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Date : 20131204

Dossier : T-759-13

Référence : 2013 CF 1220

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2013

 

En présence de Monsieur le juge Manson

 

ENTRE :

 

CLEMENT HICKS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        Le demandeur sollicite en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le contrôle judiciaire du rejet de sa plainte par la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission], en application de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi].

 

I.          Question en litige

[1]               La demande soulève la question suivante :

A.  La décision de la Commission de ne pas proroger en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi le délai d’un an applicable à la plainte du demandeur était‑elle raisonnable?

 

II.        Norme de contrôle

[2]               Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, para 44‑49, 54‑57, 62, 64; et al.).

 

III.       Contexte

[3]               Le demandeur a travaillé comme mécanicien de chemin de fer pour la défenderesse du mois d’avril 1990 au 19 février 2002, date à laquelle cette dernière a mis fin à l’emploi après avoir conclu qu’il avait contrevenu à sa politique en matière de drogues et d’alcool. Au moment de son renvoi, le demandeur était membre du syndicat des TCA, section locale 100 des chemins de fer [le syndicat].

 

[4]               Appuyé par le syndicat, le demandeur a alors suivi divers programmes de désintoxication de 2002 à 2006, en vue d’être réintégré dans ses fonctions. En 2006, la défenderesse a proposé, en remplacement de la procédure d’arbitrage, que le demandeur soit évalué par le Dr Sutton, un spécialiste en toxicomanie dont elle avait retenu les services. Le demandeur a consenti à l’évaluation, laquelle a eu lieu le 7 février 2006. Le rapport du Dr Sutton a été négatif.

 

[5]               De mars 2006 à décembre 2008, le demandeur a travaillé comme soudeur. Il a fourni la preuve qu’il avait travaillé pendant une courte période en 2004.

 

[6]               Au mois de février 2009, le demandeur a subi une rupture d’anévrisme aortique. Il allègue qu’il éprouve depuis ce temps des troubles permanents de concentration et de mémoire. Il dit aussi avoir consulté un psychiatre, le Dr Doyle, qui lui a prescrit des médicaments contre l’angoisse et la dépression ainsi que des antipsychotiques en raison du stress causé par son renvoi et par les difficultés éprouvées dans sa démarche de réintégration dans ses fonctions. Le demandeur affirme qu’il a cessé de travailler au mois de décembre 2008 par suite de ses problèmes de santé.

 

[7]               Le 13 octobre 2009, le syndicat a informé le demandeur qu’il ne l’appuierait plus dans ses demandes de réintégration et qu’il considérait le dossier clos.

 

[8]               Le 18 septembre 2012, le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission, dans laquelle il alléguait que la défenderesse avait fait preuve de discrimination fondée sur la déficience à son endroit [la plainte]. Le dernier acte discriminatoire invoqué était l’évaluation par le Dr Sutton, laquelle a eu lieu le 7 février 2006.

 

[9]               Le 28 novembre 2012, la Commission a présenté un rapport relatif aux articles 40 et 41 [le rapport], lequel recommandait de ne pas donner suite à la plainte pour le motif énoncé à l’alinéa 41(1)e) de la Loi, à savoir qu’elle reposait sur des faits survenus plus d’un an avant son dépôt.

 

[10]           Le 12 décembre 2012, le demandeur a répondu par écrit au rapport, déclarant dans sa lettre qu’il avait téléphoné à la Commission en 2008, mais s’était fait dire qu’il devait épuiser tous les griefs syndicaux avant de soumettre sa plainte. La Loi n’énonce pas cette exigence. Sa lettre comportait également des affirmations semblant se rapporter aux raisons l’ayant empêché de déposer promptement une plainte après avoir reçu la lettre de son syndicat en date du 13 octobre 2009.

 

[11]           Le 13 février 2013, le demandeur a écrit une nouvelle lettre en réponse au rapport, déclarant que, déjà en 2002, puis en 2006, il avait communiqué avec la Commission pour se faire aider à obtenir réparation à l’égard de la discrimination alléguée, et qu’on lui avait dit à chaque fois de se prévaloir de toutes les possibilités de grief avant de déposer une plainte. Pour ce qui est du délai qui a suivi la lettre reçue du syndicat en 2009, il affirme que [traduction] « dans ma situation, je ne pouvais faire autrement ».

           

[12]           Dans un compte rendu de décision en date du 20 mars 2013, la Commission a consigné qu’en application de l’alinéa 41(1)e) de la Loi, il ne serait pas donné suite à la plainte du demandeur. La Commission indique dans sa décision :

[traduction] Le dernier acte discriminatoire allégué s’est produit plus d’un an avant que la Commission reçoive la plainte, et il n’y a pas lieu de statuer sur la plainte parce que le plaignant n’a pas fait tout ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans les circonstances pour que sa plainte soit examinée.

 

[13]           La Commission a notamment examiné le rapport et les lettres du demandeur. Le rapport énumérait des facteurs qui avaient été pris en compte au sujet de l’application de l’alinéa 40(1)e), dont :

a)      la date du dernier acte discriminatoire, qui était le 7 février 2006;

b)      l’allégation que les actes discriminatoires étaient liés;

c)      la première communication avec la Commission dont il existe une trace a eu lieu en juin 2008;

d)     le demandeur a déposé sa plainte le 18 septembre 2012, plus de six ans après le dernier acte discriminatoire allégué, et il n’a donné aucune raison précise expliquant le retard entre la communication initiale avec la Commission et le moment où il a entamé le processus de plainte;

e)      il n’a pas déposé de grief pendant que la discrimination avait lieu parce qu’il craignait les répercussions que cela pourrait avoir au travail, bien qu’il affirme qu’une lettre reçue du syndicat en 2008 indique que ses chances de succès étaient minces.

 

[14]           La Commission signale que les facteurs suivants entrent en ligne de compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’examiner une plainte lorsque le délai d’un an est écoulé :

a)      la nature et la gravité des questions soulevées, et leur effet sur l’intérêt public;

b)      la longueur et les raisons du retard, et la mesure dans laquelle elles dépendaient du plaignant;

c)      si le plaignant a été représenté à un moment quelconque;

d)     si le retard est attribuable au fait que le plaignant a exercé un autre recours;

e)      si la défenderesse avait été avisée de l’intention du plaignant de déposer une plainte;

f)       si la capacité de la défenderesse d’opposer une défense à la plainte serait gravement compromise.

 

[15]           La Commission a formulé la conclusion suivante :

[traduction] Le plaignant est incapable de démontrer qu’il est possible de dissocier l’une quelconque des allégations du reste, pas plus qu’il ne peut donner d’exemples concrets de la diligence qu’il a exercée relativement à la présentation de sa plainte. Il paraît probable que l’intimée aurait beaucoup de difficulté à préparer une défense à l’égard de la plainte après dix ans, tant en ce qui a trait aux souvenirs de possibles témoins qu’à la recherche des documents pertinents.

 

[16]           Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande est rejetée.

 

IV.       Analyse

[17]           Le demandeur fait valoir que la Commission doit exercer le pouvoir discrétionnaire conféré à l’alinéa 41(1)e) de la Loi en tenant compte de la bonne foi du plaignant, du caractère raisonnable de l’explication du retard et de l’existence d’un préjudice causé à l’intimée par le retard (Bredin c Canada (Procureur général), 2006 CF 1178, au para 55; Richard c Procureur général du Canada, 2010 CF 436, au para 20 [Richard]).

 

[18]           Il soutient que le retard à déposer la plainte était principalement attribuable à une invalidité dont la Commission était au courant, puisqu’elle était en possession de documents relatifs à sa crise cardiaque, aux diverses tentatives de traitement de l’alcoolisme et à ses problèmes de santé mentale, mais qu’elle a pris la décision de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 41(1)e) de la Loi sans tenir compte de ces facteurs comme il l’aurait fallu (Bredin c Procureur général du Canada, 2007 CF 1361, au para 31).

 

[19]           Il affirme enfin que la Commission ne disposait d’aucun élément de preuve indiquant que le retard causait en soi un préjudice à la défenderesse, et que le seul retard ne fait pas preuve de l’existence d’un préjudice (Richard, précité, au para 22; Canada (Procureur général) c Burrell, [1997] 131 FTR 146, aux para 26-27).

 

[20]           Le compte rendu de décision en date du 20 mars 2013 renferme l’affirmation que toutes les lettres du demandeur ont été prises en compte. Toutefois, rien n’indique qu’elles l’ont été, car on ne trouve ni dans le rapport ni dans le compte rendu d’analyse des effets possibles des problèmes de santé du demandeur. Je conviens avec le demandeur que la Commission n’a pas analysé explicitement les allégations d’invalidité.

 

[21]           Il s’agit donc de déterminer si cette omission rend déraisonnable la décision de la Commission. La décision la plus pertinente, dans ce contexte, est Bredin. Dans cette affaire, la plainte avait été jugée tardive et rejetée en application de l’alinéa 41(1)e), la demanderesse l’ayant déposée plus de 21 mois suivant le dernier acte discriminatoire. Le juge Frenette a exposé ce qui suit, aux paragraphes 31‑32 :

Parmi les facteurs dont la Commission doit tenir compte, il y a lieu de mentionner celui de l’invalidité. Si l’invalidité en question a fait obstacle au dépôt de la plainte dans le délai prescrit, la Commission doit en tenir compte dans sa décision (Lukian c. Société des chemins de fer Canadien National, [1994] A.C.F. n° 727).

 

Il me semble qu’il n’existe pas de décision portant sur l’invalidité psychologique en matière de prorogation de délais. En principe, je ne vois aucune raison logique de ne pas tenir compte d’une telle forme d’invalidité s’il est démontré qu’elle a empêché le plaignant de déposer sa plainte dans le délai d’un an prévu par la loi.

 

[22]           L’affaire Bredin s’appuie sur la décision Lukian c Société des chemins de fer Canadien National, [1994] A.C.F. n° 727 [Lukian]. Cette décision, toutefois, n’inclut pas l’invalidité dans les facteurs à considérer. Le paragraphe 8 de Lukian se révèle pertinent :

Or, le droit exige que la Commission examine chaque cas qui lui est présenté, qu’elle agisse de bonne foi, qu’elle tienne compte de l’ensemble des considérations pertinentes, qu’elle ne soit pas influencée par des considérations hors de propos et qu’elle n’agisse pas de manière arbitraire ou capricieuse ou pour une raison contraire à l’esprit de son texte d’habilitation.

 

[23]           En l’espèce, il n’est pas établi que les causes d’invalidité alléguées par le demandeur aient quelque pertinence à l’égard du retard mis à déposer la plainte. Aucune preuve médicale n’a été soumise à la Commission, ici, alors que dans Bredin un rapport médical « démontrant qu’au cours de la période de temps correspondant à ce délai de prescription, on avait diagnostiqué chez la demanderesse une dépression majeure et que la demanderesse était incapable de se concentrer, de mener des tâches à terme dans le délai fixé et qu’elle avait perdu tout intérêt face à diverses activités » (para 39) avait été fourni à la Commission.

 

[24]           En outre, le demandeur a été en mesure d’interagir avec le syndicat pendant la période en cause, mais il n’a pas déposé de plainte devant la Commission.

 

[25]           Le demandeur a plutôt soumis des lettres faisant allusion à divers problèmes de santé et de toxicomanie. Bien qu’il n’entre pas dans le rôle de la Cour d’apprécier de nouveau la preuve, l’examen de ces lettres s’impose pour établir si la Commission devait prendre cette preuve en compte. Cet examen indique clairement que ces éléments ne démontrent pas de rapport de cause à effet entre l’invalidité et le retard, à quoi s’ajoute le fait que le demandeur n’a fourni aucune preuve médicale. 

 

[26]           Étant donné que la question du rôle des invalidités alléguées par le demandeur dans le long retard mis à porter plainte se posait réellement et qu’il était peu probable que celles‑ci soient la cause d’un retard de dix ou six ans, je ne crois pas que la Commission était tenue d’examiner explicitement les allégations d’invalidité pour déterminer si elle allait entendre la plainte en application de l’alinéa 41(1)e). La Commission a quand même, directement ou indirectement, fait mention des invalidités du demandeur aux paragraphes 7, 10, 14 et 17 de la décision.

 

[27]           Le demandeur conteste aussi la conclusion de la Commission selon laquelle la longueur de la période écoulée et les problèmes qui pouvaient en découler pour les témoins causaient préjudice à la défenderesse. La discrimination alléguée ayant commencé en 2002, il s’est écoulé plus de dix ans depuis les événements. Je ne crois pas que la conclusion qu’un tel délai nuirait à la défenderesse relève de la pure supposition. La possible incapacité de témoins de se rappeler avec exactitude d’incidents précis pourrait nuire à la capacité de la défenderesse de présenter une défense. Cela dit, la preuve à l’appui de l’allégation relative au préjudice causé par le retard est, pour le moins, faible.

 

[28]           En conséquence, la décision de la Commission était justifiée, transparente et intelligible et elle faisait partie des issues possibles acceptables.

 

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.         La demande est rejetée.

 

 

« Michael D. Manson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-759-13

 

INTITULÉ :                                      HICKS c COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 27 novembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 4 décembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ivana Petricone

 

POUR LE DEMANDEUR

Thomas Brady

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ivana Petricone

ARCH Disability Law Centre

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Thomas Brady

Heenan Blaikie LLP

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

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