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Date : 20131127


Dossier :

T‑1559‑09

 

Référence : 2013 CF 1194

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 27 novembre 2013

En présence du protonotaire Kevin R. Aalto

 

 

ENTRE :

SELVA KUMAR SUBBIAH

ALIAS RICHARD SUBBIAH

 

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

Introduction

[1]               Le demandeur, Selva Kumar Subbiah, alias Richard Subbiah, est détenu au pénitencier de Kingston. Il est incarcéré depuis une vingtaine d’années et ne recouvrera sa liberté qu’après avoir purgé la totalité de la peine (24 ans, 9 mois et 1 jour), le 29 janvier 2017. Il sera alors expulsé en Malaisie.

 

[2]               Monsieur Subbiah a été déclaré coupable à deux reprises de multiples chefs d’accusation d’agression sexuelle et d’autres infractions commises avec violence. Il a notamment été reconnu coupable d’infractions en rapport avec des incidents au cours desquels il avait rencontré des femmes, les avait droguées avec ce qu’on appelle familièrement « la drogue du viol », pour ensuite les agresser sexuellement. Il a été accusé de plus de 70 infractions pour lesquelles il a plaidé coupable, notamment vingt‑six chefs d’agression sexuelle et vingt‑sept chefs d’accusation d’avoir administré une substance délétère à une trentaine de victimes. Un grand nombre d’autres accusations n’ont pas connu de suite ou ont été abandonnées à la suite de son plaidoyer de culpabilité. Les accusations initiales pour lesquelles il a été condamné remontent à 1992. À la suite des enquêtes plus poussées menées par la police, M. Subbiah a été accusé d’une autre série d’agressions sexuelles pour laquelle il a été jugé en 1997. Là encore, M. Subbiah a reconnu sa culpabilité relativement à plusieurs des infractions en question. La peine totale à laquelle il a été condamné est supérieure à 24 ans. Il a purgé jusqu’ici la plus grande partie de sa peine au pénitencier de Kingston.

 

[3]               En 2008, la Commission nationale des libérations conditionnelles, maintenant appelée Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission), avait l’obligation de tenir une audience au sujet de la libération conditionnelle de M. Subbiah. M. Subbiah a renoncé à son droit d’être présent à cette audience. L’examen du droit de M. Subbiah à une libération conditionnelle a donc eu lieu par voie d’« instruction sur dossier ». Dans une décision datée du 9 décembre 2008, la Commission a estimé que M. Subbiah n’était pas un candidat pour une libération conditionnelle d’office et qu’il devait purger le reste de sa peine. La décision relatait les antécédents criminels de M. Subbiah et de nombreux détails au sujet de ses infractions sexuelles. Elle reprenait également des détails des rapports psychologiques. Suivant ces rapports, M. Subbiah niait ou minimisait ces délits, faisait preuve de peu d’empathie envers ses victimes et affichait une indifférence marquée quant aux conséquences de ces comportements répréhensibles. La décision relative à la liberté conditionnelle de M. Subbiah concluait que ce dernier présentait un risque élevé de récidive en matière d’agression sexuelle et de violence. M. Subbiah allègue qu’on ne lui a pas fourni de copie de la décision relative à sa libération conditionnelle, mais il importe peu de savoir si cette allégation est véridique pour trancher les questions soulevées dans la présente affaire.

 

[4]               En février 2009, peu de temps après que la décision relative à la libération conditionnelle de M. Subbiah eut été rendue, M. Robert Tripp, un journaliste du Kingston Whig‑Standard spécialisé dans les affaires criminelles, a soumis à la Commission, en vertu de l’article 144 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la Loi], une demande de communication de la décision relative à M. Subbiah (la décision). Le paragraphe 144(2) permet à « toute personne qui démontre qu’elle a un intérêt à l’égard d’un cas particulier » de réclamer la communication d’une décision concernant la mise en liberté d’une personne. La Commission a expurgé certaines parties de la décision et en a transmis une copie à M. Tripp le 12 février 2009. M. Tripp a publié la décision sur un site Internet, CanCrime.com. M. Subbiah n’a été mis au courant de la diffusion de la décision sur Internet que lorsque sa femme le lui a appris.

 

[5]               Par la suite, le 14 mai 2009, M. Subbiah a été agressé par deux détenus qui avaient réussi à bloquer une porte pour empêcher qu’on la referme et la verrouille. Ces détenus, un certain McPhail et un dénommé Martin, ont alors poignardé M. Subbiah à six reprises. Des agents correctionnels sont intervenus en moins d’une minute pour stopper l’agression. M. Subbiah a subi six blessures superficielles infligées au moyen d’une arme blanche au cours de cette agression, ainsi que des coupures, des égratignures et des ecchymoses à la tête, au cou et sur le corps. Il a d’abord été soigné au pénitencier de Kingston, pour ensuite être transféré à l’Hôpital général de Kingston, d’où il a obtenu son congé le jour même, et a pu réintégrer le pénitencier.

 

[6]               Monsieur Subbiah a intenté la présente action pour atteinte à sa vie privée et négligence contre Sa Majesté et, plus précisément contre la Commission des libérations conditionnelles du Canada et le Service correctionnel du Canada (SCC) (Sa Majesté). Il reproche à la Commission d’avoir communiqué de façon irrégulière la décision à M. Tripp, qui l’a ensuite affichée sur Internet. Il affirme qu’il s’agit là d’une atteinte à sa vie privée et que cette communication contrevient à l’alinéa 144(2)a) de la Loi, qui prévoit que les renseignements contenus dans une décision relative à une libération conditionnelle ne doivent pas être communiqués si leur divulgation « risquerait vraisemblablement [...] de mettre en danger la sécurité d’une personne ». M. Subbiah affirme que la divulgation de la décision par la Commission a permis à d’autres détenus du pénitencier de Kingston d’obtenir des renseignements au sujet de ses antécédents judiciaires, ce qui a provoqué l’agression dont il a été victime le 14 mai 2009. Il affirme que cette suite d’événements démontre qu’il existe un lien de causalité entre la communication de la décision par la Commission et l’agression et les blessures qu’il a subies par la suite.

 

[7]               Dans le cas du SCC, M. Subbiah lui reproche d’avoir fait preuve de négligence en ne prenant pas les mesures qui s’imposaient pour le protéger contre l’agression planifiée dont il a été victime au pénitencier de Kingston. M. Subbiah allègue qu’en plus de la publication de la décision sur Internet, le SCC aurait dû prévoir l’agression dont il a été victime le 14 mai 2009 parce qu’il était exposé à un risque élevé au sein de la population carcérale. Il allègue plus précisément qu’un autre détenu, Mark Curry, voulait se venger contre lui parce qu’il avait ébruité une rumeur suivant laquelle M. Curry avait une liaison avec une agente correctionnelle. Il allègue également que le SCC a été mis au courant du fait que la décision circulait parmi la population carcérale, ce qui l’exposait à un risque plus élevé.

 

[8]               Dans la présente action simplifiée, M. Subbiah réclame 15 000 $ à titre de dommages‑intérêts généraux, 35 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs, ainsi qu’un jugement déclarant que les droits qui lui sont garantis par la Charte ont été violés.

 

Les faits

[9]               Au cours du procès, huit témoins ont été appelés à la barre. M. Subbiah a témoigné en son nom personnel, tout comme un codétenu du pénitencier de Kingston, Michael Peteigney. Les témoins à charge étaient Nikki Smith, Jan Looman, Greg Van Rossem, Tim O’Hara, Miguel (Mike) Costa et Lisa Blasko.

 

Preuve du demandeur

Témoignage de Richard Subbiah

[10]           Comme nous l’avons déjà mentionné, M. Subbiah est incarcéré en raison des infractions sexuelles qu’il a commises. Il a purgé la plus grande partie de sa peine d’environ 24 ans au pénitencier de Kingston. Il semble qu’il existe dans cet établissement diverses unités, appelées « secteurs » où les détenus sont logés. Un certain nombre de ces secteurs sont réservés aux délinquants notoires, qui risquent de faire l’objet de violences de la part des autres détenus. Bien que M. Subbiah ait fait plusieurs séjours dans des secteurs d’isolement depuis le début de son incarcération au pénitencier de Kingston, il a purgé une grande partie de sa peine au sein de la population carcérale générale.

 

[11]           Depuis son arrivée au pénitencier de Kingston, M. Subbiah travaille comme préposé au nettoyage du dôme. Le dôme, aussi appelé rotonde, est le pavillon central du pénitencier de Kingston à partir duquel les divers secteurs se déploient comme les rayons d’une roue. M. Subbiah travaillait l’après‑midi et le soir à la rotonde, où il vidait les poubelles, lavait les planchers et grattait et nettoyait à l’occasion les planchers.

 

[12]           Le 14 mai 2009, M. Subbiah a été agressé par deux détenus, McPhail et Martin. Il a expliqué qu’il connaissait un peu l’un d’entre eux, mais pas l’autre. Les deux détenus en question étaient incarcérés dans le secteur supérieur B, un secteur d’isolement protecteur réservé aux détenus qui ne souhaitent pas être mêlés à la population carcérale générale. M. Subbiah a déclaré qu’il n’était pas censé travailler dans le secteur supérieur B, mais qu’un agent correctionnel lui avait demandé d’y livrer certains articles de nettoyage. Lorsque M. Subbiah est entré dans le secteur supérieur B, Martin, qui venait d’arriver dans la rotonde en provenance du secteur supérieur B, a bloqué la porte pour empêcher l’agente correctionnelle qui se trouvait dans la rotonde, Mme Alexandra McCormick, de la refermer et de la verrouiller, fournissant ainsi à MM. McPhail et Martin l’occasion d’agresser M. Subbiah. M. Subbiah a subi six coupures superficielles et de nombreuses ecchymoses au cours de cette agression. Il a été transporté à l’Hôpital général de Kingston pour subir un tomodensitogramme et d’autres tests. Il n’a pas eu besoin de points de suture pour ses blessures. Il a reçu son congé de l’Hôpital général de Kingston dans les heures qui ont suivi et il est revenu à l’infirmerie du pénitencier de Kingston, où il a passé les 24 heures suivantes. On lui a fait prendre du Tylenol 2 et 3 pour soulager la douleur, et on lui a administré des gouttes oculaires. On lui a conseillé de ne manger que des aliments mous pendant quelques jours.

 

[13]           Lorsqu’il a réintégré sa cellule le 15 mai 2009, M. Subbiah a été placé en isolement dans son secteur. On l’a confiné à sa cellule et on l’a coupé de tout contact avec la population carcérale générale. Il a expliqué qu’il était terrorisé.

 

[14]           Suivant M. Subbiah, il existe un lien entre la publication de la décision sur Internet par M. Tripp, le journaliste du Kingston Whig‑Standard, et l’agression dont il a été victime le 14 mai 2009. Après que M. Tripp lui eut demandé de lui faire parvenir une copie de la décision, la Commission a supprimé certains renseignements personnels concernant M. Subbiah de la copie de la décision qu’elle a transmise à M. Tripp. M. Tripp, à son tour, a publié la décision sur un site Internet appelé CanCrime.com.

 

[15]           Monsieur Subbiah explique qu’il n’a jamais vu le site Internet en question parce que les détenus du pénitencier de Kingston n’ont pas accès à Internet. Il a expliqué que c’est sa femme qui l’avait informé de la publication de cette décision sur Internet et qu’elle lui en avait lu certains extraits. Il a déclaré que sa femme avait subi des répercussions au travail en raison de la publication de la décision sur Internet. Sa femme n’est pas partie à la présente instance.

 

[16]           M. Subbiah a admis qu’au pénitencier de Kingston, les détenus ont accès aux journaux, même s’ils n’ont pas accès à Internet. Il était également au courant que les détenus du pénitencier de Kingston avaient pu voir à la télévision une émission dans laquelle il était question de lui et de ses crimes. Il a admis que les antécédents judiciaires d’un détenu ne sont pas nécessairement un secret au pénitencier de Kingston.

 

[17]           Monsieur Subbiah n’a jamais vu la version Internet de la décision par laquelle la liberté conditionnelle lui a été refusée. Toutefois, après avoir entendu parler de la publication de la décision sur Internet, il a écrit une lettre à son agent de libération conditionnelle, M. Greg Van Rossem, et des copies de cette lettre ont également été remises à d’autres personnes, notamment à M. Mike Costa, un agent du renseignement de sécurité (ARS) du pénitencier de Kingston. Dans cette lettre du 6 mars 2009, M. Subbiah exprimait ses préoccupations au sujet du fait que les renseignements relatifs à sa libération conditionnelle avaient été communiqués à M. Tripp. M. Subbiah a demandé au SCC d’ouvrir une enquête interne pour savoir comment ces renseignements avaient été communiqués. Nulle part dans sa lettre M. Subbiah ne précisait que d’autres détenus pouvaient avoir en leur possession une copie de la décision relative à sa libération conditionnelle. En contre‑interrogatoire, M. Subbiah a affirmé qu’il ignorait que la décision circulait parmi la population carcérale au moment où il avait écrit sa lettre à son agent de libération conditionnelle.

 

[18]           M. Subbiah a longuement témoigné au sujet des rencontres qu’il avait eues avec MM. Van Rossem et Costa en rapport avec la communication de la décision. Il a déclaré qu’il avait demandé au SCC d’ouvrir une enquête pour savoir comment il se faisait que ces renseignements avaient été divulgués. Il a expliqué que MM. Van Rossem et Costa avaient tous les deux déclaré qu’il y avait eu [traduction] « une atteinte malveillante à son droit à la vie privée » et que cette atteinte comportait des [traduction] « conséquences prévisibles » tant pour lui que pour sa femme.

 

[19]           Au cours de son contre‑interrogatoire, M. Subbiah est devenu évasif dans ses réponses aux questions qui lui étaient posées au sujet de sa lettre et des discussions qu’il avait eues par la suite relativement à la publication sur Internet. D’ailleurs, plusieurs des réponses qu’il a données lors de son contre‑interrogatoire étaient différentes de ce qu’il avait affirmé antérieurement dans son affidavit. En voici quelques exemples :

         On a demandé à M. Subbiah par quel moyen il avait remis sa lettre à toutes les personnes auxquelles il affirmait les avoir envoyées. Il a répondu qu’il avait utilisé Postes Canada. Il a ensuite changé sa version pour affirmer que, dans le cas de MM. Van Rossem et Costa, il leur avait transmis sa lettre par le courrier interne. Il a expliqué qu’il avait déposé les lettres dans la boîte aux lettres située dans la rotonde et que le courrier était levé chaque jour par le personnel du Service des visites et de la correspondance.

         Interrogé au sujet des affirmations de MM. Van Rossem et Costa, qui soutenaient n’avoir jamais reçu sa lettre, il a déclaré qu’il était surpris par leur déclaration, étant donné que MM. Van Rossem et Costalui avaient donné le nom de Mme Karen Blanchard, une agente de la Commission, pour lui permettre de se renseigner au sujet de la communication par la Commission à M. Tripp de la décision relative à sa libération conditionnelle.

         M. Subbiah avait d’abord affirmé avoir rencontré M. Costa en mars 2009 pour discuter de ses préoccupations au sujet de la communication de la décision relative à sa libération conditionnelle. Lorsqu’on lui a par la suite présenté les éléments de preuve suivant lesquels M. Costa était absent du pénitencier de Kingston en mars 2009, M. Subbiah a reconnu qu’il ne se souvenait plus s’il l’avait rencontré ou non.

 

[20]           On a demandé expressément à M. Subbiah s’il avait déjà dit à quelqu’un qu’il craignait pour sa sécurité. Sur cette question, il est demeuré extrêmement évasif, se contentant de répondre [traduction] « j’étais très inquiet ». Il convient par ailleurs de signaler qu’il n’avait pas demandé à être isolé de la population carcérale générale avant l’agression. Voici un extrait de l’échange qui a eu lieu au cours du contre‑interrogatoire de M. Subbiah :

[traduction]

Q.        Avez‑vous déjà demandé à être isolé dans votre cellule, d’être placé en isolement protecteur dans votre secteur ou de faire l’objet de tout autre type d’isolement protecteur?

 

R.        Non, Madame. J’étais inquiet. J’ai fait part de mes préoccupations et j’ai tenté de régler le problème, mais je n’ai pas demandé d’isolement. J’ai exprimé mes préoccupations et je ne crois pas qu’il m’incombe de [...] Je l’ignore.

 

Je n’ai pas accès au dossier des autres détenus et je ne sais pas ce qu’ils pensent. Il m’était impossible de prévoir ce qui m’arriverait et c’est pourquoi j’ai fait part de mes préoccupations aux personnes chargées de mon dossier.

 

[21]           Dans son affidavit, M. Subbiah affirme que, le 12 mars 2009, d’autres détenus ont tenu des propos dénigrants et menaçants à son endroit après avoir pris connaissance de la décision, qui avait circulé parmi eux. Il explique également dans son affidavit que, jusqu’alors, lorsque ses crimes avaient été publicisés dans les médias, le SCC avait assuré sa sécurité. Il s’attendait donc à ce que le SCC l’isole de la population carcérale générale après que le détail des menaces proférées contre lui le 12 mars 2009 eut été connu.

 

[22]           En contre‑interrogatoire, on a demandé à M. Subbiah s’il avait informé le SCC des menaces qui avaient été proférées contre lui le 12 mars 2009. Il affirme qu’il en a parlé à son agent de libération conditionnelle, M. Van Rossem, et affirme ce qui suit : [traduction] « Il est certain que j’ai eu cette conversation avec mon agent de libération conditionnelle, je n’ai aucun doute à ce sujet ». Toutefois, il a également admis que, lorsque ses crimes avaient été médiatisés dans le passé, le SCC ne l’avait jamais isolé de la population carcérale générale et ne lui avait pas retiré son poste de nettoyeur à la rotonde. Les seules fois où il avait été placé en isolement cellulaire, c’était à sa demande expresse. Il a pourtant reconnu qu’il n’avait pas demandé à être isolé de la population carcérale générale après avoir reçu des menaces en mars 2009, ni après avoir appris que M. Curry était fâché contre lui en avril 2009.

 

[23]           Au cours de son témoignage, il est devenu évident que M. Subbiah se référait à un document qui n’avait pas été versé au dossier. Il a déclaré qu’il avait réussi à se procurer une enveloppe dans laquelle se trouvaient des « notes », et que cette enveloppe contenait vraisemblablement une copie de l’article 24 de la Loi ainsi que d’autres [traduction] « choses diverses ». M. Subbiah semblait parfois avoir tendance à éluder les questions difficiles en se contentant de répondre [traduction] « Je n’ai pas mes notes avec moi ».

 

[24]           M. Subbiah a affirmé qu’il y avait eu une entorse à la sécurité tout juste avant l’agression. Il a expliqué que l’agente correctionnelle McCormick était de garde et qu’elle surveillait l’entrée du secteur supérieur B, alors qu’un de ses agresseurs a bloqué la porte qui, pour une raison ou pour une autre, était déverrouillée. À ses yeux, il s’agissait là d’une violation du protocole de sécurité, étant donné que les portes de la barrière de sécurité doivent demeurer verrouillées à moins d’être surveillées par un agent correctionnel en mesure d’assurer la sécurité statique. Dans son affidavit, M. Subbiah a également affirmé que l’agente McCormick avait frappé sur la vitre depuis son poste d’observation pour demander à M. Martin de rester dans son secteur, ajoutant que l’agente McCormick avait été incapable de verrouiller la porte après que M. Martin l’eut bloquée pour l’empêcher de se refermer. Au cours de son contre‑interrogatoire, M. Subbiah a admis qu’il ne savait pas personnellement comment l’agente McCormick s’était comportée ce jour‑là, ni comment exactement la porte d’accès au secteur supérieur B avait été déverrouillée et maintenue ouverte. En fait, M. Subbiah a reconnu que la plus grande partie des souvenirs qu’il avait de ce qui s’était produit ce jour‑là en ce qui concerne l’agente McCormick étaient inspirés de ce que l’agente avait consigné dans son rapport d’observation et dans le rapport subséquent d’enquête qui avait été communiqué au cours du présent procès et qu’il ne s’agissait pas de souvenirs personnels.

 

[25]           À la suite de l’agression, M. Subbiah s’est plaint d’anxiété, d’angoisse et de stress, ajoutant qu’il ne se sentait plus en sécurité en présence d’autres détenus. Il a également déclaré qu’il avait commencé à faire des cauchemars. Interrogé quant à savoir s’il avait signalé son état à quelqu’un, il a affirmé qu’il en avait parlé à un certain M. Eastabrook, un infirmier psychologue du pénitencier de Kingston. On lui a prescrit des médicaments. Il a présumé qu’il souffrait d’un état de stress post‑traumatique (ESPT). Il a expliqué qu’il consultait fréquemment des intervenants et qu’il croyait que les médicaments qu’il prenait lui avaient été prescrits pour un trouble psychologique diagnostiqué. On ne trouve au dossier aucune preuve médicale sur l’état d’esprit de M. Subbiah à la suite de son agression.

 

[26]           À un autre moment de son interrogatoire, M. Subbiah a admis qu’après être revenu au pénitencier de Kingston et après avoir été transféré au secteur inférieur G, il avait tenté de se faire élire comme représentant de secteur. Interrogé quant à savoir pourquoi il avait entrepris cette démarche alors qu’il souffrait d’anxiété et qu’il avait peur des groupes, il a répondu qu’il s’agissait de groupes de détenus qu’il connaissait et avec lesquels il se sentait à l’aise. Il a expliqué qu’il n’avait jamais pris de temps de récréation alors qu’il se trouvait au secteur inférieur G. Dans un autre échange, interrogé quant à sa participation à une thérapie de groupe pour troubles sexuels au Centre régional de traitement (CRT), il a répondu qu’il était à l’aise avec les six ou sept détenus qui faisaient partie de ce groupe, parce que la totalité d’entre eux avait des antécédents judiciaires semblables aux siens et des problèmes similaires.

 

[27]           Lorsque je lui ai demandé s’il savait ou non si les détenus de l’institution échangeaient entre eux des renseignements sur les autres détenus, M. Subbiah a laissé entendre qu’il y avait beaucoup de rumeurs qui circulaient. Compte tenu de l’ensemble de son témoignage, j’estime que les détenus se partageaient les renseignements qu’ils possédaient au sujet des crimes pour lesquels ils étaient incarcérés, surtout dans le cas d’un détenu comme M. Subbiah qui était détenu dans cet établissement depuis une quinzaine d’années au moment de l’agression. Je constate par ailleurs que M. Subbiah s’est montré évasif et j’estime qu’il a tenté à l’occasion d’exagérer sa situation. Je préfère le témoignage des témoins à charge au sien sur les points sur lesquels ses déclarations contredisent celles des autres témoins à charge.

 

Témoignage de Michael Peteigney

[28]           Michael Peteigney était un ami de M. Subbiah lorsqu’il était incarcéré au pénitencier de Kingston. Il est maintenant détenu à l’établissement de Bath.

 

[29]           Alors qu’il était incarcéré au pénitencier de Kingston, M. Peteigney travaillait comme préposé au vestiaire, où son travail consistait essentiellement à effectuer des réparations à la literie et aux vêtements des détenus avec une machine à coudre. Il travaillait avec quatre, cinq ou six autres détenus. Il a déclaré qu’il avait l’occasion de se rendre dans tous les secteurs du pénitencier de Kingston et a constaté que les détenus s’échangeaient un document concernant M. Subbiah.

 

[30]           M. Peteigney a admis en toute honnêteté qu’il n’avait aucun souvenir personnel des faits en question étant donné qu’il s’est [traduction] « brûlé le cerveau » en raison des quantités phénoménales de LSD 25 qu’il a consommées lorsqu’il était jeune pour lutter contre la dépression et ses tendances suicidaires. Bien qu’il affirme que le LSD l’ait aidé à éviter une dépression suicidaire, il a eu des effets néfastes considérables sur son cerveau qui l’empêchent de se souvenir de tout événement remontant à plus de huit mois. Les faits dont il s’est souvenu pour donner son témoignage sont tirés d’une lettre qu’il a écrite en 2010 à l’avocat de M. Subbiah. Il a admis en toute honnêteté que la totalité de son témoignage actuel était fondée sur ce qui était écrit dans cette lettre.

 

[31]           M. Peteigney n’avait aucun souvenir personnel des faits relatés dans son témoignage. Il ne peut se souvenir personnellement du document précis qu’il aurait vu les détenus s’échanger ni de quels détenus il s’agissait. Il ne se souvient pas dans quel secteur il se trouvait lorsqu’il a vu ce document circuler et il ne se souvient pas du nom des détenus avec lesquels il travaillait à l’époque. Il n’a pas pu témoigner au sujet des rapports qu’entretenaient les détenus, en particulier MM. Curry et Subbiah.

 

[32]           Les faits précis que M. Peteigney a tenté d’évoquer remontent au début de 2009, avant l’agression dont M. Subbiah a été victime. Pourtant, la lettre dont il s’est inspiré pour souscrire son affidavit et pour témoigner remonte à février 2010, c’est‑à‑dire plus de neuf mois avant l’agression. Il admet qu’il ne se souvient d’aucun des faits à l’origine de la présente instance ou de quelque fait remontant à plus de huit mois. Ainsi qu’il l’a répété à plusieurs reprises au cours de son témoignage au sujet de la lettre de février 2010 : [traduction] « [j]e me fie à ce qui est écrit dans cette lettre », [traduction] « [j]e crois que le contenu de cette lettre est véridique » et [traduction] « [c]e sont les souvenirs que j’avais à l’époque ».

 

[33]           Compte tenu du témoignage de M. Peteigney et de son propre aveu que ses souvenirs ne dépassent pas huit mois, la lettre sur laquelle il se fonde n’est tout simplement pas fiable. Rien ne permet de penser que les souvenirs consignés dans sa lettre ont été rapportés de manière fiable. Compte tenu du fait qu’il ne se souvient d’aucun fait remontant à plus de huit mois, on est justifié de penser que les souvenirs de M. Peteigney n’étaient pas « suffisamment frais et vifs pour présenter une précision probable ». Son témoignage principal ne peut donc être accepté en raison de la doctrine de l’« enregistrement du souvenir » (R c Fliss, 2002 CSC 16, au paragraphe 63). À tout prendre, j’estime que le témoignage de M. Peteigney n’est pas convaincant et je ne lui accorde aucune valeur.

 

Preuve à charge

Témoignage de Nikki Smith

[34]           Nikki Smith est la directrice régionale de la Commission dans la région de Kingston. J’ai constaté qu’elle s’exprimait bien et qu’elle répondait aux questions de façon juste et honnête lors de son contre‑interrogatoire. Elle est directrice régionale de la Commission et a déjà travaillé comme agente correctionnelle au SCC. Elle a parlé longuement des méthodes et des politiques suivies par la Commission en matière de divulgation de renseignements.

 

[35]           Un des éléments particulièrement importants de son témoignage est sa déclaration suivant laquelle une victime inscrite peut recevoir autant de renseignements qu’elle le souhaite tant en vertu de l’article 142 que de l’article 144 de la Loi. Elle a également fait observer que la restriction prévue au paragraphe 144(2)a) suivant laquelle « les renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement de mettre en danger la sécurité d’une personne » ne peuvent être divulgués vaut aussi pour les contrevenants. Elle estime malgré tout que la Commission n’était pas tenue, en vertu de la Loi ou des politiques internes de la Commission, de se renseigner au sujet du danger que pouvait comporter la communication de certains documents au public. Mme Smith a expliqué que la Commission caviarde les renseignements susceptibles de permettre d’identifier le lieu de résidence du détenu concerné, ainsi que certains autres éléments permettant de l’identifier, à part son nom. Il semble que la Commission ait pour politique de communiquer les renseignements à toute personne qui les lui demande, sauf lorsqu’un caviardage normal est nécessaire.

 

Témoignage de Jan Looman

[36]           Le Dr Jan Looman est psychologue. Il dirigeait le Programme de traitement pour délinquants sexuels (PTDS ou le « programme ») au Centre régional de traitement (CRT) de Kingston. Entre octobre 2010 et janvier 2013, M. Subbiah a été détenu au CRT et a commencé à participer à ce programme à compter de novembre 2010.

 

[37]           Après avoir terminé sa thérapie, M. Subbiah est demeuré détenu au CRT jusqu’à son retour au pénitencier de Kingston en janvier 2013. Après que M. Subbiah eut terminé le PTDS, un rapport détaillé a été rédigé au sujet de sa participation à ce programme. Pour les besoins de la présente décision, il n’est pas nécessaire de relater en détail l’expérience précise vécue par M. Subbiah avec le PTDS. Nous nous contenterons de quelques observations. En premier lieu, le rapport signale que M. Subbiah se sentait déprimé et frustré à cause du peu de contacts concrets qu’il avait avec sa mère. Deuxièmement, le rapport conclut que M. Subbiah [traduction] « a tendance à se servir de ses capacités intellectuelles pour renforcer ses valeurs antisociales en recourant à la manipulation et au contrôle d’autrui ». Le rapport déclare également : [traduction] « Je doute qu’il abandonne son comportement manipulateur ». Après que M. Subbiah eut terminé le PTDS, on a conclu que sa tendance à manipuler son entourage pour son profit personnel était bien ancrée en lui et que les personnes qui interagissaient avec lui devaient être conscientes de cette tendance et veiller à ne pas le laisser obtenir ce qu’il voulait par la manipulation.

 

[38]           Le bilan de la participation de M. Subbiah au PTDS signale également qu’au moment de son arrivée au CRT, il ne semblait pas avoir [traduction] « de problèmes évidents de dépression ou d’anxiété ». Le rapport signalait également que [traduction] « l’anxiété et la dépression de M. Subbiah ne se sont manifestées qu’au moment où il s’est inscrit au PTDS dans le cadre duquel il devait admettre sa délinquance sexuelle et assumer la responsabilité de ses actes, en comprenant notamment les répercussions de ses actes sur ses victimes ». Il semble que les membres de la famille de M. Subbiah, et plus précisément sa mère, avaient une grande influence sur lui. Il a signalé qu’il était déprimé parce qu’il n’avait pas beaucoup de contacts avec sa mère et qu’il ne lui avait jamais dit qu’il était en prison et que sa famille l’avait couvert pendant toutes ces années.

 

[39]           La participation de M. Subbiah au PTDS et le rapport établi à la suite du PTDS ont amené le Dr Looman à conclure ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu des renseignements dont je dispose au sujet du demandeur et ce que je sais de lui, notamment après avoir supervisé sa participation au PTDS et après avoir observé son comportement pendant la durée du programme, je conclus à titre professionnel que le demandeur n’a pas en ce moment d’autres problèmes psychologiques que ceux se rapportant à sa délinquance et au fait qu’il n’assume pas pleinement la responsabilité de ses actes en rapport avec son incarcération.

 

[40]           Dans son témoignage, le Dr Looman a admis qu’un stress traumatique pourrait être une réaction à une agression comme celle que M. Subbiah avait subie. Le Dr Looman a également décrit une partie de la hiérarchie carcérale. Il a expliqué que les délinquants sexuels se situent normalement [traduction] « au plus bas échelon de la hiérarchie carcérale » et que les délinquants sexuels connus sont ciblés et sont susceptibles d’être agressés. Il a également déclaré que le pénitencier de Kingston était un établissement d’isolement protecteur où les contrevenants sexuels risquaient moins d’être victimes de pareilles agressions.

 

[41]           Interrogé au sujet du stress traumatique et de la dépression, le Dr Looman a répondu qu’il ne connaissait aucun diagnostic précis qui aurait été posé au sujet de M. Subbiah et il a laissé entendre que la dépression dont M. Subbiah se plaignait pouvait s’expliquer par le fait qu’il arrive souvent que les symptômes s’intensifient au fur et à mesure que le détenu approche de la fin de sa thérapie, parfois pour éviter de retourner au pénitencier de Kingston. C’est ce qu’on appelle de la simulation. Le Dr Looman a répété que M. Subbiah ne présentait aucun symptôme de dépression ou d’autres stress traumatiques à son arrivée au CRT. Le Dr Looman a également expliqué qu’il y avait beaucoup d’autres contrevenants sexuels au CRT durant le séjour que M. Subbiah y avait fait.

 

Témoignage de Greg Van Rossem

[42]           M. Van Rossem a été l’agent de libération conditionnelle de M. Subbiah de 2003 à 2010. Habituellement, il traitait le dossier de 25 détenus et devait gérer leur dossier conformément à leur plan correctionnel et les aider, dans la mesure du possible, à obtenir leur transfert dans des établissements ayant un niveau de sécurité moins élevé. Il s’intéressait à leurs comportements, aux programmes qu’ils suivaient, à leurs habitudes de travail et ainsi de suite, en vue de les aider à respecter leur plan correctionnel.

 

[43]           Interrogé au sujet du traitement réservé de façon générale aux délinquants sexuels en milieu carcéral, M. Van Rossem a reconnu que ces délinquants sont une source de problèmes parce que les autres détenus s’en prennent à eux, les intimident ou les menacent. Il a expliqué que cet aspect du code carcéral n’était pas implanté aussi solidement au pénitencier de Kingston, qui compte un pourcentage relativement élevé de détenus sexuels, par rapport à des établissements comme Millhaven, où l’on trouve moins de délinquants sexuels.

 

[44]           J’ai conclu que M. Van Rossem s’exprimait clairement et qu’il était bien au courant de son rôle et des politiques du pénitencier de Kingston. Il a témoigné au sujet du poste de nettoyeur de la rotonde. Il a expliqué que ce travail n’était pas nécessairement le plus sûr au pénitencier de Kingston, parce qu’à un moment ou l’autre, tous les détenus finissent par passer par la rotonde au cours de la journée. Il a expliqué que plusieurs agressions avaient eu lieu dans la rotonde, et ce, malgré le fait qu’un grand nombre d’agents de sécurité se trouvaient dans ce secteur.

 

[45]           En mars 2009, M. Subbiah a informé M. Van Rossem qu’une copie de la décision avait été diffusée sur Internet. M. Van Rossem s’est renseigné pour savoir si un employé du SCC était responsable de cette fuite et, le 16 mars 2009, la Commission lui a répondu en lui expliquant que M. Tripp avait obtenu la décision après en avoir fait la demande par écrit. La Commission a également confirmé que le SCC n’avait rien à avoir avec la divulgation de cette décision.

 

[46]           M. Van Rossem a reconnu qu’un document publié sur Internet comme la décision était une source de préoccupation, parce que le fait qu’un document se rapportant à un détenu donné circule au sein de la population carcérale soulevait toujours des inquiétudes. Il a expliqué que la sécurité du public était une des principales préoccupations au sein du pénitencier de Kingston, tant pour les détenus que pour le personnel. Il a insisté sur le fait que le pénitencier de Kingston est un établissement à sécurité maximale qui peut être un milieu très dangereux pour tous.

 

[47]           Il a qualifié de secteur de transition le secteur supérieur B où M. Subbiah avait été victime de l’agression. Ce secteur loge des détenus qui ont des problèmes avec la population carcérale générale soit parce qu’ils sont incompatibles avec les autres détenus, soit parce qu’ils sont ciblés pour une raison ou pour une autre. Il a précisé que des agressions se produisaient dans ce secteur.

 

[48]           M. Van Rossem a admis que M. Subbiah était un bon travailleur. Toutefois, malgré le fait que M. Subbiah tenait beaucoup à récupérer son poste de nettoyeur à la rotonde, M. Van Rossem s’est dit d’avis qu’il n’était pas dans l’intérêt supérieur de M. Subbiah de lui laisser reprendre son poste à la rotonde, en raison du fait que la personne qui occupe ce poste se trouve dans une position de vulnérabilité parce qu’elle est en contact avec l’ensemble de la population carcérale.

 

Témoignage de Tim O’Hara

[49]           Tim O’Hara était le directeur des services de santé au pénitencier de Kingston. Il est infirmier autorisé et il a témoigné au sujet du dossier médical de M. Subbiah. Il s’est dit d’avis que M. Subbiah n’avait plus de séquelles physiques de l’agression depuis que les blessures causées par les coups de couteau avaient guéri.

 

[50]           Dans son témoignage principal, M. O’Hara a déclaré que M. Subbiah n’avait pas de problèmes de santé graves ou chroniques. En ce qui concerne l’agression du 14 mai 2009, M. Subbiah avait subi six blessures superficielles causées à l’arme blanche, ainsi que de nombreuses coupures, égratignures et ecchymoses superficielles au visage, au cou et à la tête. Après son agression, M. Subbiah a été amené à l’infirmerie, mais il n’a pas perdu conscience et il ne s’est pas plaint de blessures ou de douleurs majeures. Alors qu’il se trouvait à l’infirmerie, la pression artérielle de M. Subbiah a chuté et il a dû être transporté à l’Hôpital général de Kingston. Il découle du témoignage de M. O’Hara que ce n’est pas l’agression elle‑même qui a nécessité son hospitalisation, mais la chute subséquente de sa pression artérielle.

 

[51]           Monsieur O’Hara a également fait observer qu’après son retour au pénitencier de Kingston, M. Subbiah n’avait eu besoin que d’un suivi minimal. M. Subbiah s’est toutefois plaint d’être stressé et de faire de l’insomnie parce qu’il croyait qu’il avait pu être exposé au VIH et à l’hépatite C lors de l’agression du 14 mai 2009 ou à la suite de celle‑ci. En raison du stress et de l’insomnie dont il se plaignait, M. Subbiah a fait l’objet de prélèvements sanguins pour déterminer s’il avait contracté ou non le VIH ou l’hépatite C. Tous les résultats de ces tests étaient négatifs.

 

[52]           Monsieur O’Hara a fait observer que, même si on lui a prescrit du Remeron®, un antidépresseur, aucun diagnostic officiel de dépression n’avait été posé dans le cas de M. Subbiah. Les services de santé ont continué à administrer du Remeron® à M. Subbiah, conformément à la recommandation du Dr McBride, le médecin de service au pénitencier de Kingston.

 

[53]           Monsieur O’Hara a également commenté un autre incident. Il semble que le 25 août 2010 M. Subbiah était en isolement préventif et qu’après avoir été libéré de l’isolement préventif, il avait signalé qu’il était triste et qu’il craignait des mesures de représailles. Il avait également fait état d’autres épisodes d’insomnie. On lui a de nouveau prescrit du Remeron® à des doses plus fortes. M. Subbiah n’a pas signalé d’autres problèmes de tristesse ou de dépression entre le 25 août 2010 et son transfert au CRT en octobre 2010.

 

Témoignage de Miguel Costa

[54]           Monsieur Costa est un ancien agent du renseignement de sécurité (ARS) au pénitencier de Kingston. Il a témoigné au sujet de la sécurité au pénitencier de Kingston. Il a notamment défini le concept de « sécurité dynamique » comme étant la communication de renseignements provenant de certaines sources, et notamment des partenaires du système de justice criminelle tels que la police ou la Commission des libérations conditionnelles, et la notion de « sécurité statique » comme correspondant à des éléments de sécurité immuables, comme les tours, les barrières, les verrous, etc. Il a expliqué qu’au pénitencier de Kingston, il y avait une grande « fluidité » de la population, mais qu’il y avait de nombreux détenus qui y purgeaient la totalité de leur peine. Il a expliqué que la présence d’un délinquant sexuel ne posait pas nécessairement un risque. Il a ajouté que les risques auxquels un délinquant sexuel était exposé augmentaient si les autres détenus savaient que la victime était un mineur ou encore que le nombre de victimes était élevé.

 

[55]           Monsieur Costa a expliqué que le personnel était malvenu de parler des crimes des détenus avec d’autres détenus, mais a admis qu’il était possible pour des détenus d’obtenir des renseignements au sujet des autres détenus s’ils le souhaitaient en invoquant la législation sur la protection des renseignements personnels. Il a expliqué qu’il ignorait au départ que la décision portant sur M. Subbiah avait été publiée sur Internet, mais après l’avoir appris, il a vérifié et il a pris connaissance de son contenu.

 

[56]           Monsieur Costa a déclaré que les crimes de M. Subbiah étaient connus de la population carcérale générale. On ne s’est donc pas inquiété que la décision soit publiée en ligne parce qu’une grande partie des renseignements le concernant étaient connus ou qu’on pouvait se les procurer d’autres manières. Il n’était pas d’accord avec l’avocat de M. Subbiah pour affirmer que la publication de la décision constituait une atteinte à son droit à la vie privée, puisque les audiences de la Commission sont publiques.

 

[57]           Monsieur Costa ne connaissait pas M. Curry, le détenu qui aurait eu une liaison avec une agente correctionnelle. Il a déclaré qu’il ne se souvenait absolument pas que M. Subbiah lui ait parlé de cette affaire.

 

[58]           Dans l’ensemble, M. Costa s’est dit d’avis que les circonstances à l’origine de l’agression du 14 mai 2009 n’exposaient pas M. Subbiah à un risque élevé sur le plan de la sécurité.

 

Témoignage de Lisa Blasko

[59]           Lisa Blasko est une ARS au pénitencier de Kingston et ce, depuis 1998. Elle a répété dans son témoignage que le pénitencier de Kingston est parfois qualifié d’établissement « d’isolement protecteur » en raison du nombre de délinquants sexuels qui y sont incarcérés, et notamment du nombre d’entre eux qui ont été condamnés pour des infractions sexuelles ou pour des infractions contre des enfants.

 

[60]           Elle a expliqué que les détenus du pénitencier de Kingston sont au courant des antécédents et des condamnations judiciaires de M. Subbiah. Suivant Mme Blasko, avant l’agression du 14 mai 2009, M. Subbiah n’avait jamais avisé son service qu’il craignait d’être exposé à des risques pour quelque raison que ce soit ou encore que sa sécurité était compromise au pénitencier de Kingston.

 

[61]           Madame Blasko a expliqué que les détenus du secteur supérieur B où se trouvaient les deux agresseurs de M. Subbiah, sont considérés comme vulnérables et exposés à des risques par rapport à la population carcérale générale au pénitencier de Kingston, y compris par M. Subbiah.

 

[62]           Après son retour au pénitencier de Kingston le 15 mai 2009, M. Subbiah a été placé en isolement protecteur pour permettre aux responsables du renseignement de sécurité d’évaluer sa sécurité et d’enquêter sur son agression. Mme Blasko a expliqué que M. Subbiah l’avait imploré de le sortir de l’isolement protecteur pour lui permettre de réintégrer son secteur et de reprendre son poste de nettoyeur à la rotonde. Le 18 mai 2009, la Division du renseignement de sécurité a estimé que M. Subbiah ne courait aucun risque dans son secteur et il a pu réintégrer sa cellule.

 

[63]           On a soumis à la Cour de nombreux éléments de preuve au sujet du travail de nettoyeur de la rotonde exercé par M. Subbiah et des démarches qu’il avait entreprises pour conserver son poste après l’agression. Toutefois, comme M. Subbiah était susceptible d’avoir des contacts avec tous les détenus en raison de l’endroit stratégique où ce travail était effectué, on a décidé qu’il n’était pas dans son intérêt supérieur de lui permettre de reprendre son poste.

 

[64]           Mécontent de la décision lui refusant de reprendre son poste de nettoyeur à la rotonde, M. Subbiah a déposé une plainte ou un grief officiel de détenu. Son grief s’est soldé par une autre confirmation qu’il n’était pas dans son intérêt supérieur ou dans celui de sa sécurité de lui permettre de reprendre son poste de nettoyeur à la rotonde.

 

[65]           Un des documents déposés en preuve est le grief du 19 juin 2009 que M. Subbiah a écrit de sa main. Fait intéressant, il est question de l’agression dans cette plainte, mais M. Subbiah ne laisse nulle part entendre qu’il existe un lien quelconque entre celle‑ci et la communication de la décision relative à sa liberté conditionnelle par la Commission. M. Subbiah avance plusieurs hypothèses pour expliquer les motifs de son agression par les détenus du secteur supérieur B. Voici le texte du paragraphe 6 de sa plainte :

[traduction]

6.         On m’a dit que l’agression était notamment attribuable aux raisons suivantes :

 

      ‑     J’aurais vendu des articles de nettoyage aux détenus du secteur supérieur B, ce qui est faux.

 

      ‑     J’aurais volé des produits de nettoyage de la salle commune du secteur supérieur B, ce qui est faux.

 

      ‑     J’aurais intimidé des détenus du secteur supérieur B pour leur extorquer des articles de leur cantine, ce qui est faux.

 

-          Il s’agissait d’un coup monté « payé » par un détenu de la population générale carcérale pour me donner une leçon et m’apprendre à ne pas me mêler des affaires des autres.

 

[66]           Pour ce qui est du dernier point soulevé par M. Subbiah, on a laissé entendre qu’un autre détenu du pénitencier de Kingston, M. Curry, en voulait à M. Subbiah. Comme nous l’avons déjà mentionné, M. Subbiah aurait relayé au SCC la rumeur suivant laquelle M. Curry avait une liaison avec une agente. Mme Blasko nie toutefois que les responsables du service de sécurité aient eu à un moment quelconque des renseignements leur permettant de penser que M. Curry avait orchestré l’agression de M. Subbiah parce qu’il lui en voulait. De même, les responsables du renseignement de sécurité ne possédaient aucun renseignement leur permettant de penser que l’agression dont M. Subbiah avait été victime était le résultat de la diffusion de la décision parmi les autres détenus.

 

[67]           Madame Blasko a également longuement témoigné au sujet des antécédents criminels de M. Subbiah et de la possibilité d’obtenir des renseignements au sujet de ses activités criminelles et de son modus operandi, en l’occurrence le fait qu’il administrait des stupéfiants à ses victimes pour ensuite les agresser. Parmi ces renseignements, mentionnons des articles de journaux, ainsi qu’une émission diffusée sur une chaîne de câblodistribution dans laquelle il était question des comportements criminels de M. Subbiah. Des copies du résumé de cet épisode ont été déposées en preuve. Cet épisode de l’émission parlait expressément de M. Subbiah et de la façon dont il droguait ses éventuelles victimes.

 

[68]           Madame Blasko m’a impressionné comme témoin. Elle s’exprimait bien et parlait avec assurance et en connaissance de cause des sujets dont elle traitait. J’accepte sans hésiter son témoignage de préférence à tout autre en cas de contradiction. Elle a longuement parlé des fonctions des ARS et a expliqué à la Cour comment elle procédait pour recueillir des renseignements sur les faits et gestes des détenus du pénitencier de Kingston. Elle a affirmé de façon non équivoque que les crimes de M. Subbiah étaient bien connus parmi les détenus du pénitencier de Kingston. Elle a admis qu’il y avait beaucoup de détenus qui « transitaient » par le pénitencier de Kingston, ce qui n’empêchait pas les détenus d’être bien au courant des crimes de M. Subbiah. Elle a expliqué que le fait que la décision de la Commission avait été diffusée sur Internet n’augmentait pas les risques auxquels M. Subbiah était exposé, étant donné que la décision ne contenait aucun nouveau renseignement. Ces crimes étaient déjà connus.

 

[69]           Elle a notamment mentionné le documentaire qui avait été diffusé à la télévision et qui avait été réalisé au sujet des activités criminelles de M. Subbiah. Elle a expliqué que l’émission avait été rediffusée et que les détenus pouvaient y accéder sur leur téléviseur. Elle se souvient plus particulièrement d’avoir discuté de la rediffusion de cette émission avec des collègues du pénitencier et avait même entendu dire que l’un de ses collègues se trouvait dans la cellule d’un détenu lorsque cette émission avait été diffusée. Elle a affirmé de façon catégorique que M. Subbiah n’avait jamais dit que cette émission télévisée l’exposait à d’éventuels risques pour sa sécurité, ce qui est logique, compte tenu des affirmations de Mme Blasko suivant lesquelles les antécédents criminels de M. Subbiah étaient bien connus et étaient de notoriété publique.

 

[70]           En ce qui concerne l’incident précis de l’agression de M. Subbiah, Mme Blasko a fait observer que M. Martin, l’un des agresseurs, était également un nettoyeur et qu’il était en service au moment de l’agression. Mme Blasko a expliqué qu’il y avait bien d’autres hypothèses au sujet de cette agression, mais qu’elle n’avait jamais entendu parler de celle suivant laquelle l’agression faisait suite à la diffusion de la décision sur Internet. Elle a qualifié d’[traduction] « obscur » le site Internet CanCrime.com. Elle a signalé qu’une autre hypothèse évoquée au sujet de l’agression faisait état du fait que M. Subbiah avait abusé de ses obligations et de ses privilèges comme nettoyeur de la rotonde. Cette hypothèse est explicitement évoquée dans le grief officiel déposé par M. Subbiah dans lequel il signale les rumeurs suivant lesquelles il avait cherché à extorquer de l’argent à des détenus en contrepartie d’articles de nettoyage. Mme Blasko a expliqué qu’elle se fiait aux renseignements provenant de diverses sources au sein du pénitencier de Kingston pour comprendre ce qui s’y passait et pour déterminer les éventuels risques pour la sécurité. Parmi les sources sur lesquelles elle comptait, mentionnons le personnel, les détenus, les familles, les visiteurs et d’autres personnes. Elle a expliqué que, si l’agression de M. Subbiah était le résultat de la publication de la décision sur Internet, elle en aurait entendu parler par les nombreuses sources qu’elle avait pu consulter. Pourtant, ainsi que Mme Blasko l’a fait observer, le motif de l’agression n’a jamais été justifié ou corroboré.

 

Questions en litige

[71]           La présente affaire soulève pour la première fois la question des obligations que l’alinéa 144(2)a) de la Loi impose à la Commission. Il s’agit d’une nouvelle question portant sur les obligations de la Commission en matière de sécurité et de respect de la vie privée des détenus lorsqu’elle publie une décision portant sur la liberté conditionnelle. La demande de M. Subbiah soulève également des questions de négligence de la part du SCC et de la Commission. Par conséquent, les questions en litige sont les suivantes :

1.                  Le SCC a‑t‑il fait preuve de négligence en ne protégeant pas M. Subbiah contre l’agression?

2.                  La Commission a‑t‑elle fait preuve de négligence en communiquant la décision relative à M. Subbiah?

3.                  La Commission a‑t‑elle manqué aux obligations que lui imposait le paragraphe 144(2) de la Loi ou a‑t‑elle par ailleurs porté atteinte aux droits à la vie privée de M. Subbiah en communiquant la décision relative à sa libération conditionnelle?

4.                  Quel est, le cas échéant, le montant de dommages‑intérêts approprié?

 

Contexte législatif

[72]           La principale loi en litige dans la présente action est la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) et, plus précisément, ses articles 70 et 144.

 

[73]           L’article 70 prévoit que le SCC a l’obligation de prendre toutes mesures utiles pour s’assurer que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient, entre autres, sécuritaires. Voici le texte de cet article :

Conditions de vie

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

 

 

 

1992, ch. 20, art. 70; 1995, ch. 42, art. 17(F).

70. The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

 

1992, c. 20, s. 70; 1995, c. 42, s. 17(F).

Living

conditions, etc

 

[74]           L’article 144 de la Loi porte sur la constitution d’un registre des décisions de la Commission et prévoit notamment, à son alinéa 144(2)a), que toute personne peut avoir accès au registre pour obtenir tout renseignement, à l’exception de ceux « dont la divulgation risquerait vraisemblablement a) de mettre en danger la sécurité d’une personne ». Voici le libellé de l’article 144 :

Constitution du registre

 

144. (1) La Commission constitue un registre des décisions qu’elle rend sous le régime de la présente partie ou des alinéas 746.1(2)c) ou (3)c) du Code criminel et des motifs s’y rapportant.

 

144. (1) The Board shall maintain a registry of the decisions rendered by it under this Part or under paragraph 746.1(2)(c) or (3)(c) of the Criminal Code and its reasons for those decisions.

 

Registry of decisions

 

Accès au

registre

 

(2) Sur demande écrite à la Commission, toute personne qui démontre qu’elle a un intérêt à l’égard d’un cas particulier peut avoir accès au registre pour y consulter les renseignements qui concernent ce cas, à la condition que ne lui soient pas communiqués de renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement:

 

a) de mettre en danger la sécurité d’une personne;

 

b) de permettre de remonter à une source de renseignements obtenus de façon confidentielle;

 

c) de nuire, s’ils sont rendus publics, à la réinsertion sociale du délinquant.

 

(2) A person who demonstrates an interest in a case may, on written application to the Board, have access to the contents of the registry relating to that case, other than information the disclosure of which could reasonably be expected

 

 

 

 

(a) to jeopardize the safety of any person;

 

(b) to reveal a source of  information obtained in confidence; or

 

(c) if released publicly, to adversely affect the reintegration of the offender into society.

 

Access to registry

 

Idem

(3) Sous réserve des conditions fixées par règlement, les chercheurs peuvent consulter le registre, pourvu que soient retranchés des documents auxquels ils ont accès les noms des personnes concernées et les renseignements précis qui permettraient de les identifier ou dont la divulgation pourrait mettre en danger la sécurité d’une personne.

 

(3) Subject to any conditions prescribed by the regulations, any person may have access for research purposes to the contents of the registry, other than the name of any person, information that could be used to identify any person or information the disclosure of which could jeopardize any person’s safety.

 

Idem

 

Idem

 

(4) Par dérogation au paragraphe (2), toute personne qui en fait la demande écrite peut avoir accès aux renseignements que la Commission a étudiés lors d’une audience tenue en présence d’observateurs et qui sont compris dans sa décision versée au registre.

1992, ch. 20, art. 144; 2012, ch. 1, art. 99.

(4) Notwithstanding subsection (2), where any information contained in a decision in the registry has been considered in the course of a hearing held in the presence of observers, any person may, on application in writing, have access to that information in the registry.

1992, c. 20, s. 144; 2012, c. 1, s. 99.

Idem

 

 

QUESTION 1

Le SCC a‑t‑il fait preuve de négligence en ne protégeant pas M. Subbiah contre l’agression?

 

Prétentions et moyens du demandeur

[75]           Monsieur Subbiah soutient que le SCC a fait preuve de négligence parce que son personnel n’a pas pris les mesures utiles pour assurer sa sécurité alors qu’il savait ou aurait dû savoir que sa sécurité était compromise. Les autorités carcérales ont l’obligation d’assurer la sécurité des détenus. Cette obligation est acceptée en droit canadien et découle de l’arrêt Ellis c Home Office, [1953] 2 All ER 146 (CA Angl), à la p. 154 et a été reprise au Canada dans l’arrêt Timm c Canada, [1965] 1 RC de l’Éch 174.

 

[76]           Les autorités carcérales n’ont pas l’obligation absolue d’empêcher tout préjudice que peuvent subir les détenus, mais elles sont généralement tenues responsables lorsqu’elles étaient effectivement au courant du préjudice. En d’autres termes, le préjudice doit être raisonnablement prévisible. Dans le jugement Miclash c Canada, 2003 CFPI 113, le SCC a été jugé responsable de l’agression dont un détenu avait été victime parce que le SCC « aurait dû savoir » que la sécurité du détenu était compromise.

 

[77]           De plus, dans la décision Carr c Canada, 2008 CF 1416, le protonotaire Milczynski a estimé que le SCC avait manqué à son obligation de diligence quand, en présence de signes précurseurs de violence, il n’avait pas pris de mesures raisonnables pour assurer sa sécurité statique et sa sécurité dynamique après avoir été mis au courant de « signes précurseurs de violence » concernant le détenu en question. Le SCC peut donc être jugé responsable lorsqu’il fait défaut de prendre des mesures raisonnables pour protéger un détenu contre les agissements d’autres prisonniers alors qu’il savait que la sécurité de ce détenu était en danger. Par conséquent, les questions clés sont celles de savoir s’il existait des signes précurseurs de violence, si le SCC savait ou aurait dû savoir que M. Subbiah était en danger et si des mesures raisonnables ont été prises pour assurer sa sécurité.

 

[78]           Monsieur Subbiah allègue que le SCC était au courant des signes précurseurs de violence dans son cas et qu’il n’a malgré tout pas assuré de façon suffisante sa sécurité compte tenu des risques auxquels il était exposé. La décision avait été obtenue par des détenus du pénitencier de Kingston et M. Subbiah avait alerté un fonctionnaire de la prison – M. Van Rossem – de ce fait en mars 2009, environ deux mois avant l’agression. Bien que M. Subbiah n’ait pas expressément demandé qu’on le protège, le personnel du SCC savait ou aurait dû avoir que la diffusion de la décision dans laquelle les délits de M. Subbiah étaient relatés en détail risquait de le mettre en danger.

 

[79]           Monsieur Subbiah soutient que le fait que les renseignements relatifs à la diffusion de sa décision n’aient pas été communiqués à l’ARS témoigne d’un manquement à la sécurité dynamique. Pour corroborer ses préoccupations en ce qui concerne sa sécurité, M. Subbiah signale que le personnel du SCC savait également qu’il avait demandé à être placé en isolement protecteur à de nombreuses reprises, qu’il avait demandé de rencontrer M. Curry et qu’il s’était renseigné au sujet d’un changement de secteur. M. Subbiah affirme que, même s’il était au courant de ces faits, le SCC a laissé M. Subbiah pénétrer dans un secteur de transition, le secteur supérieur B, et qu’il l’a laissé entrer en contact avec d’autres détenus desquels il devait être isolé. L’article 70 de la Loi oblige le SCC à prendre toutes mesures utiles pour s’assurer que le pénitencier et son milieu de vie soient sécuritaires tant pour les détenus que pour les agents, et ce, peu importe que le détenu se soit plaint ou non d’un risque. Le fait que les renseignements contenus dans la décision étaient déjà accessibles au public ne dispense pas le SCC de son obligation d’assurer sa sécurité.

 

[80]           Monsieur Subbiah affirme également que le SCC n’a pas assuré suffisamment la sécurité statique, comme le démontre le fait que la porte d’accès au secteur supérieur B n’était pas verrouillée. Cette porte était déverrouillée malgré le fait que les agents correctionnels savaient que M. Subbiah était en train de livrer des fournitures près du secteur supérieur B et que la zone se trouvant à l’extérieur du secteur supérieur B était une zone à accès restreint. Ou bien la porte d’accès au secteur supérieur B n’aurait pas dû être ouverte ou bien les agents correctionnels auraient dû empêcher M. Subbiah d’entrer dans la rotonde. M. Subbiah allègue qu’un agent a fait preuve de négligence en déverrouillant la porte d’accès au secteur supérieur B ou qu’il a fait preuve de négligence en laissant M. Subbiah entrer dans la rotonde, sachant que des détenus du secteur supérieur B se trouvaient de façon illégitime dans cette zone, ou encore qu’un agent a fait preuve de négligence en laissant M. Subbiah pénétrer dans la rotonde avant de vérifier si la zone en question ne présentait aucun danger pour lui. L’agente McCormick aurait fait preuve de négligence en ouvrant la porte.

 

[81]           Monsieur Subbiah signale par ailleurs qu’aucun des agents correctionnels qui étaient sur place au moment de son agression, y compris l’agente McCormick, n’a témoigné à l’audience et qu’on devrait en tirer des inférences négatives contre le SCC.

 

Prétentions et moyens de Sa Majesté

[82]           Sa Majesté affirme qu’il ressort de la preuve que le SCC n’était pas au courant des risques auxquels M. Subbiah était exposé avant l’agression et avant qu’ils ne soient prévisibles. Par conséquent, le SCC a agi de façon raisonnable en tout temps.

 

[83]           Sa Majesté admet que le SCC a une obligation de diligence, mais ajoute qu’il a satisfait à son obligation de diligence envers M. Subbiah, de sorte que le moyen que ce dernier tire de la négligence devrait être rejeté.

 

[84]           Sa Majesté soutient que la question de droit à laquelle il faut répondre est celle de savoir si, eu égard aux circonstances et selon la prépondérance des probabilités, le préjudice subi par M. Subbiah était raisonnablement prévisible, de sorte que le SCC était au courant ou aurait dû être au courant du risque de danger (Carr, précité). Sa Majesté affirme que l’agression du 14 mai 2009 n’était pas prévisible et qu’il n’y a pas eu manquement à l’obligation de diligence pour défaut de prévenir une « attaque rapide, planifiée et violente » (Carr, précité, au paragraphe 17; Hodgin c Canada (Solliciteur général) (1999), 218 RNB (2e) 164, au paragraphe 3). Le milieu carcéral est un milieu intrinsèquement dangereux, et le SCC ne peut garantir la sécurité de chaque détenu ou protéger les détenus contre des dangers imprévisibles (Miclash, précité, au paragraphe 40).

 

[85]           Dans le contexte carcéral, les signes précurseurs de violence satisfont à l’exigence de prévisibilité raisonnable, mais, dans le cas qui nous occupe, Sa Majesté maintient qu’il n’y avait aucun signe précurseur de violence. Par exemple, les responsables du renseignement de sécurité du pénitencier de Kingston ne disposaient d’aucun renseignement leur permettant de penser que la décision relative à la libération conditionnelle de M. Subbiah circulait parmi les détenus et, même s’ils étaient au courant, ils ne s’en sont pas inquiétés, étant donné que le public avait déjà accès aux renseignements contenus dans la décision.

 

[86]           Sa Majesté signale qu’on s’attendrait à ce qu’un détenu prévienne le SCC s’il était exposé à un risque de danger, surtout un détenu connaissant aussi bien le milieu carcéral que M. Subbiah. Dans le passé, lorsque M. Subbiah estimait que sa sécurité était en danger, il avait demandé à être placé en isolement protecteur. Il a présenté une telle demande en mars 2008 et les responsables du renseignement de sécurité ont entrepris les démarches requises pour assurer sa sécurité. Pourtant, M. Subbiah n’a pas formulé de demande semblable après avoir appris que la décision avait été publiée sur Internet. D’ailleurs, Mme Blasko, M. Costa et M. Van Rossem ont tous confirmé que M. Subbiah ne les avait jamais informés qu’il était exposé à un risque ou à un danger ou qu’il avait des raisons de croire que la décision circulait parmi les détenus. De plus, M. Subbiah n’a jamais déclaré qu’il se sentait en danger à cause de M. Curry, et le SCC ne disposait d’aucun autre renseignement lui permettant de penser que tel était le cas.

 

[87]           Sa Majesté soutient que le SCC avait pris des mesures de sécurité statiques et dynamiques utiles pour empêcher une agression conformément aux principes énoncés dans le jugement Carr, précité. Sa Majesté avance, non sans une certaine fermeté, qu’il n’est pas nécessaire que les mesures de sécurité du SCC soient parfaites ou infaillibles. Il suffit qu’elles soient suffisantes et raisonnables compte tenu de tout le contexte de l’événement en cause. Vu le contexte entourant l’agression subie par M. Subbiah, Sa Majesté soutient que les mesures prises par le SCC étaient suffisantes et raisonnables. Rien ne permettait de penser qu’un détenu du secteur supérieur B posait un risque pour M. Subbiah. Dès que l’attaque « rapide, planifiée et violente » est survenue, les agents du SCC sont intervenus en moins d’une minute. L’agente McCormick avait l’obligation de demeurer à son poste en face du secteur supérieur B; c’est effectivement ce qu’elle a fait et elle a immédiatement demandé des secours par radio dès qu’elle a été témoin de l’agression. Rien ne permet de penser que la porte d’accès au secteur supérieur B ne fonctionnait pas bien. Dans l’ensemble, le SCC n’a pas fait défaut de prendre des mesures de sécurité raisonnables pour assurer la sécurité statique et dynamique de M. Subbiah. Le SCC n’a donc pas manqué à son obligation de diligence.

 

[88]           Même si le SCC a manqué à son obligation de diligence envers M. Subbiah, Sa Majesté insiste pour dire qu’il n’y a aucun lien de causalité entre ce manquement et les blessures subies par M. Subbiah, étant donné que celui‑ci n’a subi que des coupures et des ecchymoses mineures et superficielles. Sa Majesté ajoute que, si M. Subbiah a effectivement subi des blessures plus graves, il n’existe pas de lien entre celles‑ci et un manquement du SCC. Rien ne permet de penser que la décision circulait parmi les détenus avant l’agression, et encore moins que sa distribution deux mois plus tôt avait contribué à l’agression. Il n’y a donc aucun lien de causalité entre la distribution de la décision et l’agression ni entre celle‑ci et le présumé manquement à l’obligation d’assurer la sécurité statique et la sécurité dynamique. Suivant la preuve, l’agression a été causée soit par les problèmes que M. Subbiah avait avec M. Curry, soit par le fait qu’il vendait des articles de nettoyage à des détenus.

 

[89]           Enfin, bien que M. Subbiah soutienne que la Cour devrait tirer une conclusion défavorable contre Sa Majesté en raison du fait que l’agente correctionnelle McCormick n’a pas été appelée à témoigner, Sa Majesté affirme qu’une telle conclusion négative ne peut être tirée que lorsque le demandeur a présenté une preuve prima facie, ce que M. Subbiah n’a pas fait. De toute façon, Sa Majesté a fait entendre six témoins, y compris Mme Blasko qui avait reçu une copie du rapport d’observation de Mme McCormick au moment de l’agression. Cette dernière estimait que ce rapport était véridique et elle s’en est servie lorsqu’elle a revu l’ébauche du rapport d’enquête relatif à l’agression. Par conséquent, les éléments de preuve que Mme McCormick aurait pu présenter ont été fournis par Mme Blasko. De plus, rien n’empêchait M. Subbiah de faire témoigner Mme McCormick.

 

Analyse

[90]           En ce qui concerne l’allégation de négligence portée contre le SCC, j’estime qu’aucune négligence n’a été commise. Les deux parties s’entendent pour dire que le SCC avait une obligation de diligence envers M. Subbiah. Elles conviennent également toutes les deux que, s’il existait des signes précurseurs de violence ou si les actes de violence commis contre M. Subbiah étaient autrement prévisibles, le SCC avait alors l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour garantir sa sécurité (Carr, au paragraphe 17).

 

[91]           Tous les agents du SCC qui ont témoigné ont affirmé que les agressions sont assez fréquentes au pénitencier de Kingston et que la prison est [traduction] « un endroit dangereux ». Rien ne permet toutefois de penser que M. Subbiah était sur le point d’être agressé et il n’existait aucun renseignement des autorités du renseignement de sécurité en ce sens. Fait important à signaler, M. Subbiah n’a dit à personne qu’il pouvait faire l’objet d’une agression. Il semble effectivement qu’il disposait peut‑être de certains renseignements suivant lesquels un autre détenu, M. Curry, lui en voulait. Toutefois, il n’en a pas parlé aux autorités, se contentant d’essayer de rencontrer M. Curry. Plusieurs des rapports indiquent que M. Subbiah a parlé seul à seul avec M. Curry avant l’agression.

 

[92]           De plus, M. Subbiah n’a jamais laissé entendre aux représentants du renseignement de sécurité qu’il estimait que sa sécurité était compromise. Suivant la preuve, les détenus du secteur supérieur B sont considérés comme étant exposés à un risque de violence de la part de la population carcérale générale, dont M. Subbiah faisait partie. Rien ne permet de penser qu’il y avait déjà de l’animosité entre M. Subbiah et l’un ou l’autre de ses agresseurs, de sorte qu’il semble que « l’incompatibilité des détenus », un des signes précurseurs courants de danger ou de violence, n’était pas en jeu (Miclash, au paragraphe 41). À défaut de preuve convaincante quant à l’existence d’un risque prévisible dans le cas de M. Subbiah ou à l’existence de signes précurseurs de violence, le SCC ne pouvait prévoir que des détenus du secteur supérieur B présentaient une menace pour M. Subbiah.

 

[93]           Pour qu’on conclue qu’un risque est prévisible, il faut qu’il y ait une probabilité raisonnable que l’événement créant le risque se produise. Dans l’arrêt Bastarache c Canada, 2003 CF 1463, la juge Leyden‑Stevenson explique comme suit l’obligation à laquelle sont assujetties les autorités carcérales envers les détenus :

Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable à l’égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde : Timm, précité; Abbott c. Canada, (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada, (1997) 126 F.T.R. 281 (1re inst.). En examinant l’obligation de diligence, il faut tenir compte des circonstances de l’événement : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (1re inst.). La probabilité que se produise l’événement créant le risque constitue une considération importante en ce qui concerne la prévisibilité de ce risque. Il ne s’agit pas de savoir s’il existe une obligation de diligence, mais si, par ses actes ou omissions, la défenderesse a omis de satisfaire à la norme de conduite applicable à la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire eu égard aux circonstances : Russell c. Canada, 2000 BCSC 650, [2000] B.C.J. no 848; Hodgin c. Canada (Solliciteur général), (1998), 201 N.B.R. (2d) 279 (B.R. 1re inst.), confirmé par [1999] A.N.B. no 416 (C.A.). (Par. 23).

 

[94]           L’agression dont M. Subbiah a été victime était‑elle prévisible compte tenu de l’ensemble des circonstances? À mon avis, elle ne l’était pas, et ce, pour plusieurs raisons.

 

[95]           En premier lieu – et ce fait est important –, l’enquête qui a été menée à la suite de l’agression concluait que M. Subbiah était ciblé parce qu’il vendait des articles de nettoyage à des détenus. Même après l’événement, M. Subbiah n’a jamais prétendu que son agression était attribuable à la diffusion de la décision.

 

[96]           Deuxièmement, au moment de l’agression, M. Subbiah s’acquittait de ses fonctions de nettoyeur de la rotonde et il était en train de transporter des articles de nettoyage jusqu’au secteur supérieur B. M. Martin exerçait au même moment ses tâches de nettoyeur dans le secteur supérieur B. L’agente qui a observé la situation a agi avec célérité dès qu’elle a constaté que M. Martin avait bloqué une porte qui ne pouvait plus être fermée. Compte tenu du milieu dangereux dans lequel vivent ces détenus, cette intervention en réponse à une agression rapide, violente et non planifiée était entièrement adéquate.

 

[97]           Troisièmement, j’accepte le témoignage de l’ARS Blasko suivant lequel il n’existait aucun signe précurseur de violence et que l’agente responsable a agi de façon appropriée. Par conséquent, j’estime que les mesures de sécurité qui ont été prises étaient raisonnables et adéquates dans les circonstances (Carr, au paragraphe 17). Vu l’ensemble des faits, le SCC s’est acquitté de son obligation de diligence envers M. Subbiah.

 

QUESTION 2

 

La Commission a‑t‑elle fait preuve de négligence en communiquant la décision relative à M. Subbiah?

 

Prétentions et moyens du demandeur

[98]           Suivant M. Subbiah, la décision de la Commission de communiquer à M. Tripp la décision le concernant constitue de la négligence parce que : 1) la Commission avait une obligation de diligence envers M. Subbiah; 2) la Commission n’a pas respecté la norme de diligence exigée d’elle; 3) le défaut de la Commission de satisfaire à la norme de diligence exigée d’elle a causé un préjudice à M. Subbiah. Plus précisément, M. Subbiah affirme que la communication, par la Commission, de la décision a contribué à sa vulnérabilité à une agression, de sorte que la Commission s’est rendue coupable de négligence contributive.

 

[99]           M. Subbiah affirme que la Commission avait une obligation de diligence envers lui parce qu’il y avait un rapport de proximité entre lui et la Commission au sens du critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Anns c Merton London Borough Council, [1978] AC 728 (CL) [Anns], à la page 754, qui a été explicité par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Cooper c Hobart, 2001 CSC 79 [Cooper] et Edwards c Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80.

 

[100]       M. Subbiah affirme qu’en ce qui concerne le premier volet du critère de l’arrêt Anns, le préjudice que M. Subbiah a subi par suite de la communication de la décision par la Commission était une conséquence prévisible, étant donné que tous ont reconnu que les délinquants sexuels sont exposés à des risques plus élevés dans le système carcéral canadien. De plus, l’alinéa 144(2)a) de la Loi oblige la Commission à refuser de communiquer tout renseignement susceptible de compromettre la sécurité d’une personne. Comme M. Tripp était un journaliste, la Commission devait prévoir que la décision serait publiée. De plus, la Commission aurait dû savoir qu’une fois la décision publiée, les détenus faisant partie de la population carcérale pourraient la consulter, et ce, peu importe le moyen de diffusion. Ainsi, le préjudice causé à M. Subbiah par la communication de la décision par la Commission était prévisible. L’évaluation de la situation que la Commission a faite était inadéquate.

 

[101]       L’aspect suivant du premier volet du critère de l’arrêt Anns concerne la proximité entre la Commission et M. Subbiah. M. Subbiah affirme que sa situation est semblable à celle visée par les autres catégories de proximité dans lesquelles un acteur gouvernemental, en l’espèce la Commission, se voit imposer des obligations uniques envers l’Administration. En droit de la responsabilité délictuelle, la proximité englobe les personnes qui pourraient subir un préjudice en raison des actes posés par une autre personne si ce préjudice était raisonnablement prévisible. De plus, bien que l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‑21, puisse permettre la communication de renseignements personnels, cette communication est assujettie aux autres lois fédérales, et la Loi prévoit que la Commission a l’obligation de refuser la communication de tout renseignement qui pourrait compromettre la sécurité d’une personne, y compris M. Subbiah. Par conséquent, M. Subbiah affirme que, dès lors que l’existence d’une obligation de diligence a été démontrée prima facie, c’est à la Commission qu’il revient de démontrer qu’elle n’avait pas cette obligation.

 

[102]       En ce qui concerne la violation de la norme de diligence et l’existence d’un lien de causalité, M. Subbiah se fonde sur le témoignage de M. Peteigney. Si l’on accepte le témoignage de M. Peteigney, il est alors établi que la décision circulait au sein du pénitencier de Kingston avant l’agression du 14 mai 2009, et que des détenus faisaient des paris entre eux au sujet de la façon dont M. Subbiah serait agressé. Il s’agit là d’un manquement à la sécurité dynamique de la prison qui a été causé par l’omission de la Commission d’aviser le SCC que la décision relative à la libération conditionnelle de M. Subbiah avait été communiquée à un journaliste. Bien que la Commission affirme qu’elle n’a aucune obligation de prévenir le SCC lorsqu’une décision relative à une libération conditionnelle est communiquée, M. Subbiah affirme que la pratique actuelle de la Commission contrevient à l’alinéa 144(2)a) de la Loi dans le contexte précis de la présente affaire, de sorte qu’on doit conclure à sa responsabilité. M. Subbiah fait observer que conclure à une telle responsabilité ne risque pas d’« ouvrir les vannes », étant donné que ce précédent ne s’appliquera que dans les cas où la Commission ne s’est pas conformée à la Loi.

 

Prétentions et moyens de Sa Majesté

[103]       Suivant Sa Majesté, M. Subbiah n’a pas réussi à faire la preuve de ses allégations de négligence de la part de la Commission. M. Subbiah n’a pas démontré que la Commission avait une obligation de diligence envers lui. Il n’y a aucune relation de proximité entre eux, étant donné que l’obligation de diligence proposée par M. Subbiah serait incompatible avec la mission de la Commission de trouver un juste équilibre entre les intérêts des contrevenants et divers autres intérêts sociaux.

 

[104]       De plus, Sa Majesté soutient qu’il n’existe aucun élément de preuve quant à une interaction entre la Commission et M. Subbiah pour ce qui est de la communication de la décision. Sa Majesté affirme que, même si de tels liens de proximité existaient, il y a de nombreuses autres raisons de principe qui justifient de nier l’existence d’une obligation prima facie de diligence (Holland c Saskatchewan, 2007 SKCA 18, conf. par 2008 CSC 42). Déclarer la Commission coupable alors qu’elle s’est conformée à l’obligation que lui faisait la loi de communiquer aux intéressés les décisions relatives à la libération conditionnelle ouvrirait les vannes et exposerait la Commission à une responsabilité délictuelle pour toutes ses décisions.

 

[105]       Sa Majesté affirme que, même s’il existait une obligation de diligence, cette obligation n’a pas été violée, parce que la Commission a agi conformément à la Loi et à la Loi sur la protection des renseignements personnels. La Commission a également agi de bonne foi, de sorte que, même si elle a commis une erreur dans la façon dont elle a exercé ses obligations légales, on ne peut prétendre que la Commission n’a pas respecté la norme de diligence applicable.

 

[106]       Enfin, Sa Majesté soutient que, même s’il y a eu manquement à la norme de diligence, il n’existe pas de lien de causalité entre la communication de la décision relative à la libération conditionnelle à M. Tripp et l’agression. Rien ne permet de penser que la décision relative à la liberté conditionnelle avait circulé au sein du pénitencier de Kingston avant l’agression et, même si c’était le cas, les risques pour la sécurité demeureraient les mêmes parce que les renseignements contenus dans la décision étaient déjà publics. Par conséquent, l’allégation de négligence formulée par M. Subbiah contre la Commission doit être rejetée.

 

Analyse

[107]       D’entrée de jeu, il est utile de citer le critère énoncé dans l’arrêt Anns que la Cour suprême du Canada a explicité dans l’arrêt Cooper, où elle fait observer ce qui suit :

30                En résumé, nous sommes d’avis que dans l’état actuel du droit, tant au Canada qu’à l’étranger, il convient d’interpréter l’analyse établie dans l’arrêt Anns comme suit. À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était‑il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe‑t‑il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie. À la deuxième étape du critère de l’arrêt Anns il reste toujours à trancher la question de savoir s’il existe des considérations de politique étrangères au lien existant entre les parties qui sont susceptibles d’écarter l’obligation de diligence. Il se peut, comme le Conseil privé le laisse entendre dans Yuen Kun Yeu, que de telles considérations ne l’emportent pas souvent. Nous estimons cependant qu’avant d’imposer une nouvelle obligation de diligence, il est utile de se demander si, malgré la prévisibilité et la proximité des parties, il existe des raisons de politique générale pour lesquelles l’obligation ne devrait pas être imposée.

 

31                Dans le premier volet du critère de l’arrêt Anns, la prévisibilité raisonnable du préjudice doit se doubler de la proximité. La question est de savoir ce que l’on entend par proximité. On peut dire deux choses à cet égard. La première est que la jurisprudence utilise généralement le mot « proximité » pour décrire le genre de lien susceptible de donner lieu à une obligation de diligence. La deuxième est que l’utilisation de catégories permet de déterminer quels sont les liens suffisamment étroits. Le nombre des catégories n’est pas limité et il est possible d’introduire de nouvelles catégories de négligence. Mais, de façon générale, la proximité est établie par renvoi à ces catégories. Cela confère de la certitude au droit relatif à la diligence tout en permettant à celui‑ci d’évoluer pour répondre aux besoins créés par les cas nouveaux.

 

32                Sur le premier point, il semble clair que l’utilisation du mot « proximité » relativement à la négligence ait servi dès le début et au cours de son histoire à décrire le genre de lien permettant l’imposition de l’obligation de diligence en tant que protection contre la négligence prévisible.

 

[108]       Lorsqu’on applique le premier volet du critère de l’arrêt Anns, le préjudice subi par M. Subbiah était‑il raisonnablement prévisible? Existe‑t‑il une proximité dans les liens qui existaient entre M. Subbiah et la Commission? Compte tenu de la preuve, j’arrive à la conclusion qu’il y avait « proximité » au sens de la jurisprudence, en ce sens que la Commission avait l’obligation d’agir conformément à la Loi et d’assurer la sécurité des personnes, y compris celle de M. Subbiah. M. Subbiah avait le droit de s’attendre à cette protection. Toutefois, le préjudice subi par M. Subbiah n’était pas prévisible dans les circonstances.

 

[109]       En ce qui concerne cette question, M. Subbiah n’a pas démontré de prévisibilité ou de lien de causalité entre la publication de la décision sur Internet et l’agression qu’il a subie. Je tire cette conclusion en me fondant sur la preuve et plus particulièrement sur les éléments suivants :

                 (i)                        dans ses notes personnelles et dans son grief officiel de détenu, M. Subbiah formule plusieurs hypothèses pour expliquer la raison pour laquelle il a été agressé. Aucune de ces hypothèses ne mentionne la publication de la décision sur Internet;

               (ii)                        le témoignage de plusieurs témoins, et notamment celui de Mme Blasko, confirme que les antécédents criminels de M. Subbiah étaient bien connus des autres détenus de l’établissement;

             (iii)                        le témoignage donné par M. Peteigney au sujet de la diffusion de l’article publié sur Internet n’est tout simplement pas crédible, en raison de ses nombreuses failles. Plus précisément, M. Peteigney a admis qu’il ne pouvait se souvenir d’aucun fait remontant à plus de huit mois, mais la lettre qu’il a écrite dans laquelle il mentionne avoir vu l’article publié sur Internet circuler parmi les détenus a été rédigée au moins neuf mois après la date où il affirmait avoir été témoin des événements en question;

             (iv)                        après l’agression, M. Subbiah n’a pas attribué l’agression à la publication de la décision;

               (v)                        Mme Blasko a affirmé catégoriquement dans son témoignage qu’il n’y avait aucun rapport faisant état d’un risque pour M. Subbiah au pénitencier de Kingston, ajoutant qu’elle ignorait que l’article avait été diffusé sur Internet.

 

[110]       M. Subbiah se fonde exclusivement sur le témoignage de M. Peteigney pour établir que la décision a circulé parmi les détenus du pénitencier de Kingston au cours de la période précédant l’agression du 14 mai 2009. Pourtant, pour les motifs déjà exposés, le témoignage de M. Peteigney n’a aucune fiabilité et doit être rejeté en entier. Par conséquent, il n’y a aucun élément de preuve qui appuie l’allégation que la décision s’est retrouvée entre les mains des détenus du pénitencier de Kingston. L’allégation de M. Subbiah suivant laquelle la divulgation de la décision est la cause immédiate de son agression n’est donc pas fondée, de sorte que l’allégation de négligence qu’il formule contre la Commission n’est pas fondée non plus.

 

QUESTION 3

La Commission a‑t‑elle manqué aux obligations que lui imposait le paragraphe 144(2) de la Loi et a‑t‑elle porté atteinte aux droits à la vie privée de M. Subbiah?

 

Prétentions et moyens du demandeur

[111]       Monsieur Subbiah affirme que la Commission devait raisonnablement présumer que M. Tripp publierait la décision après en avoir obtenu communication. De plus, la Commission devait raisonnablement être au courant du fait que les contrevenants sexuels comme M. Subbiah se situent complètement au bas de la hiérarchie carcérale et qu’ils sont par conséquent exposés à un danger si la nature de leurs infractions sexuelles est révélée au sein de la population carcérale. M. Subbiah affirme que la publication de la décision n’a pas seulement compromis sa propre sécurité, mais aussi celle des agents correctionnels du pénitencier de Kingston, qui étaient exposés à des risques du fait qu’ils devaient protéger M. Subbiah contre des agressions après que ses infractions sexuelles eurent été rendues publiques.

 

[112]       Monsieur Subbiah affirme que, lorsque la Commission a en sa possession des renseignements susceptibles de nuire à un prisonnier, elle devrait avoir l’obligation d’assurer la sécurité du détenu concerné, d’autant plus que le SCC et la Commission sont régis par la même loi, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. M. Subbiah affirme qu’il est inconcevable que le législateur édicte un texte législatif autorisant une direction générale à divulguer des renseignements susceptibles de nuire à une autre direction générale en mettant en péril la sécurité au sein d’un établissement correctionnel. Les obligations du SCC et de la Commission doivent être cohérentes, de sorte que la Commission a l’obligation d’aviser le SCC dès lors qu’une demande de divulgation risque de nuire à un détenu ou de l’exposer à un danger.

 

[113]       Par conséquent, M. Subbiah allègue que la Commission ne s’est pas conformée aux exigences de l’alinéa 144(2)a) de la Loi, parce qu’elle a divulgué la décision à M. Tripp sans s’assurer que cette divulgation ne compromettrait la sécurité de personne. La Commission n’a pas contacté le SCC pour obtenir des consignes ou des renseignements au sujet des éventuelles répercussions qu’aurait la communication de cette décision à M. Tripp. Il n’y a eu aucune collaboration entre la Commission et le SCC pour assurer la sécurité de M. Subbiah et des employés de l’établissement carcéral. Bien que le tapage médiatique entourant les crimes de M. Subbiah ait connu son apogée au cours des années quatre‑vingt‑dix, il ne faut pas oublier que la population carcérale du pénitencier de Kingston se renouvelle sans cesse; en 2008 ou 2009, de nombreux détenus ignoraient sans doute la nature des délits commis par M. Subbiah. M. Subbiah affirme que les anciens bulletins de nouvelles portant sur ses crimes ne sont plus de notoriété publique. Dans son esprit, c’est la communication de la décision qui a informé les détenus du pénitencier de Kingston de ses antécédents criminels et qui a par conséquent compromis sa sécurité.

 

Prétentions et moyens de Sa Majesté

[114]       Sa Majesté affirme que les droits au respect de la vie privée de M. Subbiah n’ont pas été violés par la Commission, étant donné que les institutions gouvernementales sont autorisées à communiquer des renseignements personnels concernant un individu sans son consentement, dès lors que cette communication est conforme à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. La communication de renseignements personnels est permise lorsqu’elle est autorisée par une loi fédérale, et le paragraphe 144(2) de la Loi permet de divulguer aux intéressés les décisions relatives à la libération conditionnelle.

 

[115]       De plus, le paragraphe 69(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels prévoit que l’article 8 ne s’applique pas aux « renseignements personnels auxquels le public a accès » et Sa Majesté signale que les détails des antécédents criminels de M. Subbiah sont de notoriété publique, ainsi que M. Subbiah le reconnaît lui‑même. La nature de ses crimes a fait beaucoup de bruit dans les médias et a notamment donné lieu à une émission télévisée qui a été diffusée pour la première fois en 1997 et qui est rediffusée régulièrement depuis. Par conséquent, même si la Commission n’a pas agi conformément à l’alinéa 144(2)a) de la Loi, elle a bel et bien agi en conformité avec la Loi sur la protection des renseignements personnels. La demande formulée par M. Subbiah contre la Commission est irrecevable par application de l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui interdit de poursuivre la Couronne au civil lorsque des renseignements personnels ont été communiqués de bonne foi.

 

Analyse

[116]       Il semble qu’il n’y ait aucune affaire dans laquelle les tribunaux se seraient penchés sur l’objet et le rôle du paragraphe 144(2) de la Loi et il semble qu’il n’existe donc aucun précédent qui explique ou clarifie l’obligation qu’a la Commission de refuser de communiquer des renseignements dont la divulgation risquerait vraisemblablement « de mettre en danger la sécurité d’une personne », comme le prévoit l’alinéa 144(2)a) de la Loi.

 

[117]       L’article 144 oblige la Commission à constituer un registre de ses décisions et le paragraphe (2) permet à « toute personne qui démontre qu’elle a un intérêt à l’égard d’un cas particulier » de demander par écrit que lui soit communiquée une décision. La personne qui démontre qu’elle a un intérêt à l’égard d’un cas particulier a donc accès au registre, sous réserve de certaines restrictions, notamment lorsque la communication des renseignements risquerait vraisemblablement de mettre en danger la sécurité d’une personne [al. 144(2)a)] ou de nuire à la réinsertion sociale du délinquant [al. 144(2)c)].

 

[118]       Le registre a pour objet « de favoriser la transparence du processus décisionnel et le respect de l’obligation de rendre compte à laquelle la Commission est assujettie », comme la Cour d’appel fédérale l’a rappelé dans l’arrêt R c Zarzour, [2000] ACF no 2070 (CAF) [Zarzour], au paragraphe 60. Dans l’arrêt Zarzour, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur des questions semblables à celles qui nous occupent en l’espèce. Cette affaire portait sur la communication de renseignements par la Commission à l’ex‑femme (Mme Bélanger) d’un détenu. Le détenu purgeait une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au deuxième degré. Il avait rencontré Mme Bélanger alors qu’elle étudiait la criminologie et qu’elle effectuait une visite au pénitencier où il était détenu. Ils se sont fréquentés et se sont mariés après sa libération conditionnelle. Ils se sont mariés en 1988 et ont divorcé en 1991. Un enfant est né de cette union. L’échec du mariage était, selon Mme Bélanger, attribuable à la violence conjugale. Le détenu a été réincarcéré après avoir omis de respecter des conditions de sa libération qui n’avaient rien à avoir avec ses problèmes conjugaux. Mme Bélanger a écrit à la Commission des lettres dans lesquelles elle demandait qu’en cas de libération du détenu, il lui soit imposé de ne pas communiquer avec elle ou son fils. Elle a écrit une deuxième lettre dans laquelle elle alléguait qu’elle avait fait l’objet de violence conjugale et qu’elle répondait à la définition de « victime » au sens de la Loi. Là encore, elle a réclamé que la libération conditionnelle soit assortie de conditions visant à assurer sa protection et celle de son fils. Les deux lettres de Mme Bélanger ont été classées dans le dossier du détenu à la Commission.

 

[119]       Le détenu a finalement obtenu une libération conditionnelle qui était notamment assortie de la condition qu’il s’abstienne de tout contact avec Mme Bélanger. Le détenu a poursuivi le gouvernement au motif que la Commission n’aurait pas dû tenir compte des lettres en question, étant donné qu’elles étaient à l’origine de ses problèmes. Il affirmait également que divers droits qui lui étaient garantis par la Charte avaient été violés. Il a obtenu gain de cause au procès, mais la décision a été infirmée en appel.

 

[120]       Une des questions en litige dans cette affaire concernait les renseignements relatifs au détenu que Mme Bélanger avait obtenus de la Commission. En premier lieu, elle avait été informée du fait qu’une décision avait été rendue par la Commission à une date précise au sujet de la libération conditionnelle de son ex‑mari et elle avait ensuite reçu une copie de la décision de la Commission. Le détenu soutenait qu’il s’agissait d’une atteinte à son droit à la vie privée et aux droits que lui garantissait la Charte. Mme Bélanger n’a pas réclamé le statut d’observatrice à l’audience et il a été admis qu’elle n’était pas une « victime » au sens de la Loi.

 

[121]       L’avocat de la Commission a souligné que Mme Bélanger avait reçu les renseignements en vertu du paragraphe 144(2) de la Loi en tant que personne ayant démontré un intérêt à l’égard d’un cas particulier. Mme Bélanger avait écrit à la Commission pour lui demander une copie de la décision et la Commission avait accédé à sa demande au motif qu’elle avait manifesté son intérêt. La Commission a considéré cette demande comme une demande de communication permanente et a continué à communiquer des renseignements à Mme Bélanger. La Cour d’appel fédérale a infirmé le jugement de première instance, jugeant que Mme Bélanger avait le droit de recevoir les décisions en tant que personne ayant démontré un intérêt dans un cas particulier.

 

[122]       Seuls les intéressés ont accès aux décisions. Un représentant des médias est un intéressé. La section 11.2 du Manuel des politiques intitulée Registre des décisions, Objet précise, à son article 8, que les « représentants des médias » sont un exemple de personnes qui peuvent manifester un intérêt dans un cas particulier. Dans l’arrêt Zarzour, la Cour a déclaré que, compte tenu de l’objectif que recherchait le législateur en adoptant l’article 144 de la Loi, la Commission pouvait adopter « l’approche libérale qu’elle a prise à l’endroit de la demande d’accès de madame Bélanger », évitant ainsi « d’imposer un formalisme tout aussi inutile que stérile » en matière de divulgation de décisions individuelles (au paragraphe 62).

 

[123]       Pour s’acquitter de son mandat en ce qui concerne la publicité de ses audiences et la communication des renseignements relatifs aux détenus ayant présenté une demande de libération conditionnelle, la Commission a publié, en vertu des paragraphes 140(4) à 140(6) de la Loi, un Manuel des politiques, qui prévoit à la section 9.3 intitulée Observateurs à l’audience, le protocole que doit suivre toute personne intéressée à assister à une audience. La Commission est maîtresse de sa propre procédure et elle vise la transparence. La section 9.3 du Manuel des politiques dispose :

Objet

2.                  La Commission des libérations conditionnelles du Canada permet à des observateurs d’assister à certaines audiences pour que les décisions soient prises de façon plus ouverte, pour accroître sa responsabilisation et pour que le public comprenne mieux le processus de prise de décision.

Définition

3.                  Observateurs : personnes autorisées par les commissaires à assister à l’audience d’un délinquant uniquement pour voir comment elle se déroule.

 

[124]       Il y a également une section qui permet expressément aux membres des médias disposant d’une autorisation de sécurité d’assister aux audiences. Toutes ces dispositions visent à assurer la transparence de la procédure. Il y a cependant lieu de signaler que les renseignements ou les documents dont il a été question lors de l’audience à laquelle un représentant des médias a assisté ne constituent pas une communication de renseignements au sens de la Loi sur l’accès à l’information ou de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

 

[125]       En tout état de cause, la Loi sur la protection des renseignements personnels autorise la divulgation de renseignements personnels avec ou sans consentement si cette divulgation est conforme à l’article 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Premièrement, l’article 3 définit les « renseignements personnels » comme suit : « renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable [...] ». Les renseignements relatifs au dossier médical, au casier judiciaire et aux antécédents professionnels sont expressément visés à l’alinéa 3b). En deuxième lieu, en vertu de l’article 8, les institutions fédérales peuvent communiquer des renseignements lorsque leur communication est prévue par la Loi. Voici les dispositions pertinentes de l’article 8 :

8. (1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

 

(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

 

a) communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

 

b) communication aux fins qui sont conformes avec les lois fédérales ou ceux de leurs règlements qui autorisent cette communication;

 

8. (1) Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be disclosed by the institution except in accordance with this section.

 

(2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

 

 

 

(a) for the purpose for which the information was obtained or compiled by the institution or for a use consistent with that purpose;

 

 

(b) for any purpose in accordance with any Act of Parliament or any regulation made there under that authorizes its disclosure;

[126]       Dans le cas qui nous occupe, M. Tripp a reçu la décision en vertu d’une disposition précise de la Loi [le paragraphe 144 (2)] et M. Tripp était un « intéressé ». La Commission a expurgé certains renseignements personnels et, compte tenu de l’ensemble des circonstances, elle a respecté l’intention exprimée par le législateur à l’alinéa 144(2)a) ainsi que les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels lorsqu’elle a communiqué la décision. En tout état de cause, indépendamment de toute considération relative à la Loi sur la protection des renseignements personnels, les antécédents criminels de M. Subbiah relatés dans la décision étaient des renseignements qui étaient accessibles au public. Il n’y a donc pas eu atteinte au droit à la vie privée de M. Subbiah.

Dommages‑intérêts

[127]       Comme j’ai conclu : a) qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les coups de couteau reçus par M. Subbiah et la communication de la décision; b) que ni la Commission ni le SCC ne se sont rendus coupables de négligence, il s’ensuit que M. Subbiah n’a pas droit à des dommages‑intérêts. Même s’il existait un certain lien de causalité ou qu’une négligence avait été commise, les dommages‑intérêts qui seraient accordés seraient purement symboliques.

 

Dispositif

[128]       Pour les motifs qui ont été exposés, l’action est rejetée avec dépens.

 

 


JUGEMENT

 

            LA COUR :

 

1.                  REJETTE l’action;

 

2.                  ADJUGE à la défenderesse les dépens, lesquels devront être taxés.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T‑1559‑09

 

INTITULÉ :

SELVA KUMAR SUBBIAH, ALIAS RICHARD SUBBIAH c SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LE 19 MARS 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE PROTONOTAIRE AALTO

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 27 NOVEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

John Hill

 

POUR LE demandeur

 

Talitha Nabbali

 

POUR LA défenderesse

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Hill

Avocat

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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