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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date: 20131126

Dossier : T-488-13

Référence : 2013 CF 1191

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

 

7687567 CANADA INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET COMMERCE

INTERNATIONAL CANADA

 

 

 

Défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.          Introduction

[1]               La présente constitue une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch F-7, et visant à annuler la décision rendue le 20 février 2013 pour le Ministre par la Direction de la politique sur la réglementation commerciale du ministère des Affaires étrangères et Commerce international du Canada, représenté en l’espèce par le Procureur général du Canada, [le « défendeur », le « Ministère », le « décideur »] à l’endroit de M. Flavio Corneli, directeur de 7687567 Canada inc. [la « demanderesse »]. Dans cette décision, le défendeur a affirmé ne pas être en mesure d’examiner la demande d’attribution d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux produits ne figurant pas sur la Liste des marchandises d’importation contrôlée (LMIC) pour l’année 2013 au motif que la demanderesse serait liée à une entité touchant déjà à une allocation et que, dans un tel cas, une seule allocation est permise. Les motifs qui suivent expliquent pourquoi la demande de contrôle judiciaire est accordée.

 

II.        Faits

[2]               La demanderesse fut constituée le 27 octobre 2010 aux termes d’une entente conclue le 9 décembre 2010 entre trois entreprises, soit MTY Tiki Ming Inc. [« MTY »], Les Aliments Flavio inc. [« Aliments Flavio »] et Nipun Inc. [« Nipun »], selon laquelle ces entreprises devenaient actionnaires de la demanderesse afin que cette dernière puisse prendre de l’expansion et se porter acquéreur de nouveaux locaux.

 

[3]               Du fait de cette entente, MTY est devenue actionnaire majoritaire et détient maintenant 51 % des actions, tandis qu’Aliments Flavio et Nipun possèdent respectivement 40 % et 9 % des actions.

 

[4]               MTY œuvre dans le domaine du franchisage dans l’industrie alimentaire, tandis que Nipun agit seulement à titre d’investisseur.

 

[5]               La demanderesse, qui fait affaire sous le nom de « Aliment Flavio Foods », œuvre dans les domaines de la fabrication et de la distribution de produits alimentaires et poursuit les activités d’Aliments Flavio, qui se consacrait à ces mêmes domaines avant l’acquisition des nouveaux locaux.

[6]               Tous les ans, depuis 2006, Aliments Flavio obtient du défendeur, sous le régime de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, LRC (1985), ch E-19 [la « LLEI »], une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée à la fabrication de produits ne figurant pas sur la LMIC.

 

[7]               Le titulaire d’une quote-part de cette portion de poulet peut importer des poulets libres de droit à des fins de transformation et de distribution au Canada, sans quoi il serait tenu de payer une taxe d’importation de 238 %.

 

[8]               Vers le 24 novembre 2011, la demanderesse a déposé une demande en vue d’obtenir du défendeur une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet pour 2012 réservée aux entreprises de transformation.

 

[9]               Le 26 juillet 2012, le Ministère a refusé la demande au motif que, pour l’application de l’Avis aux importateurs no 792, la demanderesse est considérée comme liée à MTY, détentrice d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux services de restauration, et qu’une entreprise de transformation considérée comme liée à une entreprise de restauration n’a normalement pas droit à une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux fabricants de produits ne figurant pas sur la LMIC.

 

[10]           Le 24 septembre 2012, la demanderesse a demandé au défendeur, dans une lettre de cinq pages, le réexamen de sa décision et une rencontre à ce sujet.

 

[11]           Le 15 octobre 2012, le défendeur a émis l’Avis aux importateurs no 815, lequel remplaçait l’Avis aux importateurs no 792.

 

[12]           À l’instar de l’Avis aux importateurs no 792, l’Avis aux importateurs no 815 contient une disposition, soit la section 10.1, énonçant que lorsque deux requérants ou plus constituent des entités liées, « [...] ils n’auront habituellement droit qu’à une seule allocation » [la « politique des personnes liées »].

 

[13]           Entre-temps, le 29 novembre 2012, la demanderesse a présenté une demande afin d’obtenir une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet pour 2013 réservée à la transformation. Dans cette demande, la demanderesse a indiqué n’avoir aucune personne liée.

 

[14]           La politique sur les personnes liées a fait l’objet de discussion par le Comité consultatif pour le contingent tarifaire du poulet, chargé de la question. L’enjeu a par la suite été soumis directement au Ministre, qui a décidé de maintenir sa politique sur les personnes liées.

 

[15]           Le 20 février 2013, le défendeur a refusé d’examiner la demande pour 2013 au motif que le Ministre a décidé de maintenir sa politique. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

III.       Décision contestée

[16]           Dans sa brève lettre du 20 février 2013, après avoir rappelé que l’enjeu avait été soumis au Ministre, le défendeur a annoncé à la demanderesse l’intention du Ministre de maintenir en place la politique prescrite à la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815 concernant les entreprises de transformation, et il lui a indiqué qu’il n’était par conséquent pas en mesure d’examiner sa demande pour 2013. La section 9.2 de l’Avis aux importateurs précise toutefois qu’il y a possibilité d’exception.

 

[17]           La décision contestée est signée par M. Guy Giroux, de la Direction de la politique sur la réglementation commerciale. Toutefois, le défendeur a déposé, dans le cadre des présentes, un affidavit à l’appui de ses prétentions produit par Mme Katharine Funtek, directrice de la Direction. Cet affidavit sera discuté ultérieurement.

 

IV.       Prétentions de la demanderesse

[18]           La demanderesse soulève principalement trois arguments qui, à son avis, invalident la décision du défendeur : 1) le défendeur n’a pas exercé au cas par cas le pouvoir discrétionnaire qui lui était dévolu, 2) la décision ultimement rendue n’était pas suffisamment motivée et 3) la décision est déraisonnable au regard des objectifs du Ministère.

 

[19]           En premier lieu, la demanderesse soutient que le défendeur, en rendant sa décision, n’a pas exercé au cas par cas le pouvoir discrétionnaire qui lui revenait et qu’il a, de ce fait, manqué à l’équité procédurale.

 

[20]           Selon elle, le libellé même de la législation applicable et de la politique à l’origine du présent contrôle judiciaire confère au défendeur un pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire la possibilité de suivre ou non l’énoncé général de la politique, au cas par cas, en fonction des circonstances particulières d’une demande. Elle affirme également que son dossier répondait à toutes les exigences réglementaires régissant la délivrance d’une autorisation d’importation et que, en tant qu’organisme chargé de rendre des décisions individuelles, le défendeur devait exercer son pouvoir discrétionnaire au cas par cas et ne pouvait limiter l’exercice de sa discrétion en transformant son pouvoir discrétionnaire en règle appliquée d’une manière systématique.

 

[21]           Le défendeur devait s’interroger quant à savoir s’il existe des circonstances particulières en l’espèce qui justifieraient l’octroi d’une quote-part au titre d’une exception à la politique générale. Or, en l’espèce, la question soumise au Ministre – et dont la réponse constitue, selon toute vraisemblance, le fondement de la décision contestée – portait précisément sur cette politique générale et non sur les particularités du dossier de la demanderesse, et le défendeur s’est ensuite appuyé sur la décision du Ministre de maintenir la politique en place pour refuser d’examiner la demande. Ainsi, parce qu’il n’a pas pris en compte les caractéristiques propres au dossier de la demanderesse comme il lui était prescrit de le faire, le défendeur a commis une erreur en n’exerçant pas au cas par cas son pouvoir discrétionnaire.

 

[22]           Ensuite, la demanderesse est d’avis que la décision rendue par le défendeur n’est pas suffisamment motivée et que cet élément justifie à lui seul l’annulation de la décision.

 

[23]           La demanderesse soutient que la décision du défendeur ne fait état d’aucun motif justifiant le refus de la demande en l’espèce, le défendeur se contentant plutôt d’affirmer ne pas être en mesure d’examiner le dossier de la demanderesse au motif que le Ministre a décidé de maintenir la politique concernant l’admissibilité des entreprises de transformation liées à une entreprise de restauration à l’attribution d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée à la fabrication de produits ne figurant pas sur la LMIC. À vrai dire, cette conclusion du Ministre sur la politique est devenue le motif pour lequel la demande de la demanderesse pour une quote-part pour l’année 2013 n’a pas été étudiée.

 

[24]           De plus, la demanderesse ajoute que le défendeur tente de suppléer à l’insuffisance des motifs de sa décision en introduisant de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du présent contrôle judiciaire, notamment au moyen de l’affidavit produit par Mme Funtek à l’appui de la position du défendeur qui, de l’avis de la demanderesse, vient ajouter indûment des motifs à ceux énoncés dans la décision du 20 février 2013. L’affidavit en question énonce des facteurs qui auraient été pris en compte dans le raisonnement du défendeur. Or, ces facteurs ne figurent pas dans les motifs de la décision et le défendeur était tenu de divulguer les motifs à l’appui de sa décision. Il lui est interdit de bonifier sa réponse après coup.

 

[25]           Enfin, la demanderesse prétend que la décision du défendeur n’est pas raisonnable à la lumière des objectifs du défendeur lui-même, c’est-à-dire des objectifs du Ministère.

 

[26]           Lorsqu’il a soumis l’enjeu au Ministre, le défendeur a recommandé à celui-ci d’éliminer la politique au cœur du présent litige de manière à permettre aux transformateurs liés à des entreprises de restauration d’obtenir une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux fabricants de produits ne figurant pas à la LMIC. Le Ministère a lui-même qualifié cette politique de restrictive, voire d’arbitraire, la jugeant susceptible de faire l’objet de contrôles judiciaires. Le Ministère a formulé cette recommandation en tenant compte des trois principaux objectifs de sa politique sur les entreprises liées. Cependant, le Ministre a décidé de faire fi de la recommandation du Ministère, privilégiant ainsi l’option contraire, soit le maintien de la politique existante.

 

[27]           En somme, la demanderesse est d’avis qu’il convient d’écarter la décision du 20 février 2013 parce que cette décision n’est pas le fruit de l’exercice au cas par cas du pouvoir discrétionnaire qui incombe au défendeur, et parce que cette décision n’est ni suffisamment motivée ni conforme aux objectifs poursuivis par le Ministère.

 

V.        Prétentions du défendeur

[28]           Le défendeur affirme que non seulement la situation de la demanderesse n’est pas exceptionnelle, mais il précise qu’elle constitue précisément le type de situation envisagée par la politique sur les personnes liées.

 

[29]           En ce qui concerne les exigences en matière d’équité procédurale, le défendeur soutient que le processus qu’il a adopté dépasse largement les exigences de la common law à cet égard. Il affirme que la demanderesse a eu droit à plusieurs consultations, qu’elle a pu fournir des représentations écrites de cinq pages et qu’elle a même eu droit à une rencontre avec le décideur. De plus, il ajoute que l’obligation d’équité procédurale est minime en l’espèce pour les raisons suivantes :

 

1.    Les autorisations du contingent tarifaire de poulet font partie d’un système complexe de           gestion de l’offre qui implique des considérations politiques parfois divergentes, et le processus pour l’autorisation est politique et discrétionnaire plutôt qu’adjudicatif.

 

2.    La décision est finale, mais le Ministre a un pouvoir continuel de reconsidération.

 

3.    La décision n’implique que des intérêts économiques qui ne sont pas, par ailleurs, des    droits.

 

4.    La demanderesse ne peut prétendre à aucune attente légitime à part le fait que la politique        publiée serait suivie.

 

5.    Le législateur a laissé au Ministre la discrétion d’octroyer les allocations du contingent tarifaire selon les critères que ce dernier établit. Le ministère a dû traiter plus de          560 demandes d’autorisation d’importation de poulets pour l’année 2013.

 

[30]           Ensuite, pour ce qui est de la question de l’exercice du pouvoir discrétionnaire, le défendeur fait valoir que la décision du 20 février 2013 est raisonnable puisqu’il est tout à fait légal pour le détenteur d’un tel pouvoir de se doter de politiques servant à le guider dans l’exercice de sa discrétion. Il ajoute que l’adoption de politiques est non seulement normale, mais souhaitable pour assurer le traitement juste et équitable des demandes. En outre, il est tout à fait approprié pour un décideur d’accorder un poids considérable à la politique ainsi adoptée puisque de faire le contraire sans motif valable l’exposerait à des accusations de partialité.

 

[31]           En ce qui a trait au caractère suffisant des motifs, le défendeur affirme que la présente Cour ne doit pas limiter son examen des motifs à la lettre du 20 février 2013, mais qu’elle doit plutôt se pencher sur le dossier en entier et les faits dans leur ensemble. La Cour se doit de tenter de compléter les motifs au regard du dossier du décideur avant de conclure à l’absence de motifs, d’autant plus que l’exercice du pouvoir discrétionnaire du décideur n’entraînait aucune obligation de fournir des motifs en raison du caractère principalement législatif et non judiciaire de la décision.

 

[32]           Le défendeur soutient que, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la demande a été examinée de façon sérieuse avant d’être rejetée, comme en témoigne le dossier du décideur. Mme Funtek a personnellement rencontré la demanderesse et, au terme de son analyse, a conclu que la seule façon équitable de rendre une décision favorable à celle-ci serait pour le Ministre de revoir la politique. Or, le Ministre n’a pas retenu l’avis de Mme Funtek et a décidé de maintenir sa politique. Mme Funtek a néanmoins fait preuve d’ouverture quant à la possibilité pour des entreprises de profiter d’une exception; le dossier de la demanderesse ne présentait cependant aucun élément ouvrant droit à l’exception. De plus, Mme Funtek n’a pas introduit de nouveaux motifs dans son affidavit, mais elle a plutôt confirmé des éléments figurant déjà au dossier, c’est-à-dire que la demande a été examinée, mais qu’une décision a été rendue selon laquelle la demanderesse était liée à une autre requérante, soit MTY. La demanderesse est tout simplement en désaccord avec le résultat de l’application de la politique.

 

[33]           Ainsi, le défendeur est d’avis que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée à l’endroit du refus du 20 février 2013 puisque cette décision est le résultat d’une discrétion exercée conformément à la politique des personnes liées, laquelle s’appliquait très clairement aux circonstances de la demande en l’espèce.

 

 

VI.       Questions en litige

[34]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions en litige intimement liées :

 

1.  La décision contestée est-elle suffisamment motivée?

 

 

2.  Le défendeur a-t-il manqué à l’équité procédurale en appliquant systématiquement la    politique énoncée à la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815, entravant ainsi       indûment son pouvoir discrétionnaire?

 

VII.     Norme de contrôle

[35]           Les deux questions en litige soulèvent des normes de contrôles différentes. La question de la suffisance des motifs donnés par le décideur doit être examinée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 22, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]). La présente Cour doit donc faire montre d’une grande déférence à l’égard de cet aspect de la décision.

 

[36]           Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la qualification de la seconde question en litige, celle relative au pouvoir discrétionnaire. Le défendeur prétend qu’elle doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable puisqu’il s’agit de la simple appréciation de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux paras 51 et 53, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]). Toutefois, comme le souligne correctement la demanderesse, l’enjeu ici ne consiste pas à évaluer si le défendeur était investi ou non d’un pouvoir discrétionnaire ni la façon dont il l’a exercé. La question soulevée en l’espèce est celle de savoir si le défendeur a effectivement manqué à l’équité procédurale en appliquant de manière automatique la politique énoncée à la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815 de telle sorte qu’il a entravé indûment son pouvoir discrétionnaire. Bref, a-t-il oui ou non exercé son pouvoir discrétionnaire ou, en d’autres termes, a-t-il transformé son pouvoir discrétionnaire en règle? Cette question d’équité procédurale est susceptible d’être examinée au regard de la norme de la décision correcte (Dunsmuir, précité, au para 129, Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 53, [2005] ACF no 2056, et voir par exemple Lopez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 359 au para 9, [2007] ACF no 497 et Zabsonre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 499 au para 18, [2013] ACF no 586).

 

VIII.    Analyse

            A. Remarques préliminaires aux fins de l’analyse

[37]           D’entrée de jeu, à l’audience, la demanderesse a consenti à une requête en radiation déposée par le défendeur qui demandait l’élimination de certains éléments de preuve inadmissibles qu’elle invoquait. Une ordonnance orale a été rendue en ce sens et est confirmée dans les présentes. Conséquemment, la Cour n’a pas tenu compte de la pièce et des paragraphes du mémoire des faits et du droit de la demanderesse qui sont visés par la requête en radiation.

 

[38]           Il est important de faire les précisions suivantes dans le but de bien comprendre l’analyse.

 

[39]           Le Ministre agit dans ce dossier par l’entremise de deux (2) personnes. Le signataire de la décision est M. Guy Giroux de la Direction de la politique sur la réglementation commerciale du Ministère et l’affiante est Mme Funtek, la directrice de cette direction. L’affidavit de cette dernière explique en long et en large la décision du 20 février 2013 signée par M. Giroux (voir le para 66 ainsi que ceux traitant de la demanderesse aux paras 43 et suivants). La jurisprudence des Cours fédérales à ce sujet ne reconnaît pas une telle façon de procéder : une décision doit être révisée en tenant compte du dossier tel qu’il existait au moment de la décision (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22 aux paras 19 à 22, [2012] ACF no 93; Bekker c Canada, 2004 CAF 186 au para 11, [2004] ACF no 819). Aucune note des représentants des Ministres n’y apparaît; le dossier consiste plutôt en une série de lettres, de rapports d’enquête, etc. La Cour infère de cette situation un effort délibéré du défendeur de bonifier son dossier et même de le suppléer au moyen de l’affidavit.

 

[40]           À titre d’information, il convient de souligner que le dossier du décideur contient des documents concernant la demande de quote-part pour l’année 2012, mais aussi pour l’année 2013. La demande de révision de la décision de refus de 2012 n’a fait l’objet d’aucune réponse bien qu’elle informait le Ministère au sujet du capital-actions de la demanderesse et du contrôle de celle-ci et qu’elle contenait une affirmation selon laquelle la demanderesse ne vendait pas de mets contenant du poulet à son actionnaire MTY. Questionnée à ce sujet lors de son contre-interrogatoire sur affidavit, Mme Funtek a confirmé ne pas détenir d’information à cet égard (voir la page 96 de la transcription du contre-interrogatoire). En résumé, le dossier du décideur est composé d’un ensemble de documents traitant de deux demandes de quote-part distinctes où on ne retrouve aucune note des décideurs pouvant expliquer leurs pensées et la décision prise. Le défendeur demande à la Cour de le faire à sa place.

 

[41]           Mme Funtek reconnaît que la formulation de la décision du 20 février 2013 est regrettable (« unfortunate », voir le para 66 de son affidavit) et elle tente par la suite de la rendre acceptable aux fins du présent contrôle judiciaire. D’ailleurs, si l’on compare la décision du 20 février 2013 refusant la demande de quote-part pour l’année 2013 avec celle annonçant le refus de la demande pour l’année 2012, force est de constater que cette dernière est plus explicative. Notamment, on y fait mention de la section 2(1)b) i) de l’annexe 11 de l’Avis aux importateurs no 792. En revanche, la décision du 20 février 2013 ne contient pas de telle mention, en dépit du fait que la notion de personnes liées soit à la base de la décision à l’étude. Le défendeur considère qu’il revient à la Cour de compenser une telle omission en étudiant le dossier du décideur de façon à se satisfaire.

 

[42]           À ce sujet, le paragraphe 83 du mémoire des faits et du droit du défendeur est éloquent :

 

« Si la Cour devait arrêter son analyse au texte de cette lettre (celle du 20 février 2013), on pourrait argumenter qu’il serait prudent de retourner le dossier au décideur pour s’assurer qu’il exerce sa discrétion. »

 

 

Toutefois, pour le défendeur, la Cour se doit d’examiner le dossier du décideur « [...] au complet [...] » avant de conclure que la demande n’a pas été considérée sur ses mérites.

 

[43]           Lors de la plaidoirie du procureur du défendeur, la Cour résuma la position de ce dernier de la façon suivante :

 

La décision du 20 février n’exige pas la rédaction de motifs, car l’équité procédurale n’en requiert pas, et bien qu’il y ait dans la LLEI et l’Avis aux importateurs no 8l5 une discrétion à exercer, le décideur n’a pas à en démontrer l’exercice. En conséquence, la Cour pour assumer ses tâches de contrôle judiciaire n’a qu’à consulter le dossier du décideur et constater que la décision est oui ou non raisonnable.

Le procureur accepta ce résumé tout en précisant que la discrétion à exercer se retrouvait dans la LLEI.

 

[44]           Il me semble que c’est demandé beaucoup d’une Cour dans de telles circonstances. Les motifs qui suivent expliquent la décision et la conclusion à laquelle la Cour arrive.

 

            B. Une telle décision exige-t-elle des motifs à l’appui de la conclusion?

[45]           La Cour est parfaitement consciente que la décision du 20 février 2013 est de nature administrative et non judiciaire ou quasi judiciaire. En conséquence, les motifs n’ont pas à être aussi exhaustifs que ceux d’une Cour ou un Tribunal. Une décision administrative de ce genre doit néanmoins, au minimum, expliquer les grandes lignes des motifs du refus et démontrer à sa face même que la discrétion applicable a au moins été prise en considération en fonction des faits présentés. Il ne s’agit pas là d’un exercice qui doit être détaillé, mais, de façon générale, le décideur devrait expliquer, de façon succincte, la base factuelle appuyant la conclusion et la mesure dans laquelle le cas particulier a été pris en considération.

 

[46]           Dans notre cas, la décision du 20 février 2013 énonce une conclusion sans pour autant donner de base factuelle ou faire référence à la législation en cause. En plus, on ne donne aucune indication que la situation particulière de la demanderesse fut prise en considération et que la discrétion fut exercée. Selon le défendeur, c’est au juge de lire le dossier et d’en tirer les constatations appropriées.

 

[47]           Le défendeur plaide que la décision à l’étude n’imposait pas au décideur l’obligation d’expliquer sa décision, et ce, ne serait-ce que sommairement. À cet égard, le défendeur prétend que les exigences en matière d’équité procédurale sont minimes et il considère que la demanderesse a bénéficié de rencontres, de représentations écrites et d’une remise en question au niveau du Ministre de l’Avis aux importateurs, ce qui dépasse largement, selon lui, les exigences en de telles circonstances. Il est informatif de noter que les rencontres, les représentations écrites et l’intervention auprès du Ministre ont eu lieu dans le cadre de la contestation du refus de la quote-part pour l’année 2012 et non relativement à la demande de 2013, soit la décision visée par la présente procédure.

 

[48]           Tout en argumentant de façon persistante que l’allocation de quote-part de poulet s’inscrit dans un système complexe de gestion de l’offre impliquant des considérations politiques souvent divergentes, le défendeur affirme que, bien que ce système soit complexe, il n’y avait pas lieu de donner des motifs au terme de la décision ministérielle. Pourtant, il y avait lieu, au cours de ce processus, de tenir des rencontres et des échanges de points de vue et même de solliciter l’intervention du Ministre, mais lorsqu’est venu le temps de rendre la décision, aucun motif ni aucune explication n’était dû à la demanderesse. Il me semble y avoir inconsistance entre le processus décisionnel complexe suivi et le fait que la décision ne se limite qu’à une simple conclusion. Si le processus de prise de décision nécessitait de franchir toutes ces étapes, ne serait-il pas plus logique que la décision inclue un volet explicatif prenant en compte le cas particulier de la demanderesse? Dans sa forme actuelle, la décision est impersonnelle en ce sens qu’elle pourrait s’appliquer à plusieurs autres importateurs. Rien dans la décision, hormis le nom du destinataire de la lettre et la mention, au premier paragraphe, d’Aliments Flavio Foods ne traite de la particularité de la demande de la demanderesse. Comme je l’ai indiqué précédemment, il est notoire que la décision témoignant du refus pour l’année 2012 était plus explicative que celle de 2013.

 

[49]           Le défendeur conclut à des exigences minimales en équité procédurale en se référant aux critères énoncés aux paragraphes 23 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817. Voici mon analyse de ces critères dans le contexte du présent dossier :

A.    La nature de la décision, qui est dans notre cas administrative et discrétionnaire et non adjudicative.

 

B.     La nature du régime législatif qui amène une décision finale qui peut être reconsidérée. (Il est important de noter que la demande de révision de la décision de refus pour la quote-part pour l’année 2012 n’a jamais eu de réponse bien que la demanderesse ait fait parvenir une lettre de cinq pages expliquant pourquoi il devrait y avoir révision). Il est aussi informatif de noter que l’Avis aux importateurs no 815 à sa section 9.2 a été commenté dans une note au Ministre écrite par le sous-ministre comme étant possiblement « [...] trop restrictive, possiblement arbitraire et vulnérable à un contrôle judiciaire. » Cette section 9.2 est la base juridique de la décision du 20 février 2013 à l’étude.

 

C.     L’importance de la décision pour les personnes visées. Il est vrai, comme le soumet le défendeur, que la décision implique des intérêts économiques et que, en conséquence, cela ne crée pas pour autant des droits. Mais il ne faut tout de même pas être insensible au fait que les demandes refusées de quote-part représentent pour chaque année, soit 2012 et 2013, les ventes des produits incluant moins de 10 % de poulet, ce qui n’est pas, pour la demanderesse, négligeable. Il est impensable que la demanderesse paye la taxe d’importation de 238 % par opposition à l’importation libre dont certains de ses concurrents bénéficient. La décision a donc une importance sur la nature de l’équité procédurale, élément à ne pas négliger lorsque l’on a à se demander si des explications ne devraient pas être données dans le cadre de la décision.

 

D.    Les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision. Le défendeur fait valoir qu’il n’y a aucune attente légitime à part le fait que l’Avis aux importateurs no 815 sera suivi. Cela va de soi, mais l’on semble oublier que ce même avis crée de par sa formulation un régime d’exception. Les sections 9.2 et 10.1 précisent que lorsque des entités sont liées, au sens de l’annexe 11 de l’Avis aux importateurs, ils n’auront « habituellement » ou « normalement » droit qu’à une allocation.

 

E.     L’Avis no 815 crée de par sa formulation une attente que le cas particulier soumis soit examiné. En l’espèce, la demanderesse a allégué que bien qu’elle puisse sembler liée à MTY, une entreprise de restauration, en raison de la répartition de son capital-actions, MTY n’est aucunement impliqué dans les opérations quotidiennes de la demanderesse et cette dernière ne vend aucun des articles énoncés dans sa demande ou des produits dans ses locaux à MTY (voir la lettre du 8 novembre 2012). Mme Funtek, lors de son contre-interrogatoire sur affidavit, a reconnu que le Ministre pouvait faire exception au principe énoncé dans l’Avis aux importateurs no 815. La lettre du 8 novembre 2012 constituait une demande d’exception, mais elle n’a fait l’objet d’aucune réponse. Il se peut que la demande d’exception ait été étudiée, mais ni la lettre du 20 février 2013 ni aucun autre document n’en traitent explicitement. Il me semble que la demanderesse pouvait légitimement s’attendre, en de telles circonstances, à ce que son cas particulier soit pris en considération et à pouvoir savoir, à la lecture de la décision, pourquoi l’exception a été accordée ou pas. Or, la lettre du 20 février 2013 dit expressément que la demande de quote-part 2013 est refusée sur la base de la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815 et que son cas particulier ne sera pas examiné.

 

F.      L’analyse des procédures requises pour l’obligation d’équité procédurale. À ce sujet, le défendeur se limite à mentionner que le législateur confie au Ministre la discrétion d’allouer des quotes-parts selon ses propres critères. On ajoute qu’il y a eu plus de 560 demandes de quotes-parts en 2013 et que cela justifierait la non-obligation d’émettre des motifs expliquant la décision. Je répète à nouveau qu’il n’est pas nécessaire d’émettre des motifs comparables à ceux rendus par une Cour ou un Tribunal. Il s’agit simplement d’expliquer la raison d’être de la décision en y incluant la base juridique selon les faits du dossier et, s’il y a lieu, une explication, toujours selon les faits particuliers du dossier, quant à savoir pourquoi l’exception s’est avérée applicable ou non en l’espèce. Dans de telles circonstances, il s’agit simplement pour le Ministre de justifier le pourquoi de sa décision de façon compréhensible. Ce n’est pas trop demandé. Je note que la lettre du 20 février 2013 invite la demanderesse à téléphoner au Ministère si elle a des questions. Une lettre adéquatement explicative éviterait bien des appels.

[50]           Dans l’arrêt Baker, précité, la juge l’Heureux-Dubé s’exprimant au nom de la Cour reconnaît que l’obligation d’équité procédurale inclut, selon les circonstances, l’exigence de donner une explication écrite de la décision. Elle écrit au paragraphe 43 :

 

43     [...] Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise. [...]  Il serait injuste à l’égard d’une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise.

[Non souligné dans l’original.]

 

Ces commentaires s’appliquent fort bien aux circonstances du présent dossier bien qu’il n’y ait pas d’appel de prévu pour de telles décisions et que les conséquences sur la demanderesse ne sont qu’économiques. La revue des critères de Baker, précité, réalisée ci-dessus me permet de conclure que le Ministre doit expliquer ses décisions et indiquer la façon dont il a pris en considération la demande d’exception et conclu de la façon qu’il l’a fait.

 

[51]           En plus, je note que dans Baker, précité, aucun motif ne fut émis, mais que les notes au dossier du décideur satisfaisaient l’exigence d’émettre des motifs dans la décision. Dans notre cas, il n’y a absolument rien au dossier de comparable : aucune note, aucun commentaire ni quoi que ce soit émanant du décideur qui puisse expliquer sa conclusion ou encore confirmer que la demande particulière d’exception fut prise en considération.

 

[52]           Le défendeur soumet la décision Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30 pour appuyer son argument qu’aucun motif n’est exigé par l’obligation d’équité procédurale dans le présent dossier. Dans ce jugement, il s’agit d’un dossier administratif de recouvrement de créance découlant d’un engagement pris. Dans le domaine de l’immigration, citoyens et résidents permanents peuvent parrainer des membres de leur famille qui veulent immigrer au Canada pourvu qu’ils signent un engagement de subvenir à leurs besoins. Si le membre de la famille a recours à l’assistance sociale, le citoyen ou résident permanent est réputé avoir manqué à ses obligations et il devient donc responsable du coût supporté par l’État. Tel que l’a relaté le juge Binnie au nom de ses collègues, dans de telles circonstances l’obligation en matière d’équité procédurale est minimale, car la procédure de recouvrement n’implique pas un processus décisionnel complexe. Toutefois, il y a une procédure à suivre qui ne nécessite pas l’obligation d’émettre des motifs, car l’existence de la dette justifie à elle seule la mesure de recouvrement.

 

[53]           Le dossier de l’affaire Mavi ne se compare pas au présent dossier. De l’aveu même du défendeur, l’allocation d’une quote-part et la procédure qui s’ensuit sont complexes et pourraient nécessiter, comme en l’espèce, une demande de quote-part, des rencontres, des soumissions écrites présentées à l’appui de la demande et une demande au Ministre concernant la possibilité de changer l’Avis aux importateurs. Il y a aussi une discrétion à exercer quant à la possibilité d’accorder une exception au principe établi par l’Avis aux importateurs. Ce processus ne se compare pas à une procédure de recouvrement de créance découlant d’un bris d’engagement. Ce qui demeure en jeu et sujet à une discrétion dans un tel cas, ce sont les modalités de remboursement; dans le cas à l’étude, il y a l’interprétation à donner à la notion de personnes liées, la base juridique à l’appui de la conclusion et la prise en considération de l’exception demandée.

 

 

 

C. La décision rendue par le défendeur le 20 février 2013 est-elle suffisamment motivée?

 

[54]           La décision du 20 février 2013 n’est pas suffisamment motivée. À vrai dire, je n’y trouve aucun motif sur lequel appuyer un raisonnement justificatif. La réponse donnée à la demanderesse est telle qu’elle justifie l’intervention de la Cour indépendamment de l’analyse du caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. Le dossier devra être retourné devant le décideur à des fins de réexamen.

 

[55]           À titre de précision à ce stade-ci de l’analyse, il convient d’apporter une précision au sujet de la décision contestée, et plus particulièrement en ce qui concerne la correspondance quelque peu confuse que se sont échangées les parties. Le 8 novembre 2012, la demanderesse ayant essuyé un refus quant à sa demande d’attribution d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée pour 2012 a demandé au Ministre de revoir cette décision. Dans une lettre datée du 2 janvier 2013, un employé du Ministère a informé la demanderesse que la question de l’admissibilité des transformateurs considérés comme liés à des entreprises de restauration à une part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux fabricants de produits non inscrits sur la LMIC avait été soumise au Comité consultatif pour le contingent tarifaire de poulet et que l’Avis aux importateurs faisait l’objet d’un examen par le Ministre. Les faits au dossier révèlent que la question a été présentée au Ministre, qui a décidé de maintenir sa politique.

 

[56]           À l’audience, les parties ont convenu que la décision contestée, soit celle du 20 février 2013, répond à la demande pour 2013 et non à la demande de révision concernant le refus de 2012. Dans cette lettre, le défendeur affirme l’intention du Ministre de maintenir sa politique énoncée à la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815, et il répond définitivement à la demande pour 2013 au dernier paragraphe de la décision, qui s’appuie vraisemblablement sur la décision du Ministre. Ce paragraphe est si court que je me permets de le répéter intégralement ici : « [traduction] Par conséquent, le Ministère n’est pas en mesure d’examiner votre demande d’attribution d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée pour 2013 ». Par ailleurs, tel qu’il est mentionné précédemment, quoiqu’elle ait donné lieu à des communications entre les parties, la demande de révision concernant le refus de 2012 demeure sans réponse définitive de la part du défendeur.

 

[57]           Comme il a déjà été relaté, de l’aveu même du défendeur, si la Cour se limitait à une lecture simple de la décision contestée, il pourrait s’avérer plus prudent de retourner le dossier au décideur pour s’assurer qu’il exerce convenablement son pouvoir discrétionnaire. C’est à bon droit que le défendeur précise que l’exercice de la Cour n’est pas limité à cette lettre; au contraire, bien qu’elle ne puisse pas substituer ses propres motifs à ceux du décideur, la Cour peut consulter la totalité du dossier dont disposait le défendeur lorsqu’il a pris sa décision pour « apprécier le caractère raisonnable du résultat » (Newfoundland Nurses, précité, au para 15).

 

[58]           Toutefois, je suis d’avis qu’il y a lieu d’atténuer les efforts susceptibles d’être requis de la part d’une Cour de contrôle comme la nôtre dans la mise en application de ce principe énoncé dans Newfoundland Nurses. Insuffisance de motifs n’équivaut pas nécessairement à absence de motifs. Faut-il rappeler que la décision au centre de l’affaire Newfoundland Nurses comportait 12 pages, qu’elle a été rendue au terme d’une instance quasi judiciaire appuyée d’un vaste dossier de preuves, et qu’elle énonçait les faits, les arguments des parties, les dispositions pertinentes et une série de principes d’interprétation applicables en plus de l’analyse (Newfoundland Nurses, précité, au para 5). En l’espèce, la décision du Ministre, qui a des conséquences réelles pour la demanderesse, tient sur quelques lignes. Récemment, dans la décision Komolafe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431 aux paras 9 à 11, [2013] ACF no 449, le juge Rennie a indiqué ce qui suit :

 

[9]        La décision ne jette aucune lumière sur le raisonnement de l’agente. L’agente s’est contentée d’énoncer sa conclusion, sans l’expliquer. Il est impossible de savoir comment elle est parvenue à cette décision.

 

[10]      L’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, ne valide pas la décision. L’arrêt Newfoundland Nurses établit que le contrôle judiciaire porte sur la décision en soi, et non sur le processus décisionnel. Lorsqu’elles sont manifestes, les lacunes de la preuve peuvent être comblées s’il est possible de le faire en s’appuyant sur la preuve et sur des inférences logiques, virtuellement comprises dans le résultat, mais non expressément tirées. La cour de révision examine le dossier dans le but de confirmer la décision.

 

[11]      L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la Cour toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

[Non souligné dans l’original.]

 

[59]           En l’espèce, je dois me rallier aux propos de mon collègue le juge Rennie. La décision visée par le présent contrôle judiciaire ne fait état d’aucun motif ni d’aucune explication que la présente Cour pourrait relier : le défendeur se contente d’annoncer la décision du Ministre de maintenir sa politique sur les personnes liées avant de refuser d’examiner la demande pour 2013. La décision ne permet nullement à la présente Cour de contrôle de savoir ni quelles lignes tracer, ni entre quels points ou dans quelle direction les tracer.

 

[60]           Qui plus est, dans son affidavit, Mme Funtek qualifie elle-même de « [traduction] regrettable » la formulation de la réponse. Elle fait référence au fait que, dans sa décision, le Ministère dit « ne pas être en mesure d’examiner la demande », ce qui sous-entendrait que la demande de quote-part a tout simplement été rejetée avant même d’être étudiée. Elle précise dans son affidavit que la demande pour 2013 « [traduction] a bel et bien été examinée » et que celle-ci a été refusée parce que les conclusions suivantes auraient été tirées au terme de l’examen :

 

1.         « [traduction] 7687567 Canada inc. [la demanderesse] était liée à un autre          requérant d’une quote-part du contingent tarifaire de poulet, soit MTY – (Au titre de      la section 10.1 de l’Avis aux importateurs no 815, à l’exception des sections 4.10 et      8.6, lorsque deux requérants ou plus constituent des entités liées, ils n’auront           habituellement droit qu’à une seule allocation).

 

2.         MTY était une entreprise de restauration - (Au titre de la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815, 7687567 Canada Inc., à titre de transformateur de produits non inscrits sur la LMIC, n’aurait normalement pas droit à une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux fabricants de produits non inscrits sur la LMIC).

 

3.         Tout comme dans sa demande d’une quote-part de la portion du contingent tarifaire          de poulet réservée aux transformateurs pour 2011 et dans sa demande pour une     quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée pour 2012 pour les            produits non inscrits sur la LMIC, M. Corneli a omis de reconnaître l’association       entre 7687567 Canada Inc. et MTY - (Au titre de la section 10.1 de l’Avis aux importateurs no 815, les requérants d’une allocation doivent fournir une liste des entreprises ou personnes liées afin que l’on détermine quelles entreprises sont liées). 

 

Tenter de suppléer à l’insuffisance de motifs ou encore d’énumérer des motifs postérieurement à la prise de décision n’est pas accepté par la jurisprudence. Toutefois, une Cour peut utiliser cette volonté d’ajouter à la décision dans son examen de la raisonnabilité de celle-ci (Stemijon Investments Ltd. c Canada (Procureur général) et al, 2011 CAF 299 au para 40, [2013] ACF no 553).

 

[61]           J’opine dans le même sens que le défendeur : la formulation de la réponse est effectivement « regrettable ». Toutefois, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de la formulation que le défendeur a retenue et que la demanderesse a reçue en guise de réponse. Ainsi, dans son affidavit, le défendeur avoue avoir à la fois mal formulé et mal étayé sa réponse, et il requiert par ailleurs de la Cour qu’elle supplée à son manquement en interprétant la décision conformément à la déclaration de Mme Funtek dans son affidavit. Cela pousse trop loin l’exercice envisagé par la Cour suprême du Canada dans Newfoundland Nurses, qui dicte au paragraphe 17 :

 

[17]      Le fait que la convention collective puisse se prêter à une interprétation autre que celle que lui a donnée l’arbitre ne mène pas forcément à la conclusion qu’il faut annuler sa décision, si celle-ci fait partie des issues possibles raisonnables. Les juges siégeant en révision doivent accorder une [TRADUCTION] "attention respectueuse" aux motifs des décideurs et se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs. [Non souligné dans l’original.]

 

[62]           La présente Cour ne saurait substituer sa propre opinion à celle du décideur, qui est, on le sait, le mieux placé pour examiner le dossier de la demanderesse. Par conséquent, compte tenu de l’absence totale de motifs dans la décision contestée – c’est-à-dire, pour emprunter la métaphore du juge Rennie, de l’absence totale de points sur la page permettant au juge de tracer des lignes entre les motifs –, le fait pour la présente Cour de contrôle d’inférer l’ensemble des motifs à partir du dossier, comme le lui demande le défendeur, correspondrait, à mon avis, au fait pour elle de simplement « deviner » les motifs. La Cour de contrôle se trouverait alors à substituer son raisonnement à celui du décideur, conclusion que l’arrêt Newfoundland Nurses vise explicitement à éviter. À cet égard, le juge Phelan a reconnu ce qui suit au paragraphe 9 de la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Liu, 2012 CF 1403, [2012] ACF no 1504 :

 

[9]        En ce qui concerne le caractère suffisant des motifs, même s’il a été conclu dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], que l’insuffisance des motifs ne permettait pas à elle seule de donner lieu à un contrôle judiciaire, des raisons insuffisantes touchent au cœur du caractère "raisonnable" d’une décision. La Cour doit, selon l’arrêt Newfoundland Nurses, examiner le dossier en vue d’y trouver des éléments pour étayer sa décision, si elle le peut. Toutefois, cela ne veut pas dire que la Cour doit deviner quels ont été les motifs du décideur ou leur substituer ses propres motifs.

[Non souligné dans l’original.]

 

[63]           Ainsi, l’arrêt Newfoundland Nurses permettrait de combler un certain manque dans les motifs ou de les compléter, en quelque sorte, à la lumière du dossier du décideur. Toutefois, la Cour suprême du Canada n’avait certainement pas l’intention de permettre aux décideurs de rendre une décision vide de toute justification et, au surplus, « regrettablement » rédigée, et de permettre à ces mêmes décideurs de défendre l’essence de leur décision en exigeant de la Cour de contrôle qu’elle se rabatte sur le dossier du décideur pour y inférer la totalité des motifs, tout en se ralliant à un affidavit qui vient postérieurement ajouter des motifs qui n’apparaissent pas à la décision du 20 février 2013.

 

[64]           L’intention de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland Nurses soulève aussi un autre enjeu. Si, comme le réclame le défendeur, cet arrêt sauvegarde bel et bien la décision qu’il a rendue dans le présent dossier, de quelle façon une décision totalement dépourvue de justification informerait-elle la demanderesse de la décision prise à son égard, autrement que si le destinataire de la lettre téléphone au décideur comme il est invité à le faire (« If you have any question, please contact me at [...] »)? De quels recours la demanderesse disposerait-elle pour obtenir l’explicitation de la décision? Serait-elle tenue de demander le contrôle judiciaire de la décision pour obtenir le dossier du décideur ou encore devrait-elle présenter une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, LRC (1985), ch A-1? Je doute que si elle téléphonait au décideur, ce dernier communique l’ensemble du dossier à la demanderesse. J’ai peine à croire que telle était l’intention de la Cour suprême lorsqu’elle a rédigé sa décision.

 

[65]           Chose certaine, l’absence générale de justification dans la décision du défendeur me permet de conclure que les motifs ne répondent pas aux critères de l’arrêt Dunsmuir, précité, c’est-à-dire la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, puisque ces motifs, de par leur absence, ne me permettent pas « de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables. » (Newfoundland Nurses, précité, au para 16).

 

D. Le défendeur a-t-il manqué à l’équité procédurale en appliquant systématiquement la     politique énoncée à la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815, entravant ainsi        indûment son pouvoir discrétionnaire?

 

[66]           La réponse à la première question en litige dans le présent dossier suffit pour invalider la décision du défendeur et renvoyer le dossier aux fins de réexamen. Toutefois, par souci de transparence et d’exhaustivité, je m’attarderai malgré tout à la seconde question.

 

[67]           La demanderesse est d’avis que le défendeur n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire et elle revendique le droit de voir son dossier examiné sur le fond et non en fonction de l’application systématique d’une politique ministérielle. Selon elle, le défendeur, en mettant servilement en application la politique des personnes liées, a manqué à son obligation d’équité procédurale et a commis une erreur liée à sa compétence puisqu’il aurait transformé son pouvoir discrétionnaire en règle. Pour sa part, le défendeur réclame, avoir bel et bien analysé le dossier sur le fond, et se défend d’avoir appliqué systématiquement la politique des personnes liées. Comme je l’ai expliqué ci-dessus, rien dans le dossier ne me permet de conclure que l’exercice de la discrétion a eu lieu.

 

[68]           Je tiens à préciser que la présente situation a créé pour le défendeur des obligations en matière d’équité procédurale à l’endroit de la demanderesse. Tant dans son mémoire qu’à l’audience, le défendeur a fait valoir que les obligations qui lui incombent à cet égard sont très faibles et que les accommodements offerts à la demanderesse à ce jour dépassent largement ces obligations. La demanderesse et le défendeur appuient tous deux leur raisonnement au chapitre de l’équité procédurale sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker, précité, entre autres. Pour diverses raisons énoncées ci-dessus ainsi que ci-dessous, je suis d’avis que la décision du défendeur devait être motivée en l’espèce de façon à ce que l’on puisse en comprendre les grandes lignes et si oui ou non l’exercice de la discrétion a eu lieu en ce qui concerne la demande d’exception.

 

[69]           Comme ce fut exposé précédemment, les conséquences du refus sur l’entreprise sont importantes pour une compagnie opérant dans un milieu indéniablement concurrentiel. Ensuite, comme l’a si bien souligné le défendeur, la demanderesse a profité d’un processus décisionnel continu et inclusif de la part du défendeur. Alors, pourquoi arrêter une fois rendu à l’étape de la décision? De plus, la demande de 2012 ayant fait l’objet d’une décision motivée, j’estime que la demanderesse pouvait raisonnablement s’attendre à recevoir une réponse un tant soit peu motivée pour sa demande de 2013, d’autant plus que la décision de 2012 a été rendue sous le régime de l’Avis aux importateurs no 792, tandis que celle de 2013 relevait de l’Avis aux importateurs no 815. Le contexte dans lequel la décision a été prise a donc changé d’une année à l’autre. Aussi, la demanderesse a soumis une série d’éléments au défendeur étayant son argument selon lequel elle n’est pas une personne liée, mais rien dans la décision ne révèle une appréciation de ces nouvelles allégations et, enfin, le fait pour la décision d’être susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire commandait l’ajout d’un minimum de motifs de façon à permettre à la Cour d’en comprendre la teneur.

 

[70]           Pour mieux comprendre la situation, il serait approprié de passer en revue les dispositions créatrices du pouvoir discrétionnaire à l’origine du présent litige. Les articles 6.2 et 8 de la LLEI permettent au Ministre de déterminer les quantités de marchandises visées par un régime d’accès à l’importation particulier, de décider du mode d’allocation des quotas en cause à la population et de décider d’octroyer ou non une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet à ceux qui en font la demande.

 

[71]           Le Règlement sur les autorisations d’importation, DORS/95-36, pris en vertu de la LLEI, énonce à l’article 6 les six facteurs qui doivent être pris en compte par le Ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de délivrer des quotes-parts. De plus, le Ministère publie la façon dont il exerce normalement son pouvoir discrétionnaire dans des Avis aux importateurs. La section 10.1 de l’Avis aux importateurs no 815 prévoit que lorsque deux requérants ou plus constituent des entités liées, ceux-ci n’ont « habituellement droit » qu’à une seule autorisation. À cet égard, la définition de « personnes liées » figure à l’annexe 11 de cet Avis aux importateurs. Qui plus est, la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815 (la section 8.9 de l’Avis aux importateurs no 792) énonce ce qui suit :

9.2. Les transformateurs considérés comme liés à des entreprises de restauration n’ont normalement pas droit à une part de la portion du CT de poulet réservée aux fabricants de produits non inscrits sur la LMIC. [Non souligné dans l’original.]

 

[72]           Cette disposition est celle qui se trouve au cœur du présent litige. En premier lieu, je tiens à préciser que la légalité de l’Avis aux importateurs no 815 n’est pas remise en question dans le présent dossier. La jurisprudence a confirmé qu’il est tout à fait légitime pour un organisme de l’administration publique de se doter de règles, ou d’instruments non contraignants, pour encadrer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. De telles directives permettent à l’organisme en question de régler un enjeu précis de manière proactive et à un administré concerné par cet enjeu d’avoir une idée du traitement qui pourrait être réservé à sa demande (Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 aux paras 55 et 57, [2007] ACF no 734 [Thamotharem]).

 

[73]           Toutefois, il faut ajouter qu’un organisme de l’administration publique qui appuie l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sur de telles directives doit veiller à ne pas les appliquer comme s’il s’agissait de règles de droit, puisqu’elles n’en sont pas. Comme l’énonce le paragraphe 62 de l’arrêt Thamotharem, précité :

 

[62]      Néanmoins, si les organismes sont libres de donner des directives ou de formuler des énoncés de politique visant à coordonner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi afin de favoriser la cohérence, les décideurs administratifs ne peuvent pas appliquer ces directives et politiques comme si elles constituaient le droit. Aussi une décision fondée uniquement sur les consignes impératives d’une directive malgré une demande pour qu’il y soit fait exception en raison d’une situation particulière, pourra-t-elle être annulée au motif que le décideur a illicitement entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : voir, par exemple, l’arrêt Maple Lodge Farms, à la page 7. Un tel degré d’observation ne peut être imposé que par l’exercice d’un pouvoir légal de prendre des dispositions contraignantes, par exemple un règlement ou des règles établies au titre de la loi et conformément à la procédure qu’elle prescrit.

 

[74]           Ainsi, ni le contenu de la politique, soit la section 9.2 de l’Avis aux importateurs no 815, ni son effet sur le défendeur ne sont à remettre en question en l’espèce. Il convient plutôt d’examiner la façon dont elle a été appliquée. Quoique valide, aux fins de la présente affaire, la politique requiert néanmoins un exercice supplémentaire de la part du défendeur : la formulation retenue par le Ministère dans son Avis aux importateurs no 815, par l’utilisation de l’adverbe « notamment » (et « normalement » à la section 10.1), sous-tend l’existence d’un pouvoir discrétionnaire. De plus, dans son contre-interrogatoire, Mme Funtek a reconnu la possibilité de déroger à cette politique dans des circonstances exceptionnelles. Il serait donc possible pour une entreprise considérée comme liée de tout de même avoir droit à une quote-part de la portion du contingent tarifaire de poulet réservée aux fabricants de produits non inscrits sur la LMIC. D’ailleurs, en confirmant le maintien de sa politique, le Ministre a du même coup confirmé la possibilité d’y faire exception.

 

[75]           Toutefois, pour qu’il soit en mesure de déroger, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, à la directive qu’il s’est légitimement fixée dans son Avis aux importateurs no 815, le défendeur ne peut limiter ses efforts à déterminer si une entreprise est considérée comme liée avant de rejeter sa demande. C’est l’évidence même : il doit analyser le dossier dans son ensemble et déterminer s’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant que l’on fasse entorse à la règle.

 

[76]           En l’espèce, après avoir établi que la demanderesse était considérée comme liée à MTY, le défendeur aurait dû passer à l’analyse du dossier sur le fond. Un tel exercice a peut-être eu lieu, mais rien dans la décision n’indique que c’est le cas. Comme l’a justement fait remarquer la demanderesse, la brève lettre faisant office de décision ne renvoie qu’à la décision du Ministre de maintenir la politique. Il n’est aucunement question de l’analyse du dossier sur le fond. Or, comme l’ont soulevé les deux parties, une autorité administrative investie d’un pouvoir discrétionnaire se doit d’exercer sa discrétion au cas par cas au terme de l’évaluation des circonstances particulières d’un dossier (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Jiminez-Perez, [1984] 2 RCS 565).

 

[77]           Étant donné la réponse à la première question en litige dans le présent dossier, c’est-à-dire que la décision n’est aucunement motivée, il va sans dire que la décision ne présente également aucun motif permettant à cette Cour d’apprécier un quelconque exercice par le défendeur de son pouvoir discrétionnaire.

 

[78]           Cela étant dit, certains éléments perçus dans la documentation écrite et soulevés à l’audience donnent à penser que le défendeur n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire au cas par cas en l’espèce, mais qu’il aurait bel et bien appliqué la politique d’une manière systématique. Notons, à titre d’exemple, que le défendeur a indiqué à l’audience, par l’entremise de son procureur, qu’il n’y avait pas lieu d’accorder une exception dans le cas de la demanderesse puisqu’une telle décision ouvrirait la voie à de multiples demandes d’exceptions de la part d’autres entreprises, éventualité considérée comme intenable des dires du défendeur qui y voit une charge de travail excessive. Cependant, après avoir tiré une telle conclusion, comment le défendeur peut-il affirmer avoir décidé du sort de la demande au terme d’un examen exhaustif du dossier? En évoquant que la décision de ne pas accorder l’exception a été prise de manière à éviter une avalanche de demandes d’exception éventuelles, le défendeur confirme la crainte de la demanderesse, c’est-à-dire que la politique a été appliquée automatiquement telle une règle, sans égard au pouvoir discrétionnaire.

 

[79]           Compte tenu de ce qui précède et de l’absence générale de motifs à cet égard, je n’ai aucun indice me permettant de conclure que le défendeur a exercé sa discrétion dans l’examen de la demande de 2013 au titre de la politique et qu’il a, de ce fait, commis une erreur de compétence, entraînant du même coup un manque à l’équité procédurale.

 

[80]           Puisque la norme de contrôle applicable à la deuxième question en litige, est celle de la décision correcte, la décision du défendeur, qui fut par ailleurs déjà invalidée pour des raisons d’absence de motifs, ne bénéficie d’aucune déférence de la présente Cour.

 

[81]           La demanderesse demande à la Cour de casser la décision du 20 février 2013, de déclarer que le défendeur doit exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux principes d’équité procédurale en plus de lui ordonner de le faire, et elle demande également à la Cour d’ordonner au défendeur de ne pas allouer à autrui les quotes-parts initialement prévues pour la demanderesse jusqu’à un jugement final. Le défendeur n’a pas commenté l’ordonnance recherchée.

 

[82]           La Cour ne voit aucune objection à accorder une partie des conclusions recherchées. Ainsi, pour les motifs déjà énoncés, la décision du 20 février 2013 sera cassée et renvoyée devant le décideur afin qu’il réexamine la demande conformément aux présentes. Il n’y a toutefois pas d’intérêt à ordonner au décideur d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément aux principes de l’équité procédurale puisque, comme il y est déjà tenu, une telle ordonnance serait inutile puisqu’elle ordonnerait l’évidence. De plus, la demanderesse invite la Cour à interdire au défendeur d’allouer à quiconque les quotes-parts qui lui étaient initialement accordées dans l’attente d’un jugement final. Toutefois, le présent dossier constitue de toute évidence une demande de contrôle judiciaire et non une demande d’injonction, qui soulève de par sa nature un ensemble de critères totalement différents que les parties n’ont aucunement abordés ou plaidés au cours de la présente procédure. En conséquence, la Cour ne peut pas accorder la conclusion d’injonction comme demandé.

 


ORDONNANCE

 

1.         La première conclusion ordonne que la requête en radiation soit accordée et que les paragraphes 10(c), 59, 60, 61(a) à (c), (f) à (k), 62 et 114 à 116 du mémoire des faits et du droit de la demanderesse et la pièce FC-5 (« Memorandum of Agreement made and entered into in the City and district of Montreal, on the 9 day of December 2010 ») soient radiés.

 

2.         La deuxième conclusion ordonne que la présente demande de contrôle soit accueillie, que la décision du défendeur en date du 20 février 2013 soit annulée et que le dossier soit retourné devant le défendeur afin qu’il le réexamine conformément aux présentes.

 

3.         Le tout avec dépens.

 

                                                                                                              « Simon Noël »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-488-13

 

INTITULÉ :                                      7687567 CANADA INC. c AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET COMMERCE INTERNATIONAL CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 novembre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE SIMON NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 26 novembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Karl Delwaide

Me Karine Joizil

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Alexander Pless

Me Michelle Kellam

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Fasken Martineau DuMoulin, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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