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Date : 20131115


Dossier :

T-1151-12

 

Référence : 2013 CF 1165

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 15 novembre 2013

En présence de Me Kevin R. Aalto, juge responsable de la gestion de l’instance

 

 

 

ENTRE :

ALLERGAN INC. ET ALLERGAN, INC.

 

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET  

APOTEX INC.

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE  

[1]               La présente instance renvoie à une demande présentée en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (Règlement). L’ordre de présentation de la preuve a été partiellement inversé. Le brevet en cause se rapporte au bimatoprost (brevet 691).

 

[2]               Conformément à la procédure prévue dans le Règlement, la défenderesse, Apotex Inc. (Apotex), a énoncé sa position à l’égard du brevet 691de façon détaillée dans son avis d’allégation. Comme le font souvent les titulaires de brevet, Allergan n’a indiqué aucun véritable détail dans son avis de demande quant aux arguments invoqués pour étayer la validité du brevet 691.

 

[3]               Apotex a présenté une requête en vertu de l’article 312 des Règles des Cours fédérales en vue d’obtenir l’autorisation de déposer des affidavits en réponse de trois experts : M. Arthur Kibbe (la réponse de M. Kibbe); M. Ian Grierson (la réponse de M. Grierson); et, Mme Lea Katsanis (la réponse de Mme Katsanis) (collectivement les réponses).

 

[4]               Avant l’audition de la requête, la demanderesse (Allergan) a affirmé qu’elle ne s’opposait pas à la requête d’Apotex en ce qui concerne la réponse de Mme Katsanis et certaines parties des autres réponses. Essentiellement, Mme Katsanis répond aux questions soulevées par Allergan en ce qui concerne le marché visé par la marque LUMIGAN RCMC, les formulaires provinciaux et la source de données utilisée.

 

[5]               Les parties des autres réponses auxquelles Allergan ne s’oppose pas se rapportent à un autre brevet dont un expert d’Allergan a fait mention et à des préparations sans agent de conservation. Cependant, Apotex prétend que le reste des réponses devrait aussi être permis.

 

[6]               Allergan s’oppose principalement au motif que, objectivement, Apotex aurait dû savoir et comprendre que les trois documents cités par les experts d’Allergan lui étaient [traduction] « disponibles » et connus au moment où elle a déposé sa preuve et que, par conséquent, Apotex aurait dû renvoyer à ces documents. Les documents en cause sont les suivants : l’étude 004, le brevet 289 (qui, semble-t-il, est un brevet qui éloigne de l’invention la personne versée dans l’art); et le brevet 233 (les documents). Bien qu’Allergan ait fait valoir à l’audience qu’elle s’oppose à la réponse d’Apotex au brevet 289, la lettre du 21 octobre 2013 indique en fait qu’Allergan ne conteste pas les paragraphes 1 à 11 de la réponse de M. Kibbe, dont les paragraphes 4 à 6 portent sur le brevet 289. Quoi qu’il en soit, qu’Allergan s’oppose ou non à la réponse au brevet 289, cela n’a aucune importance puisque, pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les réponses sont adéquates.

 

[7]               Il s’agissait d’une demande dans le cadre de laquelle il avait été convenu que l’ordre de présentation de la preuve serait partiellement inversé. Par conséquent, Apotex a présenté sa preuve sans connaître celle d’Allergan et n’a pas commenté les documents ni ne les a cités. D’où la demande de signifier les réponses.

 

[8]               Allergan prétend que les documents étaient tous connus d’Apotex et que cette dernière aurait pu et aurait dû y renvoyer dans sa preuve par affidavit principale. Allergan soutient que, comme deux autres fabricants de produits génériques, Mylan et Cobalt, ont renvoyé aux documents dans leurs avis d’allégation ou dans leur preuve, il est donc évident qu’Apotex aurait pu et aurait dû les connaître et, en conséquence, y renvoyer. Comme Allergan l’a affirmé : [traduction] « Le fait qu’il y ait des produits génériques semblables à l’égard du même brevet, pour le même médicament, au même moment, est la meilleure preuve objective qui soit et dément l’allégation d’Apotex selon laquelle il était impossible d’anticiper le renvoi à l’étude. » Par conséquent, il est allégué que, d’un point de vue objectif, Apotex aurait pu anticiper la contre-preuve d’Allergan, qu’Apotex était au courant des documents, mais qu’elle a choisi de ne pas y faire référence et qu’en voulant maintenant soumettre une réponse, elle divise sa preuve.

 

[9]               Hormis la prescience des autres fabricants de produits génériques qui ont renvoyé aux documents, Allergan cite certains extraits tirés des affidavits des experts et de l’avis d’allégation d’Apotex pour affirmer qu’Apotex devait savoir qu’elle devrait renvoyer à ces documents.

 

[10]           Pour sa part, Apotex fait remarquer qu’Allergan a donné peu de renseignements concrets dans son avis de demande en ce qui concerne sa preuve. En somme, l’avis de demande, comme c’est souvent le cas, est une série d’affirmations selon lesquelles la demanderesse nie la position énoncée dans l’avis d’allégation d’Apotex, sans plus de détails ou de renseignements importants sur les raisons pour lesquelles l’avis d’allégation d’Apotex est erroné. Voici quelques exemples qui illustrent bien cette constatation : [traduction] « [A]ucune des références citées par Apotex pour appuyer son allégation d’évidence ne faisait partie des connaissances générales courantes et n’a été divulguée ou rendue disponible au public avant la date pertinente »; « l’allégation d’Apotex en ce qui concerne la définition de l’idée originale des revendications du brevet 691 est inexacte, injustifiée et fondée sur une application incorrecte de la loi »; et, « chacune des allégations d’évidence est injustifiée […] » Il n’y a aucun renseignement à l’appui de ces allégations.

 

[11]           À titre comparatif, Allergan connaît exactement la position d’Apotex à l’égard du brevet 691 puisqu’elle est énoncée en détail dans l’avis d’allégation. À la lumière de ce fait, Apotex soutient qu’elle ne pouvait pas savoir ce qu’Allergan estimait pertinent et que c’est pure conjecture que d’essayer de deviner quels arguments Allergan allait invoquer et sur quels antériorités ou autres documents ses experts allaient se fonder. Cela est d’autant plus vrai du fait que les documents ne sont pas expressément cités dans l’avis d’allégation ou dans l’avis de demande. Allergan n’a pu souligner que des références tout à fait indirectes, citées dans l’avis d’allégation, pour affirmer qu’il était évident qu’Apotex était non seulement au courant des documents, mais qu’elle aurait dû y renvoyer.

 

[12]           En grande partie, Allergan met la charrue devant les bœufs en adoptant cette position. Comment est-il possible de savoir ce que l’autre partie croit être pertinent avant qu’elle ne le présente? Si on suppose qu’une partie ne peut pas déposer une réponse si elle était au courant d’une antériorité ou d’un document et qu’elle ne l’a pas cité dans sa preuve —les parties sont donc encouragées à inclure chaque antériorité connue et chaque document afin de pouvoir les commenter. Une telle approche aura simplement pour effet de prolonger et de compliquer des procédures déjà très complexes. La précision s’impose dans de telles procédures. Il ne faut pas se fonder sur des hypothèses. Cependant, ce n’est pas ainsi que se déroulent les litiges.

 

[13]           La présente requête soulève des questions qui sont fréquemment soulevées dans le cadre des requêtes fondées sur l’article 312. L’allégation de la partie adverse porte habituellement sur la « disponibilité » de la preuve et sur le fait que la réponse « divise » la preuve. L’argument de la « disponibilité » découle d’un arrêt bien connu de la Cour d’appel fédérale, soit Atlantic Engineering Ltd. c. Lapointe Rosenstein, 2002 CAF 503.

 

[14]           L’alinéa 312a) des Règles des Cours fédérales confère à la Cour le pouvoir d’accorder l’autorisation de « déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307 ». Dans Atlantic Engraving, la Cour d’appel fédérale a décrit quatre conditions qui doivent être remplies avant que la Cour puisse autoriser le dépôt d’affidavits complémentaires :

[8]        Conformément à la règle 306 des Règles de la Cour fédérale (1998), un demandeur dispose de trente jours à compter du dépôt de son avis de demande pour déposer les affidavits et les pièces qu’il entend utiliser à l’appui de sa demande (les appels interjetés en vertu de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce relèvent de la Partie 5 des Règles intitulée « Demandes » (règles 300 à 334) et doivent donc être introduits par voie d’avis de demande). Exceptionnellement, la règle 312 prévoit qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer des affidavits complémentaires. Aux termes de cette règle, la Cour peut autoriser le dépôt d’affidavits complémentaires lorsque les conditions suivantes sont réunies :

 

i)          Les éléments de preuve vont dans le sens des intérêts de la justice;

ii)         Les éléments de preuve aideront la Cour;

iii)        Les éléments de preuve ne causeront pas de préjudice grave à la partie adverse (voir Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc. (1997), 76 C.P.R. (3d) 15 (1re inst.); Robert Mondavi Winery c. Spagnol's Wine & Beer Making Supplies Ltd. (2001), 10 C.P.R. (4th) 331 (1re inst.)).

[9]        De plus, lorsqu’il sollicite l’autorisation de déposer des documents complémentaires, le demandeur doit démontrer que les éléments de preuve qu’il cherche à produire n’étaient pas disponibles avant le contre-interrogatoire relatif aux affidavits de la partie adverse. Une partie ne peut se servir de la règle 312 pour diviser sa cause et elle est tenue de présenter la meilleure preuve le plus tôt possible (voir Salton Appliances (1985) Corp. c. Salton Inc. (2000), 181 F.T.R. 146, 4 C.P.R. (4th) 491 (1re inst.); Inverhuron & District Ratepayers Assn. c. Canada (Min. de l’Environnement (2000), 180 F.T.R. 314 (1re inst.)). [non souligné dans l’original]

 

[15]           Dans Deigan c. Canada (Industrie) 1999 CanLII 7761 (CF), (1999), 168 F.T.R. 277 (1re inst.), conf. 1999 CanLII 7910 (CF), (1999), 165 F.T.R. 121 (1re inst.), une cinquième condition a été énoncée : la preuve ne retardera pas indûment l’instance. Ces cinq critères ont été appliqués dans Merck Frosst Canada & Co. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CFPI 287, au paragraphe 12; et, Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 168, au paragraphe 5.

 

[16]           Toutefois, avant d’appliquer aveuglément ces critères, il faut examiner le contexte dans lequel ils ont été élaborés et les propos tenus par la Cour. Dans Atlantic Engineering, qui semble être l’arrêt de principe ayant fait l’objet de commentaires dans les autres décisions, l’appel se rapportait à une décision de la Section de première instance découlant d’un appel de la décision par laquelle le registraire des marques de commerce avait radié la marque de l’appelante. Le juge chargé de statuer sur le fond a déterminé que la preuve par affidavit de l’appelante était déficiente et que cela était attribuable à l’incompétence de l’avocat. Le juge a alors, de son propre chef, autorisé l’appelante à déposer un nouvel affidavit plus complet et a ajourné l’affaire. Cela est survenu après que la preuve de toutes les parties, y compris les contre-interrogatoires, ait été présentée.

 

[17]           Dans les circonstances, la Cour d’appel fédérale a eu raison de s’intéresser au « nouvel » affidavit dont le juge avait autorisé le dépôt. Il ne s’agissait pas d’un affidavit « en réponse », mais plutôt d’un nouvel affidavit déposé à l’appui de la demande une fois que toute la preuve avait été présentée à la Cour. Il s’agissait clairement d’une « division de la preuve ».

 

[18]           Le besoin de répondre aux documents invoqués pour la première fois dans les affidavits souscrits par les experts d’Allergan cause-t-il une « division de la preuve », comme le prétend Allergan? À mon avis, il n’en est rien.  

 

[19]           Les documents n’ont pas été cités dans l’avis d’allégation d’Apotex ni dans l’avis de demande d’Allergan. Ils ont été soulevés pour la première fois dans la preuve d’Allergan. Il est difficile d’affirmer que cela divise la preuve. L’argument d’Allergan aurait plus de poids s’il s’agissait en l’espèce d’un cas où il faut obtenir de « nouveaux éléments de preuve » contrairement à une contre-preuve.

 

[20]           Allergan soutient énergiquement que les documents devaient être « connus » d’Apotex quand elle a signifié ses rapports d’expert et qu’ils étaient donc « disponibles » au sens d’Atlantic Engraving. Par conséquent, comme les documents étaient « disponibles » quand Allergan a signifié ses rapports d’expert, Apotex ne peut pas y répondre. Lui permettre de répliquer reviendrait à affaiblir l’exigence de la « disponibilité ». De plus, Allergan soutient que, comme deux autres fabricants de produits génériques ont renvoyé à ces documents, Apotex devait aussi être au courant de ces documents.

 

[21]           En toute déférence, cet argument ne fait aucun sens. En notre ère de recherches Internet instantanées, il est possible de presque tout trouver. Les poursuites ne concernent pas ce qui est disponible et ce qui est possible de trouver, mais plutôt ce qui est pertinent pour établir la preuve d’une partie. Il est possible qu’Apotex ait été au courant des documents, mais qu’elle ait décidé, compte tenu des éléments de preuve soumis par Allergan, qu’il n’était pas nécessaire d’en faire mention. Ensuite, une fois qu’Apotex a présenté sa preuve, Allergan a cité les documents, lesquels sont donc devenus pertinents. Le seul fait qu’Apotex ait pu être au courant des documents ne rend pas ces documents pertinents jusqu’à ce qu’une partie cherche à les soumettre à la Cour dans le cadre de sa preuve. De plus, le fait que deux autres fabricants de produits génériques aient fait mention de l’un ou plusieurs des documents n’est pas déterminant en soi. Ces fabricants ont présenté leur preuve comme ils le jugeaient approprié pour étayer leurs allégations, et, c’est aussi ce qu’a fait Apotex sans savoir ce qu’Allergan allait présenter.

 

[22]           Cela n’affaiblit pas le volet de la « disponibilité » du critère énoncé dans Atlantic Engraving et ne provoque pas non plus une avalanche de requêtes visant à déposer une réponse, contrairement à ce que prétend Allergan. Par exemple, un fabricant de produits génériques qui ne produit pas en preuve des antériorités expressément invoquées dans son avis d’allégation n’obtiendra probablement pas un droit de réplique si le breveté choisit d’utiliser ces antériorités pour appuyer sa preuve. De plus, dans Atlantic Engraving, la Cour était saisie d’une affaire où toute la preuve avait été présentée et où la preuve figurant dans le nouvel affidavit aurait sans doute pour effet de diviser la preuve puisqu’il est évident qu’elle était disponible avant la tenue des contre-interrogatoires et de l’audience. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les contre-interrogatoires n’ont pas été réalisés, l’audience n’aura lieu que dans plusieurs mois et c’est Allergan qui a décidé de produire les documents en preuve. En l’espèce, il est clair qu’Apotex devrait obtenir un droit de réplique.  

 

[23]           Accorder à une partie un droit de réplique ne consiste toutefois pas à inviter cette partie à soumettre une tonne de documents qui ne se trouvaient pas déjà au dossier. Un tel droit permet simplement de déposer une contre-réponse, ce qui devrait être évité. Une réponse exige que la preuve vise seulement ce qui requiert une clarification de la part de l’expert et n’exige pas nécessairement que d’autres documents soient soulevés. Une réponse devrait être succincte, précise et pertinente seulement à l’égard de la question soulevée dans la preuve de la partie adverse. 

 

[24]           D’autres arguments ont été soulevés pendant l’audience, mais il n’est pas nécessaire de les examiner puisque les motifs exposés permettent d’appuyer un droit de réplique à Apotex. 

 

[25]            Comme Apotex a obtenu gain de cause, elle a droit à ses dépens. 

 

 


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La défenderesse, Apotex Inc., est autorisée à déposer les affidavits en réponse de M. Arthur Kibbe, de M. Ian Grierson et de Mme Lea Katsanis joints en annexes « A », « B » et « C » à l’avis de requête.

 

2.                  Les dépens de la présente requête sont payables à Apotex.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Juge chargé de la gestion de l’instance

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

T-1151-12

 

INTITULÉ :

ALLERGAN INC. ET ALLERGAN, INC.

c.

LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET APOTEX INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 22 OCTOBRE 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNACE :

                                                            LE PROTONOTAIRE AALTO

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 15 NOVEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

Steve Tanner

Brooke MacKenzie

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Andrew Brodkin

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

APOTEX INC.

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

APOTEX INC.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

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