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Date : 20131030


Dossier : IMM-10568-12

 

Référence : 2013 CF 1111

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

VALENTINA LAGUTO

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

APERÇU

 

[1]               La demanderesse, Valentina Laguto, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par l’agent d’exécution Brad Hansen (l’agent) du bureau d’Ottawa de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui a refusé de reporter le renvoi de la demanderesse en Russie en attendant qu’une décision ait été rendue sur sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations humanitaires (demande CH). La demande CH de la demanderesse a été officiellement acceptée pour traitement le 27 août 2012.

 

[2]               Le 18 octobre 2012, la juge Tremblay‑Lamer a entendu une requête que la demanderesse avait déposée en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à l’exécution de son renvoi en Russie, alors prévu pour le 21 octobre 2012. La juge Tremblay‑Lamer a accordé le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Le 14 mars 2013, la juge Tremblay‑Lamer a accordé l’autorisation de déposer la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[3]               Bien que je comprenne la position de la demanderesse, je constate que la période pour laquelle elle a demandé le report de l’exécution de la mesure de renvoi (huit mois) est maintenant écoulée. Ayant soigneusement examiné les conclusions de la juge Tremblay‑Lamer et sa décision selon laquelle la présente demande de contrôle judiciaire soulève des questions graves, j’ai néanmoins conclu, pour les motifs exposés ci‑après, que la décision de l’agent appartient probablement « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).  

 

LES FAITS

[4]               La demanderesse est née le 26 juin 1943 dans la ville de Minsk (qui faisait alors partie de l’ex‑URSS et qui est la capitale du Bélarus depuis 1991). Elle est maintenant âgée de 70 ans et elle a la citoyenneté russe.

 

[5]               Juan Gualberto Hernandez Himely, l’époux de la demanderesse depuis plus de 45 ans, est un citoyen cubain qui vit maintenant au Canada. Même si l’asile lui a été refusé, M. Himely a la permission de demeurer au Canada parce qu’il est visé par une mesure d’expulsion qui ne peut être exécutée en raison des politiques de Cuba relatives aux citoyens qui prolongent indûment le visa de sortie que leur a délivré le gouvernement cubain.

 

[6]               La demanderesse et son époux se sont rencontrés lorsque M. Himely faisait des études en URSS et ils se sont mariés le 24 décembre 1966. En août 1969, le couple a quitté l’URSS pour aller vivre à Cuba, où il a résidé jusqu’en 2010. En 1993, après la dissolution de l’URSS, la demanderesse a demandé et obtenu la citoyenneté russe étant donné qu’elle s’était retrouvée apatride et que le Bélarus n’avait pas d’ambassade à Cuba à l’époque.

 

[7]               La fille de la demanderesse a obtenu l’asile au Canada en 1992; elle est maintenant une citoyenne canadienne mariée et mère de deux enfants. La demanderesse a un frère et une sœur qui vivent au Bélarus, qu’elle a déjà visités, et une autre fille qui vit en Italie. La demanderesse n’est jamais allée en Russie, bien qu’elle ait vécu les 26 premières années de sa vie en URSS.

 

[8]               Le 27 avril 2010, la demanderesse et son époux sont arrivés au Canada munis de visas de résidents temporaires valides du 12 février 2010 au 12 février 2011. En juin 2010, ils ont présenté une demande d’asile et la demanderesse a été visée par un rapport établi en vertu de l’article 44 pour être entrée au Canada avec l’intention d’acquérir le statut de résident permanent sans d’abord demander ou obtenir le visa requis.

 

[9]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté les demandes d’asile du couple le 14 novembre 2011. La SPR a sommairement rejeté la demande de la demanderesse au motif que sa crainte de persécution concernait Cuba et qu’elle n’avait pas présenté de demande de protection à l’encontre de son pays de citoyenneté (la Russie). La demande de son époux a été rejetée parce que la SPR a conclu qu’il n’existait aucun minimum de fondement à sa demande et que, selon la prépondérance des probabilités, il avait les moyens d’obtenir la citoyenneté russe.

 

[10]           La demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) le 5 janvier 2012, mais celle‑ci a dû être close en raison de l’inadmissibilité à l’ERAR pendant une période d’un an. Une demande CH déposée le 7 mai 2012 a été rejetée pour non‑paiement le 14 août 2012. Le traitement de la demande CH de la demanderesse a débuté le 27 août 2012, car tous les frais avaient été payés.

 

[11]           Le 28 août 2012, la demanderesse s’est présentée à une entrevue préalable au renvoi. Elle a appris que son renvoi était imminent et qu’elle devrait s’enquérir auprès des ambassades cubaine et russe de la possibilité d’un « refoulement ». La demanderesse n’a aucune famille en Russie, et l’ambassade russe lui a fait savoir qu’elle ne devrait pas compter sur elle pour répondre à ses questions relatives au logement, aux frais de subsistance ou à son état de santé après son renvoi en Russie. Au consulat cubain, elle a appris qu’elle pourrait peut‑être retourner à Cuba, mais qu’elle aurait besoin d’un visa d’entrée spécial, qu’elle n’aurait pas de pension, et qu’elle n’aurait accès à aucune des anciennes propriétés du couple ni à aucun de leurs comptes bancaires, car le gouvernement les avait confisqués.

 

[12]           Une deuxième entrevue préalable au renvoi a eu lieu le 21 septembre 2012, et la demanderesse a signé un document lui enjoignant de se présenter pour son renvoi, fixé au 21 octobre 2012.

 

[13]           Le 5 octobre 2012, le conseil de la demanderesse a présenté une demande de report ou de sursis indéterminé visant la mesure de renvoi prise contre la demanderesse. Depuis son arrivée au Canada, la demanderesse a pris soin de ses deux petits‑fils, âgés de deux et huit ans. Elle affirme que de nombreux motifs d’ordre humanitaire appuient sa demande de report de renvoi jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la demande CH de son époux et la sienne. Sa demande a toutefois été rejetée le 10 octobre 2012, dans la décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[14]           Comme il a été mentionné, dans une ordonnance datée du 18 octobre 2012, la juge Tremblay‑Lamer a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la présente demande de contrôle judiciaire.

 

DÉCISION CONTRÔLÉE

[15]           Après avoir examiné l’information présentée par le conseil et les questions soulevées, l’agent a conclu qu’il ne conviendrait pas de reporter l’exécution de la mesure de renvoi dans les circonstances de la présente affaire. Plus particulièrement, même si le conseil avait demandé que l’ASFC exerce son pouvoir discrétionnaire pour reporter l’exécution de la mesure de renvoi de huit mois (soit jusqu’au début de juin 2013) de façon à ce que la demande CH puisse atteindre la première étape d’évaluation, il a constaté qu’il n’existait [traduction] « aucune possibilité raisonnable » que la demande ait atteint la première étape du processus de traitement durant cette période. Soulignant que le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de reporter le renvoi est limité, et que lorsqu’un agent d’exécution choisit d’exercer ce pouvoir, il doit le faire tout en appliquant la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent, l’agent a conclu qu’un délai de 30 à 42 mois n’était pas conforme à l’objet de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR ou la Loi). 

 

[16]           En exposant le contexte de la demande de la demanderesse, l’agent a constaté que, si le Bélarus continue d’avoir une présence diplomatique au Canada, rien n’indique que la demanderesse ait fait des démarches auprès de l’ambassade [traduction] « pour tenter d’acquérir un statut dans le pays duquel fait maintenant partie la ville où elle est née, où elle a été élevée et où elle a passé les 26 premières années de sa vie » (décision, à la page 2). De plus, il a conclu que, d’après des entrevues antérieures, la demanderesse et son époux avaient pris la décision délibérée de ne pas retourner à Cuba durant le délai prescrit, même s’ils connaissaient les répercussions graves d’un tel choix, selon la description de l’ambassade de Cuba.

 

[17]           L’agent a ensuite examiné les trois questions fondamentales que le conseil avait fait valoir pour justifier le sursis de la mesure de renvoi. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants canadiens, l’agent a reconnu que la demanderesse prenait soin de ses deux petits‑enfants et leur transmettait des connaissances culturelles et linguistiques, mais il a conclu que leur mère pouvait également les instruire en ce sens et qu’elle avait pris d’autres dispositions pour leur garde avant 2010. Compte tenu de ce qui précède, l’agent n’était pas convaincu que le report du renvoi était justifié.

 

[18]           Le conseil de la demanderesse avait également soulevé le fait que l’ASFC et Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) avaient fourni de l’information trompeuse et contradictoire sur l’état de progression de la demande CH. L’agent a conclu que cette préoccupation n’était plus pertinente puisque la demande CH de la demanderesse avait été acceptée pour traitement le 27 août 2012.

 

[19]           Enfin, l’agent s’est penché sur les motifs d’ordre humanitaire invoqués par la demanderesse. Il a examiné les conditions dans lesquelles la demanderesse se retrouverait si elle était renvoyée en Russie et le préjudice qu’elle et son époux subiraient advenant un tel renvoi. Il a conclu que les observations relatives à l’inadmissibilité aux demandes CH pendant un an n’étaient plus pertinentes étant donné que la demande CH présentée par la demanderesse avait été acceptée. 

 

[20]           En analysant les motifs d’ordre humanitaire précités qui avaient été invoqués pour justifier le report, l’agent a constaté que la demanderesse ne serait aucunement tenue de rester en Russie à son arrivée, qu’elle n’aurait pas besoin d’un visa pour entrer au Bélarus (où elle avait déjà visité des membres de sa famille et où elle pouvait s’établir), et que sa fille qui vit en Italie pourrait l’aider à se loger.

 

[21]           En ce qui concerne la séparation de la demanderesse et de son époux, l’agent a relevé la conclusion de la SPR selon laquelle l’époux n’avait pu nommer aucune raison pour laquelle il n’aurait pu obtenir la citoyenneté russe et il a cité des preuves documentaires laissant penser qu’il existait un processus de demande de citoyenneté simplifié pour les époux de citoyens. L’agent a aussi conclu que, avec l’aide de sa famille au Bélarus ou en Italie, la demanderesse pourrait éventuellement s’établir dans l’un ou l’autre de ces pays, et qu’elle pourrait se voir autorisée ou incitée à demander à son époux de la rejoindre. Au sujet du fait que la demanderesse serait séparée de sa fille et de ses petits‑enfants, l’agent a simplement affirmé que la demanderesse pourrait utiliser d’autres moyens plus tard pour demander, de l’extérieur du pays, un statut officiel lui permettant d’entrer et de demeurer au Canada.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[22]           Il appert de l’examen des observations des parties que la question primordiale est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Avant de s’intéresser à cette question, la Cour doit toutefois déterminer si la présente demande revêt un caractère théorique du fait que la période de report de huit mois est écoulée.

 

ANALYSE

[23]           Même si les parties n’ont pas traité de la norme de contrôle, il est clair que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25 [Baron]; Fernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1131, aux paragraphes 40 à 42. Pour cette raison, la Cour n’interviendra pas si la décision est justifiée, transparente et intelligible, et si elle appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

 

[24]           Sur la dernière page de sa demande de report de renvoi, la demanderesse (par l’entremise de son conseil) a demandé à l’ASFC d’exercer son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi de huit mois. Grâce à ce report, selon le conseil, [traduction] « la demande CH pourrait franchir la première étape d’évaluation ». Or, sur la première page de sa demande figure l’objet suivant : [traduction] « Objet : Valentina LAGUTO – Demande de report de mesure de renvoi et de sursis indéterminé à la mesure de renvoi fondés sur des motifs d’ordre humanitaire (numéro d’identification : 5672‑0508) ». De même, sur la page d’envoi par télécopieur, reproduite à la page 17 du dossier de requête, le conseil de la demanderesse écrit : [traduction] « Nous demandons le report ou le sursis pour une période indéterminée relativement à la mesure de renvoi visant Mme Valentina LAGUTO ».

 

[25]           De toute évidence, si la demande visait un report de huit mois, comme l’agent l’a indiqué dans sa décision, il faudrait considérer que la demande de contrôle judiciaire revêt un caractère théorique. La période de report demandée dans la lettre de la demanderesse a pris fin le 5 juin 2013, et il ressort clairement de l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Baron, précité, aux paragraphes 29 à 31, qu’une demande de contrôle judiciaire devient théorique après la date de renvoi fixée lorsqu’un sursis a été accordé. 

 

[26]           Plus précisément, toutefois, je crois que la demanderesse désire obtenir le report de son renvoi jusqu’à ce qu’une décision ait été prise au premier stade du traitement de sa demande CH. À l’audience, le conseil de la demanderesse a expressément affirmé que le report de huit mois était un argument subsidiaire, probablement avancé parce qu’il avait été cru à tort qu’une demande assujettie à un délai serait plus aisément accordée et que le délai serait amplement suffisant pour que la demande CH atteigne la première étape du processus.

 

[27]           Quoi qu’il en soit, le défendeur ne met pas en cause le respect des délais dans le cadre de cette demande, qu’il décrit comme une demande de report [traduction] « jusqu’à ce qu’une décision ait été prise à la première étape de la demande de résidence permanente [de la demanderesse] fondée sur des motifs d’ordre humanitaire » ou « jusqu’à ce que sa demande CH ait atteint la première étape, ce qui prendrait huit mois selon elle » (exposé des arguments du défendeur, aux paragraphes 1 et 4). Compte tenu de cette description, il est clair que la présente demande ne revêt pas un caractère théorique, étant donné que la demanderesse désire en fait obtenir le report de son renvoi jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue quant à sa demande CH. La Cour d’appel a déclaré ce qui suit dans Baron :

[29] Je suis tout à fait d’accord avec les parties pour dire que la réponse à la question du caractère théorique dépend de la qualification donnée au litige qui existe entre elles. À cet égard, les parties reconnaissent implicitement que si la juge a correctement cerné le litige, soit « la question de savoir si un demandeur doit être renvoyé, et est tenu de partir, à la date prévue de son renvoi » (paragraphe 45 de ses motifs), la demande de contrôle judiciaire est théorique. Elles soutiennent toutefois que le litige entre les parties visait en fait la question de savoir si les appelants doivent être renvoyés avant que ne soit tranchée leur demande CH. Au paragraphe 33 de son mémoire des faits et du droit, l’intimé formule comme suit sa thèse :

 

[traduction]

 

33. Toutefois, la façon correcte de décrire le litige est qu’il s’agit de décider si le demandeur doit être renvoyé avant que ne se produise un fait déterminé, comme la décision tranchant la demande CH en instance. Ce n’est donc pas le fait que la date prévue pour le renvoi soit passée qui rend la demande de contrôle judiciaire théorique, mais la survenance du fait en question. Répondre à la question de savoir si le renvoi peut être concrètement exécuté avant que ne se produise le fait en question s’accorde parfaitement avec la mission que l’article 48 de la LIPR confie à l’agent d’exécution, soit d’exécuter la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettent. Voilà la description du litige que la juge de première instance aurait dû retenir. Elle a commis une erreur en ne l’adoptant pas.

 

[30] Comme la demande CH des appelants n’avait pas encore été jugée au moment de l’audience qui s’est déroulée devant la juge de première instance [et je n’ai pas connaissance qu’elle l’ait été depuis que la juge Dawson a rendu sa décision], les parties sont d’avis qu’il existe toujours un litige entre elles, de sorte que le débat n’est pas théorique.

 

[31] À mon avis, les parties ont correctement décrit la nature du litige qui existe entre elles. […]

 

[…]

 

[38] Ainsi donc, puisque le fait que les appelants invoquent pour réclamer le report ne s’est pas produit, je ne vois pas comment on pourrait prétendre qu’il n’y a pas de litige actuel entre les parties et qu’une décision sur la demande de contrôle judiciaire n’aurait aucun effet pratique. Bien que la date choisie pour procéder au renvoi des appelants, qui a été fixée avant que le juge O’Keefe ne prononce le sursis, ne soit plus valide, ce fait n’a pas, à mon avis, pour effet de rendre théoriques les questions soulevées par la demande de contrôle judiciaire. Le litige concret ou véritable qui existe entre les parties, c’est-à-dire l’exécution de la mesure de renvoi avant que ne soit tranchée la demande CH des appelants, existe toujours.

 

 

[28]           Ayant conclu que la question n’est pas théorique, je vais examiner la raisonnabilité de la décision rendue par l’agent.

 

[29]           La demanderesse affirme que l’erreur la plus grave que l’agent ait commise découle de sa présomption selon laquelle le délai de traitement des demandes CH de 30 à 42 mois a entravé son pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi jusqu’à ce que la demande CH ait été traitée, car il était tenu d’exécuter la mesure de renvoi [traduction] « dès que les circonstances le permettaient ». La demanderesse invoque des cas de jurisprudence à l’appui de son argument selon lequel le renvoi peut être reporté lorsque des circonstances particulières pressantes le justifient, particulièrement lorsque des enfants sont concernés. La demanderesse estime que ce sursis peut être accordé pendant aussi longtemps que nécessaire, malgré l’absence de jurisprudence à l’appui de cette allégation. 

 

[30]           Lorsque l’agent affirme [traduction] « qu’un délai de 30 à 42 mois n’est pas conforme à l’objet de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés », il fait sans aucun doute référence à son obligation réglementaire selon laquelle « la mesure [doit] être appliquée dès que les circonstances le permettent », comme il était formulé au paragraphe 48(2) de la LIPR au moment où la décision a été rendue. Dans Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682, le juge Pelletier a interprété cette obligation de la façon suivante :

[45] En l’instance, la mesure dont on demande de différer l’exécution est une mesure que le ministre a l’obligation d’exécuter selon la loi. La décision de différer l’exécution doit donc comporter une justification pour ne pas se conformer à une obligation positive imposée par la loi. Cette justification doit se trouver dans la loi, ou dans une autre obligation juridique que le ministre doit respecter et qui est suffisamment importante pour l’autoriser à ne pas respecter l’article 48 de la Loi. Vu l’obligation qui est imposée par l’article 48, ainsi que l’obligation de s’y conformer, il y a lieu de faire grand état à l’encontre de l’octroi d’un report de la disponibilité d’une réparation autre, comme le droit de retour, puisqu’on trouve là une façon de protéger le demandeur sans avoir recours au non‑respect d’une obligation imposée par la loi. Pour ce motif, je serais plutôt d’avis qu’en l’absence de considérations particulières, une demande invoquant des motifs d’ordre humanitaire qui n’est pas fondée sur des menaces à la sécurité d’une personne ne peut justifier un report, parce qu’il existe une réparation autre que celle qui consiste à ne pas respecter une obligation imposée par la loi.

 

Voir aussi l’arrêt Baron, précité, au paragraphe 51.

 

 

[31]           Au nombre des considérations particulières propres à justifier le report du renvoi lorsqu’une demande CH est en instance figure la situation où la demande a été présentée en temps opportun, mais n’a pas encore été tranchée à cause d’un arriéré : Guan c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 992, au paragraphe 41. Certes, la Cour a conclu que l’omission de tenir compte d’un tel facteur pourrait justifier l’annulation d’une décision lorsqu’il est impossible de dire si l’agent aurait rendu la même décision s’il avait tenu compte de la question : Lisitsa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 599 [Lisitsa]; Nucum c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1187 [Nucum]. Dans la présente affaire, l’agent n’a pas examiné expressément s’il pouvait y avoir des circonstances particulières justifiant une décision discrétionnaire de reporter un renvoi lorsqu’une demande CH est en instance et que l’arriéré dans le traitement des demandes est de 30 à 42 mois. Il s’agit de toute évidence de ce qui a incité la juge Tremblay‑Lamer à affirmer que les conclusions de l’agent au sujet du caractère opportun de la demande soulèvent une question sérieuse qu’il convient d’examiner.   

 

[32]           Cependant, la Cour s’est interrogée à savoir si, dans la récente jurisprudence, une demande CH en instance depuis longtemps suffit à elle seule à justifier un report. On peut soutenir de façon convaincante, d’après l’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Baron, que le report fondé sur l’existence d’une demande CH en instance depuis longtemps et présentée en temps opportun ne devrait être envisagé que lorsqu’il est établi que la sécurité personnelle du demandeur est menacée : Ponce Moreno c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 494. Je n’ai pas à trancher cette question dans le cadre de la présente affaire, pas plus que l’agent n’était tenu d’examiner si des circonstances spéciales pouvaient justifier le report discrétionnaire du renvoi lorsqu’une demande CH est au nombre des demandes qui seraient traitées d’ici 30 à 42 mois, car la demande CH venait tout juste d’être présentée en l’espèce. À cet égard, la présente affaire se distingue fortement de Nucum et de Lisitsa, où les demandes CH étaient en instance depuis bien plus longtemps que la demande en l’espèce.

 

[33]           Je ne puis conclure que la décision de l’agent était déraisonnable compte tenu des faits qui lui ont été présentés. Il ne s’agit pas d’un cas où l’on peut affirmer que l’agent aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire limité pour conclure que la situation particulière de la demanderesse justifiait le report du renvoi, mais plutôt d’un cas où il y a lieu de conclure que la période de 30 à 42 mois l’empêchait d’exécuter la mesure de renvoi dès que les circonstances le permettaient. 

 

[34]           Dans le même ordre d’idées, je suis aussi d’avis que la question de savoir si un agent devrait tenir compte du caractère opportun, soit du moment où la demande a été présentée plutôt que du moment où elle sera tranchée, est sans importance et sans rapport dans les circonstances de l’espèce. Comme nous l’avons vu, au nombre des « considérations particulières » que la Cour a jugées propres à justifier le report du renvoi lorsqu’une demande CH est pendante figure la situation où la demande a été présentée en temps opportun, mais n’a pas été tranchée à cause d’un arriéré : Williams c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 274, au paragraphe 36 [Williams]; Simoes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 936, au paragraphe 12.

 

[35]           L’appréciation du caractère opportun fondée sur la date éventuelle d’une décision et non sur la date du dépôt de la demande a été considérée comme soulevant une question sérieuse par la juge Tremblay‑Lamer en l’espèce et par le juge Lemieux dans Bhagat c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 45, aux paragraphes 16 à 18 [Bhagat]. Dans Bhagat, il a été énoncé que le seul fait de conclure qu’une demande CH fait l’objet d’un long délai de traitement (30 mois en l’espèce) et qu’une décision n’est pas imminente ne constitue pas une évaluation adéquate de la question de savoir si une demande a été déposée en temps opportun.

 

[36]           Hormis qu’il a déclaré que [traduction] « la présente demande a été reçue le 27 août 2012 seulement », l’agent n’a pas expressément examiné le caractère opportun du dépôt de la demande. Les faits de l’affaire ne permettent pas de savoir clairement si la demande avait été présentée en temps opportun ou non. Le défendeur affirme que la demande CH a été présentée deux ans et demi après l’arrivée de la demanderesse au Canada, laissant entendre qu’un tel délai ne devrait pas être considéré comme opportun; or, selon la chronologie des faits relatés dans la décision de l’agent, la demanderesse a d’abord présenté une demande CH le 7 mai 2012, moins de six mois après le rejet de sa demande d’asile (le 14 novembre 2011), environ quatre mois après le dépôt de sa demande d’ERAR (le 5 janvier 2012) et avant que sa demande d’ERAR ne soit close (le 20 août 2012). Bien que la première demande CH ait été rejetée pour non‑paiement le 14 août 2012, un paiement a été reçu le 27 août 2012 et le conseil de la demanderesse affirme que la demande a été présentée de nouveau, assortie d’un paiement, le 23 août 2012.

 

[37]           L’agent n’analyse pas si le caractère opportun devrait être apprécié en fonction de la date du dépôt initial ou de la date de réception du paiement. Par ailleurs, il ne suggère pas que la demande n’a pas été présentée en temps opportun, mais conclut plutôt, comme il avait été relevé dans Bhagat, que la demande de report de renvoi était déraisonnable étant donné la date du dépôt.

 

[38]           L’incidence de cette omission semblerait d’emblée problématique, n’eût été le fait que la demande de report de renvoi de la demanderesse était pour une période de huit mois et que sa demande avait été en instance pendant moins de deux mois au moment où l’agent avait rendu sa décision. Plutôt que d’examiner s’il était raisonnable de reporter le renvoi jusqu’à ce qu’une décision ait été rendue au premier stade, l’agent aurait pu raisonnablement répondre à la demande simplement en suggérant que la période de huit mois ne serait pas suffisante pour que la demanderesse puisse obtenir le recours qu’elle demandait. Bien que l’agent ne se fonde que sur sa propre expérience (encore qu’elle repose sur des douzaines de dossiers) pour rendre sa décision, son attente semble s’être révélée juste, car aucune décision n’a été rendue au premier stade et la période de report de huit mois demandée était essentiellement écoulée au moment de l’audience. 

 

[39]           Toutefois, était‑il raisonnable que l’agent limite son analyse à la période précise proposée par la demanderesse dans sa demande? Malgré le fait que le conseil de la demanderesse a rattaché la demande au premier stade d’évaluation de la demande CH, je ne pense pas qu’il puisse être considéré comme déraisonnable que l’agent ait pris sa décision en tenant compte de la période précise visée par la demanderesse. Même si la demande avait porté uniquement sur la première étape d’évaluation de la demande CH, il demeure peu probable que l’omission par l’agent de tenir compte du caractère opportun de la demande constituerait une erreur déterminante au vu des faits de l’affaire. À supposer que la demande a été présentée en temps opportun, le défendeur fait valoir à juste titre que la demanderesse n’a pas établi que la demande CH n’avait pas fait l’objet d’une décision à cause de l’arriéré.

 

[40]           Bien qu’il puisse sembler injuste que le temps de traitement projeté semble augmenter à un rythme exponentiel (de 18 mois en 2009 à 30 à 42 mois en 2012) et que l’on pourrait avancer que le ministre manque essentiellement à son obligation de traiter les demandes d’établissement avec célérité en affichant des temps de traitement de plus en plus longs, la demande en l’espèce était en instance depuis moins de deux mois au moment où l’agent a rendu sa décision. Malgré qu’il puisse y avoir un arriéré important dans l’ensemble du système, il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure au vu des faits de l’affaire qu’une décision n’était pas imminente, indépendamment du temps de traitement global. L’agent s’est essentiellement vu demander de reporter le renvoi pour une durée indéterminée parce que la date de la décision sur la demande CH était inconnue et n’était probablement pas imminente. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire limité conféré à un agent d’exécution de reporter un renvoi, sa décision ne peut être considérée comme déraisonnable étant donné les faits de l’espèce.

 

[41]           Ce n’est que lorsqu’une demande a été soumise en temps opportun et qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une décision à cause d’un arriéré que l’agent doit examiner s’il est justifié de reporter le renvoi en raison d’une demande CH en instance : voir la décision Williams, précitée, au paragraphe 38. Si je reconnais que le gouvernement ne devrait pas avoir le droit de refuser une demande de report de renvoi au seul motif de son propre arriéré, je suis convaincu, pour les raisons précitées, qu’il ne s’agissait pas du fondement de la décision en l’espèce.

 

[42]           Même s’il fallait tenir compte des autres circonstances particulières mises de l’avant par la demanderesse pour justifier le report de son renvoi, soit l’intérêt supérieur des petits‑enfants de la demanderesse, la séparation de son mari, sa santé fragile et le fait qu’elle n’a aucun lien avec la Russie, je conviens avec le défendeur que le dossier de la preuve dont celui‑ci disposait était mince. En dépit du manque de preuves et compte tenu de son pouvoir discrétionnaire limité, qu’il convient de différencier de celui d’un agent de CIC chargé d’examiner les motifs d’ordre humanitaire en application de l’article 25 de la LIPR, l’agent a néanmoins fait une analyse raisonnable des arguments de la demanderesse. 

 

[43]           Premièrement, l’agent s’est montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des petits‑enfants de la demanderesse, comme l’exige la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555, et Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125). Ils auraient accès aux services sociaux et publics offerts à tous les Canadiens et ils demeureraient au Canada auprès de leurs parents aimants. D’autres pourraient leur prodiguer des soins, comme avant que leur grand‑mère arrive au Canada. La fille de la demanderesse, qui est née et qui a grandi à Cuba et qui s’exprime couramment en espagnol, pourra aussi leur transmettre son héritage culturel et sa langue maternelle. Par conséquent, je conviens avec le défendeur que l’agent est allé plus loin qu’il n’était nécessaire dans son examen de l’intérêt supérieur des enfants.

 

[44]           Deuxièmement, l’agent a été sensible aux répercussions éventuelles sur l’époux de la demanderesse, un citoyen cubain. L’agent a noté à juste titre que l’époux lui‑même avait convenu qu’il pouvait obtenir la citoyenneté russe. La demanderesse n’a pas réfuté la conclusion de l’agent selon laquelle son époux pouvait la rejoindre en Russie ou contesté l’interprétation qu’il a faite d’une loi russe au sujet de la citoyenneté ou d’un document laissant penser qu’elle n’aurait pas besoin d’un visa pour entrer au Bélarus. Si j’accepte l’observation de la demanderesse et la conclusion de la juge Tremblay‑Lamer selon laquelle la séparation d’un couple âgé pourrait causer un préjudice irréparable et si je conviens qu’il faille adopter « une approche très prudente » pour considérer une telle éventualité (Ramprashad-Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1715, au paragraphe 3), il demeure que l’agent disposait d’éléments de preuve montrant que l’époux pourrait rejoindre la demanderesse en Russie, et de peu d’éléments de preuve au sujet des difficultés qu’ils subiraient ensemble ou des difficultés que poserait l’établissement au Bélarus. Le fait qu’un époux choisit de ne pas quitter le Canada avec son épouse ne justifie pas un report. De plus, le conseil de la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve concret à l’appui de son affirmation selon laquelle la demande CH de l’époux serait [traduction] « très probablement » acceptée, et, par conséquent, je ne puis conclure que l’agent aurait dû conclure que le report devait être accordé parce que le demandeur serait « inévitablement » autorisé à retourner au Canada en tant que son époux.

 

[45]           Troisièmement, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve relatif à sa santé chancelante ou au manque de services sociaux offerts en Russie. C’est au demandeur qu’il incombe de présenter de tels éléments de preuve (Jodlowska c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1413, au paragraphe 8). L’examen approfondi de la lettre décrivant la visite de la demanderesse à l’ambassade de la Russie ne révèle pas que la demanderesse n’aurait pas droit à des prestations de pension ou à une aide du gouvernement, mais plutôt que le chef de la section consulaire a déclaré qu’il [traduction] « n’était pas un expert des prestations de la sécurité de la vieillesse et [qu’ils] devraient chercher l’information sur Internet » (dossier certifié du tribunal, à la page 24). La demanderesse ne peut pas non plus reprocher à l’agent d’avoir laissé entendre qu’elle pourrait demander l’aide des membres de sa famille au Bélarus ou en Italie. Une demande de report ne doit pas être considérée comme un substitut à d’autres voies de recours.

 

CONCLUSION

[46]           En raison des motifs qui précèdent, je conclus que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée. L’agent n’a pas limité l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et n’était assujetti à aucune ligne directrice. Il ressort plutôt clairement de la décision que l’agent a examiné les questions pertinentes soulevées par la demanderesse. La Cour aurait pu arriver à une autre conclusion, mais ce n’est pas le critère pour déterminer si la décision contestée est déraisonnable. Bien sûr, il n’est pas interdit à la demanderesse de présenter une deuxième demande de report dans l’éventualité où elle devrait de nouveau se présenter en vue de son renvoi.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-10568-12

 

INTITULÉ :

VALENTINA LAGUTO c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                        Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                        le 3 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT :

                                                                        LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :

                                                                        Le 30 octobre 2013

COMPARUTIONS :

Negar Achtari

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Max Binnie

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Julie Taub

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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