à Sainte‑Lucie, il est très probable qu’elle serait de nouveau témoin d’actes de violence que son père infligerait à sa mère, car il y a peu de chance que cette dernière laisse la demanderesse retourner seule dans son pays. Mme Gabriel a affirmé à l’audience de la SPR que sa mère était sans emploi et elle a ajouté : [traduction] « Je n’ai personne à qui je pourrais confier ma fille à l’heure actuelle à Sainte‑Lucie. » Quelle perspective effrayante : soit la demanderesse, qui est âgée de 11 ans, serait obligée de vivre avec son père, qui a déjà montré qu’il avait tendance à commettre de très graves actes de violence conjugale, soit sa mère serait obligée de retourner à Sainte‑Lucie, malgré les risques auxquels elle s’exposerait, pour éviter que sa fille se retrouve dans une telle situation.

 

[34]           La demanderesse est maintenant âgée de 11 ans et il est évident qu’elle est vulnérable. Selon les documents sur la situation dans le pays en cause, la violence familiale contre les femmes et les enfants est endémique à Sainte‑Lucie, et la protection de l’État n’est pas adéquate. Les risques personnels auxquels la demanderesse s’expose si elle côtoie de nouveau son père sont, à mon avis, terrifiants. J’estime qu’il était déraisonnable que la SPR ne tienne pas pleinement compte de ces risques et qu’elle ne les examine pas au regard des articles 96 et 97. À mon avis, la présente affaire doit être renvoyée pour nouvel examen, et, dans le cadre de cet examen, la SPR tiendra pour acquis ce qui suit :

 

a)                  La demanderesse a déjà été victime de graves mauvais traitements aux mains de son père, puisqu’elle a été obligée d’être témoin de graves actes de violence dégradants que son père a infligés à sa mère, le tout, dans un milieu familial miné par l’ivrognerie et la violence;

b)                  La demanderesse serait de nouveau exposée à la violence de son père;

c)                  Les femmes et les enfants victimes de violence familiale ne bénéficient d’aucune protection de l’État adéquate à Sainte‑Lucie, où cette forme de violence est endémique.

 

[35]           La SPR devrait examiner la demande de la demanderesse en fonction des articles 96 et 97 de la Loi et, ce faisant, elle devrait aussi tenir compte du risque que le père de la demanderesse lui inflige des mauvais traitements physiques et psychologiques en s’en prenant directement à elle, en plus de ce que cette dernière subirait lorsqu’elle serait témoin des actes de violence que son père infligerait à d’autres personnes.

 

[36]           Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.             La demande est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvel examen, conformément à mes motifs;

2.             Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :

IMM-9659-12

 

INTITULÉ :

SHERISA SHERMIKA PATRICIA MODESTE c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :               TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 4 SEPTEMBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                    LE JUGE RUSSELL

DATE DES MOTIFS:                      LE 18 DÉCEMBRE 2013

 

COMPARUTIONS :

Jayson Thomas

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENSEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENSEUR

 

 

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