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Date : 20131204

Dossier : T‑1542‑12

Référence : 2013 CF 1213

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Harrington

 

RECOURS COLLECTIF ENVISAGÉ

 

 

ENTRE :

LE CHEF SHANE GOTTFRIEDSON, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC, LA BANDE INDIENNE TK’EMLÚPS TE SECWÉPEMC,

LE CHEF GARRY FESCHUK, EN SON PROPRE NOM ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE INDIENNE SECHELTE, LA BANDE INDIENNE SECHELTE,

VIOLET CATHERINE GOTTFRIEDSON, DOREEN LOUISE SEYMOUR,

CHARLOTTE ANNE VICTORINE GILBERT, VICTOR FRASER, DIENA MARIE JULES, AMANDA DEANNE BIG SORREL HORSE, DARLENE MATILDA BULPIT,

FREDERICK JOHNSON,

ABIGAIL MARGARET AUGUST,

SHELLY NADINE HOEHNE, DAPHNE PAUL, AARON JOE ET RITA POULSON

 

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

défenderesse

et

L’ORDRE DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE, L’ARCHEVÊQUE DE L’ARCHIDIOCÈSE CATHOLIQUE DE VANCOUVER, L’ÉVÊQUE DU DIOCÈSE CATHOLIQUE DE KAMLOOPS, LES SŒURS DE L’INSTRUCTION DE L’ENFANT JÉSUS et

LES SŒURS DE SAINTE‑ANNE

 

mis en cause

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               Le chef Garry Feschuk et les autres demandeurs ont intenté une poursuite contre Sa Majesté la Reine, et Sa Majesté seule, pour les torts qui leur auraient été causés par suite de la Politique sur les pensionnats indiens du Canada. Ils affirment qu’ils ont été privés de leur langue et de leur culture et qu’ils ont subi des séquelles sociales et un préjudice irréparable. Par souci de commodité, la défenderesse sera désormais appelée « le Canada ».

 

[2]               Le Canada exerce à son tour un recours récursoire contre les mis en cause qui avaient, selon lui, la responsabilité de surveiller, de diriger et de gérer les deux pensionnats nommément désignés dans la présente action, à savoir, le pensionnat indien de Kamloops et le pensionnat indien Sechelte.

 

[3]               Je suis saisi d’une requête présentée par les mis en cause, que j’appellerai désormais les Ordres religieux, en vue de faire radier l’action en ce qui les concerne au motif, que même si les allégations qui y sont énoncées étaient vraies, le Canada n’a aucun recours contre eux, étant donné que les demanderesses ne cherchent à obtenir réparation que de la part du Canada à titre individuel et seulement dans la mesure où le Canada est responsable envers eux, et que le Canada ne peut engager la responsabilité des mis en cause en tout ou en partie au moyen d’un recours récursoire. Les demandeurs appuient la requête des mis en cause.

 

[4]               À mon avis, le Canada n’a aucune cause d’action contre les Ordres religieux et il n’y a aucune raison justifiant qu’ils continuent à être parties à l’instance. Par conséquent, je vais radier la mise en cause sans autorisation de modification.

 

[5]               La pierre angulaire de la requête est l’article 221 des Règles des cours fédérales, qui prévoit que la Cour peut, à tout moment, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable. La charge de la preuve qui incombe au requérant est lourde car, ainsi que la Cour suprême l’a jugé dans l’arrêt Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959, [1990] ACS no 93 (QL), une partie ne devrait pas être « privé[e] d’un jugement » à moins qu’il ne soit « évident et manifeste » que l’acte de procédure ne révèle, selon le cas, aucune cause d’action ou aucun moyen de défense.

 

[6]               Plus récemment, dans l’arrêt R c Imperial Tobacco Canada Ltée., 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45, [2011] ACS no 42 (QL), la Cour suprême a expliqué, aux paragraphes 19 et 20, la raison pour laquelle il fallait radier les actes de procédure qui n’ont aucune chance de succès. La Cour écarte les demandes vouées à l’échec et assure l’instruction de celles qui sont susceptibles d’être accueillies :

[19]      Le pouvoir de radier les demandes ne présentant aucune possibilité raisonnable de succès constitue une importante mesure de gouverne judiciaire essentielle à l’efficacité et à l’équité des procès. Il permet d’élaguer les litiges en écartant les demandes vaines et en assurant l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies.

 

[20]      Ce faisant, il favorise deux conséquences positives, soit l’instruction efficace des litiges et le bien‑fondé des décisions sur ces demandes. La radiation des demandes n’ayant aucune possibilité raisonnable de succès favorise l’efficacité et fait épargner temps et argent. Les plaideurs peuvent se concentrer sur les demandes importantes et n’ont pas à consacrer des jours — parfois même des semaines — à la preuve et aux arguments de demandes vouées de toute façon à l’échec. Il en va de même pour les juges et les jurés, dont l’attention est portée là où il le faut, soit sur les demandes présentant une possibilité raisonnable de succès. Les gains d’efficacité découlant de cet élagage contribuent à leur tour à l’amélioration de l’administration de la justice. Plus la preuve et les arguments sont axés sur les vraies questions, mieux les thèses des parties à l’égard de ces questions et le bien‑fondé de l’affaire se dégageront de l’instruction du procès.

 

I. Genèse de l’instance

 

[7]               Comme il s’agit d’un recours collectif envisagé, nos Règles exigent une gestion de l’instance immédiate. J’ai été désigné responsable de la gestion de l’instance avec le protonotaire Lafrenière.

 

[8]               À la première conférence de gestion de l’instance, le Canada a fait connaître son intention de demander la suspension de l’instance au motif qu’il souhaitait mettre en cause les Ordres religieux, mais qu’il ne pouvait saisir la Cour fédérale de cette demande pour défaut de compétence. L’article 50.1 de la Loi sur les Cours fédérales prévoit une suspension obligatoire de l’instance en pareil cas.

 

[9]               Les parties se sont également entendues sur un échéancier devant se conclure par une requête en autorisation pour le cas où la suspension ne serait pas accordée. L’échéancier prévoyait le dépôt d’affidavits par les demandeurs ―  ce qui a depuis été fait ― et un délai d’environ cinq mois pour permettre au Canada de déposer ses affidavits en réponse. Ce délai mutuellement convenu par les parties n’est pas déraisonnable, compte tenu du fait que le pensionnat indien de Kamloops a été fondé vers 1890 et que le pensionnat indien Sechelte a ouvert ses portes vers 1904. Les allégations formulées jusqu’ici dans les actes de procédure indiquent que les rapports entre les bandes, le Canada et les Ordres religieux ont été pour le moins laborieux et complexes. L’audience relative à l’autorisation d’intenter un recours collectif a été fixée provisoirement au mois d’octobre prochain. Les demandeurs et les défendeurs ont également convenu qu’il n’était pas nécessaire de déposer une défense avant qu’une décision soit rendue au sujet de la requête en autorisation.

 

[10]           J’ai ordonné que les mis en cause proposés soient avisés de la requête en suspension du Canada pour éviter qu’une ordonnance ex parte ne soit prononcée contre eux. Les mis en cause ont pleinement participé. Aux termes d’une ordonnance datée du 24 mai 2013, j’ai rejeté la requête du Canada. Mes motifs sont répertoriés sous la référence 2013 CF 546. Le Canada a interjeté appel de cette ordonnance sans toutefois réclamer la suspension de l’échéancier.

 

[11]           Dans l’intervalle, les demandeurs ont modifié leur déclaration pour dissiper toute éventuelle ambiguïté quant à leur intention de ne chercher à obtenir réparation que du Canada et du Canada seulement.

 

[12]           Le paragraphe 80 de la déclaration modifiée est ainsi libellé :

[traduction]

De plus, les demandeurs tiennent le Canada seul responsable de la création et de la mise en application de la Politique sur les pensionnats et de plus :

 

a.                      Les demandeurs renoncent expressément à tous les droits qu’ils peuvent posséder pour recouvrer du Canada, ou de toute autre entité, toute partie des pertes qu’ils ont subies qui pourraient être attribuables à la faute ou à la responsabilité de quelque tiers que ce soit et pour lesquels le Canada pourrait raisonnablement avoir le droit d’exercer un recours récursoire contre les tiers en question ou pour demander un partage de responsabilité en common law, en equity ou en vertu de la Negligence Act de la Colombie‑Britannique, RSBC 1996, c 333, modifiée;

 

b.                     Les demandeurs renoncent à chercher à récupérer de toute autre personne que le Canada toute partie de leurs pertes qui ont été réclamées de tiers ou qui auraient pu l’être.

 

[13]           Le Canada a néanmoins mis en cause les Ordres religieux en vue d’obtenir de leur part une contribution ou une indemnité pour toute réclamation ou tout montant pour lesquels il serait jugé responsable envers les demandeurs.

 

[14]           Les Ordres religieux ont fait valoir plusieurs raisons pour lesquelles la mise en cause devait être rejetée, en invoquant notamment la prescription et le fait que les actes de procédure sont entachés d’irrégularités irrémédiables en ce a trait aux moyens tirés de l’inexécution du contrat, de l’abus de confiance, du manquement aux obligations fiduciaires ou de la négligence. Il n’est pas nécessaire d’examiner ces allégations. Ma décision repose sur le paragraphe 80 de la déclaration modifiée, ainsi que sur des modifications secondaires apportées à la déclaration initiale qui emportent renonciation à toute réclamation que les demandeurs pourraient par ailleurs avoir contre les Ordres religieux.

 

[15]           Les demandeurs invoquent trois décisions à l’appui de leur demande, en l’occurrence, par ordre chronologique : British Columbia Ferry Corp v T&N plc, 65 BCAC 118, [1996] 4 WWR 161, [1995] BCJ no 2116 (QL) un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique; Taylor v Canada (Health), 2009 ONCA 487, 309 DLR (4th) 400, [2009] OJ no 2490 (QL), un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, et enfin Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37, [2013] ACS no 37 (QL), un arrêt de la Cour suprême du Canada.

 

[16]           Le Canada fait valoir plusieurs moyens pour expliquer pourquoi la requête devrait être rejetée, du moins à cette étape‑ci :

 

a.                   les requêtes en radiation sont prématurées à ce stade initial alors que le groupe et la demande n’ont pas encore été arrêtés de façon définitive;

 

b.                  il n’est pas évident et manifeste, au vu des actes de procédure, que la mise en cause ne révèle aucune cause d’action valable;

 

c.                   la présence des Ordres religieux est nécessaire au règlement des questions en litige;

 

d.                  la défense du Canada serait compromise si la mise en cause était radiée;

 

e.                   les Ordres religieux ne devraient pas être mis hors de cause, pour des raisons d’ordre public.

 

[17]           Dans l’affaire British Columbia Ferry Corp c T&N plc, les demandeurs avaient intenté une action en négligence dans laquelle ils réclamaient des dommages‑intérêts en faisant valoir que les défendeurs avaient fabriqué de façon négligente des produits contenant de l’amiante sans les mettre en garde contre ses propriétés dangereuses. Par conséquent, plusieurs navires ne répondaient plus aux normes de sécurité.

 

[18]           Les défendeurs avaient à leur tour exercé un recours récursoire contre divers tiers.

 

[19]           Par la suite, le demandeur et les mis en cause ont conclu des ententes aux termes desquelles la demanderesse renonçait à tout droit de recouvrer des défendeurs quelque partie que ce soit des dommages causés, selon le tribunal, par l’un ou l’autre des mis en cause. Les mis en cause ont ensuite présenté une requête visant à faire rejeter le recours récursoire les visant. Ils ont obtenu gain de cause en première instance. La seule question en litige en appel portait sur le pouvoir discrétionnaire du tribunal de prononcer un jugement déclaratoire. Il s’agissait de savoir si la mise en cause pouvait se poursuivre sur des points purement procéduraux.

 

[20]           S’exprimant au nom de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, le juge Wood a exprimé l’opinion générale suivant laquelle les actions ne devaient pas se poursuivre sur des aspects purement procéduraux, ajoutant toutefois que, dans quelques rares cas, il y aurait lieu de prononcer un jugement déclaratoire même si ce dernier portait purement sur des questions de procédure. Le juge a poursuivi en écrivant ce qui suit au paragraphe 30 :

[traduction]

À mon avis, il s’agit justement d’un tel cas. Bien qu’on puisse à juste titre dire, à l’instar du juge de première instance, que le procès opposant les demandeurs aux défendeurs exigera que l’on se prononce sur la faute des défendeurs, laquelle dépend de la faute, le cas échéant, d’autres personnes physiques ou morales, il n’en demeure pas moins que si ces personnes ne sont pas constituées parties à l’instance, les défendeurs auront de la difficulté ― et peut‑être beaucoup de difficulté ― à démontrer leur faute parce qu’ils seront incapables d’invoquer les dispositions des Règles conçues pour aider une partie à l’action à faire la preuve de ses prétentions contre une autre. Il suffit de songer à l’importance que revêt, pour l’établissement de la preuve, des mesures telles que le droit à la communication préalable, l’avis demandant à la partie adverse d’admettre certains faits et la possibilité de faire entendre des témoins défavorables pour se rendre compte qu’il existe des circonstances dans lesquelles la nécessité de recourir à pareilles mesures répond à la définition élargie que le lord juge Bankes a donnée au terme « réparation » dans l’arrêt Guaranty Trust Company of New York.

 

[21]           Le juge ajoute au paragraphe 31 :

[traduction]

Il importe de se rappeler que les défendeurs avaient parfaitement le droit de mettre les intimés en cause en se fondant sur les allégations de faute qui étaient imputées à ces derniers dans les avis de mise en cause, en vue d’exercer un recours récursoire contre eux pour le cas où les demandeurs réussiraient à établir le bien‑fondé d’une partie ou de la totalité de leurs prétentions contre les défendeurs.

 

[22]           Bien qu’il soit fort possible que le Canada eût le droit d’engager une procédure de mise en cause en se fondant sur la déclaration initiale, il s’est en réalité fondé sur le paragraphe 80 de la déclaration modifiée pour intenter cette procédure.

 

[23]           Dans l’affaire Taylor, le demandeur avait intenté un recours collectif dans lequel la demanderesse alléguait qu’elle avait subi des lésions par suite de l’implantation chirurgicale d’un appareil dans la mâchoire. Elle avait poursuivi uniquement Sa Majesté en reprochant à Santé Canada d’avoir fait preuve de négligence dans la réglementation des appareils. Sa Majesté avait à son tour engagé une procédure de mise en cause contre l’hôpital et le chirurgien concernés.

 

[24]           La déclaration a été modifiée de sorte que Mme Taylor ne réclamait de Santé Canada que [traduction] « les dommages attribuables à Santé Canada, à proportion de son degré de faute ». Le mis en cause a alors saisi la Cour d’une requête présentée en vertu des Règles de procédure civile de l’Ontario en vue de faire rejeter la mise en cause au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable. La requête a été accueillie tant en première instance qu’en appel.

 

[25]           Pour conclure à la responsabilité solidaire, le juge Laskin a souligné que, si un seul défendeur avait été poursuivi, il aurait été responsable à 100 % envers la demanderesse même si sa faute ne se chiffrait, par exemple, qu’à 20 %. Le défendeur aurait ensuite eu droit, en vertu de la loi, de demander un partage de la responsabilité en intentant une procédure de mise en cause en vertu de la Loi sur le partage de la responsabilité de l’Ontario. Le juge a poursuivi, au paragraphe 20, en expliquant qu’il n’y avait ouverture à un recours récursoire que lorsque le défendeur était tenu de payer plus que sa part proportionnelle des dommages subis par le demandeur :

[traduction]

En d’autres termes, la demanderesse ne réclame pas la totalité de ses dommages‑intérêts de Santé Canada; elle ne lui réclame que la partie de ses dommages attribuables à la négligence de Santé Canada et la partie qui peut être imputable à la négligence du médecin ou de l’hôpital.

 

 

Les dispositions de la Loi relatives au partage de la responsabilité ne s’appliquaient donc pas.

 

[26]           Le juge a ajouté, au paragraphe 22 :

[traduction]

[…] comme Mme Taylor a limité sa demande aux dommages attribuables à la faute commise par Santé Canada, Santé Canada n’a aucun recours contre le médecin ou l’hôpital pour les dommages‑intérêts réclamés par Mme Taylor et les autres personnes faisant partie du groupe.

 

[27]           Par ailleurs, le tribunal peut imputer une partie de la faute à une personne qui n’est pas partie à l’instance. Le juge a ajouté ce qui suit : [traduction] « Permettre un partage de la responsabilité sans exiger que les personnes visées soient constituées parties à l’instance permettra de diminuer le nombre de parties au procès, d’abréger le procès et de réduire les coûts. » J’abonde dans son sens.

 

[28]           Dans l’appel interjeté dans l’affaire Taylor, Sa Majesté a fait valoir pour la première fois qu’elle avait de toute façon droit à tout le moins à la production de documents et à celui d’interroger au préalable chacun des éventuels mis en cause. La question a été renvoyée au juge de première instance.

 

[29]           Dans le cas qui nous occupe, les mis en cause se sont engagés à produire des documents et à mettre des représentants à la disposition des avocats pour interrogatoire préalable.

 

[30]           Les demandeurs affirment que cet engagement est inutile étant donné que les Règles des Cours fédérales me confèrent toute la latitude dont j’ai besoin. J’ai d’ailleurs déjà indiqué que j’exercerais mon pouvoir discrétionnaire en faveur du Canada au besoin. En vertu de l’article 233 des Règles, la Cour peut ordonner la production d’un document en la possession d’un tiers, et l’article 238 des Règles prévoit qu’une partie à une action peut demander l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne qui n’est pas une partie.

 

[31]           La troisième décision sur laquelle les Ordres religieux tablent beaucoup est l’arrêt Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37. Cette affaire portait sur le privilège relatif aux règlements. Sable poursuivait plusieurs défendeurs qu’elle accusait de lui avoir fourni de la peinture de mauvaise qualité qui n’avait pas prévenu la corrosion d’installations extracôtières. Elle poursuivait également des entrepreneurs et des poseurs qui avaient préparé les surfaces et appliqué la peinture. Sable a ensuite conclu avec certains des défendeurs des ententes de type Pierringer. Elle s’est désistée de son action contre ces défendeurs, mais a maintenu son action contre les défendeurs qui n’étaient pas parties au règlement.

 

[32]           Les ententes de type Pierringer, nommées ainsi en raison d’une décision rendue au Wisconsin, permettent à un défendeur de conclure un règlement à l’amiable avec le demandeur, ce qui laisse les autres défendeurs responsables uniquement des pertes qu’ils ont effectivement causées. La question soumise à la Cour était celle de savoir si les sommes prévues par le règlement en question devaient être divulguées avant le jugement. La Cour a jugé que les sommes convenues au règlement étaient protégées par le privilège relatif aux règlements.

 

[33]           S’exprimant au nom de la Cour, la juge Abella a fait observer qu’il y avait lieu de favoriser le règlement des procès et que le privilège relatif aux règlements favorisait la conclusion de tels règlements. Elle a insisté sur l’importance du rôle joué par les ententes de type Pieringer pour favoriser les règlements amiables dans les litiges faisant intervenir plusieurs parties.

 

[34]           Au Canada, les ententes de type Pierringer prévoient d’autres mesures protectrices en faveur des défendeurs qui ne sont pas parties au règlement, comme l’obligation de leur donner accès à la preuve des autres défendeurs qui sont parties à ce règlement. Évidemment, à l’issue du procès, une fois la responsabilité établie, le montant du règlement sera divulgué au juge du procès pour éviter une surindemnisation du demandeur.

 

[35]           Bien qu’aucune entente de type Pierringer n’ait été conclue en l’espèce, le principe sous‑jacent demeure le même. D’ailleurs, les demandeurs ont choisi de ne pas poursuivre les Ordres religieux.

 

[36]           Même s’ils n’étaient nullement obligés d’expliquer pourquoi ils avaient choisi de ne pas poursuivre les Ordres religieux, les demandeurs ont souligné qu’ils disposaient de ressources limitées et qu’ils souhaitaient consacrer l’argent dont ils disposaient pour le procès à ce qu’ils estimaient leur être le plus utile.

 

[37]           La déclaration modifiée est très soigneusement rédigée, car elle entrevoit la possibilité d’élargir le groupe pour y incorporer des personnes qui n’ont pas séjourné dans les pensionnats indiens de Kamloops ou de Sechelte. Il se peut que ces écoles n’aient pas été administrées par les Ordres religieux qui sont présentement mentionnés au nombre des mis en cause. D’ailleurs, dans l’affaire ontarienne Baxter v Canada (Attorney General), 2005 OTC 391, [2005] OJ no 2165 (QL), il y avait plus d’une centaine de mis en cause représentés par 15 équipes différentes d’avocats. Jusqu’à maintenant, dans le cas qui nous occupe, les mis en cause ne sont représentés que par trois équipes différentes d’avocats.

 

[38]           Comme j’en arrive à la conclusion que le Canada n’a aucune cause d’action contre les Ordres religieux, il me faut quand même décider s’il y a lieu ou non de mettre ces derniers hors de cause.

 

II. Prétentions et moyens du Canada

A. La requête est prématurée

 

[39]           Dans l’arrêt Baxter, précité, il a été jugé, tout comme dans de nombreuses autres décisions, que la requête en autorisation devait être instruite rapidement et se voir normalement accorder la priorité sur les autres requêtes. Suivant l’un des facteurs appliqués en Ontario, la requête en autorisation devrait être présentée dans un délai de 90 jours. L’article 334.15 des Règles des Cours fédérales prévoit que la requête visant à faire autoriser l’instance comme recours collectif doit être présentée au plus tard 90 jours après la date à laquelle la dernière défense a été déposée. Dans le cas qui nous occupe, à la demande des parties et avec l’accord de la Cour, la défense n’a pas à être déposée tant que la requête en autorisation n’a pas été tranchée.

 

[40]           Dans le jugement Campbell c Canada (Procureur général), 2008 CF 353, [2008] ACF no 456 (QL), la juge Hansen, de notre Cour, s’est prononcée sur les dates auxquelles devait être présentée la requête en autorisation du demandeur et la requête en radiation du défendeur. Elle a souligné que les Règles des Cours fédérales ne précisaient pas dans quel ordre les requêtes en autorisation et les autres requêtes devraient être instruites. Par ailleurs, l’article 221 des Règles prévoit qu’une requête en radiation d’acte de procédure peut être présentée en tout temps et l’article 334.11, qui se trouve dans la partie relative au recours collectif, prévoit que les règles applicables aux actions ou aux demandes, selon le cas, s’appliquent aux recours collectifs dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles. Dans le contexte de cette affaire, la juge Hansen a estimé que la requête en radiation devait être entendue avant la requête en autorisation.

 

[41]           Dans le cas qui nous occupe, le Canada a déjà présenté une requête en vue de faire suspendre l’action sans laisser entendre qu’elle ne devait être instruite qu’après la requête en autorisation.

 

[42]           Dans le jugement Momi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1484, 283 FTR 143, [2005] ACF no 1824 (QL), Sa Majesté avait d’entrée de jeu présenté une requête fondée sur l’article 221 des Règles en vue de faire radier la déclaration dans le cadre d’un recours collectif projeté. Elle a obtenu en partie gain de cause.

 

[43]           Dans le jugement Cannon v Funds for Canada Foundation, 2010 ONSC 416, [2010] OJ no 314 (QL), le juge Strathy, qui siégeait alors à la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a discuté du pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal pour fixer la date d’instruction des requêtes. Voici ce qu’il dit, au paragraphe 15 :

[traduction]

Voici une liste non exhaustive des facteurs que j’estime pertinents pour exercer mon pouvoir discrétionnaire :

 

a)   la requête aura‑t‑elle pour effet de sceller le sort de toute l’instance ou permettra‑t‑elle de circonscrire de façon importante les questions à trancher;

 

b)   la probabilité des délais et des coûts associés à la requête;

 

c)   la réponse qui sera donnée à la requête aura‑t‑elle pour effet de favoriser un règlement;

 

d)   la requête donnera‑t‑elle lieu à des appels interlocutoires et à des délais qui nuiraient à l’autorisation d’intenter un recours collectif;

 

e)   l’économie des ressources judiciaires et l’efficacité judiciaire;

 

f)   de façon générale, la question de savoir si le fait de faire instruire la requête avant la requête en autorisation favorisera « un règlement juste et expéditif » du litige (art. 12).

 

[44]           La déclaration modifiée des demandeurs est axée principalement sur la Politique sur les pensionnats indiens elle‑même et non sur les abus qui ont pu être commis par suite de sa mise en application. Bien qu’ils réclament des dommages‑intérêts, les divers groupes envisagés sollicitent un jugement déclarant que le Canada a manqué à ses obligations fiduciaires, à ses obligations constitutionnelles, à ses obligations légales et à ses obligations prévues par la common law; ils affirment que le Canada a porté atteinte à leurs droits ancestraux; et qu’en les obligeant à fréquenter les pensionnats indiens, on a infligé des souffrances psychologiques aux membres des groupes en question et que le montant qui sera accordé à titre de dommages‑intérêts devrait inclure des sommes visant à permettre le rétablissement, la protection et la préservation de leur patrimoine linguistique et culturel.

 

[45]           Les demandeurs qui ont fréquenté les pensionnats étaient des externes et ils n’étaient donc pas visés par la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens de 2006.

 

[46]           Les demandeurs tablent fortement sur la Déclaration de réconciliation publiée par le Canada en 2008. Voici ce qu’on y trouve au sujet de la Politique des pensionnats :

Ce système a séparé de nombreux enfants de leur famille et de leur collectivité et les a empêchés de parler leur propre langue, ainsi que d’apprendre leurs coutumes et leurs cultures. Dans les pires cas, il a laissé des douleurs et des souffrances personnelles qui se font encore sentir aujourd’hui dans les collectivités autochtones […] Le gouvernement reconnaît le rôle qu’il a joué dans l’instauration et l’administration de ces écoles.

 

[47]           En 2008, le premier ministre Harper a reconnu les torts causés par cette politique :

Le système des pensionnats indiens avait deux principaux objectifs : isoler les enfants et les soustraire à l’influence de leurs foyers, de leurs familles, de leurs traditions et de leur culture, et les intégrer par l’assimilation dans la culture dominante […] D’ailleurs, certains cherchaient, selon une expression devenue tristement célèbre, « à tuer l’Indien au sein de l’enfant ».

 

[48]           Tout ceci pour dire tout simplement que la déclaration modifiée est axée sur la Politique et non sur les abus que sa mise en application a pu entraîner dans certains cas précis.

 

[49]           Pour revenir à la liste de facteurs non exhaustifs proposée par le juge Strathy, j’estime que la requête n’aura pas pour effet de sceller le sort de l’action principale, mais qu’elle tranchera la mise en cause. Elle permettra également de circonscrire le débat dans l’action principale.

 

[50]           Cette requête est susceptible d’entraîner des délais, étant donné que le Canada peut choisir d’interjeter appel. Toutefois, il est possible de trancher cet appel avant d’examiner la requête en autorisation. Si les Ordres religieux ne sont pas mis hors de cause et qu’ils s’opposent aux affidavits souscrits par le Canada, ils souhaiteront peut‑être déposer leurs propres affidavits en réponse, ce qui peut fort bien donner lieu à des contre‑interrogatoires faisant intervenir cinq équipes d’avocats plutôt que seulement deux et nécessiter la fixation d’une nouvelle date pour l’instruction de la requête en autorisation.

 

[51]           La radiation de la mise en cause pourrait fort bien favoriser un règlement, étant donné que le nombre de parties impliquées s’en trouvera considérablement réduit.

 

[52]           J’estime que décider à cette étape‑ci de radier la mise en cause favorisera l’économie des ressources judiciaires et l’efficacité judiciaire et permettra d’apporter un règlement juste et expéditif du litige.

B. Le critère du caractère « évident et manifeste »

 

[53]           Il est évident et manifeste que le Canada n’a aucune cause d’action. Le Canada affirme que, lors de l’audience relative à l’autorisation d’exercer un recours collectif, d’autres bandes et d’autres intéressés pourraient chercher à se faire reconnaître la qualité pour agir tout en s’opposant à la renonciation de la responsabilité qui pourrait ultimement être imputée aux Ordres religieux. Ce sont toutefois les demandeurs qui contrôlent la procédure. Il ressort à l’évidence de la déclaration modifiée que, si d’autres demandeurs ayant fréquenté d’autres pensionnats indiens devaient s’ajouter, il faudrait qu’ils le fassent en se fondant sur la renonciation. De plus, il est toujours possible pour tout membre mécontent des groupes présentement envisagés ou qui pourraient l’être à l’avenir de s’exclure du groupe.

C. La présence des Ordres religieux est‑elle nécessaire au règlement des questions en litige?

 

[54]           Il ressort à l’évidence tant de l’arrêt BC Ferries que de l’arrêt Taylor que la Cour peut se prononcer sur la responsabilité de personnes qui ne sont pas parties à l’instance. Par ailleurs, le Canada pourra consulter les documents des mis en cause et il aura le droit de les interroger au préalable. Par conséquent, la présence des Ordres religieux n’est pas nécessaire au règlement des questions en litige. Dans ces conditions, la présentation de la défense du Canada ne sera pas compromise.

D. L’ordre public

 

[55]           Le Canada soutient que l’on ne devrait pas laisser les Ordres religieux [traduction] « s’en tirer à si bon compte », de crainte de déconsidérer l’administration de la justice. Je ne suis pas de son avis. Les demandeurs ont le droit de dépenser comme ils le veulent l’argent qu’ils consacrent au procès. Ils sont conscients du risque qu’ils courent de ne pas être indemnisés en poursuivant le Canada à titre individuel et non solidairement avec d’autres. Toutefois, toute personne sensée qui examinerait les actes de procédure serait consciente des complications qui surviendraient si les mis en cause, qui ne peuvent être condamnés à des dommages‑intérêts, continuaient à être parties à l’instance. De plus, les demandeurs qui ont pu être victimes d’abus sexuels de la part de personnes pour lesquelles la responsabilité du fait d’autrui des mis en cause pourrait être engagée avaient le droit de présenter une demande en vertu du Processus d’examen indépendant prévu par la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens de 2006.

 

[56]           Enfin, bon nombre des demandeurs sont âgés. Le temps presse.

 


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS QUI ONT ÉTÉ EXPOSÉS,

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE les requêtes des mis en cause et ADJUGE une série de dépens en faveur des Sœurs de l’instruction de l’Enfant Jésus et une autre série en faveur des autres mis en cause;

2.                  RADIE en entier la mise en cause, sans autorisation de la modifier. L’intitulé de la cause tiendra désormais compte de cette mesure;

3.                  MODIFIE de consentement la déclaration pour corriger le nom de RITA POULSON en le remplaçant par celui de RITA POULSEN.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1542‑12

 

INTITULÉ :                                                  CHEF SHANE GOTTFRIEDSON ET AUTRES c
LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 26 novembre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 4 décembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Kingman Phillips

Peter R. Grant

 

POUR LES DEMANDEURS

Michael Doherty

Kelli Bodnar

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

F. Mark Rowan

Michael Drouillard

 

POUR LES MIS EN CAUSE, L’ORDRE DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE, L’ARCHEVÊQUE DE L’ARCHIDIOCÈSE CATHOLIQUE DE VANCOUVER, L’ÉVÊQUE DU DIOCÈSE CATHOLIQUE DE KAMLOOPS

 

Patrick F. Lewis

Jessie I. Meikle‑Kahs

 

POUR LES MIS EN CAUSE, LES SŒURS DE L’INSTRUCTION DE L’ENFANT JÉSUS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Kingman Phillips

Phillips Gill s.r.l.

Avocats

 

Peter R. Grant

Peter Grant & Associates

Avocats

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

Affleck Hira Burgoyne LLP

Avocats

POUR LES MIS EN CAUSE, L’ORDRE DES OBLATS DE MARIE IMMACULÉE DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE, L’ARCHEVÊQUE DE L’ARCHIDIOCÈSE CATHOLIQUE DE VANCOUVER

 

Morelli Chertkow LLP

Avocats

POUR LE MIS EN CAUSE, L’ÉVÊQUE DU DIOCÈSE CATHOLIQUE DE KAMLOOPS

 

Sugden, McFee & Roos LLP

Avocats

 

POUR LES MISES EN CAUSE, LES SŒURS DE L’INSTRUCTION DE L’ENFANT JÉSUS

 

 

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