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Date : 20131105

Dossier : IMM‑849‑13

Référence : 2013 CF 1121

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

HAITIAN PING

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Le 28 avril 2007, le demandeur, M. Ping, citoyen du Canada, a épousé Mme Zhou, citoyenne de la Chine. À deux reprises, il a présenté une demande en vue de parrainer Mme Zhou pour qu’elle puisse immigrer au Canada. Le demandeur sollicite maintenant, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], le contrôle judiciaire de la décision du 5 décembre 2012 par laquelle la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande de parrainage à titre de conjoint au motif que la demande était chose jugée.

 

[2]               Pour les motifs énoncés ci‑après, la demande est rejetée.

 

Contexte

[3]               Le demandeur est né en Chine en 1952. Il s’est marié pour la première fois en décembre 1979, et le couple a divorcé le 7 janvier 2007.

 

[4]               La deuxième épouse du demandeur, Mme Zhou, née en janvier 1975, s’est mariée pour la première fois en mai 1999, a eu une fille et s’est divorcée d’avec son mari le 6 mars 2006.

 

[5]               Le demandeur a fait la connaissance de Mme Zhou au moyen d’Internet. Il s’est plus tard rendu en Chine, et il a épousé Mme Zhou le 28 avril 2007, soit trois semaines après l’avoir rencontrée en personne.

 

[6]               La première demande du demandeur en vue de parrainer Mme Zhou et sa fille a été rejetée le 26 mai 2008. La SAI a débouté le demandeur de son appel le 31 mai 2010 (Ping c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2010] DSAI no 2209 [la première décision]) après la tenue d’une audience. La SAI a conclu que le demandeur et sa femme n’avaient pas établi que leur mariage était authentique pour plusieurs raisons, entre autres parce qu’il y avait des incohérences et des divergences importantes dans la preuve pour lesquelles des explications satisfaisantes n’avaient pas été fournies. La SAI a confirmé la décision de l’agent des visas selon laquelle le mariage était visé à l’article 4 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, du fait qu’il n’était pas authentique et avait principalement pour but l’acquisition d’un statut sous le régime de la Loi.

 

[7]               En juillet 2011, le demandeur a de nouveau présenté une demande en vue de parrainer sa femme et la fille de cette dernière. Le 9 janvier 2012, l’agent des visas a rejeté sa demande pour les mêmes motifs, à savoir que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait l’acquisition d’un statut sous le régime de la Loi. Le demandeur a interjeté appel de la décision devant la SAI, qui a invité les parties à fournir des observations sur les questions de la chose jugée et de l’abus de procédure.

 

[8]               Dans ses observations, le demandeur a fait valoir que des circonstances spéciales justifiaient la tenue d’une nouvelle audience. Le demandeur a en effet soutenu, d’une part, qu’il n’avait pas de conseil à la première audience parce qu’il n’avait pas les ressources financières nécessaires et, d’autre part, qu’il n’avait pas une bonne connaissance de l’anglais.

 

[9]               Le 5 décembre 2012, la SAI a rejeté l’appel (la deuxième décision) au motif que le principe de la chose jugée s’appliquait à la demande et qu’il n’y avait pas de circonstances spéciales justifiant une exception à l’application de ce principe.

 

[10]           La présente demande vise le contrôle judiciaire de la deuxième décision.

 

Décision faisant l’objet du contrôle

[11]           La SAI a conclu que la deuxième demande était chose jugée parce que les trois conditions établies dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, paragraphe 25, [2001] ACS no 46 [Danyluk], étaient satisfaites :

(1)        la même question a été décidée dans une instance antérieure;

 

(2)        la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion était finale;

 

(3)        les parties dans la décision antérieure invoquée étaient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée.

 

[12]           La SAI a souligné que le principe de la chose jugée n’empêchait pas un demandeur de présenter une seconde demande par suite d’un changement de circonstances. Elle a ajouté qu’il peut y avoir exception au principe de la chose jugée lorsque « de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pas pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial » (Toronto (Ville) c Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 79, 2003 CSC 63, paragraphe 52, [2003] 3 RCS 77 [SCFP]).

 

[13]           Cependant, la SAI a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de nouveaux éléments de preuve suffisants pour dissiper les préoccupations soulevées dans les décisions antérieures au sujet de la raison du mariage, notamment en ce qui a trait à la différence d’âge entre les deux époux, à l’incompatibilité, à leur rencontre sur Internet tandis que le demandeur était encore marié et qu’il habitait encore avec sa première épouse, à leur mariage dans les trois semaines suivant leur première rencontre en personne et au fait qu’ils n’avaient qu’une connaissance superficielle l’un de l’autre et qu’ils ne s’étaient pas souciés d’apprendre et de partager des renseignements de base au sujet l’un de l’autre, et de s’en souvenir, parce que, comme l’a conclu la SAI, ils n’envisageaient pas une relation durable.

 

[14]           La SAI a conclu que la nouvelle preuve était du même type que celle présentée dans le cadre de la première demande. Il est vrai que le demandeur a fourni la preuve que Mme Zhou et lui entretenaient une communication suivie ainsi que des documents confirmant ses visites en Chine et des relevés de transactions financières, mais la SAI a jugé que ces éléments de preuve n’invalidaient pas les conclusions de la première décision. Elle a également conclu que les lettres du fils et de la belle‑fille du demandeur, bien qu’il s’agissait de nouveaux éléments de preuve, n’invalidaient pas les conclusions antérieures au sujet de l’authenticité du mariage parce que le fils et la belle‑fille du demandeur en savaient peu sur la relation, et que leur témoignage en personne ne permettrait pas de dissiper les doutes.

 

[15]           Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SAI selon laquelle les trois conditions pour l’application du principe de la chose jugée étaient satisfaites. Il conteste uniquement la conclusion portant qu’une exception à l’application de ce principe n’était pas justifiée.

 

[16]           Le demandeur fait valoir que la décision est déraisonnable parce que la SAI a commis une erreur à trois égards, soit dans son application du principe de la chose jugée, en exposant les faits d’une manière inexacte et en le privant de son droit à la justice naturelle et à l’équité procédurale.

 

Norme de contrôle

[17]           Ainsi qu’il est mentionné dans la décision Rahman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1321, paragraphes 11 et 12, [2006] ACF no 1661 [Rahman], chaque étape de l’analyse relative au principe de la chose jugée commande une norme de contrôle distincte. Cependant, il n’y a qu’une question à trancher dans le cadre de la présente demande, soit celle de savoir si des circonstances spéciales justifient une exception. Comme cette question suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[18]           Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire consiste à déterminer si la décision de la Commission « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47, [2009] 1 RCS 339). Il peut y avoir plusieurs issues raisonnables, et « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 59). La Cour n’a pas à apprécier à nouveau la preuve ni à substituer la décision qu’elle aurait prise à celle qui a été rendue.

 

LA SAI a‑t‑elle commis une erreur dans son application du principe de la chose jugée?

[19]           Le demandeur soutient que la SAI n’a pas analysé l’ensemble de la preuve et n’a pas tenu compte de l’injustice découlant de l’application du principe de la chose jugée, notamment le fait que la famille ne pourrait pas être réunie. Bien que la SAI ait admis les nouveaux éléments de preuve du demandeur, comme des photos, des voyages récents en Chine, des registres de communications par téléphone et à l’aide de Skype confirmant que les époux se parlaient tous les jours ainsi que des reçus de virements d’argent, le demandeur soutient que la SAI n’a pas analysé cette nouvelle preuve qui, à son avis, invalide la conclusion antérieure selon laquelle les époux n’envisageaient pas une relation durable.

 

[20]           Le demandeur a invoqué la décision Sami c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 539, [2012] ACF no 552 [Sami], à l’appui de sa thèse selon laquelle la preuve d’un engagement qui dure entre le répondant et l’époux peut constituer des circonstances spéciales permettant d’échapper à l’application du principe de la chose jugée et justifiant l’instruction de l’affaire sur le fond.

 

[21]           Le demandeur fait valoir que la SAI a ignoré, ou n’a pas compris, les éléments de preuve suivants : son épouse était présente à l’hôpital lorsque sa mère vivait ses derniers moments et se recueille régulièrement sur sa tombe; il paie les frais de scolarité exigés par l’école privée que fréquente sa belle‑fille; Mme Zhou et lui ont acheté conjointement un immeuble de placement en Colombie‑Britannique; son ex‑épouse est revenue sur sa déclaration antérieure comme quoi Mme Zhou et lui avaient contracté un mariage de convenance.

 

[22]           Le défendeur affirme que l’arrêt SCFP met la barre très haute et que même si une nouvelle preuve convaincante de l’authenticité du mariage pourrait donner ouverture à des circonstances spéciales permettant d’échapper au principe de la chose jugée, cette preuve ne doit pas simplement viser à appuyer l’authenticité du mariage (Gharu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 237, paragraphe 18, [2003] ACF no 320 [Gharu]; Anttal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 30, paragraphe 19, [2008] ACF no 180 [Anttal]).

 

[23]           Je conviens que la jurisprudence a mis la barre très haute en ce qui concerne la question d’un nouvel élément de preuve qui pourrait constituer des circonstances spéciales permettant d’échapper au principe de la chose jugée. Ainsi que le mentionne la Cour dans l’arrêt SCFP, les nouveaux éléments de preuve doivent être pour ainsi dire déterminants dans l’affaire.

 

[24]           Bien que le demandeur ait cité des décisions où le tribunal a déterminé que des preuves semblables à celles qu’il a produites constituaient des circonstances spéciales, chaque affaire est différente, et ce n’est pas la nature de la preuve qui est déterminante mais bien comment cette preuve invalide les conclusions antérieures.

 

[25]           Dans la décision Sami, la Cour a conclu que la preuve ultérieure d’une relation continue pouvait primer le principe de la chose jugée dans le cas où il avait été déterminé que la relation n’était pas authentique. Dans la décision Sami, le juge Russell mentionne ce qui suit aux paragraphes 78 et 79 :

78     Je conviens avec la demanderesse qu’une abondante jurisprudence appuie l’idée voulant que la preuve d’un engagement ultérieur puisse établir l’authenticité d’un mariage lorsqu’il a été contracté. La demanderesse et Dhindsa ont présenté des éléments de preuve visant à démontrer que leur mariage est devenu plus solide au cours des sept dernières années et qu’ils sont résolus à maintenir leur relation. Ils ont fourni de nombreux documents à la SAI afin de démontrer leur engagement l’un envers l’autre. Qui plus est, il est une jurisprudence selon laquelle il est possible de tenir compte de nouveaux éléments, même si le même type de preuve a été présenté lors du premier appel.

 

79     Si une relation est authentique et se poursuit dans le temps, il va sans dire qu’un plus grand nombre de photographies, de cartes, de lettres et de relevés téléphoniques sera disponible. Même s’il est possible qu’une preuve du même type ait déjà présentée, ces nouveaux éléments touchent à un aspect du mariage qui n’existait pas auparavant : l’engagement au fil du temps. En outre, en l’espèce, la SAI semble avoir complètement écarté la preuve du plus récent voyage de la demanderesse en Inde. J’accepte la thèse de la demanderesse voulant que la SAI ait commis une erreur dans son appréciation des faits et qu’elle ait ignoré l’existence de nouveaux éléments de preuve déterminants.

 

[26]           Le juge Russell a conclu que la SAI avait omis d’examiner la preuve dans son ensemble et a fait remarquer que les nouveaux éléments de preuve répondaient aux principales préoccupations soulevées par la SAI lors du premier appel, notamment quant à savoir si la demanderesse connaissait la famille de son mari et quelle était sa relation avec elle, et quant à l’intention des époux au moment du mariage.

 

[27]           La Cour est également parvenue à la conclusion contraire, soulignant qu’il n’est pas facile de produire, après le mariage, des preuves dissipant les doutes quant au but premier de l’union, même si la relation est maintenue au fil du temps. Dans l’affaire Gharu, après avoir tenté à de nombreuses reprises de remettre ses demandes de parrainage rejetées en litige, la demanderesse a tenté d’échapper au principe de la chose jugée en présentant une nouvelle preuve témoignant des intentions sincères de son mari au moment du mariage. Le juge Gibson, qui a rejeté la demande de contrôle judiciaire, a affirmé ce qui suit aux paragraphes 17 et 18 :

17     En toute déférence, je suis d’avis qu’un demandeur qui tente d’obtenir un réexamen de ce qui a déjà été tranché, en se fondant sur des faits comparables à ceux qui sont maintenant soumis à la Cour, doit présenter une preuve autre qu’une simple « [...] nouvelle preuve [...] quant à l’intention de la conjointe au moment du mariage ». Dans un extrait tiré des motifs du tribunal à l’égard de la décision faisant en l’espèce l’objet du contrôle, cité précédemment, le tribunal traite de la « pertinence et la recevabilité d’une nouvelle preuve » qui peut être décrite comme une « nouvelle preuve décisive susceptible de modifier le résultat de la première audience ». Le tribunal a poursuivi comme suit :

 

La nouvelle preuve décisive doit être concluante quant à l’intention établie à un moment donné par la définition pertinente de la Loi, par exemple l’intention d’un requérant au moment du mariage, et il doit s’agir de nouveaux éléments de preuve qui ont des répercussions véritables sur l’évaluation de l’intention, et non une preuve simplement additionnelle qui vise à appuyer ou créer l’intention.

 

À l’égard des faits uniques de la présente affaire qui comporte quatre (4) demandes de parrainage et des demandes connexes de résidence permanente au Canada, qui ont toutes été refusées par un agent des visas différent pour les mêmes motifs et pour lesquelles chacun des refus aurait pu faire l’objet d’un appel au tribunal, deux (2) de ces refus ayant effectivement fait l’objet d’un appel, je fais miens les commentaires du tribunal précédemment mentionnés.

 

18     La demanderesse a pu « se faire entendre à la Cour ». La décision à l’égard de l’abus de procédure qui fait l’objet de la présente demande de contrôle ne la prive pas de tenter d’obtenir une fois de plus l’examen de l’intention de son époux au moment du mariage sur le fondement d’une nouvelle preuve concluante tant qualitativement que quantitativement. Selon les faits dont le tribunal disposait en l’espèce, et qui sont soumis à la Cour, je suis d’avis que le tribunal pouvait raisonnablement tirer une conclusion selon laquelle la nouvelle preuve dont il disposait ne satisfaisait pas au critère, mais était plutôt « [...] une preuve simplement additionnelle qui vise à appuyer ou à créer l’intention ».

 

[28]           Dans la décision Anttal, la juge Snider a conclu que les nouveaux éléments de preuve produits par la demanderesse, qui comprenaient des photos, des factures de téléphone et la preuve de voyages récents en Inde, ainsi que la preuve de sa grossesse, n’invalidaient pas les conclusions antérieures de la SAI au sujet de la crédibilité et des fausses déclarations du demandeur.

[19]      Le point principal que devait décider la seconde formation de la SAI portait sur l’authenticité du mariage de la demanderesse. La demanderesse a produit des photos, des factures de téléphone et la preuve de récents voyages qu’elle avait faits en Inde, ainsi que la preuve de sa grossesse, mais la seconde formation de la SAI n’a pas trouvé que les preuves produites suffisaient à invalider les conclusions de la première formation. […] En conséquence, il était à tout le moins loisible à la deuxième formation de la SAI de conclure qu’il n’existait aucune preuve nouvelle décisive qui fût susceptible de justifier l’annulation de la décision de la première formation. Je ne pense pas qu’il était manifestement déraisonnable pour la seconde formation de la SAI de dire qu’il n’existait pas de circonstances qui justifiaient l’audition de l’affaire au fond.

 

[29]           En l’espèce, la SAI a raisonnablement conclu que les nouveaux éléments de preuve produits par le demandeur ne constituaient pas des circonstances spéciales suffisantes pour échapper à l’application du principe de la chose jugée. Contrairement à la décision Sami, où la Cour a statué que la nouvelle preuve de l’engagement continu dissipait les doutes (sur l’intention du couple au moment du mariage) qui avaient amené la SAI à conclure que la relation n’était pas authentique, la nouvelle preuve du demandeur en l’espèce ne répondait pas aux préoccupations soulevées par la SAI dans la première décision relativement au fait que les époux en savaient peu l’un sur l’autre, qu’ils se sont mariés peu de temps après leur première rencontre en personne, que le demandeur était toujours marié et habitait encore avec sa première épouse au moment où la relation en ligne a commencé et que les époux « n’ont pas pu fournir des témoignages suffisants pour faire preuve de la solidité de leur relation et de ce qu’ils avaient en commun » parce que « [les] lacunes et incohérences [dans leurs témoignages] ne sont pas indicatives d’une relation conjugale authentique ayant l’étendue des communications et des rapports allégués entre les membres du couple » (première décision, au paragraphe 9).

 

[30]           Les autres éléments de preuve nouveaux qui, selon le demandeur, ont été ignorés par la SAI, comme le fait que Mme Zhou se recueille sur la tombe de sa belle‑mère, le fait que le demandeur paie les frais de scolarité exigés par l’école privée que fréquente sa belle‑fille et le fait que les époux aient acheté conjointement un immeuble de placement en Colombie‑Britannique, ne dissipent pas les doutes de la SAI quant à la solidité de la relation et aux intérêts communs des époux.

 

[31]           Il convient également de rappeler que la SAI a invité le demandeur à formuler des observations sur la question de l’application du principe de la chose jugée. Dans ses observations, le demandeur a signalé que des éléments de preuve nouveaux et déterminants et des circonstances spéciales justifiaient la tenue d’une nouvelle audience sur le fond, et il a mentionné qu’il n’avait pas de conseil et avait une mauvaise connaissance de l’anglais lors de la première audience.

 

[32]           La SAI a examiné ces observations et a fait remarquer que rien dans les observations orales ou dans les observations écrites détaillées du demandeur n’indique qu’il a une mauvaise connaissance de l’anglais. Elle a ajouté que le demandeur a choisi de ne pas utiliser les services d’un interprète qui lui étaient offerts. La SAI a rejeté les observations du demandeur concernant le fait qu’il n’a pas bénéficié des services d’un conseil parce que son comportement dans l’instance antérieure indiquait qu’il connaissait les exigences et les mesures à suivre, qu’il savait ce qu’il devait prouver et qu’il n’avait aucune difficulté à s’exprimer de vive voix ou par écrit aux audiences.

 

[33]           Le demandeur fait aussi valoir que la SAI aurait dû mettre en balance séparément l’injustice causée à la famille qui ne peut être réunie et l’application du principe de la chose jugée, mais un tel exercice de pondération va au‑delà de ce qui est nécessaire.

 

[34]           Pour déterminer s’il existe des circonstances spéciales justifiant une exception au principe de la chose jugée, il est nécessaire d’examiner si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’application de la doctrine de la préclusion ou du principe de la chose jugée causerait une injustice (Rahman, précitée, au paragraphe 20; Danyluk, précitée, au paragraphe 67).

 

[35]           Même si les époux ont peut‑être poursuivi leur relation, la nouvelle preuve, qui, selon le demandeur, constitue des circonstances spéciales permettant d’échapper au principe de la chose jugée, n’invalide pas les conclusions tirées antérieurement.

 

[36]           La SAI n’a pas commis d’erreur en appliquant le principe de la chose jugée. La SAI a examiné toutes les observations du demandeur et a tenu compte de l’ensemble des circonstances pour déterminer si la preuve justifiait l’exercice de son pouvoir discrétionnaire pour passer outre le principe de la chose jugée. La SAI a raisonnablement conclu que ce n’était pas justifié.

 

La SAI a‑t‑elle exposé les faits d’une manière inexacte?

[37]           Le demandeur fait valoir que la SAI a exposé certains faits de manière inexacte, ce qui témoigne du fait qu’elle n’a pas examiné adéquatement ses nouveaux éléments de preuve. Le demandeur fait remarquer que la SAI a incorrectement parlé de « l’épouse de l’appelant […] et son fils » plutôt que de sa fille, qu’elle a omis de mentionner que le demandeur et son ex‑épouse étaient séparés depuis mai 2005, bien qu’ils aient continué d’habiter ensemble jusqu’en janvier 2007, et qu’elle a omis de préciser que Mme Zhou et le demandeur ont communiqué tous les jours au moyen d’Internet pendant cinq mois et demi avant de se marier, trois semaines après leur première rencontre en personne.

 

[38]           La Commission n’a pas exposé de manière inexacte les faits entourant la relation. Il est vrai que le demandeur était toujours marié et habitait toujours avec sa première épouse lorsque la relation sur Internet a commencé, bien que le demandeur ait dit que son ex‑épouse et lui étaient alors séparés mais demeuraient sous le même toit pour des raisons pratiques et financières. Il est également vrai que le demandeur s’est marié avec Mme Zhou dans les trois semaines suivant leur première rencontre en personne.

 

[39]           La mention du fils de Mme Zhou semble être une simple erreur, puisque partout ailleurs dans la décision, la SAI parle bien de la fille de Mme Zhou ou de la belle‑fille du demandeur.

 

[40]           Le fait que la SAI ait omis de mentionner certains détails ou certaines nuances ne signifie pas qu’elle n’a pas tenu compte des nouveaux éléments de preuve du demandeur. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour suprême mentionne que les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat en vue de déterminer si ce dernier fait partie des issues possibles.

 

[41]           De plus, le fait que la SAI n’ait pas fait mention de chacun des documents présentés ne signifie pas qu’elle n’en a pas tenu compte. Au contraire, un tribunal est présumé avoir pesé et considéré toute la preuve dont il est saisi jusqu’à preuve du contraire (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF)).

 

Le demandeur a‑t‑il été privé de son droit à l’équité procédurale?

[42]           Le demandeur prétend qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale à la première audience devant la SAI parce qu’il n’a pas pu faire entendre des témoins clés, notamment un ami, sa première épouse, son fils et sa belle‑fille. Dans la première décision, il est question d’une « lettre de dénonciation » et du témoignage de l’ex‑épouse du demandeur, laquelle a ultérieurement affirmé que l’information n’était pas tout à fait exacte. Le demandeur soutient donc que l’impossibilité de faire témoigner son ex‑épouse constituait une violation flagrante de son droit à l’équité procédurale.

 

[43]           Le demandeur avance également que les remarques de la SAI selon lesquelles les contraintes de temps ne sont pas rares et les parties sont tenues de présenter leur cause de façon stratégique compte tenu de ces contraintes de temps ne justifient pas un manquement à l’équité procédurale. Le demandeur se fonde sur la décision Ayele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 126, [2007] ACF no 174 [Ayele], pour affirmer que le refus de la SAI d’entendre son témoin constitue un manquement à l’obligation d’équité procédurale.

 

[44]           Les faits à l’origine de la conclusion de la Cour dans la décision Ayele sont différents de ceux en l’espèce. La juge Dawson, alors juge à la Cour fédérale, a cité plusieurs raisons pour expliquer en quoi la décision de la SAI de refuser d’entendre un témoin dont la déposition était censée être pertinente et aurait appuyé l’appel constituait un manquement à l’équité procédurale, dont la raison suivante au paragraphe 11 :

[11]      Le troisième point à signaler est qu’un tribunal ne peut aucunement se prononcer sur la crédibilité d’un témoignage qui n’a pas encore été entendu. Le président de l’audience n’a pas respecté ce principe lorsqu’il a affirmé que, même si le témoin corroborait la déposition de M. Ayele, ce témoignage ultérieur ne serait pas crédible.

 

[45]           Contrairement à la décision Ayele, la SAI a expressément tenu compte des témoins du demandeur avant de conclure qu’ils ne disposaient pas d’éléments de preuve pertinents qui pourraient contribuer à invalider les conclusions antérieures.

 

[46]           Le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale. Dans le cadre de la première décision, il a eu droit à une audience équitable devant la SAI au cours de laquelle il a eu l’occasion de présenter tous les éléments de preuve qu’il jugeait pertinents dans sa cause. Dans la deuxième décision, la SAI a reconnu que le demandeur n’avait pas été en mesure de faire entendre son fils et sa belle‑fille comme témoins et a souligné que les demandeurs doivent bien exposer leurs arguments et ne peuvent faire entendre tous les témoins souhaités. Plus important encore, la SAI fait remarquer ce qui suit au paragraphe 12 :

Les éléments de preuve présentés par les enfants selon lesquels le mariage est authentique ne sont pas susceptibles de palier le manque important de crédibilité et de connaissances et le fait que le couple n’a pas démontré qu’il entretenait une relation authentique. Au cours de l’appel antérieur, le commissaire a donné à l’appelant et à la demandeure la possibilité de témoigner; il a fait un examen approfondi pour déterminer si la relation était authentique et a fini par conclure qu’elle ne l’était pas pour des motifs qui ne sont pas directement ou manifestement modifiés par la preuve que leurs enfants pourraient produire.

 

[47]           La SAI a raisonnablement conclu qu’aucun élément de preuve qu’auraient pu fournir les enfants n’aurait pu pallier les lacunes relevées dans la cause du demandeur, et cela est vrai aussi pour tout élément de preuve qu’un ami de la famille aurait pu présenter.

 

[48]           Dans la première décision, la SAI a reconnu que le témoignage de l’ex‑épouse du demandeur n’était pas fiable, et elle a souligné que les « autres préoccupations ayant trait à cette relation » soulevaient des difficultés pour le demandeur (première décision, précitée, au paragraphe 9).

 

[49]           Les renseignements fournis par l’ex‑épouse du demandeur n’ont clairement pas joué un rôle déterminant dans la décision. La SAI s’est plutôt fondée sur sa propre appréciation des faits, qui a fait ressortir de nombreuses lacunes et incohérences dans les témoignages du demandeur et de sa femme.

 

Conclusion

[50]           La décision de la SAI selon laquelle la demande est chose jugée et les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur ne constituent pas des circonstances spéciales permettant d’échapper au principe de la chose jugée est raisonnable.

 

[51]           Bien que cette décision puisse cause des difficultés au demandeur et à son épouse, la SAI a examiné les observations du demandeur et a raisonnablement conclu que les nouveaux éléments de preuve n’invalidaient pas les conclusions antérieures. La décision appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et la SAI a clairement exposé ses motifs.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.      la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

2.      aucune question n’est certifiée.

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Stéphanie Champagne

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑849‑13

 

INTITULÉ :                                                  HAITIAN PING c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 24 octobre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 5 novembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

C. Sophia Xu

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Chak Lau & Co. LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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