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Date : 20131112

Dossier : T-1310-09

Référence : 2013 CF 1148

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

 

ENTRE :

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD.

 

demanderesses

(défenderesses reconventionnelles)

et

JANSSEN INC.

 

défenderesse

(demanderesse reconventionnelle)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               La défenderesse (demanderesse reconventionnelle) Janssen Inc. a présenté une requête visant à faire modifier l’annexe A de sa défense et demande reconventionnelle afin de supprimer certaines références et d’ajouter d’autres références à ce qui est habituellement appelé « art antérieur » dans les litiges en matière de brevets. J’ai examiné les documents déposés, y compris l’affidavit de Mme Éthier souscrit le 6 novembre 2013, que j’ai admis dans le but bien précis d’établir les dates, et j’ai entendu les observations des avocats par téléconférence le vendredi 8 novembre 2013. Comme les avocats principaux de chacune des demanderesses et de la défenderesse ont déposé leurs propres affidavits dans le cadre de la requête, les autres avocats ont présenté des arguments au nom des parties.

 

[2]               À la fin de la téléconférence, j’ai informé les parties de ma décision parce que j’entendais l’affaire de Vancouver le vendredi et le lundi suivant était un jour férié pour la Cour. J’ai indiqué que je n’autoriserais pas la modification et que les motifs suivraient. Voici donc les motifs.

 

[3]               Il ne faut pas oublier l’importance des actes de procédure. Ils servent à renseigner les autres parties et la Cour sur les questions qu’une partie soulèvera, sur les faits sur lesquels une partie appuiera sa position, ainsi que sur la réparation demandée. En l’espèce, la Cour a établi un processus de gestion de l’instance dans le cadre duquel un protonotaire guidera les parties au cours des phases préliminaires, dont les modifications des actes de procédure, la production des documents et l’interrogatoire préalable oral. Il n’est pas rare que les actes de procédure soient modifiés pendant cette phase. Ensuite, le juge de première instance chargé de l’affaire interviendra. À ce stade, il devrait s’agir, plus ou moins, de la version finale du dossier.

 

[4]               En l’espèce, en 2009, les demanderesses, Abbvie, ont affirmé que la défenderesse Janssen avait contrefait un brevet canadien. Janssen s’est défendue, niant la contrefaçon et affirmant dans la demande reconventionnelle que le brevet devrait être déclaré invalide pour plusieurs raisons. L’une de ces raisons est le caractère évident, un motif qui est presque toujours soulevé lorsqu’on prétend qu’un brevet est invalide. En général, une partie qui invoque l’invalidité d’un brevet pour cause d’évidence doit mettre la Cour à la place d’une « personne versée dans l’art » à l’époque pertinente et présenter à la Cour l’« art antérieur » que cette personne aurait dû connaître ou dont elle aurait dû tirer des conclusions à cette époque. Une série de questions sont alors examinées par la Cour, comme celles formulées par le juge Rothstein dans l’arrêt Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, [2008] 3 RCS 265, pour décider si l’invention revendiquée était évidente ou non.

 

[5]               L’« art antérieur » allégué est une partie essentielle de la décision relative au caractère évident. Il forme le paysage dans lequel la personne versée dans l’art se trouve. L’identité, la date et la possibilité de découverte de cet art peuvent parfois être en jeu. Il est possible d’examiner ces questions lors d’un interrogatoire préalable. La signification et l’importance de l’art sont des questions auxquelles des témoins experts doivent répondre et lesquelles doivent être tranchées par les avocats.

 

[6]               La gestion de l’instance par un protonotaire, et ensuite par un juge de première instance, a notamment pour objet de déterminer la nature du paysage, au regard duquel les témoignages d’experts sont reçus et les questions sont traitées. À un moment donné dans le processus préalable à l’audience, le paysage doit être fixé.

 

[7]               Voici l’échéancier pertinent à l’appréciation de la présente requête :

 

10 août 2009

Déclaration déposée.

8 décembre 2009

Défense et demande reconventionnelle déposée.

4 mai 2010

Réponse à la défense et demande reconventionnelle déposée.

18 juin 2010

L’action fait l’objet d’une gestion d’instance.

 

 

10 janvier 2011

L’audience devrait durer 35 jours, à partir du 22 octobre 2013, à Toronto.

9 août 2013

Défense et demande reconventionnelle modifiée déposée avec le consentement des parties.

29 septembre 2012

Ordonnance de disjonction reportant les questions relatives aux dommages-intérêts, etc.

27 juin 2013

Déclaration modifiée déposée.

Mi-juin 2013

Les avocats de la défenderesse Janssen font appel à un expert, M. Sarfati. À ce moment-là, les interrogatoires sont terminés.

24 juillet 2013

Janssen dépose une défense et demande reconventionnelle modifiée.

25 juillet 2013

La conférence de gestion de l’instance a lieu devant moi, le juge chargé de l’affaire. Aucune question relative à une autre modification de la défense et demande reconventionnelle n’est  soulevée.

Fin juillet/début août 2013

Monsieur Sarfati donne aux avocats de Janssen de nouveaux éléments d’antériorité.

16 septembre 2013

Le rapport de M. Sarfati, qui mentionne les nouveaux éléments d’antériorité que l’on cherche à faire ajouter à la demande et demande reconventionnelle, a été signifié aux avocats de la demanderesse.

26 septembre 2013

Les avocats de la demanderesse ont signifié aux avocats de Janssen un avis dans lequel ils contestent notamment les nouveaux éléments d’antériorité dont il est question dans le rapport de M. Sarfati.

25 octobre 2013

Les avocats de Janssen déposent une lettre auprès de la Cour dans laquelle ils demandent qu’une date soit fixée pour discuter du moment auquel une requête officielle visant à modifier leurs actes de procédure peut être entendue.

31 octobre 2013

L’avis de requête relatif aux questions qui nous intéressent est déposé.

5 novembre 2013

Téléconférence entre la Cour et les avocats au cours de laquelle l’audition de la requête est fixée au 7 novembre 2013.

7 novembre 2013

La requête est entendue.

2 décembre 2013

L’audience devrait débuter.

 

[8]               Comme nous pouvons le voir, les avocats de Janssen n’ont pas fait appel à M. Sarfati avant la mi-juin de cette année. Ce dernier a fourni de nouveaux éléments d’antériorité à la fin du mois de juillet et au début du mois d’août de cette année. Aucune question relative à ces éléments d’antériorité n’a été soulevée lors de la conférence de gestion de l’instance qui a eu lieu devant moi à la fin de juillet. Janssen n’a pas révélé ces nouveaux éléments aux avocats des demanderesses avant la mi-septembre, quand le rapport de M. Sarfati a été signifié. Les avocats des demanderesses ont contesté les propos de M. Sarfati sur ces nouveaux éléments d’antériorité quelques jours plus tard. Ce n’est qu’un mois plus tard, environ six semaines avant l’audience, que Janssen a présenté une requête visant à modifier ses actes de procédure.

 

[9]               Les avocats principaux des deux parties ont déposé des affidavits. Monsieur Reddon, pour les demanderesses, indique plusieurs raisons pour lesquelles ses clientes subiraient un préjudice si les modifications étaient autorisées aussi tardivement. Sans préciser toutes ces raisons, il affirme notamment que le dossier des demanderesses devrait être modifié, qu’il faudrait peut-être faire appel à de nouveaux experts, que les questions qui ont été abandonnées devraient être réexaminées, et ainsi de suite. Janssen répond que les experts des demanderesses peuvent facilement examiner les nouvelles antériorités et qu’il n’est pas approprié pour l’avocat des demanderesses de produire un affidavit. Je ne suis pas d’accord. La question ne consiste pas simplement à savoir si un expert peut traiter d’un élément particulier d’antériorité. La question est beaucoup plus large. À ce stade, quelques semaines avant l’audience, une partie a organisé son dossier, choisi les questions à examiner ainsi que les experts qui peuvent y répondre. Les modifications proposées en l’espèce ne sont pas négligeables ni simplement formalistes; elles se rapportent à l’essence de l’une des principales questions d’invalidité soulevées par la demanderesse; celle du caractère évident, à l’égard de laquelle l’antériorité est essentielle.

 

[10]           Dans leurs plaidoiries, les deux parties ont renvoyé à la décision du juge en chef Bowman de la Cour canadienne de l’impôt dans Continental Bank Leasing Corp c R (1993), 93 DTC 298, à la page 302, citée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck & co c Apotex Inc, 2003 CAF 488, rédigé par le juge Décary au nom de la majorité, au paragraphe 30 :

 

[…] je préfère tout de même examiner la question dans une perspective plus large : les intérêts de la justice seraient-ils mieux servis si la demande de modification ou de rétraction était approuvée ou rejetée? Les critères mentionnés dans les affaires entendues par d’autres tribunaux sont évidemment utiles, mais il convient de mettre l’accent sur d’autres facteurs également, y compris le moment auquel est présentée la requête visant la modification ou la rétraction, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Il n’existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l’absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l’espèce. Il s’agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l’intérêt qu’ont les tribunaux à ce que justice soit faite.

 

[11]           De tous les facteurs examinés par le juge en chef Bowman — le moment auquel est présentée la requête, la mesure dans laquelle les modifications retarderaient l’instruction de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée par la partie demandant les modifications amènerait l’autre partie à modifier sa thèse — les demanderesses m’ont, comme je l’ai déjà dit, convaincu qu’aucune modification ne devrait être apportée. L’art antérieur n’est pas la vérité absolue; il s’agit de ce que l’une ou l’autre des parties présentera à la Cour comme étant des connaissances qu’une personne versée dans l’art aurait dû avoir ou des conclusions qu’elle aurait dû tirer. Il ne s’agit pas d’une simple vérité; il s’agit d’une affirmation de ce qui aurait pu être.  

 

[12]           Janssen prétend que l’audience peut être reportée de quelques semaines et que les demanderesses peuvent être indemnisées en conséquence au moyen de l’adjudication des dépens. Ce n’est pas la façon dont notre système judiciaire fonctionne. Les ressources judiciaires sont limitées et de nombreuses personnes sollicitent la tenue d’un procès, d’une audience, d’une requête ou autres. Si une audience est reportée, des mois ou des années pourraient s’écouler avant que l’affaire puisse être entendue.

 

[13]           En ce qui concerne l’indemnisation au moyen de l’adjudication des dépens, comme les parties sont à la veille de l’audience, je reprends les propos du juge Hugessen dans Bande indienne de Montana c R, 2002 CarswellNat 1138, au paragraphe 7 :

 

7.         Le droit est clair : les modifications devraient être autorisées à moins de causer un préjudice qui ne peut pas être compensé au moyen de l’adjudication des dépens. Il s’agit ici d’un exemple classique d’un tel préjudice non indemnisable. Bien sûr, toute modification apportée aux actes de procédure occasionnera un retard, mais certains retards tirent beaucoup plus à conséquence que d’autres. Lorsque l’on en est presque à la veille d’une longue et importante instruction, dont la date est connue et prévue depuis plusieurs mois, dont la préparation a fait l’objet d’une collaboration étroite entre les avocats et la Cour sur une période de plusieurs années et dans laquelle les questions en litige sont nombreuses et complexes et les procédures mettent en cause de nombreuses parties, une ordonnance relative aux dépens ne permettrait absolument pas l’octroi d’une indemnité adéquate pour la perte de la date de l’instruction. De fait, il serait même presque impossible d’essayer de taxer les montants qui auraient été gaspillés par suite du retard prévu de l’instruction. Les dépens, même à l’extrémité la plus élevée de la gamme, peuvent, comme leur désignation le laisse entendre, compenser uniquement les sommes dépensées aux fins de la préparation et de la conduite de l’instruction, mais ils ne peuvent pas inclure le préjudice sérieux que subirait la partie qui aurait finalement gain de cause du fait qu’on lui a refusé son dû pour une période additionnelle de plusieurs mois ou de plusieurs années.

 

[14]           La requête visant à modifier la défense et demande reconventionnelle sera rejetée avec dépens en faveur des demanderesses quelle que soit l’issue de la cause.  

 

[15]           De plus, je souligne qu’aucune ordonnance formelle n’a été rendue afin de modifier l’intitulé. Cette ordonnance sera ajoutée à la présente ordonnance.

ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS, LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La requête visant à modifier l’annexe A de la demande et demande reconventionnelle est rejetée.

 

2.                  Les demanderesses ont droit aux dépens quelle que soit l’issue de la cause.

 

3.                  L’intitulé est par les présentes modifié pour remplacer le nom des demanderesses ABBOTT LABORATORIES LIMITED, ABBOTT GMBH & CO., KG ET ABBOTT BIOTECHNOLOGY LTD. par ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTHECHNOLOGY LTD.

 

4.                  L’intitulé est par les présentes modifié pour remplacer le nom de la défenderesse JANSSEN-ORTHO INC. par JANSSEN INC.

 

 

                                                                                                                « Roger T. Hughes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

T-1310-09

 

INTITULÉ :

ABBVIE CORPORATION, ABBVIE DEUTSCHLAND GMBH & CO. KG ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD. c JANSSEN INC.

 

 

REQUÊTE ENTENDUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 8 NOVEMBRE 2013 À TORONTO (ONTARIO) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

                                                            LE JUGE HUGHES

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 12 NOVEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

David Aitken

 

POUR LES DEMANDERESSES

(DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES)

Peter Wilcox

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

(pour la requête)

 

 

McCarthy Tetrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

(avocats inscrits au dossier)

 

POUR LES DEMANDERESSES

(DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES)

Belmore Neidrauer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

(pour la requête)

 

 

Lenczner  Slaght

Avocats

Toronto (Ontario)

(avocats inscrits au dossier)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

(DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE)

 

 

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