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Date : 20131206


Dossier :

IMM-10465-12

 

Référence : 2013 CF 1227

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario, le 6 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Campbell

 

 

 

ENTRE :

MARIA NIVEA SALAZAR PIMENTA

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]               La présente demande vise à contester une décision d’un agent de Citoyenneté et Immigration (l’agent), datée du 25 septembre 2012, rejetant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dans laquelle l’agent a conclu que la demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le fait de devoir demander la résidence permanente de l’extérieur du Canada équivaudrait à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.  

 

[2]               Le contexte factuel de la présente demande n’est pas contesté et est énoncé du point de vue de la demanderesse, par l’avocate de celle-ci, en ces termes :

[traduction]

Madame Salazar est une citoyenne du Portugal, mais elle n’a aucun lien avec ce pays puisqu’elle en est partie quand elle était petite. Les seules personnes qu’elle connait au Portugal sont deux demi-sœurs âgées, avec qui elle n’a aucune relation. Elle a été élevée au Brésil et est une résidente permanente de ce pays. Son époux est un citoyen du Venezuela, mais il est aussi un résident permanent du Brésil. Ils avaient deux fils, Fabio and Mario. En 1998, à l’occasion d’un voyage familial au Venezuela, Fabio a attrapé la malaria et a pour cette raison subi de nombreux traitements et examens médicaux. Cependant, ces examens sont passés à côté d’un cancer des os, qui a été diagnostiqué seulement quand la famille est rentrée au Brésil — trop tard pour le sauver. Fabio est décédé à l’âge de 21 ans.

 

Cette tragédie a eu un effet dévastateur sur la vie de Mme Salazar. L’idée de rentrer au Venezuela lui fait horreur parce qu’elle blâme ce pays pour la mort de son fils. Mme Salazar s’est aussi rapprochée de son fils Mario, ce qui suppose aussi beaucoup d’anxiété à l’égard du bien-être de celui-ci. Elle a également vécu très difficilement le départ de Mario pour le Canada, en 2007, pour y apprendre l’anglais. En octobre 2008, son époux et elle sont venus au Canada pour le voir.

 

Au Canada, Mme Salazar a trouvé très apaisant le fait d’être près de son fils. Elle est aussi devenue très proche de la petite amie de son fils, Olga (ils sont désormais mariés), et de la famille de celle-ci. Son époux ne pouvait pas supporter le froid, pour des raisons de santé, de sorte qu’il est rentré au Venezuela, mais Mme Salazar est restée ici avec sa famille.

 

(Observations écrites de la demanderesse, paragraphes 2 à 4)

 

[3]               Les extraits suivants de la décision visée par le présent contrôle illustrent la façon dont l’agent a traité la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse :

[traduction]

La demandeure  a établi que son seul autre fils est décédé en 1999, à 21 ans. Elle a aussi établi, à l’aide d’un rapport de psychologue, que la mort de son fils avait entraîné chez elle une immense douleur et détresse, ce qui est compréhensible. Le psychologue affirme que le fait de renvoyer la demandeure du Canada lui causerait des difficultés injustifiées étant donné que la présence de son fils l’aide à surmonter le décès de son autre fils. De plus, le psychologue recommande que la demandeure suive une psychothérapie afin de composer avec la culpabilité qu’elle continue de ressentir. Il est noté que, même si la demandeure n’a pas de statut au Canada à l’heure actuelle, elle n’est pas visée par une mesure de renvoi. Si elle quittait le pays et régularisait son statut, elle pourrait demander immédiatement à revenir en tout temps.  

 

Il est noté que la demandeure a une sœur au Canada ainsi que d’autres parents à l’extérieur du Canada. Outre ses deux demi-sœurs au Portugal, la demandeure a un époux avec qui elle est mariée depuis 36 ans, qui demeure au Venezuela. Il est noté dans les observations que la demandeure se tient en contact avec son époux et que rien n’indique que cette relation a pris fin. Bien que la demandeure mentionne une réticence à rentrer au Venezuela, à cause du lien avec le décès de son fils, il y a treize ans, peu d’éléments de preuve ont été présentés pour préciser ce qui les empêche, son époux et elle, de reprendre leur vie commune au Brésil ou peut-être au Portugal. Si la demandeure rejoignait son époux, il ne serait pas déraisonnable de croire que celui-ci serait disposé à soutenir et à réconforter son épouse et que les deux pourraient poursuivre le processus de deuil ensemble.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[4]               J’estime que l’évaluation par le psychologue de la santé mentale de la demanderesse représente l’élément de preuve le plus important dont était saisi l’agent :

[traduction]

OPINION PROFESIONNELLE

Pour comprendre la détresse émotionnelle de Mme Salazar, il convient de mettre en perspective son attachement à son fils Mario. Cette femme a perdu son fils aîné quand il était tout jeune. Le décès d’un enfant est tragique pour tout parent; cependant, Mme Salazar est hantée par le remords parce qu’elle se blâme pour la maladie de son fils, étant donné qu’il a attrapé la malaria au Venezuela. Même si ce sentiment est des plus irrationnels, il n’en est pas moins réel et contribue à son incapacité à faire son deuil depuis plus de douze ans.

 

Pour cette raison, Mme Salazar a pour son fils Mario un attachement empreint d’une grande insécurité. En somme, si elle n’a pas Mario auprès d’elle, Mme Salazar devient extrêmement désemparée, réagissant comme une nouvelle maman séparée de son nourrisson. L’effondrement et le traumatisme émotionnels découlant de la perte de son fils aîné rendent cette femme incapable de comprendre qu’elle est toujours liée à son fils malgré la distance entre eux. Pour Mme Salazar, sa relation avec Mario n’est viable que lorsque les deux sont ensemble. La séparation équivaut à une perte insurmontable. Ce sentiment s’apparente à l’anxiété de séparation, mais il est extrêmement intensifié par la perte tragique et traumatisante de son fils aîné et la culpabilité qu’elle continue de vivre au présent.

 

En somme, Mme Salazar est une femme qui n’a pas encore totalement accepté la mort de son fils aîné. Par conséquent, elle dépend de sa relation avec Mario pour son soutien émotionnel. Sans la présence de celui-ci dans sa vie, Mme Salazar subira sans nul doute une décompensation psychologique étant donné qu’elle n’a pas les mécanismes voulus pour composer avec une telle séparation et qu’elle ne peut pas imaginer une existence loin de lui.

 

(Dossier du tribunal, pages 43 et 44)

 

[5]               Bien que l’agent reconnaisse l’existence d’une opinion psychologique dans l’extrait de la décision citée plus haut, il semble ne pas avoir pris en compte ni compris l’opinion sur les difficultés qui y est énoncée. J’en arrive à cette conclusion parce que, à la fin du paragraphe où l’opinion est mentionnée, l’agent commence à faire des conjectures sur les options qui s’offrent à la demanderesse si elle quittait le Canada, sans tenir compte des difficultés, ce qui va totalement à l’encontre de l’opinion psychologique qui est au centre de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la demanderesse. J’estime que le défaut de l’agent de saisir les termes exacts de l’évaluation psychologique constitue une erreur susceptible de contrôle dans l’établissement des faits qui rend la décision déraisonnable.  

 

[6]               Dans Tigist Damte c Canada (Minisre de la  Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1212, aux paragraphes 33 et 34, j’ai décrit l’essence de la prise de décisions pour des motifs d’ordre humanitaire :

Les directives prévoient donc une évaluation subjective et une évaluation objective de la difficulté : la difficulté inhabituelle requiert seulement une analyse objective, tandis que la difficulté injustifiée ayant des répercussions disproportionnées requiert une analyse objective et une analyse subjective. Pour faire une analyse subjective, il faut examiner les faits selon le point de vue du demandeur d’asile. En particulier, pour analyser si les répercussions seraient disproportionnées, le décideur doit comprendre ce qu’une personne affronterait, physiquement et mentalement, si elle était forcée de quitter le Canada. À mon avis, pour être crédible en se prononçant sur ces questions essentielles, le décideur doit, en apparence et en réalité, faire preuve de compassion.

 

La compassion passe par l’empathie. Pour être empathique, le décideur doit se mettre dans la peau du demandeur d’asile et se poser la question suivante : comment me sentirais-je si j’étais à sa place? Le décideur doit formuler sa réponse en écoutant son cœur aussi bien que son esprit analytique.

 

 

[7]               Les deux derniers paragraphes de la décision visée par l’examen révèlent l’ampleur de la compréhension par l’agent de la réalité de la situation de la demanderesse :

[traduction]

Il est reconnu que la demandeure a connu des difficultés par rapport au décès de son fils et que le fait d’être avec le fils qui lui reste lui apporte du réconfort. Il n’est pas difficile de compatir avec cette femme et il est facile de comprendre son désir de continuer à vivre au Canada avec son fils et sa bru. Cependant, peu importe où la demandeure réside, elle ne peut faire abstraction du fait que son fils est décédé en 1999.

 

Bien que le décès de son fils soit manifestement indépendant de sa volonté, les autres facteurs n’en tiennent qu’à elle. La demandeure est venue au Canada pour être avec son fils et demander la résidence permanente, sans garantie de succès. Elle est au Canada depuis octobre 2008, mais a attendu jusqu’à avril 2012 pour demander de rester ici en permanence. Il n’y a rien non plus au dossier qui indique qu’elle a donné suite aux recommandations du psychologue et a suivi une psychothérapie ni qu’elle ne pourrait pas trouver ce soutien psychologique à l’extérieur du Canada. La demandeure a pu voyager au Canada par le passé et ne se heurte à aucun obstacle qui l’empêcherait de revenir à l’avenir. Rien n’empêcherait non plus la demandeure de communiquer avec son fils par d’autres moyens, si les deux devaient être séparés au plan géographique pendant un certain temps.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[8]               J’estime que ces affirmations dénotent une incompréhension de la réalité de la demanderesse et l’absence de toute compassion.  


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que pour les motifs fournis, la décision faisant l’objet du contrôle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent de Citoyenneté et Immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                            IMM-10465-12

 

 

 

INTITULÉ :

MARIA NIVEA SALAZAR PIMENTA C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 4 DÉCEMBRE 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS ET

DE L’ORDONNANCE :

                                                            LE 6 DÉCEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

 Madame Sarah L. Boyd

POUR LA DEMANDERESSE

Monsieur Lucan Gregory 

pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami and Associates Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 


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