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Date : 20131119

Dossier : IMM‑8485‑12

Référence : 2013 CF 1119

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

A068

 

défendeur

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le présent dossier s’ajoute à une série de demandes de contrôle judiciaire portant sur des demandes d’asile faites par des passagers arrivés au Canada à bord de l’un des deux navires transportant des demandeurs d’asile tamouls qui ont accosté au pays à la fin de 2009 et au milieu de 2010. Le demandeur d’asile en l’espèce était un passager du navire à moteur (MS) Ocean Lady et il a été jugé qu’il n’était pas un membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET].

 

[2]               Au cours des treize derniers mois, la Cour s’est prononcée sur plusieurs demandes de contrôle judiciaire concernant des demandeurs d’asile qui se trouvaient dans une situation semblable à la sienne à bord du MS Ocean Lady ou de l’autre navire, le MS Sun Sea (voir par ex. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B380, 2012 CF 1334, le juge en chef Crampton [B380]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B342, IMM‑914‑12 (non publiée), le juge Hughes; PM c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 77, la juge Snider [PM]; SK c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 78, la juge Snider [SK]; Ganeshan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 841, la juge Snider; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B472, 2013 CF 151, le juge Harrington [B472], Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B323, 2013 CF 190, le juge Harrington [B323], B027 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 485, le juge Harrington; B223 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 511, le juge Harrington; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c A011, 2013 CF 580, le juge Harrington [A011]; B135 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 871, le juge Harrington; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B399, 2013 CF 260, le juge O’Reilly [B399]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B377, 2013 CF 320, le juge Blanchard [B377]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B420, 2013 CF 321, le juge Blanchard [B420]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c A032, 2013 CF 322, le juge Blanchard [A032]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B134, IMM‑8010‑12 (non publiée), la juge Hansen [B134]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B451, 2013 CF 441, le juge Noël [B451]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B344, 2013 CF 447, le juge Noël [B344]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B459, 2013 CF 740, le juge Mosley [B459]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B171, 2013 CF 741, le juge Mosley [B171]; Thanapalasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 830, le juge Phelan; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c B272, 2013 CF 870, le juge de Montigny [B272]; PK c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 969, la juge Kane [PK]; et Balakrishnan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 944, le juge Shore.

 

[3]               Dans la présente affaire, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la SPR ou la Commission] a conclu que le demandeur d’asile avait qualité de réfugié en raison du risque auquel il était exposé du fait de sa présence à bord du MS Ocean Lady. La Commission a jugé à cet égard que sa présence à bord du navire et la situation dans laquelle il se trouvait l’exposeraient à un risque possible de torture par les autorités sri‑lankaises s’il devait retourner dans ce pays, parce que les autorités le soupçonneraient d’être un membre ou un sympathisant des TLET ou voudraient lui soutirer des renseignements sur les membres ou les sympathisants des TLET qui étaient avec lui à bord du MS Ocean Lady. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration demande à la Cour d’annuler la décision de la Commission.

 

[4]               Le ministre soutient que la Commission a fondé sa décision sur une interprétation déraisonnable ou incorrecte de la Convention relative au statut des réfugiés, 22 avril 1954, 189 RTNU 150 [la Convention sur les réfugiés], laquelle a été intégrée à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi]. Plus particulièrement, le ministre affirme que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en concluant que la présence du demandeur d’asile à bord du MS Ocean Lady permettait à ce dernier de faire valoir qu’il appartenait à un « groupe social » au sens de la Convention sur les réfugiés pour justifier sa demande d’asile. Le ministre soutient que cette décision est erronée au motif qu’une simple présence à bord du MS Ocean Lady ne fait pas d’une personne un membre d’un « groupe social » au sens de la Convention sur les réfugiés. De plus, le ministre affirme que la SPR a conclu de façon déraisonnable que le demandeur d’asile pourrait être exposé à un risque de torture s’il devait retourner au Sri Lanka, faisant valoir que l’interprétation de la preuve par la Commission par rapport au risque allégué était déraisonnable puisqu’elle ne démontre aucunement ce risque. Enfin, le ministre allègue que la Commission a fondé sa décision uniquement sur l’appartenance du demandeur d’asile à un groupe social et que la Cour aurait tort de confirmer la décision pour des motifs que la SPR n’a pas pris en compte, à savoir la combinaison de l’origine ethnique du demandeur et l’opinion politique perçue, soit celle de membre ou sympathisant présumé des TLET.

 

[5]               Pour sa part, le demandeur d’asile soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle il appartenait à un « groupe social » en raison de sa présence à bord du MS Ocean Lady était raisonnable, tout comme l’était celle voulant qu’il serait exposé à davantage qu’une simple possibilité de persécution s’il devait être renvoyé au Sri Lanka. À titre subsidiaire, le demandeur d’asile fait valoir que la Cour devrait considérer que la Commission, en plus de se fonder sur le motif de l’appartenance à un groupe social pour justifier l’application de la protection offerte aux réfugiés, est parvenue à sa conclusion qu’il était un réfugié en se fondant sur d’autres motifs de protection prévus par la Convention sur les réfugiés, à savoir l’origine tamoule du demandeur d’asile et la probabilité que les autorités sri‑lankaises le considèrent comme étant un membre ou un sympathisant des TLET en raison de ses antécédents et de sa présence à bord du MS Ocean Lady. Le demandeur d’asile soutient qu’il aurait ainsi droit à la protection accordée aux réfugiés pour des motifs mixtes de race ou de nationalité et d’opinions politiques perçues, et que cette solution fournit un autre fondement pour conclure au caractère raisonnable de la décision de la Commission et la confirmer à ce titre.

 

[6]               Pour les motifs énoncés ci‑après, j’ai conclu que la décision de la Commission devrait être confirmée et que la présente demande de contrôle judiciaire, rejetée. Pour comprendre mes raisons et situer les arguments des parties dans le contexte approprié, il convient de se pencher sur le contexte législatif pertinent sous‑jacent à la décision de la Commission et sur les diverses décisions rendues jusqu’à maintenant par la Cour dans des affaires de cette nature.

 

Contexte

[7]               Sous le régime de la LIPR, un demandeur d’asile peut avoir qualité de personne à protéger en vertu de deux dispositions principales, à savoir les articles 96 et 97 de la Loi.

 

[8]               L’article 96 intègre la Convention sur les réfugiés; pour paraphraser ses principaux points, il prévoit qu’une personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques a qualité de réfugié si elle ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle a sa résidence habituelle. La jurisprudence reconnaît que pour établir le droit à la protection en vertu de l’article 96 de la LIPR, le demandeur d’asile doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe plus qu’une simple possibilité – ou une possibilité raisonnable – qu’il s’exposerait à des persécutions s’il devait être renvoyé dans son pays d’origine (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, à la page 683, 57 DLR (4th) 153 (CAF); Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, au paragraphe 98, [2010] 3 RCS 281; et Mugadza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 122, au paragraphe 20, 164 ACWS (3d) 841).

 

[9]               Quant à l’article 97 de la LIPR, il incorpore les protections prévues à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 26 juin 1987, 1465 RTNU 85 [la Convention contre la torture] et offre en fait une protection plus vaste que celle que prescrit cette convention. Encore une fois, pour paraphraser les portions de la Loi qui sont pertinentes en l’espèce, l’article 97 de la LIPR dispose qu’a qualité de personne à protéger la personne qui serait exposée au risque d’être soumise à la torture, au sens de la Convention contre la torture, ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités par son renvoi dans le pays dont elle a la nationalité ou dans lequel elle avait sa résidence habituelle. Il existe un certain nombre d’exceptions à cette protection générale; elles figurent à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, mais aucune d’entre elles n’est pertinente en l’espèce. Ce qui est pertinent, c’est la norme de preuve requise dans le cas d’une demande d’asile présentée en vertu de l’article 97, norme plus rigoureuse que celle qui s’applique à une demande d’asile présentée en vertu de l’article 96 de la Loi. La jurisprudence reconnaît à cet égard que pour avoir droit à la protection conférée par l’article 97 de la LIPR, le demandeur d’asile doit établir la probabilité du risque selon la prépondérance des probabilités (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, au paragraphe 14, 249 DLR (4th) 306).

 

[10]           Étant donné la différence dans la norme de preuve, les affaires impliquant des passagers du MS Ocean Lady et du MS Sun Sea ont été plaidées selon l’article 96 plutôt que selon l’article 97 de la LIPR. Du reste, la question de savoir si une demande comporte un fondement légitime – ou a un lien avec un motif prévu par la Convention sur les réfugiés – a été largement examinée dans la jurisprudence.

 

[11]           Plus particulièrement, quatre grandes questions ont été traitées dans la jurisprudence de la Cour concernant des affaires de passagers à bord du MS Ocean Lady et du MS Sun Sea :

1.   Quelle norme la Cour devrait‑elle appliquer pour contrôler l’interprétation que fait la Commission des exigences de la Convention sur les réfugiés, reprises à l’article 96 de la LIPR, ainsi que la façon dont la Commission applique ces exigences eu égard aux faits du cas particulier d’un demandeur d’asile?

2.   Quel sens faut‑il donner au motif « groupe social »? Ce sens est‑il suffisamment général pour englober les personnes exposées au risque découlant de leur présence comme passagers à bord du MS Ocean Lady ou du MS Sun Sea?

3.   En appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour devrait‑elle confirmer la décision de la SPR si, en plus de chercher à savoir si un passager du MS Ocean Lady ou du MS Sun Sea a qualité de personne à protéger à titre de membre « d’un groupe social », la SPR fait des observations sur le risque découlant de l’origine ethnique du demandeur d’asile et de la perception selon laquelle il pourrait être un membre ou un sympathisant des TLET ou détenir des renseignements sur l’organisation?

4.   La Cour devrait‑elle intervenir et rejeter les conclusions de fait sur le niveau de risque auquel la SPR estime qu’un demandeur d’asile qui était passager à bord du MS Ocean Lady ou du MS Sun Sea serait exposé s’il devait retourner au Sri Lanka?

 

a)         Jurisprudence sur les normes de contrôle

[12]           À l’égard de la première question, la jurisprudence de notre Cour est divisée. Certes, les décisions reconnaissent de façon uniforme que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de l’application par la SPR des exigences de la Convention sur les réfugiés aux faits du cas particulier d’un demandeur d’asile, mais la jurisprudence est partagée sur la question de savoir si la norme de la décision raisonnable devrait s’appliquer à l’interprétation que fait la SPR de la Convention sur les réfugiés incorporée à l’article 96 de la LIPR.

 

[13]           Pour sa part, le juge Harrington a statué dans les décisions B472 (au paragraphe 22), B323 et A011 (aux paragraphes 44 à 49), que la norme de la décision correcte s’applique à l’interprétation par la SPR de l’article 96 de la LIPR et de la Convention sur les réfugiés, puisqu’il s’agit de questions d’une importance générale pour l’ensemble du système juridique, à l’instar des obligations du Canada en matière de droits de la personne découlant d’un traité international. Pour arriver à cette conclusion, le juge Harrington s’est appuyé sur les arrêts de la Cour d’appel fédérale Febles c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 324, 357 DLR (4th) 343 [Febles], et Feimi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CAF 325, 353 DLR (4th) 536 [Feimi]. Dans l’arrêt Febles, la majorité des juges saisis de l’affaire ont statué que la norme de la décision correcte s’applique à l’interprétation de l’article 98 de la LIPR, lequel incorpore au droit interne les exclusions de la protection de réfugiés contenues dans la Convention sur les réfugiés. En parvenant à cette conclusion, le juge Evans, s’exprimant au nom de la majorité sur ce point, écrit que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer parce que la Convention sur les réfugiés « […] doit être interprétée de façon aussi uniforme que possible […]. Il est plus probable que cet objectif soit atteint par le recours à la norme de la décision correcte » (au paragraphe 24). Dans l’arrêt Feimi, les juges sont parvenus à la même conclusion, cette fois par une opinion unanime de la Cour (au paragraphe 14).

 

[14]           D’autres juges se sont exprimés dans des arrêts subséquents, comme B010 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CAF 87, 359 DLR (4th) 730 [B010], de la Cour d’appel fédérale, et Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CSC 40, 361 DLR (4th) 1 [Ezokola], de la Cour suprême du Canada.

 

[15]           S’exprimant au nom de la Cour dans la décision B010, la juge Dawson déclare que la norme de la décision raisonnable doit être appliquée à l’interprétation que fait la Commission des articles 37 et 117 de la LIPR, lesquels ne sont pas identiques aux interdictions contenues dans le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer des Nations Unies, 28 janvier 2004, 40 ILM 384 (2001) [le Protocole]. En formulant sa conclusion, elle fait observer ceci, au paragraphe 71 : « […] je me rends bien compte que [la Cour d’appel fédérale] a déjà appliqué la norme de la décision correcte en ce qui concerne l’interprétation, par la Section de la protection des réfugiés, de conventions internationales […] compte tenu de la nécessité d’interpréter les conventions internationales de façon uniforme ». Elle ajoute qu’il y a lieu de faire une distinction entre l’affaire dont elle est saisie et des affaires comme Febles, parce qu’en l’occurrence, la Section de l’immigration a interprété les dispositions de la LIPR visant à contrer la migration clandestine plutôt que les dispositions d’une convention internationale. De plus, la juge fait remarquer que le Protocole, à la différence de la Convention sur les réfugiés, prévoit que les États adopteront diverses mesures pour remplir les objectifs du Protocole. Elle en conclut donc que « le souci d’uniformité exprimé dans l’affaire Febles ne joue pas dans le cas du Protocole » (aussi au paragraphe 71). Comme les dispositions de la LIPR ne sont pas identiques à celles du Protocole, la juge Dawson a estimé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait, étant donné que la SPR interprétait sa loi constitutive et que la question relevait de son domaine d’expertise.

 

[16]           Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême devait examiner une autre décision de la SPR où celle‑ci avait appliqué l’article 98 de la LIPR, lequel, comme nous l’avons vu, incorpore au droit interne les exclusions de la protection des réfugiés contenues dans la Convention sur les réfugiés. Bien que la Cour n’ait pas traité directement de la question de la norme de contrôle, elle a appliqué la norme de la décision correcte à la décision de la Commission et a annulée cette décision parce qu’elle estimait que la SPR avait appliqué une définition erronée de la complicité pour décider si le demandeur d’asile devrait être exclu de la protection accordée aux réfugiés en raison de sa complicité dans la perpétration de crimes internationaux.

 

[17]           Ainsi donc, bien que l’on trouve dans la jurisprudence des décisions qui puissent justifier l’application de la norme de la décision correcte à l’interprétation par la SPR de la Convention sur les réfugiés, plusieurs juges de notre Cour sont parvenus à une conclusion contraire et ont statué que la conclusion de la Commission quant au type d’association constituant « un groupe social » est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, les décisions du juge en chef dans B380, au paragraphe 13; du juge O’Reilly dans B399, au paragraphe 18; du juge Blanchard dans B420, au paragraphe 13, dans A032, au paragraphe 14, et dans B377, au paragraphe 8; de la juge Hansen dans B134; du juge Noël dans B451, au paragraphe 26, et dans B344, au paragraphe 28; du juge Mosley dans B459, au paragraphe 4, et dans B171, au paragraphe 6; du juge de Montigny dans B272, au paragraphe 60). Alors que le juge en chef estime dans B380 que le sens à donner à « un groupe social », en tant que question de droit, devrait être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable, mes autres collègues privilégient la norme de la décision raisonnable parce que la question en litige porte sur l’application d’un motif de la Convention sur les réfugiés à la situation du demandeur d’asile et qu’il s’agit donc d’une question mixte de fait et de droit. Par exemple, dans la décision B272, le juge de Montigny se dit d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique parce que « les arguments ne portent pas tant sur l’interprétation des motifs prévus dans la Convention en soi que sur des questions mixtes de fait et de droit. Plus particulièrement, la question n’est pas axée sur la définition d’un “groupe social”, mais sur le fait de savoir si le défendeur appartient à un tel groupe » (au paragraphe 59).

 

b)         Jurisprudence sur le sens à accorder à « groupe social »

[18]           Pour ce qui est de la deuxième question traitée dans la jurisprudence, plusieurs juges soutiennent dans leurs décisions que le simple fait de s’être trouvé à bord du MS Ocean Lady ou du MS Sun Sea n’est pas suffisant pour faire d’un passager un membre d’un « groupe social » au sens de la Convention sur les réfugiés et de l’article 96 de la LIPR. Les juges O’Reilly, Blanchard, Noël, Mosley et de Montigny, de même que le juge en chef, ont tous déclaré qu’une conclusion de la SPR à l’effet contraire est déraisonnable (voir, par exemple, les décisions B380, aux paragraphes 23 à 27; B399, aux paragraphes 16 à 18; B420, au paragraphe 17; B451, au paragraphe 27; B459, aux paragraphes 8 à 11; B171, aux paragraphes 11 à 13; et B272, au paragraphe 75), alors que le juge Harrington a dit qu’une telle conclusion pourrait être raisonnable, mais qu’elle serait incorrecte (voir B472, aux paragraphes 26 à 28; B323; A011, au paragraphe 43). En revanche, la juge Snider a appliqué la norme de la décision raisonnable à ce genre de décisions et a déclaré, quoique ce soit dans des remarques incidentes ou des commentaires qui ne lient pas les parties, qu’il pourrait être raisonnable de la part de la SPR de conclure que la présence d’une personne comme passager à bord de l’un des navires fait de ce passager un membre d’un « groupe social » (voir PM, au paragraphe 17; SK, au paragraphe 25).

 

[19]           L’arrêt faisant autorité quant au sens devant être donné au terme « groupe social » est l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 [Ward], où le juge La Forest, s’exprimant au nom de la Cour, écrit ce qui suit à la page 739 (renvoi au RCS) :

Le sens donné à l’expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous‑jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l’initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d’établir une bonne règle pratique en vue d’atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées :

 

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

 

(2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer cette association; et

 

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d’être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l’orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d’intentions historiques, quoiqu’elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d’une personne constitue une partie immuable de sa vie.

 

[20]           Dans la décision B380, le juge en chef Crampton a annulé, au motif qu’elle était déraisonnable, une décision de la SPR selon laquelle un demandeur d’asile – un passager du MS Sun Sea – était un membre d’un « groupe social » constitué des passagers du navire. Le juge en chef a fait observer que pour qu’il y ait appartenance à un « groupe social » au sens de l’article 96 de la LIPR, « […] il doit y avoir quelque chose dans le groupe qui est lié à la discrimination ou aux droits de la personne. [C]e quelque chose […] doit être lié à ce que les personnes sont, d’une façon innée ou immuable, contrairement à ce qu’ils font » (au paragraphe 24).

 

[21]           Fait important, dans la très brève décision de la SPR que le juge en chef a examinée dans B380, le commissaire a estimé que le demandeur d’asile dans cette affaire était membre d’un « groupe social » en raison du simple fait de s’être trouvé à bord du MS Sun Sea. Dans cette affaire, contrairement au cas présent, la SPR n’a pas commenté le fait que la présence du demandeur d’asile à bord du navire aurait pu amener les autorités sri‑lankaises à le considérer comme un membre ou un sympathisant des TLET ou à vouloir l’interroger sur les renseignements qu’il aurait pu obtenir sur les TLET pendant qu’il était à bord du navire.

 

c)         Jurisprudence relative aux « motifs mixtes » et aux opinions politiques présumées

 

[22]           Quant à la troisième question traitée dans la jurisprudence, les juges ont confirmé dans plusieurs cas les conclusions de la SPR dans des situations semblables au cas présent, alors que la SPR avait fondé en grande partie sa décision sur le fait que les demandeurs d’asile étaient membres d’un « groupe social » constitué de Tamouls qui étaient exposés à un risque en raison de leur présence à bord de l’un des navires. Cependant, la SPR avait indiqué, dans un passage ou à un autre de sa décision, que le risque était lié à l’origine ethnique des demandeurs d’asile et à la possibilité qu’ils soient perçus comme des sympathisants des TLET. Dans B399, B420, B377, B344 et B272, les juges O’Reilly, Blanchard, Noël et de Montigny ont confirmé les décisions rendues par la SPR parce qu’il y avait là une confluence de motifs touchant la race et les opinions politiques présumées, motifs qu’ils ont estimés suffisants pour établir un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés. Dans une mesure plus ou moins grande, dans chacune de ces décisions, mes collègues ont interprété les motifs de la Commission pour parvenir à leur conclusion. Par exemple, le juge O’Reilly écrit, au paragraphe 19 de la décision B399 :

[…] Malheureusement, les conclusions de la Commission ne sont pas des plus claires. Néanmoins, le passage suivant des motifs appuie l’argument de B399 selon lequel la Commission n’avait pas fondé sa décision sur le seul motif de l’appartenance de B399 au groupe social formé des passagers du Sun Sea :

 

[…] il est probable que le demandeur d’asile sera détenu et interrogé […] au moment de son retour au Sri Lanka […] Le tribunal estime que les autorités soupçonneront que le demandeur d’asile a des liens avec les TLET. Les documents sur le pays indiquent que les autorités du Sri Lanka continuent de soumettre à des actes de violence graves, y compris la torture, les Tamouls soupçonnés d’avoir des liens avec les TLET.

 

[23]           Dans les décisions B399, B420, A032, B377, B344 et B272, les juges O’Reilly, Blanchard, Noël et de Montigny ont jugé que les décisions, très semblables à celle visée en l’espèce, étaient raisonnables puisque des éléments de preuve corroboraient la conclusion selon laquelle les demandeurs d’asile s’exposeraient à un risque de torture s’ils devaient retourner au Sri Lanka en raison de la confluence de leur origine ethnique, de leur complicité présumée avec les TLET et de leur détention de renseignements sur les TLET, les deux premiers éléments évoquant des motifs fondés sur la race et les opinions politiques présumées.

 

[24]           À l’inverse, dans les décisions B472, au paragraphe 28, B323, A011, aux paragraphes 40 à 42, B459, au paragraphe 7, et B171, au paragraphe 10, les juges Harrington et Mosley se sont gardés de faire un semblable exercice d’interprétation et ont tranché les litiges en se fondant uniquement sur le caractère raisonnable ou correct de l’analyse par la Commission du motif du « groupe social » à l’appui de la demande d’asile. Dans les décisions B472 et A011, le juge Harrington a annulé les décisions de la SPR au motif qu’elles étaient incorrectes; la Commission avait jugé que les demandeurs d’asile faisaient partie d’un « groupe social » constitué de passagers exposés à un risque en raison de leur présence à bord de l’un des navires. Dans les décisions B459 et B171, le juge Mosley les a également annulées au motif qu’elles étaient déraisonnables. Dans les quatre décisions, les juges ont certifié une question concernant la norme de contrôle appropriée et confirmé qu’il était inapproprié de chercher à savoir si la décision de la SPR pouvait être maintenue pour des motifs de race ou d’opinions politiques présumées, étant donné qu’aucun de ces deux motifs n’avait été nommément examiné par la SPR comme raison pour l’octroi du statut de réfugié.

 

d)         Jurisprudence relative aux contestations des conclusions de fait de la Commission

 

[25]           Enfin, pour ce qui est du traitement des conclusions de fait par la Commission dans ces affaires, la Cour n’est pas intervenue, sauf dans deux cas. La première exception est la décision B380, où le juge en chef a rejeté la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur d’asile dans cette affaire pourrait être exposé à un risque de torture advenant son retour au Sri Lanka. Il ressort de la décision que la conclusion de la Commission était fondée sur un seul élément de preuve, à savoir un article de presse, ce qui la distingue du cas présent, comme je l’expliquerai. Dans la seconde exception, la décision PK, la juge Kane a annulé la décision de la SPR parce qu’elle a jugé que la Commission avait omis de tenir compte de la situation personnelle particulière du demandeur d’asile. Aucune de ces questions ne se pose en l’espèce.

 

Analyse

[26]           Ce contexte étant défini, je puis maintenant examiner la présente affaire et les arguments avancés par les parties.

 

[27]           Je ne vois pas la nécessité de traiter de la question du « groupe social » (ou de la norme de contrôle applicable à la conclusion de la Commission sur l’appartenance du demandeur d’asile à un « groupe social ») parce que j’ai conclu que la décision de la Commission devrait être maintenue sur le fondement d’une analyse similaire à celle que mes collègues les juges O’Reilly, Blanchard, Noël et de Montigny ont effectuée dans les décisions B399, B420, A032, B377, B344 et B272.

 

[28]           Comme mon examen est axé sur la question de savoir si la Commission a commis une erreur en fondant sa décision sur le risque auquel le demandeur d’asile serait exposé, compte tenu de sa situation et de la perception des autorités sri‑lankaises qui pourraient voir en lui un sympathisant des TLET (par opposition à un examen visant à savoir ce qu’englobe le motif de l’appartenance à « un groupe social » en tant que question de droit), la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle de la décision raisonnable, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, et non d’une question de droit seulement (voir, par exemple, Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 53, [2008] 1 RCS 190; B420, au paragraphe 13; A032, au paragraphe 14; B377, au paragraphe 8). En d’autres termes, ce qui est en cause, ce n’est pas le sens éventuel des motifs de la « nationalité », de la « race » ou des « opinions politiques » selon la Convention sur les réfugiés, mais plutôt l’opportunité d’infirmer la conclusion explicite ou implicite de la Commission voulant qu’il y ait un lien avec ces motifs au vu des faits de l’espèce. Cette question commande l’application de la norme déférente de la décision raisonnable.

 

[29]           Dans la décision contestée en l’espèce, comme dans les décisions B399, B420, A032, B377 et B344, la Commission évoque à plusieurs reprises le risque auquel serait exposé le demandeur d’asile du fait d’être un jeune homme tamoul originaire du Nord du Sri Lanka qui serait perçu par les autorités sri‑lankaises comme étant un membre ou un sympathisant des TLET (et soupçonné de détenir des renseignements sur cette organisation) en raison de sa situation et de sa présence à bord du MS Ocean Lady.

 

[30]           Par exemple, dans la section des motifs de la décision, la SPR écrit ce qui suit :

Le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention, car il craint avec raison d’être persécuté au Sri Lanka du fait de motifs prévus dans la Convention, à savoir sa nationalité et son appartenance à un groupe social , soit celui des jeunes hommes tamouls qui seraient soupçonnés d’entretenir des liens avec les TLET parce qu’ils se sont rendus au Canada à bord de l’Ocean Lady.

 

 

[31]           À plusieurs autres endroits dans la décision, la SPR a fait des observations sur le risque de torture auquel pourrait fort bien être exposé le demandeur d’asile à son retour au Sri Lanka, parce que les autorités présumeraient qu’il entretetient des liens avec les TLET. Par exemple, la SPR écrit :

[23] […] j’estime que le profil du demandeur d’asile a changé lorsqu’il a choisi de monter à bord de l’Ocean Lady, un navire soupçonné d’avoir transporté des membres des TLET jusqu’au Canada. Le gouvernement du Sri Lanka s’est clairement montré désireux de retracer et, souvent, de persécuter les personnes liées aux TLET.

 

[…]

 

[27] […] Même si un agent d’immigration ou tout autre représentant du gouvernement du Sri Lanka n’arrivait pas à établir avec certitude si le demandeur d’asile est ou était un membre des TLET, ce dernier susciterait certainement un intérêt aux yeux du gouvernement, qui le verrait à tout le moins comme une personne susceptible d’être liée aux Tigres tamouls. Les autorités désireraient en outre connaître tout renseignement que pourrait fournir le demandeur d’asile au sujet des passagers ayant fait la traversée avec lui, du navire et du voyage comme tel.

 

[…]

 

[29]      Dans ces circonstances, j’estime que, si le demandeur d’asile devait retourner au Sri Lanka, il serait immédiatement détenu pendant un certain temps pour que le gouvernement du Sri Lanka puisse vérifier s’il est membre des TLET, s’il a pris des dispositions pour les Tigres tamouls à l’étranger, s’il détient des renseignements sur les TLET puisqu’il aurait voyagé avec des membres de cette organisation à bord du navire, s’il s’est livré au trafic d’armes et de munitions, etc.

 

[…]

 

[31]      Les Principes directeurs du HCR, qui n’ont pas changé depuis leur publication il y a deux ans, en 2010, recommandent précisément d’offrir une protection continue aux personnes ayant les profils suivants : les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET [caractères gras dans l’original] […] Puisque j’ai conclu que le demandeur d’asile serait soupçonné d’avoir des liens avec les TLET s’il était tenu de retourner au Sri Lanka, j’ai porté une attention particulière aux risques auxquels il pourrait être exposé.

 

[…]

 

[39] […] J’estime que, dès qu’un agent du SIS en viendrait à interroger le demandeur d’asile au sujet de ses déplacements et moyens de transport à destination du Canada, il serait tout de suite identifié comme ayant un lien avec les TLET.

 

[…]

 

[41] […] j’estime que le demandeur d’asile serait exposé à plus qu’une simple possibilité d’être arrêté, détenu, interrogé, torturé et même de disparaître et d’être tué, puisqu’il se trouvait à bord d’un navire soupçonné d’appartenir aux TLET et de transporter des membres de cette organisation […].  Les autorités sri‑lankaises prendront ces mesures afin de confirmer si le demandeur d’asile est un membre des TLET et s’il détient des renseignements au sujet des autres passagers qui appartiennent à l’organisation. Il lui sera demandé s’il entretenait des liens possibles avec les TLET avant de quitter le pays et, par la suite, s’il sait si l’Ocean Lady était bel et bien un navire des TLET, s’il a participé à la traite des personnes et au passage de clandestins, qui étaient les passagers du navire membres des TLET et s’il a noué des liens avec les TLET tandis qu’il se trouvait à l’extérieur du Sri Lanka.

 

[…]

 

[43] […] En raison de l’ensemble de la preuve dont j’ai été saisie, les éléments de preuve présentés par le ministre n’influent pas sur ma conclusion selon laquelle le demandeur d’asile sera perçu comme entretenant des liens avec les TLET à son retour au Sri Lanka.

 

[44]      Le lien du demandeur d’asile avec un motif prévu par la Convention est passé de l’appartenance à un certain groupe social, celui des [traduction] « jeunes hommes tamouls du Sri Lanka non soupçonnés d’appartenir aux TLET ou de les soutenir », à celui des [traduction] « jeunes hommes tamouls de [supprimé du dossier public en vertu d’une ordonnance de confidentialité] soupçonnés d’appartenir aux TLET ou de détenir des renseignements au sujet de membres des TLET qui se trouvaient à bord de l’Ocean Lady ».

 

[32]           Bien que la Commission n’utilise pas les mots « opinions politiques » ou « opinions politiques présumées » dans les passages précités, il en ressort clairement que le risque auquel serait exposé le demandeur d’asile est lié en partie au fait que les autorités sri‑lankaises présumeraient qu’il avait des liens avec les TLET.

 

[33]           Dans les décisions B420, A032 et B377, le juge Blanchard a statué qu’un tel raisonnement est suffisant pour établir un lien avec le motif de protection prévu des opinions politiques; il note ce qui suit au paragraphe 21 de la décision B420 :

Les conclusions de la SPR auraient pu être beaucoup plus claires qu’elles ne le sont; il est permis de penser qu’elles sont lacunaires à certains égards. Par exemple, la SPR ne pouvait invoquer la présumée connaissance des activités des TLET pour appuyer sa conclusion relative aux opinions politiques présumées. Je suis néanmoins convaincu que la preuve à laquelle le tribunal a fait référence dans ses motifs permet de conclure que le défendeur, en tant que jeune Tamoul célibataire venant du Nord du Sri Lanka, craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race et de ses opinions politiques présumées en raison de son association perçue avec les TLET. Je suis convaincu que la décision de la SPR est raisonnable.

 

[34]           Les juges de Montigny et O’Reilly sont parvenus à une conclusion similaire dans les décisions B272 et B399.

 

[35]           Bien que la Commission, dans les décisions contrôlées par les juges Blanchard, de Montigny et O’Reilly, utilise explicitement les mots « opinions politiques présumées » comme faisant partie du fondement de la décision voulant qu’il y avait un lien avec un motif prévu à la Convention sur les réfugiés, cette énonciation expresse des opinions politiques présumées semble être absente de la décision de la Commission dans B344, décision que le juge Noël a maintenue en se fondant sur ce qu’on appelle une analyse des « motifs mixtes ». Il s’est penché en particulier sur le lien avec l’origine tamoule du demandeur d’asile, lien qui, combiné à d’autres facteurs, permet selon le juge d’établir un lien avec le motif de protection prévu de la « race ». Le juge conclut que l’origine du demandeur d’asile était un facteur important, parmi d’autres, qui valait au demandeur d’asile d’être exposé à un risque de persécution, et qu’il y avait donc un lien suffisant avec un motif prévu à la Convention sur les réfugiés pour justifier la protection offerte par l’article 96 de la LIPR. D’ailleurs, le juge fait observer, aux paragraphes 37 et 45 de sa décision, qu’une interprétation restrictive du « motif mixte » contrevient à l’esprit de la Convention sur les réfugiés :

[…] L’article 96 de la LIPR ne vise qu’un seul objectif qui consiste à empêcher quiconque d’être persécuté dans les situations où un lien existe avec un motif prévu par la Convention. Si l’un des motifs de l’agent de persécution est la race, mais uniquement en combinaison avec un autre facteur, comment une telle situation ne pourrait‑elle pas permettre de répondre aux exigences de l’article 96 de la LIPR? Après tout, l’article 96 de la LIPR, tel que rédigé, ne doit pas recevoir une interprétation restrictive et étroite : comme je l’ai souligné, il porte sur la crainte d’être persécuté et la protection de quiconque fait l’objet de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. De plus, l’alinéa 3(2)d) de la LIPR indique clairement que l’un des principaux objets du système d’octroi de l’asile au Canada est « d’offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur appartenance à un groupe social en particulier, ainsi qu’à ceux qui risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités ». L’article 96 de la LIPR doit être interprété à la lumière de cet objet.

 

[…]

 

[…] il faut que l’origine tamoule du défendeur soit un facteur de première importance qui contribue à la possibilité de risque de persécution à son arrivée au Sri Lanka. Or, pris individuellement, les motifs, fondés sur l’origine tamoule du défendeur ainsi que sur son statut en tant qu’ancien passager du MS Sun Sea, que le gouvernement considère être une opération de passage de clandestins orchestrée par les TLET, ne permettent pas par eux‑mêmes d’établir un lien avec le motif de la race prévu par la Convention. Cependant, pris ensemble, ils établissent de façon cumulative une possibilité sérieuse de risque de persécution au retour du défendeur. Sans l’un des facteurs contributifs, le motif prévu par la Convention ne serait pas établi de façon satisfaisante, mais pris ensemble, ces motifs constituent le fondement du motif fondé sur la race. Par conséquent, le lien avec la race était essentiel pour la conclusion de la SPR portant que le risque de persécution au retour du défendeur constituait un scénario sérieux à envisager.

 

[36]           J’estime que le raisonnement des juges de Montigny, O’Reilly, Blanchard et Noël est convaincant et qu’on devrait considérer en l’espèce que la Commission a rattaché ses conclusions quant au lien à la race ou à la nationalité et aux opinions politiques présumées. À cet égard, il convient de rappeler que la norme de la décision raisonnable n’exige pas que les motifs soient parfaits ou qu’ils aient une forme quelconque, pourvu qu’ils permettent aux parties et à la cour de révision de comprendre les raisons pour lesquelles une décision a été rendue (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16). Dans le cas présent, comme le démontrent les citations reproduites ci‑dessus, il est clair que c’est la combinaison de la race ou la nationalité et des opinions politiques présumées du demandeur d’asile, une perception découlant de sa situation et de sa présence à bord du MS Ocean Lady, qui a amené la Commission à conclure qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés.

 

[37]           Sur cette base, la confirmation de la décision de la Commission va dans le sens de l’arrêt Ward de la Cour suprême. Dans cette affaire, la Cour suprême a rejeté l’argument selon lequel le demandeur d’asile était un réfugié parce qu’il appartenait à un groupe social, à savoir qu’il était un ancien membre de l’Irish National Liberation Army. Par contre, la Cour a jugé que le demandeur d’asile avait des raisons de craindre d’être persécuté en raison de ses opinions politiques, même si ce motif n’avait été invoqué ni devant la Commission ni devant la Cour d’appel fédérale (à la page 745, renvoi au RCS). Par conséquent, l’arrêt Ward établit que, si les faits démontrent que le demandeur d’asile craint avec raison d’être persécuté pour ses opinions politiques, il est loisible à une cour de révision de tenir compte de ce motif, même si les parties ont formulé la question en litige dans le contexte de l’appartenance à un groupe social.

 

[38]           Par conséquent, la conclusion de la Commission selon laquelle il existait un lien avec un motif prévu par la Convention est raisonnable.

[39]           Enfin, pour ce qui est des conclusions de la Commission portant sur la probabilité d’un risque pour le demandeur d’asile, la Commission disposait de multiples éléments de preuve sur lesquels se fonder pour conclure à l’existence de ce risque, notamment :

▪           des articles de divers médias couvrant l’arrivée du MS Ocean Lady au Canada (aux pages 924 à 927 du dossier certifié du tribunal [DCT]) qui expliquent que la GRC a bénéficié d’une [traduction] « excellente collaboration des autorités sri‑lankaises » (à la page 924 du DCT) et qui signalent que l’un des 76 migrants a bord était soupçonné d’être impliqué avec les TLET (à la page 927 du DCT);

▪           des articles de divers médias établissant un lien entre les navires MS Sun Sea et MS Ocean Lady et les TLET (DCT, aux pages 928 et 933 à 939), notamment un article du Toronto Star citant une déclaration du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, selon qui les TLET [traduction] « sont derrière des opérations de migration clandestines au Canada » (DCT, à la page 936);

▪           des articles de divers médias indiquant que les autorités canadiennes avaient contacté les autorités sri‑lankaises au sujet du MS Sun Sea et du MS Ocean Lady (DCT, aux pages 924, 926 et 941);

▪           un rapport d’expert selon lequel la large couverture médiatique étiquetant les passagers du MS Sun Sea et MS Ocean Lady comme étant des menaces terroristes, ainsi que les communications du gouvernement canadien avec les autorités sri‑lankaises et les activités des groupes tamouls à l’extérieur du Sri Lanka ont contribué à mettre les passagers en danger advenant leur renvoi au Sri Lanka (DCT, aux pages 173 à 182);

▪           des rapports émanant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, de l’agence des douanes du Royaume‑Uni, de l’Agence des services frontaliers du Canada et d’Amnistie internationale indiquant que les personnes soupçonnées d’entretenir des liens avec les TLET et qui retournent au Sri Lanka risquent d’être maltraitées et torturées par les autorités sri‑lankaises (DCT, aux pages 296 à 298, 594, 621 et 789).

[40]           La présente affaire est donc fondamentalement différente de B380, tranchée par le juge en chef, car en l’espèce, contrairement à B380, la SPR disposait de maints éléments de preuve pour étayer ses conclusions factuelles, lesquelles sont par conséquent raisonnables.

 

[41]           Étant donné que la décision de la Commission était fondée sur la conclusion raisonnable de l’existence d’un lien avec un motif énoncé à la Convention sur les réfugiés et étant donné le caractère raisonnable des conclusions factuelles sur l’existence d’une possibilité raisonnable que le demandeur d’asile soit persécuté s’il était renvoyé au Sri Lanka, la décision doit être confirmée en l’espèce. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

 

[42]           Les parties n’ont proposé aucune question en vue de sa certification aux termes de l’article 74 de la LIPR et l’affaire n’en soulève aucune, puisque ma décision est étroitement liée à la preuve dont disposait la SPR et à la façon dont la décision a été rédigée en l’espèce.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.         la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.         aucune question de portée générale n’est certifiée;

3.         aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8485‑12

 

INTITULÉ :                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION c
A068

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 15 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 6 novembre 2013 (version confidentielle)

                                                                        Le 19 novembre 2013 (version publique)

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alexis Singer

Nicole Paduraru

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kumar Sriskanda

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kumar S. Sriskanda

Avocat

Scarborough (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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