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Date : 20131107

Dossier : T‑1210‑13

Référence : 2013 CF 1128

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Annis

 

 

ENTRE :

CHANTAL COUSINEAU‑MAHONEY

 

demanderesse

et

LE COMMISSAIRE À L’INTÉGRITÉ DU SECTEUR PUBLIC, JOSÉE LÉPINE, LUCILLE LEMIRE et GUY MCKENZIE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

Introduction

[1]               Le procureur général, au nom des défendeurs nommés, sollicite une ordonnance visant à faire radier l’avis de demande de contrôle judiciaire déposé par la demanderesse. À titre subsidiaire, il sollicite une ordonnance visant à faire radier du dossier le nom des défendeurs susmentionnés et à désigner le procureur général du Canada à titre de partie défenderesse.

 

[2]               La demanderesse cherche à faire interdire ou restreindre l’enquête que mène actuellement le commissaire à l’intégrité du secteur public (ci‑après le commissaire), conformément à l’article 26 de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, LC 2005, c 46 [la Loi], sur des allégations d’actes répréhensibles commis par elle.

 

[3]               J’accueille la requête en radiation de la demande, cette dernière étant contraire à la règle de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours, pour les motifs qui suivent.

 

Contexte factuel

[4]               La demanderesse, Mme Cousineau‑Mahoney, qui fait l’objet de l’enquête susmentionnée, est une ancienne vice‑présidente et directrice des services financiers de l’École de la fonction publique du Canada [l’école].

 

[5]               L’enquête fait suite à des divulgations concernant des actes répréhensibles que la demanderesse aurait commis. La demanderesse allègue que certains employés irrités ont refusé les effets du nouveau programme de l’école. Elle affirme qu’elle est devenue la victime d’attaques diffamatoires répétées et de menaces contre sa réputation, son intégrité et sa sécurité personnelle.

 

[6]               Le 7 septembre 2012, la demanderesse a reçu du commissariat un avis d’enquête portant sur six allégations d’inconduite qui auraient été formulées par Mme Lépine et Mme Lemire.

 

[7]               Toujours le 7 septembre 2012, la demanderesse a appris que le commissariat avait laissé échapper des renseignements confidentiels à son sujet, lesquels révélaient qu’elle faisait l’objet d’une enquête et décrivaient les allégations portées contre elle. Elle s’est plainte au commissariat, tout d’abord par téléphone le 10 septembre 2012, puis de façon formelle, le 13 septembre 2012.

 

[8]               La demanderesse a été notifiée par lettre en date du 17 septembre 2012 que les allégations portées contre elle avaient été modifiées. En fait, il ne s’agissait pas de « modifications », mais plutôt de six nouvelles allégations sur lesquelles le commissariat a poursuivi son enquête.

 

[9]               La demanderesse a demandé que le commissariat lui transmette le détail des allégations portées contre elle, puisque les renseignements déjà fournis consistaient en des déclarations générales l’empêchant de connaître les dates, événements, etc.

 

[10]           Le 10 juillet 2013, la demanderesse a été informée du fait que quatre des six allégations avaient été rejetées et que les deux autres étaient encore à l’étude. La demanderesse a également été informée de l’objet de la divulgation en cause, conformément au paragraphe 27(2) de la Loi.

 

[11]           Le même jour, la demanderesse a déposé un avis de demande (deux autres demandes avaient déjà été déposées, mais avaient été abandonnées étant donné l’évolution du dossier). La demande visait à faire annuler l’enquête ou, subsidiairement, à exiger du commissaire qu’il fournisse des renseignements complets sur l’enquête, ainsi qu’il est détaillé dans quatre pages de la demande.

 

[12]           Le procureur général fait valoir que la demande est prématurée, étant donné qu’elle est contraire à la règle de non‑intervention dans les processus administratifs en cours, qui pourraient de toute façon ne pas aboutir à une conclusion défavorable à la demanderesse, auquel cas l’affaire deviendrait sans objet.

 

La Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles

[13]           La Loi, destinée à protéger les dénonciateurs, établit également un mécanisme, en vertu des articles 12 et 13, permettant aux fonctionnaires fédéraux de divulguer, en toute confiance, tout renseignement dont ils jugent qu’il « peut démontrer qu’un acte répréhensible a été commis ou est sur le point de l’être » par un fonctionnaire.

 

[14]           Sur réception d’une divulgation, le commissaire décide si, en vertu de l’alinéa 22b), « il existe des motifs suffisants pour y donner suite », c.‑à‑d., des motifs qui justifieraient la tenue d’une enquête. Si après enquête, le commissaire conclut que la divulgation de l’acte répréhensible est fondée, il ne peut, selon les alinéas 24g) et 24h) et le paragraphe 26(1), que porter l’existence des actes répréhensibles à l’attention des administrateurs généraux concernés et leur recommander des mesures correctives.

 

[15]           En outre, conformément au paragraphe 38(3.3) de la Loi, le commissaire doit faire rapport au Parlement des cas fondés d’actes répréhensibles dans les soixante jours suivant la conclusion de l’enquête.

 

[16]           Conformément à l’objectif de la Loi consistant à assurer la protection des dénonciateurs, le commissaire est tenu par les alinéas 22e) et 22f) d’établir des procédures visant à assurer la confidentialité des renseignements recueillis relativement aux divulgations et aux enquêtes, et à protéger, dans toute la mesure du possible et en conformité avec les règles de droit en vigueur, l’identité des personnes mises en cause par une enquête.

 

[17]           Conformément au paragraphe 26(2), les enquêtes sont menées sans formalisme et avec célérité. Le commissaire n’est pas obligé de tenir d’audience et, conformément au paragraphe 27(3), « nul n’est en droit d’exiger d’être entendu par lui ». De plus, le paragraphe 27(2) de la Loi prévoit que l’enquêteur peut informer l’auteur présumé des actes répréhensibles de la tenue de l’enquête et lui faire connaître l’objet de la divulgation en cause.

 

[18]           Par ailleurs, le paragraphe 27(3) prévoit que, si au cours d’une enquête, le commissaire « estime qu’il peut y avoir des motifs suffisants pour faire un rapport ou une recommandation susceptibles de nuire à un particulier [...] il prend, avant de clore l’enquête, les mesures indiquées pour [lui] donner toute possibilité de répondre aux allégations dont [il fait] l’objet et, à cette fin, de se faire représenter par un conseiller juridique ou par toute autre personne ».

 

Questions en litige

[19]           Les questions en litige sont :

a.       La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de radier la demande visant à faire annuler l’enquête?

b.      La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de radier la demande visant à ordonner au commissaire de divulguer les renseignements demandés?

c.       À titre subsidiaire, la Cour devrait‑elle radier du dossier le nom des personnes défenderesses et désigner le procureur général du Canada à titre de partie défenderesse?

 

Analyse

 

Question no 1 : La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de radier la demande visant à faire annuler l’enquête?

 

[20]           Il ne fait aucun doute que la Cour est habilitée à rejeter sommairement un avis de demande irrégulier, mais qu’il s’agit là d’une mesure exceptionnelle. Une requête en radiation ne sera accueillie que dans les cas les plus évidents et exceptionnels, à savoir lorsque la demande en cause n’a aucune chance raisonnable de succès. En outre, la Cour doit accepter, pour les besoins de la requête, les faits exposés dans la demande.

 

[21]           Cela dit, la règle de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours est appliquée rigoureusement, telle intervention n’étant permise que dans les circonstances les plus exceptionnelles, lesquelles sont déterminées en fonction d’un critère très exigeant. De fait, dans l’arrêt CB Powell Ltd c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 62, la Cour d’appel fédérale a expressément limité les « circonstances exceptionnelles » à celles où, sans l’intervention de la Cour, il est impossible de soulever des questions ou d’accorder des réparations efficaces. Je cite le passage pertinent de la décision, qui figure au paragraphe 33 :

[33] [...] Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constitue pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces […]

 

[Non souligné dans l’original]

 

 

[22]           La demanderesse soulève des questions de partialité, d’équité procédurale et de compétence relativement à l’une des plaintes, et elle affirme même que le processus était invalide parce que l’on avait, dès le début, divulgué son identité. Aucune de ces questions ne peut pas effectivement ne pas être soulevée, que ce soit au moment où la demanderesse a la possibilité de répondre aux conclusions potentiellement négatives du commissaire en vertu du paragraphe 27(3), ou lors du contrôle judiciaire de la décision, s’il y a lieu, après la production du rapport.

 

[23]           Pour ce qui est de l’empêchement de soulever des questions, la demanderesse ne pouvait que soutenir que, même si le rapport finissait par être annulé, elle subirait un préjudice irréparable en raison du tort causé à sa réputation par suite de la présentation du rapport au Parlement.

 

[24]           Selon l’avocat agissant pour le compte du procureur général, aucun rapport ne sera présenté au Parlement tant qu’il n’aura pas été statué sur la demande de contrôle judiciaire. Quoi qu’il en soit, j’estime qu’un éventuel tort à la réputation n’est pas un facteur important et ne saurait constituer un motif valable ou suffisamment grave pour intervenir dans un processus administratif en cours, au titre des « circonstances exceptionnelles ».

 

[25]           Pour les mêmes motifs que ceux exposés ci‑dessus, je ne vois également aucune restriction aux recours dont dispose la demanderesse si le processus administratif se poursuit.

 

[26]           En outre, je conviens que le recours aux tribunaux, par la demanderesse, est clairement prématuré. À ce jour, les six premiers motifs de plainte ont été abandonnés. Ensuite, le commissaire a indiqué qu’il ne donnerait pas suite à quatre des six autres motifs de plainte.

 

[27]           Il est donc possible que les plaintes soient totalement rejetées. Dans la négative, le recours consistant à faire annuler le rapport au moyen d’un contrôle judiciaire demeure valide, et il prévoit une réparation efficace, l’annulation, si le rapport ne respectait pas les principes du droit administratif.

 

[28]           Par conséquent, compte tenu des faits décrits dans la demande, j’estime qu’aucune circonstance exceptionnelle ne permet à la Cour d’intervenir dans l’enquête en cours du commissaire, de sorte que la requête est accueillie et que le recours visant à faire restreindre et interdire l’enquête est radié.

 

Question 2 : La Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire de radier la demande visant à ordonner au commissaire de divulguer les renseignements demandés?

 

[29]           Subsidiairement à l’annulation de l’enquête, la demanderesse sollicite une ordonnance enjoignant au commissaire de divulguer les rapports, les documents, les renseignements et les preuves, dont les détails remplissent quatre pages de la demande.

 

[30]           Les mêmes observations concernant la non-intervention des tribunaux dans les processus administratifs s’appliquent à cette requête.

 

[31]           En outre, celle‑ci contrevient aux nombreuses dispositions de la Loi susmentionnées, qui confèrent au commissaire de vastes pouvoirs, ainsi que le pouvoir discrétionnaire de tenir une enquête et de divulguer des renseignements.

 

[32]           Par conséquent, les derniers aspects de la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sont également radiés et le reste de la demande est rejeté.

 

Question 3 : La Cour devrait‑elle radier du dossier le nom des personnes défenderesses et désigner le procureur général du Canada à titre de partie défenderesse?

 

[33]           Cette question ne se pose pas compte tenu des conclusions qui précèdent.

 

Conclusion

[34]           La requête présentée par le procureur général en vue de faire radier l’avis de demande de la demanderesse et de faire rejeter sa demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.

 

[35]           Le procureur général disposera de 15 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour présenter ses observations sur les dépens, lesquelles ne doivent pas dépasser trois pages. Par la suite, la demanderesse aura 15 jours pour présenter des observations en réponse. Puis, le procureur général pourra présenter d’autres observations en réplique, s’il y a lieu, dans un délai de 10 jours.

 

 

 


ORDONNANCE

LA COUR ACCUEILLE la requête en radiation de l’avis de demande de la demanderesse et rejette la demande T‑1210‑13 avec dépens.

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1210‑13

 

INTITULÉ :                                                  CHANTAL COUSINEAU‑MAHONEY c
LE COMMISSAIRE À L’INTÉGRITÉ DU SECTEUR PUBLIC ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 9 octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        Le juge ANNIS

 

DATE DES MOTIFS DU

JUGEMENT ET DU JUGEMENT           Le 7 novembre 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Graham S. Ragan

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Y. Monica Song

 

POUR LE DÉFENDEUR

Commissaire à l’intégrité du secteur public

 

Diane Pelletier

Stéphanie Lauriault

POUR LES DÉFENDEURS

Procureur général du Canada pour le compte de Josée Lépine, Lucille Lemire et Guy McKenzie

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Dentons s.r.l.
Avocats
Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Commissaire à l’intégrité du secteur public

 

William F. Pentney,

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

Procureur général du Canada pour le compte de Josée Lépine, Lucille Lemire et Guy McKenzie

 

 

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