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Date : 20131107


Dossier :

T‑491‑13

 

Référence : 2013 CF 1138

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 7 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

ENTRE :

BANDE INDIENNE DE COLDWATER ET
LE CHEF HAROLD ALJAM, AGISSANT EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA BANDE DE COLDWATER
ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE
LA BANDE DE COLDWATER

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES
ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD ET KINDER MORGAN CANADA INC.

 

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT

[1]               Dans les années 1950, la Bande indienne de Coldwater a adopté deux résolutions autorisant le ministre responsable des Affaires indiennes à accorder deux servitudes à Trans Mountain Pipeline en vue de la construction de deux pipelines appelés à traverser l’une des réserves de Coldwater. L’un de ces pipelines a été construit et est toujours en activité; l’autre ne l’a jamais été. Au cours des ans, Trans Mountain a subi plusieurs réorganisations et a été vendue en 2007 à des sociétés contrôlées par Kinder Morgan. Il était prévu dans les servitudes accordées à Trans Mountain que le ministre devait consentir à toute cession. Ce n’est qu’en 2012 que Kinder Morgan a demandé ce consentement. Coldwater s’oppose à ce que le ministre accorde son consentement, car elle se rend compte qu’elle peut obtenir une entente beaucoup plus avantageuse en obligeant Kinder Morgan à négocier sous une certaine contrainte. D’où la présente demande.

 

[2]               La Cour est plus précisément saisie d’une demande fondée sur les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, concernant les décisions que le ministre des Affaires indiennes et du Développement du Nord doit rendre sur la demande de Kinder Morgan Canada Inc. qui cherche à obtenir un consentement rétroactif à la cession de deux servitudes relatives aux pipelines qui traversent les réserves de la Bande indienne de Coldwater. La demanderesse Coldwater sollicite un jugement déclaratoire, une interdiction ou une injonction et d’autres mesures de redressement.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, j’estime que le ministre n’est pas obligé d’obéir aux instructions de Coldwater de refuser les cessions demandées; cependant, il doit prendre note, de bonne foi , de ses préoccupations, surtout en ce qui a trait à la servitude non utilisée, les soupeser au regard de l’intérêt public, et négocier avec Kinder Morgan afin d’obtenir des conditions plus favorables à Coldwater.

 

LA PREUVE

[4]               La preuve au dossier dont dispose la Cour est composée des documents suivants :

 

                     l’affidavit de Harold Aljam, membre et chef élu de la Bande indienne de Coldwater, auquel sont jointes les pièces A à Y, déposé par les demandeurs;

                     l’affidavit de Robert Love, directeur des terres et des droits de passage de la défenderesse Kinder Morgan Canada Inc., auquel sont jointes les pièces A à EEE, déposé par la défenderesse Kinder Morgan;

                     deux affidavits de Kuldip Gill, agent de la gestion et de la location des terres, ministère des Affaires autochtone et Développement du Nord (AADNC); les pièces A à W sont jointes au premier affidavit, qui a été souscrit le 21 mai 2013, et la pièce A accompagne le second, souscrit le 24 octobre de la même année; ces deux documents ont été déposés par le ministre défendeur;

                     l’affidavit de Gemma Sykes, assistante juridique pour le cabinet qui représente les demandeurs, auquel sont jointes les pièces A à D, déposé par les demandeurs.

 

[5]               Seul M. Gill a été contre‑interrogé par l’avocat des demandeurs; une transcription de ce contre‑interrogatoire a été versée au dossier complémentaire des demandeurs.

 

LES FAITS

[6]               Les faits pertinents, pour l’essentiel, ne sont pas contestés. La demanderesse Coldwater est une bande indienne reconnue comme telle par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5. Elle possède certaines réserves au titre de cette loi, près de Merritt (Colombie‑Britannique). La présente affaire concerne l’une de ces réserves, désignée comme la réserve no 1.

 

[7]               En avril 1952, une société appelée Trans Mountain (écrit parfois Trans‑Mountain) Oil Pipeline Company a informé par écrit le ministère des Affaires indiennes qu’elle désirait acquérir un droit de passage de 60 pieds dans les réserves de diverses bandes indiennes, incluant Coldwater, pour construire un pipeline. Coldwater a adopté une résolution autorisant ce droit de passage. En mars 1953, le Conseil privé a adopté à son tour un décret approuvant ce droit de passage.

 

[8]               Le 4 mai 1955, une entente prenant la forme d’un acte formaliste bilatéral a été conclue entre Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, représentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et la Trans‑Mountain Oil Pipeline Company. Cette entente, que j’appellerai la « première entente » ou la « première servitude », prévoyait entre autres conditions :

                     moyennant la somme de 3 554 $, le ministre accordait à Trans Mountain, ses successeurs et ayants droit, le droit de mettre en chantier, construire, exploiter et entretenir un pipeline sur, sous et/ou à travers la réserve no 1;

                     AVOIR ET POSSÉDER […] pendant toute période où lesdites terres sont requises aux fins du passage d’un pipeline;

                     Clause 2 : le bénéficiaire (Trans Mountain) ne doit pas céder le droit accordé par la présente sans le consentement écrit du ministre.

 

[9]               Depuis cette entente, un pipeline a été construit et est toujours en activité; il permet d’acheminer l’équivalent de 300 000 barils de pétrole par jour de Sherwood Park (Alberta) vers des installations en Colombie‑Britannique et aux États‑Unis, à travers plusieurs réserves de bandes indiennes, comme la réserve no 1 de Coldwater.

 

[10]           En novembre 1957, Trans Mountain a écrit de nouveau à Affaires indiennes pour l’informer qu’elle désirait obtenir une autre servitude pour construire un autre pipeline sur certaines terres de réserve, notamment la réserve no 1 de Coldwater. Même si pour l’instant la trace n’en a pas été retrouvée, Coldwater ne conteste pas qu’elle a adopté une résolution de principe accordant ce droit de passage. Le 1er mai 1958, le Conseil privé a pris un décret approuvant le droit de passage en question.

 

[11]           Le 3 août 1958, Sa Majesté, représentée par le ministre, et Trans Mountain, ont conclu une autre entente par voie d’acte formaliste bilatéral dont les conditions étaient, pour les besoins de la présente instance, les mêmes que celles reproduites plus haut relativement à la première entente; les seules différences étaient les suivantes : la somme s’élevait cette fois‑ci à 1 778 $, et le consentement du ministre n’était pas requis pour les besoins d’une hypothèque. J’appellerai ce document la « deuxième servitude » ou la « deuxième entente ».

 

[12]           Le premier pipeline envisagé par la première entente a été construit et est en activité, alors que le second pipeline visé par la deuxième entente n’a jamais été bâti.

 

[13]           Il est possible que Kinder Morgan soumette bientôt une demande à l’Office national de l’énergie pour pouvoir construire un deuxième pipeline, qui permettrait de faire passer la capacité quotidienne de transport de 300 000 barils à juste un peu moins de 900 000 barils. Cependant, cette demande n’a pas été présentée, quoique l’avocat ait indiqué que ce pourrait être le cas avant la fin de cette année. À ce stade‑ci, la question de savoir si le droit de passage visé par la deuxième entente servirait pour les besoins de ce second pipeline n’est que conjecture.

 

[14]           Depuis qu’elle a conclu les deux ententes, Trans Mountain a connu un certain nombre de changements de dénomination sociale, de réorganisations et de fusions : en avril 2007, une société du nom de Terasen Inc. est apparue comme le successeur de Trans Mountain dans l’industrie des pipelines. Même si l’approbation du ministre n’a été ni demandée ni obtenue relativement à ces événements, Coldwater ne les conteste pas en l’espèce, puisqu’il s’agit apparemment pour la plupart de restructurations internes concernant la même entité.

 

[15]           Au début de 2007, par suite d’un certain nombre d’opérations, les actifs de Trans Mountain liés au pipeline ont finalement été vendus à des sociétés contrôlées par Kinder Morgan. L’avocat de cette dernière a consacré environ trois pages de son mémoire des faits et du droit à expliquer ces opérations, au moins sommairement. J’en reproduis le résumé tel qu’il figure dans la lettre du 12 juin 2012 adressée au ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord par le président de Kinder Morgan et vice‑président de Fortis BC Holdings Inc. :

[traduction] Conformément à l’entente d’acquisition du 26 février 2007 (l’« entente d’acquisition »), Fortis Inc. (« Fortis ») a convenu d’acheter à Kinder Morgan, Inc. (« Kinder Morgan ») Terasen Inc. et ses filiales. Avant de conclure la vente visée par l’entente d’acquisition, les réorganisations suivantes se sont produites : (i) Terasen Pipelines (Trans Mountain) Inc. (la propriétaire des actifs de Trans Mountain liés au pipeline) a fusionné avec Terasen Inc.; (ii) les actifs de Trans Mountain liés au pipeline ont ensuite été transférés à l’entité du même groupe Trans Mountain Pipeline ULC et mis à contribution dans une nouvelle société en commandite appelée Trans Mountain Pipeline L.P. (la « réorganisation »). Au terme de la réorganisation, Terasen Inc. (qui depuis mars 2011 porte le nom de Fortis BC Holdings Inc.), a été vendue à Fortis.

 

Par suite de la réorganisation, tous les actifs liés au pipeline Trans Mountain, y compris l’ensemble des ententes et des droits, intérêts et obligations y afférents, ont finalement été transférés à Trans Mountain Pipeline L.P., avant que Fortis n’envisage d’acquérir Terasen Inc.

 

[16]           Dans cette lettre du 12 juin 2012, il est demandé au ministre de consentir à ces transferts. C’est ce consentement qui est visé par la demande que Coldwater soumet en l’espèce à la Cour. La lettre indique :

[traduction] Les actifs liés au pipeline de Trans Mountain incluent certains actes formalistes bilatéraux et servitudes conclus par Sa Majesté la Reine Elizabeth II, et énumérés à l’annexe A jointe à la présente entente (les « actes formalistes bilatéraux »). Il a récemment été porté à notre attention que le consentement du ministre, prévu par les actes formalistes bilatéraux, n’a pas été obtenu au moment du transfert des actifs liés au pipeline de Trans Mountain de Terasen Inc. à sa filiale Trans Mountain Pipeline ULC; Fortis et Kinder Morgan demandent donc que le ministre accorde maintenant le consentement requis.

 

[17]           Coldwater a appris qu’une demande de ce genre serait présentée. Le 25 avril 2012, son avocat a écrit entre autres ce qui suit au ministre des Affaires autochtones et Développement du Nord :

[traduction] Il a été porté à l’attention de notre cliente que Kinder Morgan Canada Inc. (« Kinder Morgan ») a demandé ou demandera, comme le prévoit l’acte formaliste bilatéral, le consentement écrit du ministre à la cession des droits de Terasen Inc. au regard de l’acte formaliste bilatéral conclu avec Kinder Morgan.

 

Nous vous informons par la présente que la Bande de Coldwater n’est pas favorable pour l’instant à la cession, et vous demandons de ne pas y consentir sans d’abord discuter de la cession proposée, et de ses répercussions éventuelles, avec notre cliente. À cet égard, nous notons que les conditions de l’acte formaliste bilatéral vous placent, en tant que ministre, dans la position d’un fiduciaire à l’égard des intérêts de la bande dans cette affaire, vous devez donc agir en conséquence.

 

[18]           Une correspondance a suivi entre les représentants du ministre, le ministère de la Justice, Coldwater et son avocat.

 

[19]           Entre‑temps, Coldwater a écrit directement à Kinder Morgan. Dans une lettre datée du 5 juillet 2012, le chef de la Bande de Coldwater indiquait :

[traduction] Nous avons été avisés de la demande que Kinder Morgan a adressée au ministre le 12 juin 2012 (nous n’en avons reçu une copie que deux semaines plus tard). Cette demande confirme que Kinder Morgan est consciente que le droit de passage existant ne l’autorise pas pour l’instant à utiliser le pipeline.

 

Puisque vous ne disposez pas actuellement de l’autorisation de la bande, nous vous demandons par la présente de cesser l’exploitation du pipeline sur notre réserve dans les 10 jours. Nous vous demandons par ailleurs de nous consulter afin de prendre les dispositions nécessaires pour retirer les structures afférentes au pipeline dès qu’il sera raisonnablement possible de le faire, à moins que des permis provisoires soient obtenus entre‑temps.

 

Si vous n’avez pas mis un terme à l’exploitation du pipeline ou n’êtes pas parvenus à une entente provisoire avec la bande d’ici le 15 juillet 2012, nous prendrons les mesures nécessaires pour mettre fin à cette utilisation non autorisée. Nous tenons à vous prévenir que nous ne serons pas responsables des dommages susceptibles de survenir.

 

[20]           Le président de Kinder Morgan a répondu par une lettre datée du 12 juillet 2012, dont voici un extrait :

[traduction] Vous affirmez dans votre lettre que si nous ne parvenons pas à une entente provisoire d’ici le 15 juillet 2012, Coldwater « [prendra] les mesures nécessaires pour mettre fin à cette utilisation non autorisée ». Vous précisez également que Coldwater ne « [sera] pas responsable des dommages susceptibles de survenir ». Nous rejetons vigoureusement cette menace et déclarons ici clairement et publiquement que tout dommage infligé au pipeline peut entraîner un grave préjudice pour l’environnement et pour la sécurité de ceux qui se trouvent à proximité. Nous ne tolérerons aucun dommage intentionnel au pipeline, et quiconque en causera sera poursuivi dans toute la mesure permise par la loi, y compris à l’égard des dommages indirects, qui pourraient être importants.

 

Nous vous invitons à une rencontre dont nos avocats respectifs pourront fixer la date, en présence de notre directeur des relations autochtones. Nous sommes disposés à nous montrer flexibles quant à l’heure et au lieu de la rencontre. Nous restons désireux de résoudre toutes les difficultés qui se présentent entre nous de la manière la plus coopérative et rapide possible, et nous espérons que vous êtes semblablement déterminés.

 

[21]           Les parties ont échangé d’autres lettres par la suite, mais il est évident qu’elles n’ont pas réglé leur différend.

 

[22]           L’avocat de Coldwater a écrit le 9 janvier 2013 au représentant du ministre, M. Gill (qui a témoigné dans la présente instance), et a énoncé les raisons pour lesquelles sa cliente demandait au ministre de ne pas consentir aux cessions. La lettre indique entre autres :

[traduction] […] Nous estimons que l’acte formaliste bilatéral est nul depuis au moins cinq ans, et qu’il ne peut pas être ravivé. Un nouvel acte de ce type est requis, ce qui suppose l’instauration d’un nouveau processus auquel la Bande indienne de Coldwater prendrait part.

 

Subsidiairement, il est manifeste que le consentement nécessaire à la cession n’a pas été demandé par la bonne société. Par ailleurs, il appert qu’aucune intention n’a été formulée en ce sens au cours des cinq dernières années environ. Tout transfert de l’acte formaliste bilatéral, non accompagné d’une demande légitime de cession, aurait alors invalidé ladite entente. Il s’agit d’un manquement fondamental très grave.

 

E. L’identité de la nouvelle demanderesse : Nous nous rendons compte que la demanderesse actuelle, Kinder Morgan, est une entité sensiblement différente de la détentrice initiale de la Trans‑Mountain Oil Pipeline Company. Kinder Morgan est une société contrôlée par des intérêts étrangers – qui n’est pas aussi bien établie au Canada que l’exploitante initiale. Cette dernière était, à ce que nous savons, une société canadienne constituée en vertu d’une loi spéciale du Parlement. Le consentement de la Bande indienne de Coldwater à l’époque de l’acte formaliste bilatéral dépendait de l’identité de la demanderesse et de l’intérêt public canadien à l’égard du projet initial. Ces facteurs ne concernent pas Kinder Morgan.

 

F. Le bilan de la demanderesse en matière de sécurité et d’exploitation : Par ailleurs, le bilan en matière de sécurité de Kinder Morgan et de sa société mère est sans rapport avec celui de la société initiale, et à notre avis bien inférieur. Nous aimerions avoir le loisir d’examiner cette question et de présenter des observations à ce sujet. Cela demandera du temps et la coopération des autorités réglementaires fédérales. Veuillez nous informer des recherches que le gouvernement du Canada a effectuées à cet égard – il est évident que le gouvernement du Canada doit étudier la question avant d’accorder, au nom de la Bande et en sa qualité de fiduciaire, un consentement touchant ces terres.

 

[23]           Le 20 février 2013, le chef de Coldwater a écrit à M. Gill une lettre au nom de la bande :

 

[traduction] En notre qualité de chef et de conseil, nous avons examiné cette affaire très attentivement et, à la faveur de certains avis juridiques, le conseil de bande de Coldwater a estimé qu’il n’est pas dans l’intérêt de la bande que le ministre consente à la cession des actes formalistes bilatéraux concernant la réserve Coldwater.

 

Cette conclusion repose sur de nombreux facteurs, dont les suivants :

 

  Kinder Morgan veut étendre considérablement les opérations de transport du pétrole sur notre réserve et propose de le faire en se réclamant du droit de passage existant (Trans Mountain).

 

  L’acte formaliste bilatéral de 1957, qui n’était valide que pendant le temps requis pour les besoins de l’oléoduc, a expiré en ce que le pipeline qu’il était question de construire en 1957 ne l’a jamais été.

 

  Nous avons de sérieuses réserves quant à la sécurité et à l’intégrité du transport de pétrole à travers notre réserve et estimons qu’il n’est pas dans notre meilleur intérêt de maintenir, et encore moins d’étendre, ces opérations de transport.

 

[24]           Le dossier ne contient aucune réponse. Les présentes procédures ont été entamées un mois plus tard. Le ministre n’a encore pris aucune mesure.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[25]           Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

1.      Le ministre est‑il tenu, en vertu de son obligation de fiduciaire, de ne pas consentir à la cession après avoir été informé par Coldwater qu’elle s’opposait à un tel consentement?

 

2.      Subsidiairement, le ministre doit‑il se demander en l’occurrence si l’accord de Coldwater est nécessaire ou si le consentement relatif à la servitude no 1 ou no 2 est dans l’intérêt supérieur de Coldwater et/ou celui du public?

 

[26]           Une autre question a été soulevée initialement, celle de la production de documents détenus par le ministre. Elle a été résolue, sauf en ce qui a trait aux dépens, qui seront abordés plus loin dans les présents motifs.

 

[27]           Pour trancher ces questions, la Cour doit répondre à ce qui suit :

                     Le ministre et/ou la Couronne ont‑ils une obligation de fiduciaire à l’égard de la demanderesse Coldwater?

                     Le cas échéant, quelles sont la nature et la portée de cette obligation?

                     Comment cette obligation doit‑elle s’exercer eu égard aux faits de l’espèce?

                     Quel redressement faut‑il accorder, le cas échéant?

 

OBLIGATION DE FIDUCIAIRE

[28]           L’avocat du ministre reconnaît que ce dernier/la Couronne sont liés par une obligation de fiduciaire à l’égard des demandeurs. La nature et la portée de cette obligation doivent être examinées.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[29]           La principale disposition législative intéressant les questions en litige est l’article 35 de la Loi sur les Indiens, tel qu’il existait dans les années 1950 – la période durant laquelle les servitudes en cause ont été signées – LC 1951, c 29. Cet article disposait :

TERRES PRISES POUR CAUSE D’UTILITÉ PUBLIQUE

 

35.       (1)        Lorsque, par une loi du Parlement du Canada ou d’une législature provinciale, Sa Majesté du chef d’une province, une autorité municipale ou locale, ou une corporation, a le pouvoir de prendre ou d’utiliser des terres ou tout droit y afférent sans le consentement du propriétaire, ce pouvoir peut, avec le consentement du gouverneur en conseil et aux conditions qu’il est loisible à ce dernier de prescrire, être exercé relativement aux terres dans une réserve ou à tout intérêt y afférent.

 

            (2)        À moins que le gouverneur en conseil n’en ordonne autrement, toutes les matières concernant la prise ou l’utilisation obligatoire de terres dans une réserve, aux termes du paragraphe premier, doivent être régies par la loi qui confère les pouvoirs.

 

            (3)        Lorsque le gouverneur en conseil a consenti à l’exercice des pouvoirs mentionnés au paragraphe premier par une province, autorité ou corporation, il peut, au lieu que la province, l’autorité ou la corporation prenne ou utilise les terres sans le consentement du propriétaire, permettre un transfert ou octroi de ces terres à la province, autorité ou corporation, sous réserve des conditions prescrites par le gouverneur en conseil.

 

            (4)        Tout montant dont il est convenu ou qui est accordé à l’égard de la prise ou de l’utilisation obligatoire de terrains sous le régime du présent article ou qui est payé pour un transfert ou octroi de terre selon le présent article, doit être versé au Receveur général du Canada à l’usage et au profit de la bande ou à l’usage et au profit de tout Indien qui a droit à l’indemnité ou au paiement du fait de l’exercice des pouvoirs mentionnés au paragraphe premier. 1951, ch. 29, art. 35.

 

[30]           Comme nous pouvons le voir, cette disposition de la Loi sur les Indiens, qui n’a pas subi d’importantes modifications depuis, intéresse spécifiquement la prise de terres. Aucune partie de cette loi ne concerne les servitudes ou tout autre mécanisme de ce genre.

 

[31]           L’article 35 de la Loi sur les Indiens a fait l’objet de certaines observations formulées par la juge McLachlin (maintenant Juge en chef de la Cour suprême) dans l’arrêt Bande indienne Opetchesaht c Canada, [1997] 2 RCS 119, où elle écrit, au paragraphe 86 (en opinion dissidente, mais non sur ce point) :

86     L’expropriation est le seul mécanisme par lequel les droits des Indiens dans les terres des réserves peuvent faire l’objet d’une disposition permanente en vertu de la Loi sur les Indiens. Lorsque l’intérêt supérieur du public l’exige, il peut y avoir expropriation de droits dans les terres des réserves : art. 35. Cette procédure est réglementée de façon stricte et exige le consentement du gouverneur en conseil, donné par le cabinet, qui a envers les Indiens l’obligation de fiduciaire d’agir dans leur intérêt. Il s’agit d’un mécanisme public et délicat du point de vue politique.

 

[32]           La Loi concernant les pipe‑lines, LC 1949, c 20, prévoyait la création d’une Commission des transports du Canada qui, entre autres choses, pouvait autoriser la construction de pipelines au Canada. Lorsqu’une société demande cette autorisation à la Commission, les paragraphes 12(3) et (5) disposaient :

(3)        La Commission doit, dans l’étude de la demande, tenir compte de toutes les considérations qui lui semblent être pertinentes et, en particulier, de l’opposition de toute partie intéressée, d’un intérêt public qui, de l’avis de la Commission, peut être atteint par l’acceptation ou le rejet de la demande, et de la responsabilité financière du requérant.

 

[…]

 

            (5)        En accordant la permission de construire une canalisation, la Commission peut imposer les termes et conditions qu’elle estime appropriés et fixer un délai dans lequel la compagnie doit construire et compléter la canalisation. 1949, ch. 20, art. 12.

 

[33]           La Loi concernant les pipe‑lines était la loi en vigueur dans les années 1950 lorsque les deux ententes de servitude ont été signées. Aujourd’hui, c’est la Loi sur l’Office national de l’énergie, LRC 1985, c N‑7, qui régit ces questions. L’article 52 de cette loi concerne les certificats que l’Office peut délivrer lorsqu’un pipeline est achevé; il prévoit que l’intérêt public et les évaluations environnementales doivent être pris en compte.

 

[34]           La Trans Mountain Oil Pipeline Company, la partie à qui les servitudes en cause ont été consenties, a été constituée en personne morale en vertu d’une loi spéciale du Parlement du Canada, sanctionnée le 21 mars 1951, dont l’objet est énoncé à l’article 6 :

6.         Subordonnément aux dispositions de toute loi générale adoptée par le Parlement et couvrant les pipe‑lines pour le transport du pétrole ou de quelque produit ou sous‑produit liquide du pétrole, la Compagnie peut :

(a)               à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada, construire, acheter, louer, ou autrement acquérir et détenir, développer, exploiter, maintenir, contrôler, louer, mort‑gager, grever de privilèges, vendre, transporter ou autrement aliéner et faire valoir tous pipe‑lines inter‑provinciaux et/ou internationaux pour le transport du pétrole, y compris

[…]

(b)               acheter, détenir, louer, vendre, améliorer, échanger ou autrement faire le commerce de biens immobiliers ou de tout intérêt et droit y afférant, en loi ou en équité, ou autrement quelconques, et négocier toute portion des terrains et biens ainsi acquis

[…]

 

[35]           Ni la Loi sur les pipe‑lines, ni la Loi sur l’Office national de l’énergie, ni la Loi constituant en corporation « Trans Mountain Oil Pipeline Company » ne renvoient expressément à la Loi sur les Indiens, ni aux terres mises réservées au profit des Autochtones.

 

[36]           La Loi sur la gestion des terres des Premières Nations, LC 1999, c 24, édictée en 1999, prévoit un mécanisme permettant d’adopter un code en vertu duquel la responsabilité immédiate de questions concernant une bande indienne particulière est directement confiée à celle‑ci par le ministre. L’article 16 de cette loi est ainsi libellé :

16. (1) L’acquisition ou l’attribution de droits ou intérêts ou de permis relatifs aux terres de la première nation ne peuvent, à compter de l’entrée en vigueur du code foncier, être effectuées qu’en conformité avec celui‑ci.

 

Note marginale : Droits ou intérêts des tiers

 

(2) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), les droits ou intérêts et les permis détenus, à la date d’entrée en vigueur du code foncier, relativement aux terres de la première nation sont maintenus, ainsi que les conditions dont ils sont assortis.

 

Note marginale : Transfert

 

 

(3) Les droits et obligations de Sa Majesté à l’égard des droits ou intérêts et des permis précisés dans l’accord spécifique sont, à la date d’entrée en vigueur du code foncier, transférés à la première nation en conformité avec cet accord.

 

 

Note marginale : Droits ou intérêts des membres de la première nation

 

(4) Sont assujettis, à compter de la date d’entrée en vigueur du code foncier, aux dispositions de celui‑ci en matière de transfert, de bail et de participation aux revenus tirés des ressources naturelles, les droits ou intérêts des membres de la première nation sur ses terres qui découlent soit de la possession accordée en conformité avec le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens, soit de la coutume de la première nation.



16. (1) After the coming into force of a land code, no interest or right in or licence in relation to First Nation land may be acquired or granted except in accordance with the land code of the First Nation.

 

 

Marginal note: Interests or rights of third parties

 

(2) Subject to subsections (3) and (4), interests or rights in and licences in relation to First Nation land that exist on the coming into force of a land code continue in accordance with their terms and conditions.

 

 

 

Marginal note: Transfer of rights of Her Majesty

 

(3) On the coming into force of the land code of a First Nation, the rights and obligations of Her Majesty as grantor in respect of the interests or rights and the licences described in the First Nation’s individual agreement are transferred to the First Nation in accordance with that agreement.

 

Marginal note: Interests and rights of First Nation members

 

 

(4) Interests or rights in First Nation land held on the coming into force of a land code by First Nation members pursuant to allotments under subsection 20(1) of the Indian Act or pursuant to the custom of the First Nation are subject to the provisions of the land code governing the transfer and lease of interests or rights in First Nation land and sharing in natural resource revenues.

 

[37]           Par exemple, un code foncier a été établi pour la Première Nation de Matsqui le 17 octobre 2007. Les articles 31.1, 36.1 et 36.2 de ce code prévoient :

[traduction]

31.       Restrictions concernant les intérêts et les autorisations

 

Toutes les dispositions doivent s’effectuer par écrit

 

31.1     Tout autorisation ou intérêt relatif à l’utilisation d’une terre de la Première Nation ne peut être créé, accordé, aliéné, cédé ou transféré, qu’en vertu d’un instrument établi conformément au présent code foncier.

 

36.              Transfert et cession d’intérêts

 

Transfert d’intérêts

 

36.1     L’organe dirigeant peut adopter des lois autorisant un membre détenant un intérêt à bail à l’égard d’une terre de la Première Nation à transférer, à léguer, ou à aliéner autrement cet intérêt au profit d’un autre membre.

 

36.2     Sauf en cas de transfert de plein droit, y compris les transferts de propriété par disposition testamentaire ou par application d’une loi adoptée en vertu de l’article 37 :

 

(a)        les intérêts à l’égard d’une terre de la Première Nation ne seront ni transférés ni cédés sans le consentement écrit de l’organe dirigeant;

 

(b)        l’octroi d’un intérêt est réputé inclure la condition énoncée à l’alinéa 36.2a) en cas de transfert ou de cession ultérieurs.

 

[38]           Aucun code de ce type n’a été établi à l’égard de Coldwater.

 

[39]           Enfin, le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien a élaboré un document politique intitulé « Guide de la gestion des terres », dont la version actuelle a été jointe en pièce 1 à la transcription du contre‑interrogatoire de M. Gill qui s’est tenu le 31 juillet 2013.

 

[40]           La politique en matière de cession est énoncée à l’article 4. Je reproduis ici les paragraphes 4.1, 4.2 et 4.4 :

4.                  Politique ‑ Cessions

 

4.1              Obligations du cessionnaire. La cession ne peut servir de prétexte pour modifier les conditions d’un bail existant. En conséquence, avant que le ministre ne donne son consentement à une cession, le cessionnaire doit s’engager par écrit à se conformer aux engagements et obligations que le bail impose à son preneur.

 

4.2              Obligations du preneur. Malgré ce que l’on croit généralement, même si le preneur a, avec le consentement du ministre, cédé à un tiers son droit de tenure à bail, il demeure lié par les engagements que le bail lui impose à moins qu’il n’obtienne une libération expresse de la Couronne. Dans l’éventualité où le cessionnaire négligeait de s’acquitter de ses obligations aux termes du bail, le preneur serait tenu responsable de ces obligations.

 

[…]

 

4.4              Consentement de la Première Nation. Le ministère a pour politique de demander à la Première Nation et/ou au titulaire de l’intérêt individuel son consentement à la cession. Le ministre peut refuser de consentir au transfert avec des raisons valables si le bail mentionne une telle action. Lorsqu’il existe des motifs valides de refuser le transfert, ceux‑ci doivent être soumis à l’examen du ministre ou de son mandataire. La Première Nation ou le titulaire de l’intérêt individuel sera invité à donner son approbation ou à faire part de ses réserves, dans un délai raisonnable.

 

[41]           À l’article 6, la politique traite de la prise ou de l’utilisation de terres aux termes de l’article 35 de la Loi sur les Indiens, précité. Notons qu’aucune politique ne traite spécifiquement des servitudes. Je reproduis ici le paragraphe 6.1 :

6.         Politique

 

6.1       Avant de demander au gouverneur en conseil l’autorisation de prendre ou d’utiliser des terres de réserve, l’autorité expropriante doit obtenir le consentement du conseil de bande de la Première nation concernée. La prise ou l’utilisation de terres de réserve sans un tel consentement ne sera autorisée que dans des circonstances extraordinaires avec l’appui de l’administration centrale du MAINC et du ministère de la Justice (MJ).

 

[42]           De tels documents politiques correspondent aux « instruments législatifs non contraignants » évoqués par le juge Evans dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thamotharem, 2007 CAF 198. Ce sont des guides qui sont utiles pour ceux qui administrent les lois et les règlements et pour le public, mais ils n’ont pas force de loi. Ils ne sont pas juridiquement contraignants, et une mauvais interprétation ou une mauvais application de ces instruments peut constituer une erreur de droit. Voici ce que le juge, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit aux paragraphes 57 à 61 :

57     Tant les observateurs du milieu universitaire que les tribunaux ont souligné l’importance de ces outils pour une saine administration publique et en ont étudié la portée juridique. Voir, par exemple, Hudson N. Janisch, « The Choice of Decision‑Making Method: Adjudication, Policies and Rule‑Making » dans Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1992, Administrative Law: Principles, Practice and Pluralism; David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001) aux pages 374 à 379; P.P. Craig, Administrative Law, 5th ed. (London, Thomson, 2003), aux pages 398 à 405 et 536 à 540; Capital Cities Communications Inc. c. CRTC, [1978] 2 R.C.S. 141, à la page 171; Vidal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1991), 49 Admin. L.R. 118 (C.F. 1re inst.), à la page 131; Ainsley, aux pages 82 et 83.

 

58     Les règles de droit et le pouvoir discrétionnaire ne font pas partie d’univers distincts, mais prennent place dans un continuum. Dans notre système de droit et de gouvernement, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi et susceptible d’avoir des répercussions défavorables sur des particuliers, fût‑il considérable, n’est jamais absolu ni soustrait au contrôle juridique : Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la page 140 (le juge Rand). À l’inverse, il est peu de règles de droit, s’il en est, dont l’interprétation et l’application n’admettent l’exercice d’aucune latitude : arrêt Baker, au paragraphe 54.

 

59     Même si elles ne lient pas en droit les décideurs, dans le sens qu’une mauvaise interprétation ou une mauvaise application peut constituer une erreur de droit, les directives peuvent néanmoins influer valablement sur la conduite du décideur. De fait, dans l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, le juge McIntyre, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré (à la page 6) :

 

Le fait que le Ministre ait employé dans ses lignes directrices contenues dans l’avis aux importateurs les mots : « Si le produit canadien n’est pas offert au prix du marché, une licence est émise… » n’entrave pas l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. [Non souligné dans l’original]

 

La frontière entre le droit et les directives s’est encore estompée dans l’arrêt Baker, où la juge L’Heureux‑Dubé, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour, a fait remarquer, au paragraphe 72, que le fait que l’administration a agi de manière contraire aux directives « est d’une grande utilité » pour évaluer si la décision était déraisonnable.

 

60     Le recours à des directives et à d’autres techniques n’ayant pas caractère obligatoire en vue d’assurer une cohérence raisonnable dans les décisions de nature administrative est particulièrement important pour l’exercice des fonctions décisionnelles des tribunaux auxquels la loi a conféré un pouvoir discrétionnaire sur des questions de procédure, de preuve ou de fond. Cette importance est d’autant plus marquée pour les tribunaux de grande envergure, comme la Commission, qui siègent en formations; dans le cas de la SPR, comme il a été précisé, le tribunal est généralement formé d’un seul commissaire.

 

61     Le principe même de la justice exige que les décideurs, tant dans les tribunaux administratifs que dans les cours de justice, s’efforcent de veiller à ce que des cas semblables soient traités de la même façon. Le juge Gonthier, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour dans l’arrêt Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd. c. Syndicat international des travailleurs du bois d’Amérique, section locale 2‑69, [1990] 1 R.C.S. 282, à la page 327 (Consolidated‑Bathurst), a exposé ce point avec éloquence :

 

Il est évident qu’il faut favoriser la cohérence des décisions rendues en matière administrative. L’issue des litiges ne devrait pas dépendre de l’identité des personnes qui composent le banc puisque ce résultat serait « difficile à concilier avec la notion d’égalité devant la loi, l’un des principaux corollaires de la primauté du droit, et peut‑être aussi le plus intelligible. » [Citation omise]

 

OBLIGATION DE FIDUCIAIRE DE LA COURONNE – NATURE ET PORTÉE

[43]           Le ministre a reconnu avoir une obligation de fiduciaire à l’égard de Coldwater; se pose alors la question : quelles sont la nature et la portée de cette obligation?

 

[44]           Dans notre droit, la nature et la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne et de ses ministres à l’égard des Premières Nations du Canada sont sans arrêt redéfinies. Cette obligation procède de l’honneur que la Couronne doit témoigner aux Premières Nations de notre pays, et elle continue d’être réitérée dans notre jurisprudence en constante évolution. Les circonstances factuelles particulières d’une affaire influeront sensiblement sur l’interprétation à donner à cette obligation.

 

[45]           Je me pencherai sur un certain nombre de décisions rendues par la Cour suprême du Canada, à commencer par l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335. Dans cette affaire, la Couronne avait loué des terres d’une réserve occupée par une bande indienne suivant des conditions moins favorables que celles que la bande avait réclamées. Cette dernière a donc poursuivi la Couronne; le juge du procès a accueilli l’action, mais cette décision a été infirmée par la Cour d’appel fédérale. La Cour suprême a rétabli la décision du juge du procès. Le juge Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, a écrit aux pages 383 et 384 :

(c)    L’obligation de fiduciaire de Sa Majesté

 

Le concept de l’obligation de fiduciaire est issu depuis bien longtemps de la notion de l’abus de confiance, l’un des premiers chefs de compétence de la Chancery. Dans le présent pourvoi, l’importance de ce concept repose sur l’exigence qu’il y ait eu « cession » pour que des terres indiennes puissent être aliénées.

 

La Proclamation royale de 1763 prévoyait qu’aucun particulier ne pouvait acheter aux Indiens des terres qu’elle réservait à ces derniers et, de plus, que tout achat devait être effectué par et au nom de Sa Majesté au cours d’une assemblée publique des Indiens convoquée par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie dans laquelle se trouvaient les terres en question. Comme le fait remarquer lord Watson, à la p. 54 de l’arrêt St. Catherine’s Milling, précité, cette politique concernant la vente ou le transfert du droit que possèdent les Indiens sur leurs terres a été maintenue de façon non interrompue par la Couronne britannique, par les gouvernements des colonies à partir du moment où ceux‑ci sont devenus responsables de l’administration des affaires indiennes et, après 1867, par le gouvernement fédéral du Canada. Les lois fédérales successives qui ont précédé l’actuelle Loi sur les Indiens prévoyaient toutes l’inaliénabilité générale des terres des réserves indiennes, sauf dans le cas d’une cession à Sa Majesté. Les dispositions pertinentes de la Loi actuelle sont les art. 37 à 41.

 

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter. Cet objet ressort nettement de la Proclamation royale elle‑même qui porte, au début de la disposition qui fait de Sa Majesté un intermédiaire, « qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers… » En confirmant dans la Loi sur les Indiens cette responsabilité historique de. Sa Majesté de représenter les Indiens afin de protéger leurs droits dans les opérations avec des tiers, le Parlement a conféré à Sa Majesté le pouvoir discrétionnaire de décider elle‑même ce qui est vraiment le plus avantageux pour les Indiens. Tel est l’effet du par. 18(1) de la Loi.

 

Ce pouvoir discrétionnaire, loin de supplanter comme le prétend Sa Majesté, le droit de regard qu’ont les tribunaux sur les rapports entre Sa Majesté et les Indiens, a pour effet de transformer l’obligation qui lui incombe en une obligation de fiduciaire. Le professeur Ernest Weinrib soutient dans son article intitulé The Fiduciary Obligation (1975), 25 U.T.L.J. 1, à la p. 7, que [traduction] « la marque distinctive d’un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l’une d’elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l’autre ». À la page 4, il exprime ce point de vue de la manière suivante :

 

[traduction] [Lorsqu’il y a une obligation de fiduciaire] il existe un rapport dans lequel la manière dont le fiduciaire se sert du pouvoir discrétionnaire qui lui a été délégué peut avoir des répercussions sur les droits du commettant qui sont donc subordonnés à l’utilisation qui est faite dudit pouvoir. L’obligation de fiduciaire est le moyen brutal employé en droit pour contrôler ce pouvoir discrétionnaire.

 

Je ne me prononce pas sur la question de savoir si cette description est de portée assez large pour comprendre toutes les obligations de fiduciaire. J’estime toutefois que, lorsqu’une loi, un contrat ou peut‑être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire, la personne investie de ce pouvoir devient un fiduciaire. L’equity vient alors exercer un contrôle sur ce rapport en imposant à la personne en question l’obligation de satisfaire aux normes strictes de conduite auxquelles le fiduciaire est tenu de se conformer.

 

            On dit parfois que la nature des rapports fiduciaires est établie et définie complètement par les catégories habituelles de mandataire, de fiduciaire, d’associé, d’administrateur, etc. Je ne partage pas cet avis. L’obligation de fiduciaire découle de la nature du rapport et non pas de la catégorie spécifique dont relève l’acteur. Comme en matière de négligence, il faut se garder de conclure que les catégories de fiduciaires sont exhaustives.

 

 

[46]           La décision pertinente suivante est l’arrêt de la Cour suprême Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada, [1995] 4 RCS 344. Dans cette affaire, certaines terres de réserve indienne avaient été cédées à la Couronne pour qu’elle les vende ou les loue, en particulier à des anciens combattants qui revenaient au pays. Les droits miniers n’avaient pas été réservés, et du gaz a été découvert sous terre. La juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a rédigé une opinion dissidente, mais les paragraphes 34 et 35 n’en font pas partie. Elle a écrit que l’obligation de la Couronne ne consistait pas à substituer sa décision à celle de la bande, mais plutôt à empêcher que celle‑ci se fasse exploiter :

34     Les bandes prétendent que la Loi des Indiens imposait à la Couronne l’obligation de refuser à la bande l’autorisation de céder ses terres, vu la nature de l’intérêt de la bande sur les terres et le caractère paternaliste du régime établi par la Loi des Indiens. Lorsqu’une réserve est accordée à une bande, comme ce fut le cas en l’espèce en 1916, le titre n’est pas transmis à la bande visée, mais c’est plutôt la Couronne qui détient le titre en fief simple. La Couronne est donc investie de certains pouvoirs à l’égard de ces terres et elle doit, fait‑on valoir, les exercer en qualité de fiduciaire, pour le compte de la bande concernée. Ce fait est renforcé par le ton paternaliste de la Loi des Indiens, qui, allègue‑t‑on, impose à la Couronne l’obligation de protéger les Indiens contre eux‑mêmes et de les empêcher de prendre des décisions imprudentes relativement à leurs terres. Voilà pourquoi, prétend‑on, la Couronne conserve le titre de propriété. Cette dernière, quant à elle, décrit la bande comme un acteur indépendant pour ce qui est de la cession de ses terres.

 

35     À mon avis, les dispositions de la Loi des Indiens relatives à la cession des réserves des bandes établissent un équilibre entre les deux pôles extrêmes que constituent l’autonomie et la protection. Il fallait que la bande visée consente à la cession de sa réserve, à défaut de quoi celle‑ci ne pouvait pas être vendue. Par ailleurs, il fallait également que la Couronne, par l’intermédiaire du gouverneur en conseil, consente à la cession. L’exigence que la Couronne consente à la cession n’avait pas pour objet de substituer la décision de cette dernière à celle des bandes, mais plutôt d’empêcher que celles‑ci se fassent exploiter. Le juge Dickson a décrit ainsi cette exigence dans Guerin (à la p. 383) :

 

     Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter.

 

Il s’ensuit que, en vertu de la Loi des Indiens, les bandes avaient le droit de décider si elles voulaient céder leur réserve, et que leur décision devait être respectée. Par ailleurs, si la décision de la bande concernée était imprudente ou inconsidérée ‑‑ et équivalait à de l’exploitation ‑‑ la Couronne pouvait refuser son consentement. Bref, l’obligation de la Couronne se limitait à prévenir les marchés abusifs.

 

[47]           La Cour suprême a directement abordé la question des servitudes dans l’arrêt Bande indienne des Opetchesaht c Canada, [1997] 2 RCS 119. Une servitude avait été accordée au fournisseur d’électricité sous la forme d’un droit de passage pour une ligne de transmission. Aucune clause expresse de résolution n’était prévue. La ligne de transmission n’a pas été construite, et la bande indienne a voulu utiliser la terre pour ses propres besoins. Le juge Major, s’exprimant pour la majorité, a précisé aux paragraphes 28 et 29 qu’aucune servitude n’est perpétuelle : elle ne subsiste que tant et aussi longtemps que l’objet prévu le requiert :

28     Il n’est pas non plus possible de dire que le permis a un caractère perpétuel du fait que sa durée dépend purement de la volonté de l’intimée Hydro. Dans la décision Canada (Attorney General) c. Canadian Pacific Ltd., [1986] 1 C.N.L.R. 1 (C.S.C.‑B.), conf. par [1986] B.C.J. No. 407 (C.A.), il a été jugé que la concession d’un droit sur des terres faisant partie d’une réserve pendant tout le temps requis pour les fins du chemin de fer ne constituait pas un droit résoluble au gré de la compagnie de chemin de fer seulement. La Cour d’appel a statué que ces terres n’étaient plus requises pour les fins du chemin de fer et, en conséquence, que leur transfert entre CP et sa filiale, Marathon Realty Corporation, était nul.

 

29     En l’espèce, la durée de la servitude peut être qualifiée de façon similaire. Elle ne dure que le temps pendant lequel le droit de passage est requis pour la ligne de transmission d’électricité. L’intimée Hydro a un certain pouvoir discrétionnaire pour décider de l’emplacement des lignes de transmission et de leur utilité. Cependant, comme le mot « requis » est utilisé, il serait erroné de conclure que l’expiration du permis dépend seulement de la volonté de l’intimée Hydro. La question de savoir si la ligne est requise est une question contentieuse : Canadian Pacific Railway Co. c. Town of Estevan, [1957] R.C.S. 365; Canada (Attorney General) c. Canadian Pacific Ltd., précité. Voir aussi La Reine c. Bolton, [1975] C.F. 31 (1re inst.), à la p. 35.

 

[48]           Cette affaire ressemble beaucoup, sur le plan des faits, à la deuxième entente en l’espèce, qui n’a jamais été suivie de la construction du pipeline prévu.

 

[49]           La décision pertinente suivante est l’arrêt de la Cour suprême du Canada Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), [2001] 3 RCS 746. Dans cette affaire, le gouverneur en conseil avait approuvé la prise d’une bande de terre à l’intérieur d’une réserve indienne pour la construction d’un canal d’irrigation. Les autorités municipales voulaient imposer la bande indienne en tant que propriétaire du canal. La bande faisait valoir que la terre leur avait été prise. Le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de la majorité, a estimé que l’obligation de fiduciaire de la Couronne découlant de l’article 35 de la Loi sur les Indiens ne se limitait pas aux cessions, et s’étendait aussi aux autorisations d’utilisation de la terre accordées à des tiers. L’intérêt public ne l’emporte pas sur les intérêts de la bande; il faut s’efforcer de concilier les intérêts en jeu. Il a écrit ce qui suit aux paragraphes 51 et 52 de sa décision :

51     Le procureur général du Canada intervenant soutient qu’aucune obligation de fiduciaire ne prend naissance lorsque l’obligation qu’a l’État en droit public entre en conflit avec celle que lui fait la Loi de détenir des terres de réserve à l’usage et au profit de la bande pour laquelle il les a mises de côté. Le procureur général prétend que l’existence d’une obligation de fiduciaire de porter le moins possible atteinte au droit des Indiens sur les terres de réserve est incompatible avec l’objet de l’art. 35, qui est d’agir dans l’intérêt public général, et que les premiers mots du par. 18(1) de la Loi sur les Indiens, « Sauf les dispositions de la présente loi… », libèrent en fait la Couronne de son obligation de fiduciaire relativement aux prises effectuées en vertu de l’art. 35. En outre, le procureur général plaide que l’obligation de fiduciaire qui consiste à porter atteinte de façon minimale au droit des Indiens sur les terres de réserve est incompatible avec les principes du droit des fiducies, lesquels imposent au fiduciaire une obligation de loyauté absolue lui enjoignant de n’agir que dans l’intérêt du créancier de cette obligation. Le procureur général soutient donc que ne s’applique pas en matière d’expropriation la conclusion tirée dans l’arrêt Guerin, précité, selon laquelle la cession d’un droit foncier des Indiens fait naître une obligation de fiduciaire enjoignant à la Couronne d’agir dans l’intérêt des Indiens, et que l’obligation qu’a la Couronne envers la bande en cas d’expropriation de terres de réserve est semblable à celle qu’elle a envers tout autre propriétaire foncier, c’est‑à‑dire d’indemniser convenablement la bande pour la perte des terres en question.

 

52     À mon avis, l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne se limite pas aux cessions. L’article 35 permet clairement au gouverneur en conseil d’autoriser l’usage de terres de réserve à des fins d’intérêt public. Cependant, une fois qu’il est établi que l’expropriation de terres indiennes est dans l’intérêt du public, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public et ainsi de faire en sorte que le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale. Cette obligation est compatible avec les dispositions de l’art. 35, qui confèrent au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire absolu de prescrire les modalités de l’expropriation ou du transfert. De cette manière, plutôt que de faire prévaloir l’intérêt public sur les droits des Indiens, l’approche que je préconise tend à concilier les intérêts en jeu.

 

[50]           Dans l’arrêt Wewaykum c Canada, [2002] 4 RCS 245, la Cour suprême a précisé que la Couronne représente les intérêts de nombreuses parties, dont certains sont immanquablement opposés; la Couronne ne devrait pas seulement se préoccuper des intérêts de la bande. Le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a écrit ceci, au paragraphe 96 :

96     Dans l’exercice de ses pouvoirs ordinaires de gouvernement dans le cadre de différends opposant des Indiens et des non‑Indiens, la Couronne avait (et a encore) l’obligation de prendre en considération les intérêts de toutes les parties concernées, non pas seulement les intérêts des Indiens. La Couronne ne saurait être un fiduciaire ordinaire; elle agit en plusieurs qualités et représente de nombreux intérêts, dont certains sont immanquablement opposés : Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1995] 2 C.F. 762 (C.A.). Comme l’a reconnu la bande de Campbell River au par. 96 de son mémoire, [traduction] « [l]a situation de la Couronne en tant que fiduciaire est nécessairement unique ». Par exemple, lorsque la Couronne a résolu le différend entre les membres de la Bande de Campbell River et des colons non‑Indiens du nom de Nunns, elle n’a pas tenu compte seulement des intérêts de la bande, et il ne fallait pas qu’elle le fasse. Si les Indiens étaient « vulnérables » à la prise par le gouvernement de mesures défavorables à leur endroit dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, les colons l’étaient eux aussi, et les deux parties attendaient du gouvernement qu’il règle leur différend de façon juste. À cette étape, avant la création des réserves, la Cour ne peut faire abstraction du fait que le gouvernement était aux prises avec des demandes conflictuelles, émanant et des bandes rivales elles‑mêmes et de non‑Indiens. Comme a dit le juge Dickson dans l’arrêt Guerin, précité, p. 385 :

 

     Il nous faut remarquer que, de façon générale, il n’existe d’obligations de fiduciaire que dans le cas d’obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l’acquittement nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. [Je souligne.]

 

[51]           La Cour suprême a repris cette conception plus flexible de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dans l’arrêt Nation haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 RCS 511; la juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la Cour, écrivait au paragraphe 18 :

18     L’honneur de la Couronne fait naître différentes obligations selon les circonstances. Lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers, le principe de l’honneur de la Couronne donne naissance à une obligation de fiduciaire : Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79, par. 79. Le contenu de l’obligation de fiduciaire peut varier en fonction des autres obligations, plus larges, de la Couronne. Cependant, pour s’acquitter de son obligation de fiduciaire, la Couronne doit agir dans le meilleur intérêt du groupe autochtone lorsqu’elle exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard des intérêts autochtones en jeu. Comme il est expliqué dans Wewaykum, par. 81, l’expression « obligation de fiduciaire » ne dénote pas un rapport fiduciaire universel englobant tous les aspects des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones :

 

… [considérer l’] « obligation de fiduciaire » [. . .] comme si elle imposait à la Couronne une responsabilité totale à l’égard de tous les aspects des rapports entre la Couronne et les bandes indiennes[, c’est] aller trop loin. L’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens.

 

[52]           La Cour suprême a rappelé les diverses obligations qui incombent à la Couronne dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, [2009] 1 RCS 222; le juge Rothstein, s’exprimant au nom de la Cour, y déclarait au par. 129 :

129     La situation de la Couronne lorsqu’elle fixe le taux de l’intérêt payé aux bandes est elle aussi unique. D’une part, elle a envers les bandes des obligations fiduciales, dont celles de faire preuve de loyauté et d’agir au mieux de leurs intérêts. D’autre part, elle doit payer l’intérêt dû aux bandes par prélèvement sur le trésor public, à savoir l’argent des contribuables. La Couronne a des obligations envers l’ensemble des Canadiens et une pondération des divers intérêts en jeu s’impose inévitablement.

 

[53]           Plus récemment, dans l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, la juge en chef McLachlin et la juge Karakatsanis, s’exprimant au nom de la majorité, ont résumé plusieurs aspects de l’obligation de fiduciaire imposée à la Couronne, et indiqué qu’elle variait selon la nature et l’importance de l’intérêt que l’on cherchait à protéger. Elles ont écrit, au paragraphe 49 :

49     Dans le contexte autochtone, une obligation fiduciaire peut naître du fait que la « Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers » : Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, par. 18. Il est alors nécessaire de s’attacher à l’intérêt particulier qui est l’objet du différend : Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 83. Le contenu de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger : Wewaykum, par. 86.

 

[54]           Je renvoie également à trois décisions rendues par d’autres tribunaux.

 

[55]           Dans la décision Bande indienne de Lower Kootenay c Canada, [1992] 2 CNLR 54, rendue par le juge Dubé de la Cour fédérale, une bande indienne poursuivait la Couronne pour avoir loué des terres de réserve suivant des conditions défavorables. La Cour a fait état de la correspondance échangée entre certains représentants de la Couronne, dans laquelle ces derniers estimaient que le consentement au transfert pouvait servir de levier à l’ouverture de négociations. Le juge Dubé a écrit à la page 92 :

Les gens du ministère de la Justice étaient aussi d’avis que Creston ne pouvait intenter aucune poursuite judiciaire contre la Couronne parce que celle‑ci refusait de consentir à un transfert par Creston parce qu’aucune [traduction] « clause ne précisait que ce consentement ne pouvait être refusé de manière déraisonnable ».

 

M. Millin en a informé M. Hett et il a recommandé que la clause relative au consentement soit invoquée [traduction] « pour ouvrir les négociations avec le preneur à bail actuel afin de mettre à jour le prix de location et de conclure un nouveau bail comportant des engagements de nature à protéger la bande ».

 

[56]           Le juge Dubé décrivait ici certains des éléments de preuve. Il n’a pas dit qu’il en acceptait ou qu’il en approuvait la teneur.

 

[57]           Dans la décision Chief Joe Hall c Canada (Procureur général), 2007 BCCA 133, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique était saisie de la revendication d’une bande indienne concernant une terre auparavant utilisée par les Forces armées canadiennes comme champ de tir. Le juge en chef Finch a rédigé la décision de la Cour et a examiné l’argument voulant que l’obligation de consulter de la Couronne soulève une question constitutionnelle. Bien que cette obligation ne soit édictée dans aucune loi, le juge a estimé qu’elle avait un [traduction] « caractère constitutionnel ». Voici ce qu’il a écrit aux paragraphes 47 et 48 :

[traduction]
[47]     Le juge siégeant en chambre a estimé que l’obligation de consulter soulevait une « question constitutionnelle ». L’avocat du procureur général le conteste vigoureusement. Il a reconnu qu’il s’agissait d’une « obligation légale » procédant de « l’honneur de la Couronne », mais avance que « […] il ne s’agit pas d’un droit ou d’une obligation constitutionnel ».

 

[48]     J’estime que cette proposition n’est pas sensée. L’honneur de la Couronne se rapporte à son devoir de se comporter honorablement dans tous ses rapports avec les peuples autochtones. La Couronne ne peut agir légalement de manière déshonorante. Il s’agit là d’une limite aux pouvoirs du gouvernement qui n’est énoncée dans aucune loi, et qui possède un caractère constitutionnel parce qu’elle contribue à définir la relation entre le gouvernement et ceux qu’il gouverne.

 

[58]           La dernière décision que je mentionnerai est celle qu’a rendue la Cour d’appel fédérale dans Bande indienne de Semiahmoo c Canada, (1997), 148 DLR (4th) 523. Cette affaire concernait une terre de réserve prise par la Couronne afin d’être utilisée comme installation douanière. La terre en question n’a pas servi à cette fin et la Couronne a finalement essayé de la vendre afin d’y construire un centre de villégiature. La bande alléguait que la Couronne avait contrevenu à son obligation de fiduciaire. Le juge en chef Isaac, s’exprimant au nom de la Cour, a traité de cette obligation aux pages 538 et 539 :

Je dois souligner qu’en vertu de son obligation fiduciaire, la Couronne est tenue de refuser de consentir à la cession si l’opération est abusive. Afin de satisfaire à cette obligation, la Couronne elle‑même doit examiner avec soin l’opération envisagée afin de s’assurer qu’elle n’est pas abusive. En sa qualité de fiduciaire, la Couronne doit se conformer à une norme de conduite stricte. Même si l’on a besoin des terres en cause à des fins publiques, la Couronne ne peut pas s’acquitter de son obligation fiduciaire simplement en convainquant la bande d’accepter la cession, puis se fonder sur ce consentement pour se soustraire à la responsabilité qui lui incombe d’examiner avec soin l’opération.

 

[59]           Le juge en chef Isaac a ensuite examiné l’arrêt de la Cour suprême du Canada Apsassin c Canada, [1995] 4 RCS 344, et, à la p. 543, il a dégagé les principes suivants :

(iv)       Même dans le contexte d’une cession absolue en vue de la vente, la Couronne a une obligation fiduciaire, après la cession, de protéger les intérêts de la bande indienne dans la mesure du possible, compte tenu des conditions de l’accord de cession. Par conséquent, dans la mesure où elle a le pouvoir, que ce soit en vertu des conditions de l’acte de cession ou de la Loi sur les Indiens, d’exercer un contrôle sur les terres cédées de façon à servir les intérêts de la bande, la Couronne a une obligation fiduciaire d’exercer ce pouvoir (à la p. 405).

 

 

Et à la page 544 :

(v)        Plus particulièrement, la Couronne a, à titre de fiduciaire, l’obligation après la cession de corriger toute erreur commise dans les accords de cession ayant des répercussions défavorables sur la bande indienne (à la p. 366).

 

[…]

 

            Dans l’affaire Apsassin, la Couronne avait commis une erreur, lors de la cession initiale, en omettant de réserver les droits miniers au profit de la bande indienne, en violation d’une politique gouvernementale de longue date. À mon avis, la Couronne a commis une erreur similaire en l’espèce en ce qui concerne la qualité ou l’étendue de la cession. Elle a obtenu une cession absolue bien que, compte tenu du fait qu’il n’était pas certain qu’on ait besoin des terres à des fins publiques, une cession conditionnelle ou restreinte eût suffi. Le résultat obtenu dans les deux cas était le même : la cession initiale ne portait pas le moins possible atteinte aux intérêts de la bande indienne touchée. J’estime donc qu’en l’espèce, comme dans l’affaire Apsassin, la Couronne avait, après la cession, l’obligation de corriger l’erreur commise lors de la cession initiale, et ce, aussi longtemps qu’elle exerçait un contrôle sur les terres.

 

[60]           Je tire les conclusions suivantes des extraits susmentionnés, qui sont tirés d’arrêts de la Cour suprême du Canada et des trois autres décisions citées :

                     la Couronne a une obligation de fiduciaire à l’égard des membres des Premières Nations en ce qui a trait aux revendications visant le titre et l’utilisation de terres réservées;

                     la nature et la portée de cette obligation de fiduciaire peuvent varier selon les circonstances et l’importance de l’affaire;

                     la Couronne est tenue d’empêcher que les Premières Nations soient exploitées;

                     la Couronne doit tenir compte de bonne foi des préoccupations de la Première Nation, mais elle doit les pondérer au regard des intérêts publics qu’elle représente; elle doit s’efforcer de concilier ces intérêts et d’obtenir le meilleur résultat possible pour la Première Nation.

 

COMPTE TENU DES FAITS DE L’ESPÈCE – COMMENT LA COURONNE DOIT‑ELLE S’ACQUITTER DE SON OBLIGATION?

[61]           En l’espèce, deux servitudes ont été accordées en 1950 par la Couronne, initialement à Trans Mountain. Ces servitudes se rapportaient à la construction et à l’exploitation d’un pipeline. La première servitude a été utilisée et continue de l’être à cette fin. La deuxième servitude ne l’a jamais été. Aucun pipeline n’a été construit, ni évidemment exploité, en ce qui à trait à cette deuxième servitude.

 

[62]           Trans Mountain a subi plusieurs restructurations internes jusqu’en 2007 environ, lorsque ses intérêts liés au pipeline ont été vendus à Kinder Morgan ou à une société sous son contrôle. Coldwater ne souhaite pas que le ministre consente à ce que les servitudes soient cédées à Kinder Morgan et ce, essentiellement, pour trois motifs; le premier concerne un déversement survenu alors que Kinder Morgan exploitait le pipeline. Ce déversement n’était pas de nature à être signalé et a été rapidement nettoyé par Kinder Morgan. Le deuxième motif est que Kinder Morgan n’est pas « canadienne », quoi que cela puisse signifier ou impliquer. Le troisième est que Kinder Morgan a peut‑être l’intention de faire renaître ses droits à l’égard de la deuxième servitude afin de pouvoir construire un autre pipeline qui aurait pour effet de tripler le débit sur la réserve, ce qui soulève des questions de sécurité, d’environnement et de restriction quant à l’utilisation des terres.

 

[63]           Le ministre doit pondérer la position de Coldwater au regard des autres intérêts publics, comme l’entretien du pipeline existant, ou la possibilité future que Kinder Morgan demande l’autorisation de construire un second pipeline en se prévalant de la deuxième servitude.

 

[64]           Si je me fie aux documents versés au dossier, il semble n’y avoir guère de raisons pour que le ministre refuse son consentement à l’égard de la première servitude, c’est‑à‑dire celle qui constitue actuellement l’emprise du pipeline. Cependant, s’agissant de la deuxième servitude, plus de cinquante ans se sont écoulés sans qu’un pipeline ait été construit ou mis en activité. On peut raisonnablement faire valoir que la servitude en question a cessé d’exister. Si Kinder Morgan souhaite construire un deuxième pipeline, il n’est pas certain de toute façon que la deuxième servitude remplirait cette fin de manière satisfaisante. Il serait prudent que le ministre tienne compte des préoccupations de Coldwater à l’égard de la deuxième servitude, de façon à lui garantir de meilleures conditions; en particulier il doit se demander s’il faut renforcer les restrictions touchant l’utilisation des terres sur lesquelles ou autour desquelles s’exerce la servitude, ou élargir l’emprise de la servitude et du coup soulever des questions en matière de sécurité et d’environnement.

 

POUR RÉPONDRE AUX QUESTIONS DES DEMANDEURS

[65]           Pour répondre aux questions soulevées par les demandeurs :

1.      Le ministre n’est pas soumis à l’obligation absolue de refuser de consentir aux cessions après avoir été informé que Coldwater s’y oppose.

2.      Le ministre doit se demander à nouveau si l’accord de Coldwater est requis, particulièrement en ce qui a trait à la deuxième servitude, et déterminer s’il est dans l’intérêt de Coldwater et de celui du public de ne pas donner son consentement.

 

QUEL REDRESSEMENT FAUT‑IL ACCORDER?

[66]           Le ministre n’a pas encore pris de décision. J’ai estimé, surtout en ce qui a trait à la deuxième servitude, qu’il devrait se demander si celle‑ci a expiré pour n’avoir pas été utilisée, et s’il convient dès lors de procéder à une nouvelle négociation avec Kinder Morgan de manière à obtenir des conditions beaucoup plus favorables à Coldwater au cas où cette société souhaiterait se prévaloir de cette deuxième servitude ou en obtenir une nouvelle pour construire un autre pipeline.

 

DÉPENS

[67]           Les avocats n’étaient pas prêts à présenter des observations touchant expressément les dépens. J’estime que chacune des parties a partiellement gain de cause et qu’il serait approprié de ne pas rendre d’ordonnance sur les dépens. Je ne vois aucune raison d’adjuger des dépens relativement à la question de la production de documents.

 


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

LA COUR STATUE :

1.                  Il est déclaré que le ministre tiendra compte du fait que Coldwater lui demande de refuser son consentement, en ce qui concerne en particulier la cession de la servitude non utilisée, à moins d’obtenir de Kinder Morgan des conditions beaucoup plus favorables à la bande.

2.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


Dossier :

T‑491‑13

 

INTITULÉ :

BANDE INDIENNE DE COLDWATER ET LE CHEF HAROLD ALJAM, AGISSANT EN SA QUALITÉ DE CHEF DE LA BANDE DE COLDWATER ET AU NOM DE TOUS LES MEMBRES DE LA BANDE DE COLDWATER c LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD ET KINDER MORGAN CANADA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            LES 30 et 31 OCTOBRE 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE HUGHES

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 7 NOVEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

F. Matthew Kirchner

Michelle L. Bradley

POUR LES DEMANDEURS

James M. Mackenzie

Ronald H. Laurenstein

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

 

Maureen Killoran

Thomas Gelbman

Thomas Isaac

POUR LA DÉFENDERESSE

KINDER MORGAN CANADA INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ratcliff & Company LLP

Avocats

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

Osler, Hoskin & Harcourt, s.r.l.

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

KINDER MORGAN CANADA INC.

 

 

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