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Date : 20131220

Dossier : T-2141-12

Référence : 2013 CF 1276

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

 

LA NATION CRIE DE FOX LAKE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

DENIS ANDERSON

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Nation crie de Fox Lake (la NCFL) conteste une décision de l’arbitre A. Blair Graham, c.r., nommé par le ministre du Travail en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 (le Code), pour entendre et trancher les demandes présentées par Denis Anderson pour congédiement injuste ainsi que pour recouvrement d’heures supplémentaires et d’indemnité de congé annuel non payées. La NCFL conteste la décision de Me Graham, selon laquelle il avait compétence en la matière parce que la relation d’emploi entre la NCFL et M. Anderson était de régie fédérale, et non provinciale.

 

Le contexte

[2]               La NCFL est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5 (la Loi sur les Indiens). Elle compte environ 1 000 membres, dont 500 résident à Gillam ou Bird ou dans les environs, au Manitoba; les autres résident dans diverses collectivités de la province ou à l’extérieur de celle‑ci.

 

[3]               Vers l’an 2000, la NCFL a créé un bureau près de Winnipeg, au Manitoba, afin de mener des négociations contractuelles en son nom avec Hydro-Manitoba (Hydro) concernant d’importants projets hydroélectriques sur les réseaux hydrographiques de la rivière Churchill, du fleuve Nelson et de la rivière Rat‑Burntwood ainsi que l’aménagement du système de régulation des niveaux d’eau du lac Winnipeg, au nord du 53e parallèle. On appelait ce bureau le Keeyask Project Negotiations Office (le Bureau de négociation ou le Bureau), et, lors de sa création, il était considéré comme étant un bureau consultatif « interne ». Il n’a pas été constitué en entité juridique distincte. Avant la création du Bureau de négociation, la NCFL avait eu recours à un cabinet de consultants externe pour négocier en son nom avec Hydro.

 

[4]               Les négociations avec Hydro portaient sur six domaines : perspectives d’affaires; formation et emploi; élaboration de projets; environnement et ressources; effets néfastes; conditions commerciales.

 

[5]               La première responsabilité du Bureau était de négocier avec Hydro un accord de règlement concernant les répercussions, pour tenir compte des effets néfastes des anciens aménagements hydroélectriques sur la collectivité de la NCFL. L’accord a été conclu en mai 2004.

 

[6]               Depuis 2004, le Bureau a mené des négociations intensives concernant le projet Keeyask (un projet d’aménagement hydroélectrique aux environs des rapides Gull), notamment : participation à une société en commandite, effets néfastes prévus du projet Keeyask sur la NCFL et répercussion de ce projet sur l’exercice des droits ancestraux et issus de traités, par la NCFL et ses citoyens, et découlant de l’aménagement et de l’exploitation du projet Keeyask. Ces accords ont été conclus en mai 2009.

 

[7]               La NCFL a également confié au Bureau de négociation le mandat permanent de superviser toutes les questions touchant les négociations avec Hydro concernant le projet Keeyask et le projet Conawapa (un projet hydroélectrique distinct).

 

[8]               Finalement, le Bureau de négociation est devenu rentable en répercutant les frais de fonctionnement sur Hydro par majoration des coûts réels d’exploitation. Finalement, le Bureau a inauguré également un deuxième bureau de négociation à Gillam, au Manitoba.

 

[9]               M. Anderson était un employé faisant partie du Bureau de négociation. Il a toujours été membre de la NCFL. Il a été congédié par le chef et le conseil de la NCFL. Le 10 octobre 2010, M. Anderson a déposé ses plaintes en vertu du Code.

 

[10]           Le 13 mai 2011, le ministre du Travail du Canada a nommé Me Graham arbitre pour entendre et trancher la plainte de congédiement injuste. Le 24 mai 2011, un inspecteur émettait, en vertu du Code, une ordonnance enjoignant à la NCFL de payer 25 328,70 $ représentant le paiement des heures supplémentaires, l’indemnité générale de jour férié et l’indemnité de cessation d’emploi (l’ordonnance salariale). Le 3 juin 2011, la NCFL a interjeté appel de l’ordonnance salariale. Le 20 juillet 2011, le ministre nommait Me Graham arbitre pour entendre et trancher l’appel concernant l’ordonnance salariale.

 

[11]           Le 2 novembre 2011, on signifiait à Me Graham un avis de question constitutionnelle en application de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, contestant sa compétence, à titre d’arbitre nommé en vertu du Code, pour entendre et trancher respectivement la plainte de congédiement injuste et la plainte relative aux salaires non versés. La contestation se fonde sur le fait que l’objet de la plainte et de l’appel sont de compétence provinciale, et non fédérale. La NCFL a adopté comme position que M. Anderson n’était, sur le plan général, pas un de ses employés, mais un employé du Bureau de négociation situé à Winnipeg, bureau soumis à la réglementation provinciale. Le procureur général du Manitoba est intervenu de plein droit.

 

[12]           Me Graham a conclu qu’il avait compétence pour entendre à la fois la demande pour congédiement injuste et l’appel de l’ordonnance salariale. Me Graham a appliqué le critère fonctionnel imposé par la Cour suprême du Canada dans NIL/TU,O Child and Family Services Society c BC Government and Service Employees’ Union, 2010 CSC 45, [2010] 2 RCS 696 (NIL/TU,O), et a conclu qu’une analyse fonctionnelle des activités principales du Bureau de négociation avait permis d’arriver à un résultat concluant, à savoir que le Bureau s’occupait d’une entreprise fédérale au sens de l’article 2 du Code. Me Graham a conclu que le Bureau de négociation s’occupait de négocier avec Hydro :

[traduction]


[…] pour et au nom de la NCFL même, au profit de la collectivité dans son ensemble et des membres individuels de la NCFL. Mener des négociations concernant des ententes qui seront conclues par une bande indienne à l’avantage de celle-ci et de ses membres, qui sont des Indiens, n’est pas une activité relevant de la compétence législative exclusive des provinces.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[13]           Il a conclu que la présomption selon laquelle les relations de travail relevaient de la compétence provinciale était écartée, car une entité comme le Bureau de négociation, [traduction] « qui fait partie de la bande indienne ou qui est soumis à ses dirigeants, et dont le fonctionnement et les activités habituelles visent la négociation d’ententes à l’avantage de cette bande indienne et de ses membres, s’occupe d’une entreprise fédérale ».

 

[14]           Me Graham a pris acte, tout en le rejetant, de l’argument de la NCFL selon lequel le Bureau de négociation se rapprochait davantage d’un cabinet-conseil privé, extérieur à la NCFL. Me Graham a relevé que, bien que le Bureau de négociation ait fait des bénéfices, il y parvenait en facturant une majoration à Hydro, au lieu d’honoraires de consultation à la NCFL (sa cliente). De plus, les bénéfices réalisés par le Bureau de négociation étaient remis à la NCFL pour financer certaines de ses autres activités. En outre, le chef et le conseil de la NCFL ont toujours maintenu un certain degré de contrôle sur le Bureau de négociation. Le Bureau était donc un élément de la NCFL, même s’il était autonome et indépendant à d’autres égards.

 

[15]           Me Graham a aussi conclu que, s’il se trompait concernant le résultat de l’analyse fonctionnelle et que, en réalité, les résultats n’étaient pas concluants, la deuxième étape de l’analyse énoncée dans NIL/TU’O débouchait quand même sur la conclusion que le Bureau de négociation était une entreprise fédérale, puisque la mise sous régie provinciale des relations de travail du Bureau de négociation porterait atteinte au contenu essentiel des pouvoirs fédéraux concernant les Indiens aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R‑U), 30 et 31 Victoria, c 3 (la Constitution).

 

[16]           Me Graham fondait sa conclusion sur le fait que les ententes avec Hydro comportaient d’importantes et vastes dispositions de compensation, de restitution et d’atténuation pour gérer les effets néfastes des projets hydroélectriques sur la NCFL. Les ententes comportent des renvois aux répercussions des projets hydroélectriques sur les droits et intérêts collectifs de la NCFL et de ses citoyens ainsi qu’aux répercussions sur l’exercice de leurs droits ancestraux et issus de traités. Par conséquent, les activités du Bureau de négociation, concluait Me Graham, relevaient intégralement de la responsabilité fédérale concernant les Indiens et les terres réservées pour les Indiens et avaient trait à des domaines touchant le statut et les droits des Indiens, des questions expressément réservées au législateur fédéral.

 

La question en litige et la norme de contrôle

[17]           La seule question en litige dans la présente demande est de savoir si Me Graham a compétence pour entendre l’appel sur l’ordonnance salariale et la plainte pour congédiement injuste.

 

[18]           La norme de contrôle appropriée, ainsi que l’affirment les parties, est la décision correcte. Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2009 CSC 9, au paragraphe 58, la Cour suprême du Canada a expressément statué qu’il ne pouvait en aller autrement, pour les questions constitutionnelles touchant au partage des compétences, « à cause du rôle unique des cours de justice visées à l’art. 96 en tant qu’interprètes de la Constitution ».

 

Analyse

[19]           La compétence, en matière de relations de travail, n’a pas été expressément déléguée aux provinces ou au législateur fédéral; toutefois, les tribunaux canadiens ont reconnu que les relations de travail relèveraient de la compétence provinciale et que la compétence du gouvernement fédéral à l’égard des relations de travail était l’exception : NIL/TU,O, au paragraphe 11. En l’occurrence, les exceptions sont celles qui relèvent du champ d’application de l’article 2 du Code, c’est-à-dire les relations de travail dans les « installations ou ouvrages, entreprises ou secteurs d’activité qui relèvent de la compétence législative du Parlement ».

 

[20]           Par conséquent, pour savoir si l’emploi de M. Anderson est de compétence fédérale ou provinciale, il faut préciser si les activités du Bureau de négociation peuvent être dûment qualifiées d’entreprises fédérales au sens de l’article 2 du Code. Si tel est le cas, la présomption de compétence provinciale exclusive sur ses relations de travail est écartée.

 

[21]           Établir si telle entité peut entrer dans la catégorie des « entreprises fédérales » au sens du Code est une question précise à trancher en fonction des paramètres établis par la Cour suprême du Canada dans Northern Telecom c Travailleurs en communication, [1980] 1 RCS 115 (Northern Telecom), et réaffirmés dans NIL/TU,O.

 

[22]           Un litige soulevé devant Me Graham, et la Cour, concerne la question de savoir quel était l’employeur de M. Anderson, la NCFL ou le Bureau de négociation. La NCFL affirme que l’employeur est le Bureau de négociation. M. Anderson et le procureur général affirment que l’employeur est la NCFL et que [traduction] « la compétence sur [ses] relations de travail est manifestement fédérale ».

 

[23]           Me Graham a conclu que la NCFL était l’employeur et que les conclusions sur les questions mixtes de fait et de droit relevaient de sa compétence; par conséquent, c’est une conclusion qu’il faut considérer avec beaucoup de retenue. D’après le dossier, c’est une conclusion raisonnable qui ne sera pas infirmée.

 

[24]           Malgré cela, Me Graham a constaté que cette conclusion ne réglait pas la question de la compétence, car un certain nombre d’affaires lui avaient été citées où, même si l’employeur était soit une Première Nation, soit une entité non constituée en personne morale relevant directement d’une Première Nation, il avait été conclu que les relations de travail relevaient de la compétence provinciale : voir Oneida of the Thames Emergency Medical Service et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), 2011 CCRI 564, [2011] CCRI no 1 (Re : Oneida), et Re : Sanspariel, [2010] DATC no 404 (Re : Sanspariel).

 

[25]           Contrairement à l’argumentation du procureur général, la bonne façon d’aborder la question de la compétence n’est pas d’étudier les activités de la NCFL dans leur ensemble, mais plutôt, comme le disait Me Graham, [traduction] « d’examiner le fonctionnement et les activités habituelles de la bande de la NCFL visées par la contestation en matière de compétence, nommément les fonctions et les activités habituelles du Bureau de négociation ». La raison de cela est qu’un même employeur peut être réglementé en partie par le fédéral et en partie par la province : NIL/TU,O, au paragraphe 22; Tessier Ltée c Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), 2012 CSC 23, [2012] 2 RCS 3, au paragraphe 49 (Tessier).

 

[26]           Prenons, à titre d’exemple, une société exploitant un service de taxis en Colombie‑Britannique. Le service par automobile exploité à l’intérieur de la ville relèvera de la réglementation provinciale. Le service de traversier exploité dans les eaux entourant la municipalité relèvera de la compétence fédérale. Je note également que, dans Northern Telecom, la Cour suprême a conclu qu’il faut « étudier l’exploitation accessoire concernée, c.-à-d. le service d’installation de Telecom, les "activités normales ou habituelles" de ce service en tant qu’"entreprise active" » [non souligné dans l’original]. Par conséquent, la démarche correcte est d’étudier les activités habituelles du Bureau de négociation spécifiquement, et non celles de l’ensemble de la NCFL.

 

Analyse fonctionnelle

[27]           La Cour suprême du Canada, dans NIL/TU,O, a confirmé qu’il y a deux étapes dans l’analyse visant à établir si une entité est une entreprise fédérale. La première est de mener une « analyse fonctionnelle » qui permet d’examiner « la nature de l’entité, son exploitation et ses activités habituelles pour voir s’il s’agit d’une entreprise fédérale ». Si cette étape est concluante et permet de trancher la question, l’analyse s’arrête là; c’est seulement dans le cas contraire que le tribunal doit passer à la seconde étape et se demander « si la réglementation, par le gouvernement provincial, des relations de travail de l’entité porterait atteinte au chef de compétence fédérale » en cause (NIL/TU,O, au paragraphe 18) [souligné dans l’original].

 

[28]           Me Graham a conclu que la nature des activités du Bureau de négociation était de négocier expressément pour conclure des ententes qui, finalement, seraient ratifiées par la NCFL à l’avantage de l’ensemble de la collectivité de la NCFL, que ces ententes portaient sur l’exercice des droits ancestraux et issus des traités et que ce type de négociation n’est pas une activité relevant exclusivement du pouvoir législatif de la province.

 

[29]           D’après les décisions antérieures, a-t-il fait remarquer, même les entités qui font partie d’une bande indienne et qui en relèvent directement ou offrent des services à ses membres sont néanmoins régies par la province en matière de réglementation des relations de travail si leur fonctionnement et leurs activités habituelles sont du ressort de la compétence provinciale. Par ailleurs, il a distingué la présente affaire, estimant que la nature des services fournis dans les décisions précédentes (services ambulanciers et programme d’éducation de la petite enfance) relevait de la compétence des provinces.

 

[30]           Par contre, à son avis, les activités du Bureau de négociation sont centrées sur la [traduction] « négociation d’ententes au profit de [la] bande indienne et de ses membres », et sous la direction ou le contrôle de la bande indienne au nom de laquelle les négociations étaient menées.

 

[31]           J’admets, à l’instar de la NCFL dans ses observations, que Me Graham a fait erreur dans sa description des activités normales et habituelles du Bureau de négociation. L’objet essentiel de ce Bureau était de négocier des ententes commerciales complexes avec d’autres parties. Me Graham a fait erreur en se concentrant sur le fait que les bénéficiaires des activités du Bureau de négociation sont des membres d’une bande indienne. La Cour suprême du Canada a statué que, bien que les services soient fournis à des clients autochtones, la fonction essentielle de l’entité en question ne change pas : voir Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier c Native Child and Family Services of Toronto, 2010 CSC 46, [2010] 2 RCS 737, au paragraphe 11 (Native Child); NIL/TU,O, au paragraphe 45. Je conviens avec la NCFL que ces affaires prouvent que, peu importe qui reçoit les services, qui les finance, qui les fournit ou à quel endroit ils sont situés, le seul aspect à considérer est la nature des activités habituelles de l’entité.

 

[32]           Vues sous un éclairage adéquat, les activités habituelles du Bureau de négociation sont de négocier avec Hydro, société de l’État provincial établie et régie par une loi provinciale, concernant l’aménagement de nouveaux projets hydroélectrique en général, projets entièrement situés dans la province. Hormis le fait que la NCFL est une bande indienne et que certaines des dispositions négociées prennent en considération les effets néfastes que ces projets auront sur les membres de la bande, le travail du Bureau de négociation ne comporte aucun aspect fédéral. En outre, la Cour suprême du Canada, dans NIL/TU,O, au paragraphe 45, a clairement précisé que la « communauté visée par les activités de [l’entité] ne change pas ce qu’elle fait » [souligné dans l’original] et que le fait que « les services de [l’entité] visent à répondre à des besoins précis sur le plan culturel » ne supplante pas, en soi, la nature provinciale de cette entité.

 

[33]           Le procureur général du Manitoba soutient que, si l’employeur est une bande indienne, l’employé devrait relever de la réglementation fédérale, sauf si l’employé s’occupe d’une activité qui est vraiment distincte et séparée de la bande. Cette observation fait fi des directives expresses de la Cour suprême du Canada dans NIL/TU,O, à savoir que le critère fonctionnel vise particulièrement à examiner les activités habituelles de l’entité visée, et non à déterminer qui fournit les services ou en bénéficie. De plus, l’analyse ne change pas simplement parce que le paragraphe 91(24) est en cause. La Cour suprême a statué ceci au paragraphe 20 de NIL/TU,O : « En principe, rien ne justifie que la compétence relative aux relations de travail d’une entité soit abordée différemment lorsque le par. 91(24) est en cause. La nature fondamentale de l’examen est – et devrait être – la même que pour les autres chefs de compétence. » Le fait qu’en l’espèce, l’employeur soit une bande indienne n’est pas pertinent en ce qui a trait aux critères fonctionnels. Cet argument fait également abstraction de la présomption que les relations de travail sont de compétence provinciale.

 

[34]           Le procureur général du Manitoba soutient également que le Bureau de négociation exerce un pouvoir délégué par le conseil de bande de la NCFL qui, à son tour, exerce un pouvoir qui lui est délégué par le Parlement en vertu de la Loi sur les Indiens. Plus précisément, il entre dans les attributions du conseil de bande de la NCFL et, par extension, du Bureau de négociation, de faire valoir les intérêts de la collectivité. Toutefois, si cet argument est admis, cela signifierait que, chaque fois qu’une quelconque émanation d’une bande indienne se lance dans des activités faisant appel à quelque intérêt de cette collectivité des Premières Nations, les relations de travail de ces employés relèveraient de la réglementation fédérale. À mon sens, cette prise de position est minée par de nombreuses décisions (notamment celles citées par l’arbitre dans la présente affaire) où, malgré le fait que la bande indienne soit l’employeur, et malgré l’existence d’intérêts importants pour la collectivité des Premières Nations en cause, les relations de travail des employés demeuraient néanmoins régies par la province : voir, par exemple, NIL/TU,O et Native Child (intérêt dans les services d’aide à l’enfance); Re : Oneida (services ambulanciers et médicaux); Re : Sanspariel (programmes d’éducation pour la petite enfance).

 

[35]           De plus, le procureur général du Manitoba est d’avis que le Bureau de négociation est intégralement lié au conseil de bande de la NCFL et que, par conséquent, selon Tessier, le Parlement a compétence dérivée. Dans Tessier, la Cour suprême précise que le Parlement peut avoir compétence dérivée dans trois cas :

1.      si les services fournis à l’entreprise fédérale constituent la totalité ou la majeure partie de l’entreprise connexe (paragraphe 48);

2.      lorsque les services fournis à l’entreprise fédérale sont exécutés par des employés appartenant à une unité fonctionnelle particulière qui peut se distinguer structuralement sur le plan constitutionnel du reste de l’entreprise connexe (paragraphe 49);

3.      lorsqu’il s’agit d’une entreprise indivisible et intégrée, si la nature dominante des travaux fait partie intégrante d’une entreprise fédérale (paragraphe 55).

 

[36]           Le Bureau de négociation n’entre dans aucune de ces catégories et, par conséquent, la compétence fédérale dérivée ne peut se justifier. À mon sens, malgré le fait que la FCLN soit l’employeur de M. Anderson, le Bureau de négociation fonctionne en tant qu’unité discrète et on ne peut dire que les négociations des droits des Indiens et de leur statut constituent « la totalité ou la majeure partie » des activités du Bureau de négociation. Ainsi qu’il en ressort des ententes mêmes, les droits des Indiens ne sont en cause que dans une faible partie des vastes dispositions contractuelles, par ailleurs commerciales, des ententes que le Bureau négocie.

 

[37]           La deuxième catégorie ne s’applique pas en l’espèce, car il ne s’agit pas ici d’une unité distincte effectuant un ouvrage fédéral pour une entité par ailleurs provinciale.

 

[38]           Quoi qu’il en soit, si je fais erreur et que le Bureau de négociation est une « entreprise indivisible et intégrée » à la NCFL, la nature dominante de ses activités ne fait pas partie intégrante d’une entreprise fédérale. La NCFL peut exister, même sans le Bureau de négociation. Le fonctionnement efficace de la NCFL ne dépend pas des activités du Bureau de négociation (Tessier, au paragraphe 46). Même si les négociations constituent un progrès allant dans le sens des intérêts économiques de la NCFL, je n’accepte pas que le Bureau de négociation, simplement du fait qu’il négocie au nom de la NCFL, « perd[e] son caractère distinct » d’entité provinciale (Westcoast Energy Inc c Canada (Office national de l’énergie), [1998] 1 RSC 322, au paragraphe 124). En termes simples, le secteur d’activité du Bureau de négociation est important, mais n’est pas une partie essentielle ou intégrale des activités de la NCFL à titre de bande indienne.

 

[39]           En bref, puisque le Bureau menait habituellement des négociations concernant l’aménagement de projets hydroélectriques, le critère fonctionnel m’amène à conclure qu’il ne s’agit pas d’une entreprise fédérale. Même si certaines dispositions contractuelles négociées par le Bureau de négociation comportent des renvois aux droits ancestraux et issus de traités, il s’agit d’éléments accessoires à la fin globale des marchés, qui consistaient à négocier l’aménagement de projets hydroélectriques, et cela ne suffit pas à écarter la présomption que les relations de travail relèvent de la compétence provinciale.

 

L’atteinte au contenu essentiel du paragraphe 91(24)

[40]           Si je fais erreur et que le critère fonctionnel ne permet pas de conclure que l’activité habituelle du Bureau de négociation n’est pas une entreprise fédérale et que, à tout le moins, le critère fonctionnel est inclusif, je passe à la deuxième étape de l’analyse, où il s’agit de savoir si la réglementation provinciale des relations de travail de l’entité porterait atteinte au contenu essentiel du champ de compétence fédéral prévu au paragraphe 91(24) de la Constitution.

 

[41]           Les juges ayant souscrit à une opinion concordante dans NIL/TU,O ont mené cette analyse et, tirant parti de la jurisprudence établie dans Four B Manufacturing Ltd c Travailleurs unis du vêtement, [1980] 1 RCS 1031, et Delgamuukw c Colombie‑Britannique, [1997] 3 RCS 1010, ont conclu que l’entreprise « doit être liée au statut et aux droits des Indiens. Elle doit être "au cœur même de leur existence et de leur être" ». La Cour suprême a rappelé, au paragraphe 71, que les lois provinciales s’appliqueront aux entreprises, affaires ou services indiens, qu’ils soient ou non situés sur une réserve, « sauf si la loi porte atteinte aux fonctions de l’entreprise qui sont intimement liées au statut et aux droits des Indiens ».

 

[42]           Je conviens avec la NCFL qu’il ne suffit pas que la réglementation de la province touche simplement les droits liés au statut d’Indien; elle doit porter atteinte au contenu essentiel du chef de compétence fédéral : NIL/TU,O, aux paragraphes 19 et 20. Le défendeur affirme qu’en l’espèce, la réglementation, par la province, des relations de travail du Bureau de négociation porterait atteinte au contenu essentiel du pouvoir fédéral, mais il ne présente aucun argument à l’appui, si ce n’est que d’affirmer simplement que la question visée se situe au-delà de la compétence exclusive des provinces. Je n’arrive pas à saisir en quoi l’assujettissement à la réglementation provinciale des employés qui travaillent au Bureau de négociation porterait atteinte au contenu essentiel du pouvoir fédéral sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens ». Cela n’a pas de répercussion sur le statut d’Indien, non plus que sur quelque droit si étroitement lié à ce statut qu’il pourrait être considéré comme un accessoire indissociable.

 

[43]           Les juges ayant souscrit à une opinion concordante dans NIL/TU,O ont énuméré les types de droits qui touchent le contenu essentiel du statut d’Indien. Il s’agit de droits auxquels on ne peut porter atteinte : les relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves; les droits si intimement liés au statut d’Indien qu’ils devraient en être considérés comme des accessoires indissociables, comme, par exemple, la possibilité d’être enregistré, la qualité de membre d’une bande, le droit de participer à l’élection des chefs et des conseils de bande et les privilèges relatifs à la réserve; le droit à la possession de terres sur une réserve et le partage des biens familiaux sur des terres réservées; la chasse de subsistance en vertu des droits ancestraux et issus de traités; le droit de revendiquer l’existence ou l’étendue du titre ou des droits ancestraux relativement à des ressources ou des terres contestées; l’application des règles constitutionnelles et fédérales relatives aux droits ancestraux.

 

[44]           Dans certaines dispositions des ententes négociées, on reconnaît expressément les effets néfastes sur l’exercice des droits ancestraux et issus de traités. Voir, par exemple, l’article F de l’Entente sur les effets néfastes pour la Nation crie de Fox Lake, où il est précisé ceci : [traduction] « Le projet (tel que défini à la présente entente) a eu des effets néfastes sur le milieu naturel du territoire traditionnel et sur les membres de la Nation crie de Fox Lake ». De prime abord, on pourrait conclure que l’entente en question porte atteinte à l’exercice des droits ancestraux et issus de traités; toutefois, ainsi que le relève l’arbitre, [traduction] « aucun élément dans l’une ou l’autre des ententes [négociées] n’a entraîné la réduction ou l’abrogation des droits ancestraux ou issus de traités de la NCFL ou de ses citoyens, non plus qu’il n’y a porté atteinte ». Par conséquent, les ententes mêmes ne portent pas atteinte au contenu essentiel du pouvoir fédéral.

 

[45]           Même si les ententes portaient atteinte à ces droits, ce n’est pas l’objet réel de l’analyse. La question pertinente est de savoir si les lois provinciales sur les relations de travail portaient atteinte à l’exercice des droits issus de traités : voir NIL/TU,O, au paragraphe 74. Je conclus que tel n’est pas le cas, et ce, pour quatre motifs.

 

[46]           Premièrement, bien que le Bureau de négociation s’occupe directement des droits ancestraux et issus de traités, la législation provinciale sur les relations de travail n’a aucune incidence sur la manière dont le Bureau de négociation gère ces droits, non plus que le moindre effet sur les droits mêmes. Ni Me Graham ni l’une ou l’autre des parties n’a fait état de quelque disposition de la législation manitobaine des relations de travail qui porterait atteinte à ces droits.

 

[47]           Par contre, les mesures législatives provinciales sur les relations de travail pourraient porter atteinte au contenu essentiel d’un chef de compétence fédéral, par exemple si les paragraphes 91(8) ou 91(28) de la Constitution étaient en cause. Les paragraphes en question sont ainsi libellés :

91. (8) La fixation et le paiement des salaires et honoraires des officiers civils et autres du gouvernement du Canada.

 

 L’établissement, le maintien, et l’administration des pénitenciers.

91. (8) The fixing of and providing for the Salaries and Allowances of Civil and other Officers of the Government of Canada.

 

 The Establishment, Maintenance, and Management of Penitentiaries.

Il se pourrait que la législation provinciale sur les relations de travail porte atteinte à ces éléments essentiels du pouvoir fédéral.

 

[48]           Deuxièmement, ainsi que le relevaient les juges ayant souscrit à une opinion concordante dans NIL/TU,O, « il faut examiner l’activité exercée, et non l’objet ou l’effet de l’entreprise ». Le Bureau mène des négociations commerciales touchant l’aménagement de projets hydroélectriques. L’une des deux ententes négociées par le Bureau qui sont versées au dossier expose un accord commercial détaillé de propriété dans une société en commandite créée pour la conception et l’aménagement d’un projet hydroélectrique. Aucun élément de cette entente ne porte sur quoi que ce soit d’accessoire au statut d’Autochtone. L’autre entente touche expressément aux effets néfastes sur la NCFL, mais seules quelques dispositions portent sur les droits ancestraux et issus de traités. Par conséquent, même s’il n’est pas faux de dire que l’objet et l’effet des négociations est de gérer les droits ancestraux issus de traités, cela ne change pas la nature de l’activité qui, sur un plan plus général, est de négocier les conditions d’aménagement d’un projet hydroélectrique.

 

[49]           Troisièmement, les relations de travail en question sont celles des employés de la NCFL qui travaillent au Bureau de négociation, organisme qui négocie simplement des conditions d’ententes au nom de la NCFL. M. Anderson admet lui-même que le chef et le conseil de la NCFL étaient les signataires en dernier ressort et prenaient toutes les décisions importantes concernant les contrats négociés. Eux seuls pouvaient lier la NCFL. Par conséquent, il faut cloisonner le rôle du chef et du conseil au regard de celui des employés travaillant au Bureau de négociation. Cela fait, il est clair que rien dans les activités habituelles du Bureau de négociation n’a porté atteinte à l’exercice des droits ancestraux et issus de traités, car ces activités ne pouvaient lier la NCFL aux conditions de l’entente finale. S’il devait y avoir quelque atteinte aux droits ancestraux et issus de traités, cela relèverait du chef et du conseil de la NCFL, dont les relations de travail ne sont pas en cause dans la présente demande.

 

[50]           Quatrièmement, il n’y a rien dans la Loi sur les Indiens qui touche les négociations, en particulier avec des entités provinciales, ou l’aménagement de projets hydroélectriques. Certaines dispositions portent expressément sur les terres de réserve, mais la réglementation provinciale des relations de travail ne porterait atteinte à aucune d’entre elles.

 

[51]           En outre, le paragraphe 35(1) et l’article 88 de la Loi sur les Indiens reconnaissent qu’il y aura inévitablement un certain chevauchement dans l’exercice des compétences fédérales et provinciales, mais que ce chevauchement ne porte pas atteinte à la compétence de l’autre entité :

35. (1) Lorsque, par une loi fédérale ou provinciale, Sa Majesté du chef d’une province, une autorité municipale ou locale, ou une personne morale, a le pouvoir de prendre ou d’utiliser des terres ou tout droit sur celles-ci sans le consentement du propriétaire, ce pouvoir peut, avec le consentement du gouverneur en conseil et aux conditions qu’il peut prescrire, être exercé relativement aux terres dans une réserve ou à tout droit sur celles-ci.

 Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale, toutes les lois d’application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s’y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la présente loi ou la Loi sur la gestion financière des premières nations ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou texte législatif d’une bande pris sous leur régime, et sauf dans la mesure où ces lois provinciales contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou la Loi sur la gestion financière des premières nations ou sous leur régime.

35. (1) Where by an Act of Parliament or a provincial legislature Her Majesty in right of a province, a municipal or local authority or a corporation is empowered to take or to use lands or any interest therein without the consent of the owner, the power may, with the consent of the Governor in Council and subject to any terms that may be prescribed by the Governor in Council, be exercised in relation to lands in a reserve or any interest therein.

 

 Subject to the terms of any treaty and any other Act of Parliament, all laws of general application from time to time in force in any province are applicable to and in respect of Indians in the province, except to the extent that those laws are inconsistent with this Act or the First Nations Fiscal Management Act, or with any order, rule, regulation or law of a band made under those Acts, and except to the extent that those provincial laws make provision for any matter for which provision is made by or under those Acts.

 

 

 

[52]           Ces dispositions sont conformes au paysage constitutionnel actuel qui, selon les termes de la juge Abella dans NIL/TU,O, « a pris une teinte de fédéralisme coopératif ».

 

[53]           Compte tenu de cette vision du fédéralisme moderne, rien n’empêche les provinces d’adopter des mesures législatives sur des thèmes relevant de leur compétence exclusive, même si ces mesures ont des répercussions sur les peuples autochtones, pourvu qu’elles n’aillent pas directement à l’encontre de quelque disposition de la Loi sur les Indiens ou d’autres lois du Parlement portant sur les peuples autochtones ou aient un effet important à cet égard. Rien ne donne à penser que la réglementation des relations de travail de personnes qui négocient au nom d’une bande indienne, sans pouvoir lier celle-ci, porterait atteinte au contenu essentiel du pouvoir fédéral sur « les Indiens et les terres réservées aux Indiens », et il ne m’a été présenté aucun argument précisant en quoi la réglementation provinciale des relations de travail du personnel du Bureau de négociation porte atteinte au contenu essentiel de ce chef de compétence fédéral, au‑delà d’une simple affirmation en ce sens.

 

[54]           La demande sera accueillie, et la décision de Me Graham concluant que l’emploi de M. Anderson à la NCFL relève de la compétence fédérale sera annulée.

 

[55]           Les parties ont mentionné qu’elles préféreraient présenter des observations relatives aux dépens après la décision sur le bien‑fondé de la demande. Après l’audience, il m’a été également mentionné que la demanderesse avait fait au défendeur une offre relative aux dépens, offre qui avait été rejetée. Par conséquent, compte tenu que la demande sera accueillie, les parties doivent soumettre à la Cour leurs observations relatives aux dépens de la manière qui suit :

1.      les observations écrites de la demanderesse, d’une longueur maximale de 10 pages, à produire dans les dix (10) jours suivant la date du prononcé de la présente décision;

2.      la réponse écrite du défendeur, à produire 10 jours après les observations de la demanderesse.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE QUE :

1.         la demande est accueillie;

2.         la décision de A. Blair Graham, c.r., rendue le 30 octobre 2012, est annulée parce que la relation d’emploi entre Dennis Anderson et la Nation crie de Fox Lake n’est pas régie par le Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2;

3.         la Nation crie de Fox Lake a droit aux dépens, contre Dennis Anderson, le montant restant à établir après réception des observations des parties.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2141-12

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :         LA NATION CRIE DE FOX LAKE c DENIS ANDERSON

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 novembre 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 décembre 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Robert A. Watchman/

Todd C. Andres

 

                 POUR LA DEMANDERESSE

Lyle M. Smordin  

 

 

          POUR LE DÉFENDEUR

Michael Bodner

                  POUR L’INTERVENANT

                  LE PROCUREUR

                  GÉNÉRAL DU MANITOBA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

PITBLADO LLP

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

                POUR LA DEMANDERESSE

SMORDIN, PAULS & ASSOCIATES

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

         POUR LE DÉFENDEUR

                    

L’HONORABLE ANDREW SWAN

Procureur général du Manitoba

Winnipeg (Manitoba)

                  POUR L’INTERVENANT

 

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